VI

DANS LA COULISSE…


… Mon dernier succès m’avait valu le ruban de la Légion d’honneur et le trophée international qui est attribué une fois par an à la meilleure performance de l’année. Je fus la première aviatrice française à le détenir.

Par ailleurs, on m’avait évidemment beaucoup fêtée. Durant quelques jours je fus pourchassée par les journalistes et les photographes et j’eus la vedette de l’actualité.

Et puis, on m’oublia… très vite. Il y avait déjà d’autres sujets d’intérêt… d’autres événements pour passionner l’opinion.

Certes, j’avais eu des appuis, notamment celui de la maison Salmson qui m’avait si puissamment aidée et soutenue et grâce à qui j’avais pu mettre debout la plupart de mes projets.

Mais revenue au sol et rentrée dans l’ombre, je ne fus guère plus avancée qu’au début de ma carrière. Il en va ainsi de la gloire !… Éphémère et capricieuse, elle vous effleure de son aile fulgurante et s’envole aussitôt vers d’autres sujets qu’elle éclaire de son fugitif rayonnement pour les rejeter dans l’ombre avec la même rapidité qu’elle a mis à les en sortir.

Je dois dire que j’ai des idées très particulières maintenant sur cette séduisante et décevante personne et que lorsque, d’aventure, elle et moi nous nous rencontrons, je la considère d’un œil plein de scepticisme.

Cette fois encore, le problème de la vie quotidienne, l’incertitude du lendemain se présentaient avec une terrible actualité.

Ma Trottinette qui m’avait si bravement portée durant mon raid et ramenée au port ne me permettait pas de réaliser les grands projets que j’avais en tête. Je me séparai d’elle à regret et j’achetai un Caudron Phalène avec lequel j’envisageai de faire une tournée en Europe.

Mais tandis qu’on préparait mon Phalène, la maison Potez me fit une offre que je trouvai raisonnable d’accepter puisqu’elle m’assurait momentanément la matérielle. Je passai trois années chez Potez, dans la section d’avions de tourisme que j’avais mission de présenter dans les aéro-clubs… C’est un travail ingrat. Le travail avec la clientèle est fatigant. C’est aussi un travail sans grand intérêt.

Pourtant, j’ai fait deux voyages en Afrique du Nord… La première fois, j’eus la malchance : mon avion fut cassé à Bizerte par un camarade qui en voulant faire une exhibition a percuté dans mon appareil. Nous fûmes sept blessés.

Au cours du deuxième voyage, je poussai jusqu’à Biskra où m’attachaient les premiers rêves de mon enfance. Je n’en ai gardé qu’une vision : celle d’un mausolée blanc entre les palmiers… Un marbre qui porte un nom : Lena Bernstein…

De cette visite sur la tombe de ma malheureuse camarade, je suis revenue le cœur serré. Ce n’est pas à cela que je songeais jadis lorsqu’avec mon imagination d’enfant, j’évoquais les prestigieux paysages du Sud !…

Ces paysages, je les retrouvai pourtant — avec quel enchantement ! — en Tunisie et au Maroc où m’amenèrent tour à tour les hasards de cette tournée aérienne.

Tunis… Casa… Meknès… Fez… visions blanches, vertes et bleues, peuplées de fantômes en burnous, de sables roux, de palmeraies chevelues de rocs ocrés, de maisons en pisé rose, fantaisie polychrome et qui nous semble presque irréelle lorsqu’elle a quitté notre rétine pour dormir au puits profond du souvenir, tout cela jalonna d’émerveillements continus de ces deux mois que je passai seule à mon bord, sans même un mécanicien…

J’atterris à Orly le même jour qu’Hélène Boucher battait son premier record, le record féminin d’altitude sur avion léger. Avec les camarades, nous sablâmes gaiement le champagne pour fêter ce bel exploit de ma jeune et déjà si glorieuse camarade, et cela éclaira mon retour d’une joie imprévue.

Et puis, à nouveau, le malheur entra dans ma vie, mon fils mourut à Bizerte… Je n’eus que le temps de voler vers lui, — en avion — pour assister à ses derniers moments et lui fermer les yeux.

Après ce nouveau coup, il fallait continuer à vivre… Je m’y acharnai. En 1934, je tins, toujours pour la maison Potez, le stand au salon d’Aviation. Durant ces quinze jours où je dus assurer tout le travail, répondant du matin au soir, toujours aux mêmes questions, ma santé s’altéra. J’étais déjà malade : en quatre mois, j’avais maigri de sept kilos…

Ce dernier effort m’épuisa. Il arrive un moment où, lorsqu’on lui a trop demandé, en dépit de sa robustesse, le moteur cale. Le mien avait calé… à ce que constata le docteur Garsaux, médecin principal du Bourget.

Le docteur Garsaux fait passer périodiquement la visite médicale aux pilotes, — tous les six mois pour les hommes, tous les quatre mois pour les femmes… Quand il m’annonça qu’il me retirait ma licence de pilote pour deux mois, je fus consternée. C’était une catastrophe…

Deux mois sans voler !…

Pourtant, il fallut bien se rendre à l’évidence je « crachais un de mes pistons » comme nous disons de façon imagée. Je partis à la montagne, le piston se remit d’aplomb et lorsque le docteur eut dûment constaté que j’avais repris deux kilos, il me restitua ma licence.

En ces heures pénibles, je pus mesurer, parfois, avec un rien d’amertume, certains vilains côtés de l’âme humaine. Au lieu de m’encourager, on chercha à m’enfoncer. La méchanceté, la jalousie, les mesquineries de caractère se donnèrent libre cours. Autour de moi, on s’apitoya avec une satisfaction à peine déguisée ; Maryse se dégonflait… Maryse était fichue, finie… On ne la reverrait jamais sur le terrain…

Je serrais les dents et j’attendais mon heure…

Et puis, il y avait tout de même pour me consoler de ces affligeantes petitesses, les chics types, les vrais amis, tous ceux qui, me connaissant bien, ne me retiraient pas leur confiance, et ceci me consolait de cela.

Certes, depuis le temps que je navigue, je me suis créé de par le monde de belles et solides amitiés dont je suis fière et dont j’essaie de me montrer digne. C’est pendant ces coups durs qu’elles m’ont été le plus précieuses.

Et lorsque je trouvais sous la plume de l’un de ces amis des mauvais jours, peut-être du plus valeureux d’entre eux, des phrases comme celles-ci :

« Je vois que vous vous débattez dans les difficultés, mais je connais Maryse, je sais qu’elle les surmontera. »

Et cette autre encore :

« Vous pouvez encore accomplir de belles choses. Vous n’avez pas le droit de ne pas le faire et d’abandonner les cocardes que vous avez portées si haut et si loin… », je jure bien que cela me remettait du cœur au ventre et que je sentais bien, au fond de moi, que tout n’était pas fini…

C’est vers cette époque qu’on me liquida chez Potez. Oui, des remaniements dans l’Administration et la Direction, un changement de programme, des questions d’ordre particulier rendirent tout à coup ma collaboration inutile dans cette firme où j’avais tant donné de moi-même pendant trois années. Ni plus ni moins qu’une vulgaire « coursière » qui n’a plus la chance de plaire à sa patronne, je reçus un jour une lettre recommandée qui me privait de ma situation.

En lutteuse que je suis, je ne m’avouai pas vaincue.

J’avais toujours la hantise de revenir à ces milieux d’aviation dont je ne peux me passer. J’étais toujours en relations très amicales avec mon professeur de la première heure, le pilote Guy Bart qui est remarquable moniteur et qui, depuis qu’il m’avait « lâchée » pour me laisser voler de mes propres ailes avait déjà formé toute une pléiade de brillants élèves dont mon camarade André Japy qui a déjà à son actif tant de fameux exploits.

Je m’associai avec Bart et nous fondâmes une école à Orly. Enfin je retrouvai cette vie d’aérodrome dont j’avais gardé la nostalgie. Je retrouvai l’atmosphère chère à mon cœur qui m’est devenue plus indispensable que ma nourriture quotidienne : le ciel tout vibrant du bruit des hélices… le tonnerre des moteurs qui s’échauffent… les visages tannés des hommes qui ont toujours un même regard pour guetter l’horizon… la cordialité de la popote… toute cette vie à la fois ardente, mystique et bon enfant pour laquelle une fois pour toutes on se sent une irrésistible vocation.

Rapidement notre école prospéra. Ainsi, je suis devenue marchande d’heures de vol. La partie bureaucratique de l’affaire c’est pour moi. La double commande et les minutes d’émotion, c’est pour Bart, car si celui-ci est merveilleux lorsqu’il revêt la toge de cuir de professeur de pilotage, il déteste s’occuper de bordereaux et de comptabilité.

Tout cela occupait mon esprit et mon temps, ce n’était pas un aliment suffisant à mon besoin d’activité et, peu à peu, se cristallisaient en moi les désirs refoulés à grand peine, et prenait corps tous les jours davantage, l’idée de tenter la grande aventure à laquelle je songeais depuis si longtemps…