Fasquelle (p. 77-108).


V

MON RECORD DE DISTANCE :
DU BOURGET À IURINO…


J’ai pour habitude de ne jamais être contente de moi. Ce record de durée que je venais de conquérir ne m’intéressait déjà plus que comme un tremplin pour me lancer vers une autre conquête.

Je songeais à reprendre le projet que j’avais momentanément abandonné l’année précédente, et je décidai de tenter le record de distance en ligne droite.

Puisque j’avais accompli un vol de trente-huit heures en circuit et que je n’étais pas à bout d’essence, pourquoi ne pourrais-je réussir une performance à peu près équivalente en ligne droite ?…

Je dis à peu près équivalente, car dans un record de distance en ligne droite le facteur vitesse entre en jeu et, de ce fait, la consommation est plus grande. De plus, on peut être amené à contourner des perturbations atmosphériques et pour le kilométrage du record, seuls comptent les points de départ et d’arrivée, pris sur la carte en ligne droite.

Mais un record de distance ne se bat pas à toutes les époques de l’année. Je dus remettre mon projet au printemps suivant et consacrai la plus grande partie de mon hiver à l’étude des itinéraires.

J’envisageai d’abord un voyage Paris-Le Caire, mais j’abandonnai tout de suite cette intention, m’étant rendu compte que jamais je ne pourrais franchir les monts du Morvan avec ma charge.

Je songeai alors à un vol Istres-Dakar et je consultai mon camarade Dieudonné Costes. Costes connaît tous les chemins. Il me déconseilla fortement cette tentative, tant à cause des remous que je recontrerais en Espagne et qui n’eussent pas manqué d’être défavorables à mon petit appareil qu’en raison de l’insécurité des régions traversées. D’autre part, l’accident mortel survenu au malheureux Lallouette et de Permangle confirmaient ses dires des différents caps.

— Allez plutôt vers la Russie, me dit Costes.

De fait, je n’eus pas besoin de l’écouter longtemps pour comprendre qu’il avait raison. Ses parfaites connaissances du pays et son incontestable science de navigateur me furent d’un immense secours. Il se chargea lui-même de la préparation de mes cartes et du calcul des différents caps.

Je décidai de partir au mois de juin en raison des nuits très courtes qui me laissaient, sur le parcours que j’avais adopté, vingt et une heures de jour sur vingt-quatre.

Tout le mois de mai et le début de juin, je les passai à Orly, mon quartier général, procédant, durant des jours, à la série de vols indispensables pour mes essais de consommation d’huile et d’essence. Je ne me dissimulai pas la difficulté de ma tentative. Ce n’est pas une sinécure, en effet, de naviguer au compas avec un avion léger, de faible puissance, de grande envergure et chargé. Il est le jouet du moindre remous. Il est, sans arrêt, dévié de sa ligne droite, d’où effort incessant à fournir pour tenir le cap et, partant, plus grosse fatigue.

Mais plus grande est la difficulté, plus de joie on éprouve à la vaincre…

Je pris le départ de l’aérodrome du Bourget le 28 juin, à cinq heures du matin.

C’est le 27 juin au soir, à 5 heures, qu’un coup de téléphone du chef de la Météo, M. Viaud, providence des pilotes, m’annonça que l’ensemble des conditions atmosphériques était favorable et que je pouvais m’envoler.

D’Orly, j’emmenai mon Klemm au Bourget. Puis je retournai chez moi et, sans hâte, avec le même calme que j’aurais préparé un pique-nique pour une promenade dominicale dans la banlieue, je rassemblai mes vivres : quatre sandwiches, des oranges, des bananes, du chocolat, du café et de l’eau de Vichy.

Je dormis d’un sommeil d’enfant jusqu’à deux heures du matin. Entre parenthèses, je me réjouis de cette sorte de grâce d’état qui, à la veille des heures décisives, a toujours fait taire en moi toute nervosité pour me laisser un calme absolu.

Ma Salmson m’emmenait au Bourget en quelques instants, à travers la ville encore éveillée sous ce ciel rouge et artificiel de Paris que connaissent bien les noctambules, et la banlieue aux silencieuses maisons endormies, de chaque côté des rails luisants que les tramways ont déserté.

Gorgé de 525 litres d’essence et de 30 litres d’huile, mon appareil était sur la ligne de départ. À côté, mes amis attendaient : il y avait là mes dévoués mécaniciens, Magnette et Isner, M. Sansepée, directeur de la section aéronautique de la maison Salmson ; Maillet, l’excellent chef pilote de l’école Roland-Garros et sa jeune femme ; le fidèle Bart qui devait m’accompagner jusqu’à Liége — il commençait à être très fier de son élève, Bart ! — et M. Popov, commissaire de l’Aéro-Club, chargé de me donner le départ.

Combinaison de toile bleue, serre-tête étroitement ajusté, lunettes… me voilà parée, et j’escalade mon appareil. Contact. Je serre quelques mains. Il est exactement cinq heures deux minutes lorsqu’après avoir roulé quatre ou cinq cents mètres, mon avion décolle.

Mon but : Kazan… distant de 3 200 kilomètres.

Mon itinéraire : Liége, Cologne, Kœnigsberg, Moscou, Nijni-Novgorod…

Le temps était excellent. Quand je m’envolai, la brume légère du matin commençait à se déchirer. J’emportai du Bourget cette inoubliable vision qu’en ont tous les pilotes à leur départ d’aurore. La lumière naissante ourlait la ligne des hangars… Les arbres qui bordaient la route prenaient déjà une forme pleine. Le cœur en fête, je saluai la jeune matinée qui s’apprêtait à se faire mon alliée…

C’est dans mon autre appareil, le Caudron 232, que Bart m’accompagna jusqu’à Liége. Là, avant de faire demi-tour, il me fit signe avec son mouchoir. Par trois fois je répondis en inclinant la tête… Et puis, je restai seule…

Cet avion qui s’éloignait était le dernier lien que je rompais avec mon pays…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

D’abord ce fut Cologne et le Rhin, large miroir scintillant… le couloir de Westphalie.

Je volais à une altitude moyenne de 200 mètres. Jusqu’ici, à cause de ma charge et d’un léger vent debout, je n’avais pu réaliser que la moyenne horaire de 70 kilomètres. C’était médiocre…

Pourtant, le temps était très clair et le soleil si ardent par moment que je dus me protéger les yeux avec une visière de tenniswoman. Et quelle chaleur !… Mais je n’avais guère le temps de me livrer à des considérations sur la température, fort occupée que j’étais à maintenir mon Klemm dans la bonne direction. Il tendait continuellement à dériver et l’attention qu’il me demandait m’empêchait d’admirer le paysage. Pour le moteur, il tournait avec une régularité d’horloge…

Après Stettin, je rencontrai ces vastes forêts que je ne devais plus quitter qu’en Russie. Je survolai Dantzig, laissai Kœnigsberg à gauche, abordai la Lithuanie et sa capitale Kowno…

Puis, ce fut la nuit ou, du moins, ce long crépuscule comme n’en réservent à cette époque que les pays nordiques. Quelle étrange et poétique attirance avaient, dans ce clair-obscur, les grands lacs posés comme des miroirs dans l’écrin sombre des forêts !… Malheureusement, la lune, sur laquelle je comptais, me retira son concours et se déroba derrière un écran de nuages. Désormais, je volai à la boussole sans savoir au juste où je me trouvais…

La nuit dura trois heures. Le plafond m’obligeait à voler très bas. Le jour me surprit sur la Russie. Cinquante kilomètres encore et je survolais Moscou, où je passai à 5 h. 30. Là, je crus bien un moment le record fini pour moi, car le temps était mauvais, le vent violent, et la brume au ras du sol.

Encore un effort… un peu d’optimisme !… Le dieu des pilotes vient à mon aide : cent kilomètres plus loin, voici le soleil !…

À ce moment, j’avais déjà battu et assez largement le record de Léna Bernstein, qui était de 2 200 kilomètres, et j’égalisais celui de l’Américain Zimmerly pour avions légers, de 2 660 kilomètres. Pourtant, je m’étais juré d’en couvrir 3 000…

Nijni-Nogvorod… 10 h. 30… Que cet aérodrome m’apparaît tentant !… Il représentait à mon imagination le bon lit pour qui n’a point dormi depuis longtemps, le verre d’eau fraîche pour le nomade qui sort des sables du désert… J’ai failli céder… d’autant que, par suite d’une trop grande consommation d’essence due à la chaleur et, d’autre part, n’ayant pas de compte-tours qui me permît de la régler, je n’avais plus que 35 litres dans mon réservoir. Mais je m’étais promis d’atteindre Kazan !…

Par ailleurs, je vivais si bien sur mes nerfs que je ne sentais plus la fatigue de cette nuit blanche.

Cent kilomètres encore… 11 heures 30… Il y a trente heures et demie que je suis en l’air. Il faudrait tout de même se résigner à atterrir ; les moteurs ont de ces exigences lorsqu’ils sont à bout de carburant… et le mien n’avait plus que le strict minimum…

C’est curieux… lorsqu’on me parlait des « steppes russes », je me représentais de grandes étendues plates déroulant à l’infini des kilomètres d’herbages où un avion n’aurait qu’à se poser. En réalité, au moins dans la partie que j’ai survolée, le pays est coupé de forêts et de marécages qui rendent parfois malaisé le choix d’un terrain propice.

Enfin, j’aperçus un plateau d’apparence hospitalière et je fis un atterrissage excellent.

Ce qui fut plus délicat, ce fut de sortir de l’appareil. J’avais accoutumé de sauter lestement à terre, mais cette fois, je ne pus manœuvrer mes jambes ankylosées qu’avec une peine extrême. Lorsque je réussis enfin à m’extirper de mon habitacle, je dus m’allonger sur le sol et exécuter toute une gymnastique musculaire avant de reconquérir la souplesse de mes membres.

Auparavant, j’avais constaté avec satisfaction qu’en 30 heures et demie de vol, j’avais bien parcouru mes 3.000 kilomètres et que je détenais, à partir de cette minute, le record de distance en ligne droite des avions légers monoplace de 350 kilos et le record de distance féminin en ligne droite.





La partie pittoresque de mon voyage ne faisait que commencer. J’allais m’en rendre compte tout de suite !…

L’endroit où je venais de me poser s’appelait Iurino. Un avion, c’est toujours un peu l’oiseau du mystère. Je n’étais pas là depuis cinq minutes qu’une troupe de moujiks, quittant précipitamment le champ de leur travail, se dirigeait vers moi en escaladant la petite colline en haut de laquelle je m’étais posée.

Ils étaient escortés de toute une cohorte enfantine, pieds nus dans la poussière du chemin, flanquée des mamans, des babas charmantes au visage ceint de mouchoirs aux couleurs vives… Tout cela piaillait, gesticulait et discutait en fixant sur moi des yeux pleins de surprise et d’intérêt.

Je les devinai tout de suite sympathiques et m’avançant vers eux, je leur fis de la main un grand signe d’amitié.

— Française… Françuska… répétai-je, le plus ingénument du monde.

Ma révélation ne sembla pas les frapper outre mesure. Ils continuaient à me regarder en souriant amicalement, mais sans prendre aucune initiative…

Il fallait pourtant bien que je me fisse conduire auprès des autorités du village, afin de faire constater officiellement que j’avais battu mon record.

En vain, j’essayai de me faire comprendre. Avant de partir de Paris j’avais préparé quelques mots de russe qu’on m’assurait indispensables pour ces sortes de colloques. Mais au moment opportun, ma mémoire se révélait complètement défaillante.

J’eus recours au dictionnaire, et leur présentai successivement tous les mots qui traduisaient mes intentions. Ah bah ! ils regardaient les pages avec un air de parfait étonnement, puis ramenaient vers moi leurs prunelles souriantes et incompréhensives.

Je commençais à désespérer lorsque, au hasard de cet étrange baragouin, je jetai un mot qui sembla éclaircir la situation :

— Télégraphe ?…

Aussitôt, tous les visages s’illuminèrent. Deux dames me firent signe de les suivre. J’acceptai avec empressement. Mais auparavant, ouvrant le coffre de mon Klemm, je distribuai mes vivres, d’ailleurs intacts, à la troupe d’enfants. Dangereuse idée !… Dans l’excès de sa joie, la cohorte turbulente se précipita sur mon appareil, l’escaladant de tous côtés, marquant des traces sur les ailes, avec de sauvages cris de victoire. J’eus toutes les peines du monde à les apaiser et à obtenir qu’on ne touchât pas à l’avion.

À la suite de mes obligeantes conductrices, je descendis la colline. C’est alors que je pus mesurer combien ces trente heures de vol m’avaient exténuée. Mes jambes flageolaient sous moi et j’eus une peine extrême à gagner les premières maisons du village.

Malheureusement, le domaine d’Iurino est vaste et le gros du village se trouvait par delà la Volga. À peine étais-je arrivée à l’isba qu’on me désignait comme la poste, que j’appris avec terreur que, si je voulais télégraphier, c’était de l’autre côté que je devais me rendre !…

Heureusement, la complaisance de mes compagnes était inlassable. Au bout de quelques minutes, une telega, comme je n’en avais vu que dans les images de Michel Strogoff venait me chercher et m’emportait jusqu’au fleuve.

Durant ce trajet, je n’arrivais pas à lutter contre le sommeil qui, maintenant, s’emparait de moi, et, en dépit des cahots de la voiture, ma tête roulait de l’une à l’autre de mes épaules sans que je fisse le moindre effort pour résister à cette torpeur.

La traversée en bac fut mon salut. L’une des deux femmes avaient tenu à demeurer avec moi. Tandis que nous passions, elle se mit à ramer pour aider le batelier et vraiment, j’admirai quelle magnifique force elle dépensait de l’air le plus naturel du monde.

À peine étais-je débarquée qu’une nouvelle téléga s’avança, à bord de laquelle je pris place, et qui m’emporta jusqu’à l’agglomération.

Cette seconde partie du village était plus importante que la première. Au lieu des pauvres isbas aperçues tout d’abord, je voyais des maisons de bois neuves et très propres.

On m’arrêta devant l’une d’entre elles où de nombreuses personnes stationnaient déjà. Un peu étonnée, je considérai tout ce contingent qui faisait la queue pour télégraphier. Les bureaux les plus encombrés de Paris n’en montrent pas davantage ! Expédiait-on tant de messages, d’Iurino ?…

Avec de grandes marques de politesse, on me fit entrer dans la maison. Je me trouvai devant un personnel en blouse blanche, composé d’une femme et de deux hommes… Étrange costume pour des postiers.

On me posa des questions… En vain, j’essayai de me faire comprendre, employant ce « petit nègre » qui m’avait déjà si mal réussi sur la colline : avion… Paris… moi, Française… Oui, Française !…

Ma figure brûlée de soleil et de vent, tachée d’huile, mes traits fatigués et mes lèvres fiévreuses alarmèrent sans doute mes interlocuteurs, car tout soudain la femme me fit pénétrer dans une petite pièce et m’invita par gestes à me déshabiller.

Je crus d’abord que c’était la coutume du pays, — bien qu’elle me parut assez singulière — puis, je crus comprendre… et, de découragement, je levai les bras au ciel.

On m’avait amenée, non pas au télégraphe mais chez les médecins du pays ! J’étais chez la doctoresse Olga Manevitch-Mantchkenko chez qui, me croyant victime d’un accident, mes conductrices ingénues m’avaient escortée.

J’étais rompue de fatigue et mes jambes tremblaient nerveusement. Je fis comprendre par une mimique désordonnée à ma compagne qu’elle n’avait pas à s’occuper de ma santé mais bien à m’indiquer le télégraphe… le télégraphe pour communiquer avec Paris…

Télégraphe !… Mot magique qui finit par éclairer la situation. Il y eut un grand sourire général. Enfin, on m’avait comprise… et je dus attendre dans mes vêtements de vol et n’ayant rien absorbé pour me réconforter, deux heures, deux mortelles heures, durant lesquelles la doctoresse continua ses consultations.

Enfin le postier arriva, alors que je commençai à me mettre très sérieusement en colère et aussitôt, joyeuse, j’oubliai ces péripéties pour rédiger mes messages. J’en remis trois à ce fonctionnaire… et je respirai, allégée. Hélas ! je ne me doutais pas que, faute de connaître les lettres latines, et ne pouvant déchiffrer les textes, cet homme avait renoncé à expédier mes dépêches !…

… Heureusement pour moi, un homme tout à coup se détacha de la foule et ô bonheur ! se mit à me parler le français. Qui dira jamais la joie sans borne de découvrir un interprète au milieu d’une foule dont vous sépare, comme un mur impossible à franchir, l’incompréhension du langage ?

— Bonjour, Madame !…

J’aurais, je crois, embrassé de bon cœur M. Pierre Zaviyaloff grâce à qui mes amis français purent être rassurés sur mon sort. Il traduisit en effet mes télégrammes et en régla le montant, car, ne disposant pas de roubles, je ne pouvais le faire moi-même.

Je lui racontai alors ma randonnée qu’il expliqua au fur et à mesure aux personnes présentes, de sorte que je vis bientôt, dans la foule qui grossissait à chaque instant autour de moi, l’enthousiasme s’allumer sur tous les visages. On me touchait… on me pressait les mains… les femmes me souriaient avec des lueurs attendries et admiratives au fond de leurs vastes prunelles…

Mon aimable interprête me conseilla ensuite, après qu’il m’eut lesté d’un peu de bouillon et de lait, de retourner à mon lieu d’atterrissage chercher mes papiers, tandis qu’il préviendrait les autorités.

Je refis donc le voyage en sens inverse. Je retrouvai mon appareil intact et gardé, pris mes barographes, ma valise, et revins à Iurino où la doctoresse Martchenko qui m’avait préalablement offert l’hospitalité, — le village ne comptant point d’hôtel possible, — avait réuni les autorités locales à qui elle offrait le thé.

Le Commissaire soviétique me témoigna une grande cordialité et après avoir officiellement certifié mon arrivée, me prévient que les deux mille ouvriers d’une fabrique de cuir avaient décidé de me fêter le lendemain, avant mon départ.

Ce ne fut qu’à minuit que je réussis à me coucher en dépit de mon atroce lassitude. La doctoresse avait mis fort aimablement à ma disposition un divan qui, pour être un peu dur, ne m’en sembla pas moins délicieux. Comme, avant de m’étendre, je risquai un œil par la fenêtre, je remarquai avec émotion que tout le village s’était massé devant la maison comme pour me faire une garde d’honneur.

… Quand je m’éveillai le lendemain matin, à cinq heures, toute trace de ma fatigue de la veille avait disparu et c’est tout à fait dispose que j’attendis la fête annoncée.

Un concert de sirènes me fit soudain sursauter. C’était la première manifestation de l’usine en mon honneur… Quelques instants plus tard, je m’installais dans une voiture qui me conduisait à la grande place du village où une estrade était dressée, face à la foule qui comprenait environ deux mille ouvriers.

On commença à me remettre des fleurs… puis ce fut la musique, les chœurs, les discours… Parmi ceux qui me souhaitèrent la bienvenue, une jeune ouvrière me sembla particulièrement éloquente : elle me pria de transmettre le salut des femmes russes aux femmes françaises. Puis, elle vint à moi, m’embrassa et me remit l’insigne de l’étoile rouge, ornée d’une image de Lénine.

À mon tour, il me fallut traduire — en dépit de ma répugnance à prendre la parole en public, — toute la gratitude que je garderais à Iurino pour son chaleureux accueil et promettre de porter son salut à mon pays.

À peine avais-je terminé que les
Devant le micro, après les trente-huit heures.
applaudissements crépitèrent. La musique et les chœurs exécutèrent l’Internationale. Sur quoi, je remontai en voiture cependant que s’organisait un magnifique cortège… En tête, s’avançaient les musiciens : puis, venait ma voiture que suivait tout le village et toute l’usine. Près de moi, marchait un ouvrier qui, revenu en Russie depuis trois ans, me racontait ses souvenirs de Toulon où il avait longtemps travaillé.

La traversée de la Volga ne fut pas moins mémorable. Cependant qu’un bateau emportait la musique, un autre se chargeait de ma personne, ainsi que de M. Zavilayoff, de la doctoresse et de son mari, du commissaire soviétique… Quant aux ouvriers, beaucoup d’entre eux ayant décidé de m’accompagner jusqu’au bout, ils prirent place dans des barques et me firent une escorte touchante.

Arrivée au plateau, je remerciai une dernière fois la population d’Iurino pour l’affectueuse réception qu’elle m’avait réservée. Tant de marques de sympathies m’avaient profondément émue.

Pendant que je montrais à un beau jeune homme athlétique comment on s’y prenait pour lancer une hélice, les fleurs pleuvaient sur mon avion avec les vivats et les baisers…

C’est dans cet enthousiasme que je m’envolai vers Nijni-Novgorod, emportant de ce premier contact avec l’âme russe, un inoubliable souvenir…



Je n’avais pu me ravitailler en essence à Iurino, mais avec les quelques litres qui me restaient j’espérais pourtant franchir d’un vol, les quelques cent kilomètres qui me séparaient de Nijni-Novgorod.

J’avais compté sans un violent vent debout, lequel me gêna si fort qu’au bout d’une heure et demie je dus me poser dans un champ labouré. Cette fois, c’était la panne d’essence. Comme à Iurino, on se porta rapidement à mon aide et je pus trouver des postiers assez compréhensifs pour téléphoner aussitôt à l’aérodrome de Mouisa qui est celui de Nijni.

Alors que j’attendais un camion, ce fut un monoplan qui survint, et qui, près d’une demi-heure durant, survola les lieux où je m’étais posée afin de voir s’il ne m’était pas arrivé un accident d’une autre nature. Lorsque le pilote se fut bien convaincu que mon appareil était vraiment intact, il regagna Nijni et me fit téléphoner qu’on allait m’envoyer de l’essence.

Pendant cette pénible attente, j’eus à me défendre à nouveau contre la curiosité intempestive d’une troupe de marmots qui, comme ceux d’Iurino, tentaient de dangereuses offensives vers mon appareil.

Enfin vers le soir, une voiture m’apporta vingt litres d’essence : un quart d’heure après, j’atterrissais à Nijni.

Sur le terrain, j’eus la chance de rencontrer un ingénieur et sa femme qui parlaient assez convenablement français et qui fort courtoisement me servirent d’interprêtes. De nombreux pilotes vinrent me féliciter à mon arrivée… Ce fut là, sans aucune ordonnance officielle, une petite fête de sympathie toute fraternelle qui m’alla droit au cœur.

Après avoir fait viser mon passeport et rédigé des télégrammes, je gagnai un hôtel de la ville, mais, bien que je fusse exténuée, je voulus, avant de me coucher prendre un léger repas. C’est alors que je constatai combien la vie est chère en Russie !…

Pour deux œufs et un verre de bière, il ne m’en coûta pas moins de quatorze roubles, soit deux cents francs !… naturellement au taux du change d’alors…

Une surprise m’attendait au réveil. On me prévint qu’un général désirait me parler. Cet aimable gentleman, accompagné de la femme de l’ingénieur qui m’avait, la veille, si cordialement reçue, venait me proposer de passer la journée en sa compagnie, car le mauvais temps m’interdisait de repartir.

À midi, je déjeunais chez un capitaine aviateur qui avait autrefois servi dans l’armée tsariste et dont je ne saurais trop louer la parfaite éducation et l’exquise urbanité.

Le soir, le général me convia à de pantagruéliques agapes. Le repas ne comportait pas moins de cinq plats, tous de poissons différents… Je mentirais si je disais que j’ai touché à tous : mon appétit a des limites !…

Ainsi se termina mon séjour à Nijni dont je garde le meilleur souvenir. Avant de repartir, le lendemain, à sept heures, je voulus acquitter ma note d’essence : on ne me le permit pas et tandis que je décollais, les pilotes présents me firent une chaleureuse ovation.

… En route vers Moscou ! Ce fut la partie la plus mauvaise de tout ce voyage : le temps était affreux, la visibilité nulle. Je dus voler plus de quatre heures dans les nuages sans apercevoir le sol… et je ne me sentis rassurée qu’en voyant se dessiner l’aérodrome de la capitale soviétique.

Là-bas, on était prévenu de mon arrivée et les pilotes étaient venus nombreux pour m’accueillir. Parmi eux se trouvait M. Rosanov, secrétaire de la section sportive de la société Ossoaviachim, l’une des plus importantes du monde puisqu’elle ne comprenait pas moins de onze million de membres.

Je vois encore leur étonnement à tous lorsqu’ils me virent sauter de la carlingue en bas de soie et en souliers à talons hauts… L’un d’eux me demanda si c’était ainsi que j’avais accompli mon raid.

Amusée par sa mine stupéfaite, j’affirmai :

— Mais… naturellement !…

Les présentations faites, je gagnai l’Hôtel Savoy d’où je téléphonai à l’ambassade de France. Peu après, M. Conty, attaché d’ambassade, se présentait chez moi.

Ah ! la joie d’entendre parler français, de voir un drapeau tricolore, aux couleurs françaises, flotter à l’avant d’une automobile !… C’est lorsqu’on est si loin, qu’on réalise, dans toute sa plénitude, le sentiment profond qui vous attache au pays !…

À l’ambassade, je déjeunais avec notre chargé d’affaires, M. Paillard, et sa charmante femme, qui, arrivée le matin même de Paris me réserva un accueil dont je n’oublierai jamais la grâce cordiale.

En sa compagnie, je visitai Moscou qui me fit l’effet d’un grand village. Le Kremlin, le tombeau de Lénine, la Tuerskaïa défilèrent hélas ! trop vite sous mes yeux… Mais je m’amusai beaucoup du spectacle pittoresque des rues, toutes fourmillantes d’une foule bigarrée, égayée par les blouses blanches des citadins…

Le lendemain, je me rendis à l’aérodrome, afin d’y faire mon plein d’essence et d’huile ! Pilotes et ingénieurs qui m’entouraient ne cachaient pas leur étonnement de voir qu’un si petit appareil pouvait contenir autant d’essence. Le moteur aussi retint longuement leur attention.

De retour à Moscou je déjeunai à l’ambassade, puis visitai les environs, notamment ce château du prince Youssoupov, — l’exécuteur de Raspoutine, — dont les Soviets ont fait une maison de repos.

Le samedi, à 5 h. 30, je partais pour Kœnigsberg. Rude étape de 1 100 kilomètres, neuf heures et demie sans escale. Je ne m’attendais certes pas aux difficultés qui devaient surgir à mon arrivée, ni à l’accueil qui m’était réservé.

À peine avais-je atterri, qu’on me signifia sans courtoisie l’interdiction formelle de repartir. Il paraît que mes papiers n’étaient pas en règle.

Je voulus aussitôt téléphoner au consul : j’appris qu’il n’y en avait pas à Kœnigsberg. En vain, le gérant, M. Pierre Meyer, accouru à mon appel, parlementa avec les officiers : on décréta que je devais attendre une autorisation spéciale avant de songer à poursuivre mon voyage.

Gâtée que j’avais été jusqu’ici par la cordialité dont on avait fait preuve à mon égard, je fus assez sensible, je dois l’avouer, à la façon hostile dont on me traita en Prusse Orientale. Durant les huit jours que je demeurai à l’aérodrome, immobilisée par le mauvais temps, le personnel et la police ne mirent aucune affabilité dans nos rapports communs.

Avais-je besoin de faire exécuter une réparation à mon appareil ?… Je devais aussitôt montrer mon argent, afin de prouver que je pourrais payer.

Je ne repartis que le 11 juillet. Pourtant, à côté du mauvais vouloir et l’hostilité que j’avais rencontré à Kœnigsberg, j’avais trouvé un ami de la France auquel je tiens à rendre hommage : c’est M. Stanislas Gluski, vice-consul de Pologne, qui, durant tout mon séjour, se mit à ma disposition avec une bonne grâce charmante. Je dois dire qu’en cette atmosphère réfrigérante, son obligeance et sa sympathie m’ont été particulièrement précieuse.

… À Stettin qui fut l’étape suivante de mon retour, si le temps ne me favorisa pas — j’avais eu le vent debout et une pluie violente durant tout le trajet, — du moins, eus-je la joie d’un cordial accueil.

Le consul de Pologne, M. Sztark, était venu m’attendre avec ses deux filles, les bras chargés de fleurs, noués par des rubans aux couleurs franco-polonaises. Après les visages renfrognés de Kœnigsberg, comme votre air joyeux et cordial me fit du bien, M. Sztark, et combien était charmant le sourire de vos jeunes filles !… Durant les trois jours où le ciel me contraignit à remettre mon départ, cette aimable famille sut me faire prendre mon mal en patience.

Enfin, le 14 juillet, je m’envolais vers Cologne… Je me souviendrai de ces six cents kilomètres que, le jour de notre fête nationale, je fis dans les plus déplorables conditions atmosphériques. C’était à croire que les éléments qui m’avaient si bien servie pendant mon raid se conjuraient pour retarder mon retour.

À l’aérodrome, de nouveaux visages amis : M. Jean Dobler, notre consul dont je fus l’invitée, M. Didier, directeur des lignes Farman.

J’aurais voulu partir le lendemain… À nouveau, le temps se montra hostile. De plus, mon hélice avait été rongée par la pluie et la grêle, et je dus la changer.

Tout cela m’immobilisa une semaine encore et ce n’est que le 21 juillet que je quittai Cologne pour Paris où j’arrivai à 15 heures, reçue par le capitaine Esteban, représentant du ministre de l’Air et une foule d’amis.

Avec une vive émotion je retrouvais enfin l’aérodrome et lorsque je sortis de la carlingue, je foulai d’un pied joyeux, cette terre du Bourget qui représentait pour moi à cette minute toute la terre de France.

… La France à qui j’étais fière, après six mille kilomètres de voyage, de rapporter deux records du monde…