Albertine de Saint-Albe/Tome I/Chapitre 02

Renard (Tome Ip. 18-31).


CHAPITRE II.


La figure de mon oncle était décomposée ; mais, à travers son mécontentement, on voyait l’empreinte de la douleur et du chagrin.

J’en fus si touchée que, sans savoir ce que je faisais, je me précipitai à ses genoux, et versant un torrent de larmes je ne pus proférer que ces paroles : « Mon cher oncle, pardonnez-lui, pardonnez-nous ! — Se marier sans mon consentement ! Se marier après avoir lu ma lettre ! Relevez-vous, Albertine, me dit-il d’une voix étouffée, relevez-vous : ne me parlez jamais de cet homme-là ; je vous défends de me prononcer son nom. Ne m’indisposez pas contre vous, quand vous êtes la seule qui restez d’une famille qui n’a existé que pour me déshonorer. » Je voulais lui répondre ; il m’en empêcha. Je sanglotais. « Taisez-vous ; je vous entends. Retenez bien ce que je vais vous dire : Laissons courir ce misérable ; ne me parlez de votre vie en sa faveur, ou je vous enverrai le rejoindre. Vous connaissez la violence de mon caractère ; ne l’irritez pas par des supplications déplacées… Qu’il aille où bon lui semble avec sa digne moitié. Je ne veux plus m’occuper de lui. Soyez ma nièce, et obéissez. » Je m’étais relevée aux premières phrases ; et je fis alors une inclination de tête en signe de consentement à tout ce qu’il voulait ; et, le laissant sortir, je restai seule un temps infini dans la même posture.

C’est donc ainsi, dis-je en moi-même, que j’ai su attendrir mon oncle sur le sort de son neveu ! Voilà tout ce que j’ai tenté ! Quelle lâcheté ! Que je m’en veux de cette timidité qui me rend toujours muette devant mon oncle. Mais aussi qui oserait lui parler quand il se fâche ? Toutes mes prières auraient été inutiles ; je l’aurais rendu plus furieux contre Eugène, et loin, de le servir, j’aurais nui à sa cause. Insensiblement je me figurai que je n’avais pas eu tant de torts, et je finis même par penser que j’avais agi très-prudemment : tant nous sommes portés à nous traiter avec indulgence, et à nous excuser à nos propres yeux.

L’heure de la chasse étant arrivée, le château se remplit de chasseurs : on n’entendait plus que le bruit du cor, des chiens et des chevaux, et mon pauvre frère parut oublié.

Je ne suivais point mon oncle dans ces parties de plaisirs. Seule de femme dans le château, il était peu convenable de m’y voir figurer. Je restais pour surveiller les apprêts du dîner, affaire essentielle dans la vie d’un chasseur, et de la plus haute importance dans l’esprit de mon oncle.

J’étais quelquefois honorée de la visite de deux de nos voisines : elles étaient grandes parleuses, m’entretenaient souvent de leurs parens de Paris, et ne formaient des vœux que pour voir la capitale, dont je leur racontais les merveilles.

Comme ces dames paraîtront souvent, il est juste de les faire connaître.

Madame de Genissieux était une femme de quarante-huit ans, bien conservée, veuve depuis quinze ans. Elle jouissait de la plus entière indépendance, et de la plus grande considération. Son caractère était un composé d’indiscrétion, de vanité et d’indulgence. Pleine de zèle pour ses amis, elle ne leur nuisait que pour vouloir trop bien les servir. D’ailleurs, fière de son ancienne beauté et de sa nouvelle noblesse, elle croyait devoir mépriser tout ce qui n’était pas du bon ton, et ne parlait que de son voyage de Paris où elle avait fait autrefois la plus grande sensation. Elle y avait vécu six mois chez sa sœur, la baronne d’Ablancourt, et mettait beaucoup d’amour-propre à prononcer ce nom. Le récit des plaisirs de Paris, ses spectacles, ses réunions, étaient impitoyablement le sujet de toutes ses conversations, et il n’y avait personne dans le village qui n’eût été endormi plusieurs fois dans sa vie par la description de ce charmant voyage.

Madame Desmousseaux, femme du plus intrépide chasseur, était bonne et sans prétention. Excellente mère de famille, elle avait consacré sa vie à l’éducation de ses enfans, et sa santé délicate s’en était altérée sensiblement. Henriette, sa fille ainée, mariée très-jeune, et veuve de M. Duperay, demeurait avec elle. Son fils Adrien, plus jeune que madame Duperay, était filleul de mon oncle ; et Rose, sa seconde fille, était une jolie personne de quinze ans.

Ces dames dînaient ordinairement avec nous les jours de chasse. La présence de trois ou quatre femmes en imposait aux chasseurs, et améliorait le ton de la conversation. On chantait au dessert des chansons bachiques : mais madame de Genissieux ne les aimait pas ; elle les trouvait grossières, pleines d’équivoques, et préférait chanter les couplets faits pour elle, il y avait trente ans, par un jeune officier.

Un jour, elle m’annonça l’arrivée prochaine de son neveu le baron d’Ablancourt. Toute sa maison fut bouleversée pour recevoir un hôte de cette importance. Elle fit venir des meubles de la ville voisine, fit sabler les allées de son jardin, et s’appliqua plus que jamais à prendre ses grands airs et ses attitudes pittoresques, pour prouver à monsieur le baron, son neveu, qu’on avait connu la bonne compagnie, et qu’on était encore digne d’y jouer un rôle. Mais son attente fut trompée, son neveu n’arriva pas. Elle fut outrée, et commençait à croire qu’on pouvait bien être changé dans ce Paris, lorsqu’elle reçut enfin des nouvelles. Charmée de pouvoir justifier la conduite de son neveu, elle accourut au château pour me montrer sa lettre ; car ma résignation à écouter madame de Genissieux m’avait acquis toute sa confiance. Elle s’empressa de me faire lire cette lettre et me pria de la garder pour la montrer à mon oncle. Je l’ai lue trop souvent, et elle me fit trop d’impression, pour l’avoir oubliée. La voici :

Paris, ce…

Ma chère Tante,

« Est-ce avec votre indulgence ordinaire que vous recevrez les excuses de Léon ? Ma mère vous explique les raisons qui m’ont privé de faire le voyage de Saint-Marcel pour vous embrasser. Elle a été malade, et assez gravement pour ne plus s’occuper que de mon avenir. Elle ne veut point, dit-elle, s’exposer à mourir sans me voir marié. Voilà donc votre neveu présenté comme un parti assez sortable. Ce n’est pas tout : le choix est fait. Il faut que j’épouse mademoiselle Octavie de Séligny. C’est ma mère qui arrange tout cela dans sa tête. Moi, qui ne veux que son bonheur, je me résigne. Le ciel me devra une bonne femme, puisque je suis fils obéissant. Oh ! ma tante, que cette mère est intéressante ! Sans cesse occupée de son fils, elle ne vit que pour lui ! Que ma vie lui soit consacrée, et je suis trop heureux ! Adieu le mariage d’inclination dont je vous parlais dans mon enfance, et dont vous plaisantiez toutes les fois qu’il en était question. J’y renonce ; Octavie, offerte par ma mère, changera toutes mes idées. N’oubliez pas le neveu le plus dévoué, etc. »

Que je fus émue à cette lecture ! Que toutes ces expressions, si nouvelles pour moi, me parurent touchantes et pleines de grâces ! « Que la mère de ce jeune homme est heureuse, disais-je en moi-même ! il se marie, et ne songe qu’à elle dans le choix qu’il va faire ! » Je soupirai en songeant à mon frère. « Que nous serions heureux, nous-mêmes, s’il avait pensé de la même manière, et s’il avait consulté mon oncle ! » Je relus la lettre. J’en admirai le style. Ce ton de gaieté aimable en parlant de son mariage, me fit juger qu’il avait de la grâce dans l’esprit ; et je ne doutai point qu’il ne fît le bonheur de mademoiselle Octavie de Seligny.

Mon oncle entra et me surprit une lettre à la main. Il était suivi de deux ou trois de ses amis. Se mépretant à l’émotion que j’éprouvais, il s’approcha brusquement, et m’arrachant la lettre des mains, il s’écria : « Vous recevez des lettres de votre frère, malheureuse ! Vous manquez à votre parole, et vous me trahissez. » En disant ces mots, il allait déchirer la lettre sans la regarder. Je l’arrêtai, et dis avec vivacité : « Ah ! mon oncle, elle est du baron d’Ablancourt. — Comment répliqua-t-il d’un ton sévère, vous êtes en correspondance avec un jeune homme ! Albertine ! Albertine ! Comment est venue cette lettre ? — Mon oncle, elle n’est point à mon adresse. Je ne connais pas M. d’Ablancourt, vous le savez bien. Lisez, il écrit à sa tante ; elle-même m’a chargée de vous en faire part. — À la bonne heure, dit-il en radoucissant sa voix ; mais pourquoi ne le disiez-vous pas tout de suite ? et il se mit à lire. Bravo ! s’écria-t-il, en me la rendant, voilà un homme bien né, voilà un homme qui sait vivre. Je connais la famille à laquelle on veut l’allier, continua-t-il en s’adressant aux chasseurs, j’ai vu grandir la jeune personne qu’on lui destine… — Est-elle jolie, mon oncle ? repris-je vivement en l’interrompant. Et puis, rougissant de ma question, sans savoir pourquoi, je m’arrêtai toute interdite. — Jolie, répéta-t-il, sans remarquer mon embarras, oh ! je n’en sais rien, mais elle était douce et sera fort riche. Je suis fâché que le baron d’Ablancourt ne vienne pas ; nous aurions chassé ensemble : c’est le chasseur le plus adroit. Oh ! il viendra d’abord après la noce, et nous lui ferons courir le pays. Mais je suis las, je vais me reposer en attendant le dîner. » Il sortit aussitôt ; et moi je courus rendre la lettre à madame de Genissieux.