Ailes ouvertes/04
IV
MES « TRENTE-HUIT HEURES »
Au début de 1930, je voulais tenter de m’attaquer au record de distance en ligne droite des avions légers, catégorie monoplace, de 350 kilos, détenu par l’Américain Zimmerly avec 2 660 kilomètres, en même temps qu’au record de distance féminin que s’était adjugée ma camarade Léna Bernstein, qui, pilotant un appareil semblable au mien, avait relié Istres à la côte égyptienne, par 2 200 kilomètres.
La difficulté résidait dans le choix d’un avion. Il était indéniable que le Caudron 109 avait fait le maximum dans mon record de durée et, également, le maximum dans le record de distance de Lena Bernstein. Nous ne possédions en France aucun avion capable d’accomplir la performance dont je rêvais.
Un appareil étranger m’avait frappé par ses qualités de vol et sa facilité à enlever la charge : c’était l’avion allemand Klemm à ailes surbaissées, équipé de ce moteur français 40 CV Salmson qui m’avait déjà conduite à la victoire et dont je connaissais les qualités de sécurité et de rendement.
Mais l’avion était allemand et comme le Ministère ne s’était pas complètement désintéressé de mon record l’année précédente, je devais, par déférence, lui demander son avis.
Il me fut répondu exactement ceci : pour le record, s’il était battu, la nationalité du pilote seule comptait et non celle de l’appareil. D’autre part, on reconnaissait que pas un avion français n’était capable de s’attribuer ce record et on me conseillait, en conséquence, de faire l’acquisition du Klemm, concluant que, si je réussissais, « cela ne pouvait que stimuler les constructeurs français ».
Si j’insiste sur ce fait, c’est que, par la suite, on devait me faire presque officiellement grief de posséder un avion étranger. J’avais fait ce choix parce que j’y avais été encouragée.
Or, pendant mes préparatifs, il se produisit un événement qui changea momentanément mes intentions. Tandis que s’équipait mon Klemm, Lena Bernstein, sur Farman 190, moteur 230 CV. Salmson, me ravissait mon record de durée par 35 heures 44 minutes.
Certes, j’applaudis sincèrement à la brillante performance de ma camarade qui m’avait battue de loin, mais piquée au vif, je n’eus plus qu’une idée en tête : reprendre mon record.
Il me fallait pour cela rester dans les airs près de 40 heures, et je n’avais à ma disposition, au lieu du puissant appareil de ma rivale, que mon petit avion baptisé gaîment Trottinette…
J’entrepris immédiatement la réalisation de mon projet. Dans les ateliers de la maison Salmson, aidée de mécaniciens dévoués, je mis au point mon petit moteur de 40 CV.
Pour m’adjuger à nouveau le record, je fis cinq tentatives, au Bourget.
La première, le 9 juin : je tins l’air 22 heures 25, m’appropriant le record de durée des avions légers de 350 kilos, catégorie monoplace. Un mauvais fonctionnement de ma pompe à essence devait m’obliger à interrompre ma tentative.
La seconde, le 28 juin. Je m’écrasais, peu après le départ, avec toute ma charge, dans un champ de blé, par suite d’une baisse de régime du moteur, motivé par l’abandon d’une bougie. Casse purement matérielle et sans trop de gravité.
À la troisième, le 17 août, je tins l’air 26 heures. Les conditions atmosphériques étaient contre moi. Je passai une nuit et une journée effroyablement secouée, mais je continuais à tourner avec l’espoir qu’à la fin du jour et la nuit une amélioration se produirait. Vaincue par les éléments, je dus renoncer. En pleine nuit, à dix heures du soir, j’arrivai au sol, exténuée, mais ayant réussi à poser mon appareil sans dommage.
Le 26 août, je fis une quatrième tentative que je devais abandonner après seize heures de vol.
Lorsque je pris le départ pour ma dernière tentative — celle qui devait être couronnée de succès et m’apporter la récompense de ma ténacité — la France attendait dans l’espoir et l’angoisse, l’arrivée à New-York de Costes et Bellonte.
C’est dire qu’on ne pensait guère à moi et il n’y eut, sur le terrain, pour me voir décoller, ce soir-là, que quelques amis, mécaniciens civils et militaires, Adrienne Bolland, son mari, l’aviateur Vinchon, Maurice Reine et ma petite chienne Bobette, qu’il fallut enfermer pour l’empêcher de bondir dans mon appareil.
J’avais choisi de partir le soir pour profiter de la fraîcheur de la nuit… Les premières heures furent pénibles… Il me fallait, avec l’énorme poids que transportait mon avion, — il était équipé de quatre réservoirs d’essence d’une capacité totale de 525 litres et d’un réservoir d’huile de 30 litres, — le maintenir en ligne de vol avec un régime moteur que je devais continuellement travailler, au moyen de ma manette de correction altimétrique pour réduire le plus possible ma consommation.
De plus, comme tout avion léger chargé, il faut « le faire voler » : s’il veut descendre, ne pas le tirer — on l’écrase — repérer les endroits où se trouvent les courants descendants pour ne pas y repasser ; chercher au contraire les endroits où il y a de l’ascendance. En résumé, on gagne quelques mètres de hauteur à la force du poignet. Et dans ces moments-là, une phrase que le regretté Maurice Finat m’avait dit un an auparavant lorsque je pilotais mon Caudron 109, lors de mon premier record de durée, me revenait en mémoire :
— Vous le décollerez, mais vous ne le ferez pas voler !…
Il y a aussi l’immobilité dans cet habitacle minuscule où, étroitement emboîté, faisant corps avec l’appareil, on est assis dans un espace si restreint que, sauf les mouvements des bras et des jambes, nécessaires à la conduite, tout geste intempestif m’était interdit.
C’est pourtant là que j’allais passer 38 heures sans dormir, le cerveau surchauffé, l’oreille tendue sans cesse pour percevoir le moindre bruit suspect du moteur, la moindre vibration anormale.
La nuit à bord d’un avion est une chose à la fois redoutable et émouvante. Tout est mystère, incertitude, menace… On est toujours moins sûr de soi, plus livré à tant de forces ignorées, dispersées autour de cet audacieux volatile mécanique qui fonce dans l’ombre noire, éclairé par ses seuls appareils de bord lesquels font paraître, alentour, l’obscurité plus dense.
Tout paraît suspect aussi… Dans ce silence vivant et multiple, les sens sont décuplés : on entend des bruits mécaniques qu’on n’entendait pas auparavant et qui prennent une importance formidable et on épie son moteur avec une attention passionnée.
La première nuit passa tout de même assez vite. Le ciel était calme et, autour de moi, il faisait presque bleu. Pour me distraire, je comptais les étoiles… et je pensais à l’arrivée triomphale de Costes et Bellonte.
Vers 10 heures, en passant au-dessus du Bourget, je vis jaillir une flamme : c’était le message de mes amis qui m’annonçaient que les deux « transatlantiques » avaient touché New-York.
J’ai poussé un hurrah de satisfaction tandis que je sentais une rafale d’enthousiasme balayer mes incertitudes. Les dieux étaient avec nous !
Pour célébrer cet exploit, ne pouvant autrement extérioriser mon allégresse, je me mis à chanter, puis à siffler à tue-tête, rivalisant de bruit avec mon moteur que j’arrivai, — mon habituelle obstination aidant, — à dominer dans les notes aiguës !…
Calmée par cette victoire, j’assistai, installée
aux premières loges, au lever de l’aurore
qui, ce matin-là, se donnait pour moi… Ce fut
une revue à grand spectacle que les plus beaux
music-halls du monde ne pourront jamais
Après l’atterrissage des trente-huit heures. monter de façon aussi somptueuse et aussi
prenante… Cela commença par une bande grisaille,
vers l’Orient… La grisaille s’éclaircit,
s’argenta, se teinta de rose, de mauve et d’or…
Et bientôt, autour de moi, le ciel s’embrasa.
Le jeune soleil apparut, ardent et triomphal…
et je l’applaudis, comme il se doit à une aussi
brillante vedette.
Après ce « final », je regardai ma montre et je m’aperçus que le spectacle avait duré en tout une heure.
… En bas, la terre s’éveille… et la vie recommence. Moi, je continue.
Mon appareil, déjà plus léger, vole mieux. Jusqu’à onze heures, ça va… Pour occuper mon attention, je m’intéressais à tout ce qui se passait autour de moi : deux automobiles se livraient sur la route à une lutte de vitesse ; un avion, — que je jugeai très sévèrement, — faisait du rase-motte au-dessus d’une agglomération ; un cultivateur, l’échine courbée, s’absorbait si fort dans son dur travail qu’il ne leva même pas la tête au bruit de mon passage et j’en fus secrètement dépitée…
À nouveau, je regardai ma montre et je m’aperçus avec épouvante que toutes ces passionnantes distractions m’avaient juste fait passer un quart d’heure !…
Le soleil commence à taper dur, et j’ai l’impression de rôtir tout doucettement. Alors, je monte… De quatre cents mètres, j’atteins quinze cents… À cette altitude, je commence à respirer et je poursuis ma ronde, inlassable et monotone…
Cette obligation de tourner sans autre but que celui d’avoir à tuer le temps autour d’un aérodrome est la pire chose… Les minutes sont interminables.
Il y a aussi le manque d’alimentation qui vous affaiblit. Personnellement, bien que je pusse emporter des vivres, il m’était impossible d’avaler une bouchée. L’échappement des gaz que je respirais continuellement me causait une sorte d’intoxication qui m’empêchait de manger quoi que ce soit.
La seconde nuit fut effroyable. Je l’abordais au bout de trente heures : encore aujourd’hui, lorsque je l’évoque, j’en ai des frissons rétrospectifs et je crois que je recommencerais n’importe quoi, sauf ça !… C’est indicible… il faut l’avoir vécu — et personne ne l’a vécu — pour comprendre.
Le soleil s’est couché, le veinard !… Moi, je dois tourner encore et toujours… Je me fais l’effet d’une damnée dans un cercle infernal… Depuis des heures et des heures, attachée dans mon étroite carlingue, mes pieds ne pouvant quitter le palonnier, ma main droite ne pouvant lâcher le manche à balai, je subis cette effarante immobilité qui m’ankylose et me supplicie.
Muscles, nerfs, cerveau, cœur, tout chez moi me paraît atteint : il n’y a que la volonté qui demeure intacte.
Dès que je bougeais une jambe, je ressentais de si vives douleurs que je criais de détresse, seule dans la nuit. Ma main droite, blessée par le continuel frottement contre le manche à balai, saignait…
Mon esprit n’était pas moins douloureux que mon corps. Je vivais dans la perpétuelle terreur de rencontrer un des avions militaires qui, cette nuit-là, faisaient des exercices : je n’avais pas de feux à bord et, dans l’obscurité, le feu arrière d’un avion se confond facilement avec les étoiles.
À un moment, un avion passa si près de moi que je cabrai mon appareil dans l’épouvante d’une collision que je crus inévitable. À peine remise de cette alerte, j’apercevais soudain un autre avion juste au-dessus de moi, si bien que je vis nettement les roues de son train d’atterrissage à quelques mètres de ma tête.
Ces circonstances étaient arrivées à me faire oublier le froid qui m’engourdissait, — j’étais dans un avion torpédo — les intolérables crampes, la lassitude écrasante. Mais je n’étais pas au bout de mes souffrances. Il semblait que le ciel eût mobilisé toutes ses forces mauvaises pour les jeter en travers de ma route…
Maintenant venait le sommeil, ce redoutable ennemi du pilote. C’était le début de la seconde nuit. L’incessant ronronnement du moteur, peu à peu, m’engourdissait le cerveau. Mes paupières s’alourdissaient… Dans une sorte de semi-inconscience, j’évoquai la vision des gens qui rentraient chez eux, fermaient les volets sur l’intimité des chambres closes, allumaient leur lampe de chevet. Je pensais à mon lit, si douillet sous les chaudes couvertures, avec la tentation du matelas si uni, si élastique où s’étendent les membres las… la fraîcheur du drap sous mes joues brûlantes…
Mes yeux se fermaient plusieurs fois par minutes… Des mouvements inconscients faisaient cabrer ou piquer mon appareil et je me réveillais en sursaut, avec cette idée lancinante : ah ! dormir ! dormir !…
― Oui, mais… dormir dans un avion à cinq ou six cents mètres de hauteur, cela équivaut à un suicide. Dormir, c’est mourir…
Je dois dire que je l’ai souhaité : il me semblait être au bout des forces humaines. Pourtant, je ne voulais pas abandonner. L’accident ou la panne… qui, sans que j’y fusse pour rien, me délivreraient de toutes ces abominables souffrances, soit !… Mais personnellement, je ne voulais pas céder.
Il fallait à tout prix échapper à cet incoercible besoin de sommeil qui allait me mener à la catastrophe. Dans mon cerveau en feu, ma pensée tournoyait comme un oiseau affolé : j’essayai de la fixer, de lui donner un objet en pâture pour échapper à cette sorte d’anesthésie de la conscience qui devenait plus dangereuse de minute en minute.
J’évoquais les malheurs qui ont marqué ma vie : ma sensibilité annihilée, se refusait à la moindre réactions. Alors, je pensais aux succès fabuleux, aux prouesses magnifiques que je pourrais réaliser avec mon avion, à la gloire, à la fortune… En vain. À cette heure, tout sombrait dans l’indifférence. Mes appareils de bord semblaient s’éloigner… mes paupières pesantes comme du plomb, continuaient à se fermer, invinciblement.
Allons ! du cran !… Je n’allais pas flancher si près du but, que diable !… Je serre les dents et je prends le vaporisateur que, par précaution, j’avais emporté. Je m’envoie dans les prunelles un jet d’eau de Cologne… Je vous recommande le moyen… Il est infaillible : un fer rouge !…
La brûlure dure dix minutes… mais si douloureuse, la réaction de défense de mon corps est si violente, que pendant une heure, l’âpre besoin de dormir m’épargne.
Après… il faut recommencer… toutes les heures, puis, toutes les demi-heures… jusqu’à épuisement de mon flacon. Quand il est vide, j’ai recours à l’eau minérale que j’ai en réserve et, toutes les cinq minutes, je m’asperge le visage.
Bientôt une crampe lancinante à mon estomac me rappelle que je n’ai rien absorbé depuis le départ. Je mords dans un fruit que je lance aussitôt par-dessus bord ; j’ai éprouvé la sensation abominable que toutes mes dents branlaient dans leurs alvéoles.
Enfin, voici l’aube !… C’est alors que commence un nouveau supplice. Mon imagination exaspérée crée des hallucinations sensorielles… Qu’y a-t-il donc à ma droite ?… Un mur blanc se dresse contre lequel je vais aller me briser.
Un mur… et je suis à six cents mètres !… J’ai la berlue, voyons ! Je réagis violemment contre ma torpeur ; je reprends mon sang-froid, je suis parfaitement lucide. Je sais qu’il n’y a pas de mur… Mais je continue à en voir un sur ma droite, immense et blanc… Pour l’éviter, malgré moi, soigneusement, je prends mes virages à gauche…
L’heure passe avec cette hantise sur ma rétine. Je regarde ma montre sans cesse : l’heure tourne. Brave petite aiguille qui m’encourage, ranime ma défaillante énergie !. Encore un effort… un autre… Il faut tenir… tenir jusqu’au bout… J’ai l’impression maintenant d’être une machine, une machine souffrante et agissante, mais que rien n’arrêtera avant le but définitif…
« Ou je me tuerai, ou j’arriverai ! »
Un nouveau regard sur ma montre… après tant d’autre !… Ça y est ! J’ai battu le record de durée…
Je pourrais atterrir. Mais il y a de l’essence dans les réservoirs ; je peux tenir, donc je dois tenir, cela m’apparaît avec une indiscutable évidence.
Des avions viennent évoluer autour de moi. Ils ne voient pas le mur, eux, et par instant, je tremble qu’ils n’aillent se jeter contre l’invisible obstacle. C’est si net que je regarde le sol pour y découvrir les débris des appareils que je crois s’être écrasés.
Un, deux, trois, quatre… Je veux compter jusqu’à cent. Huit, douze, dix-sept… Je ne sais plus. Je bronche… Chaque nombre est un trébuchet.
L’état de mes yeux s’est aggravé. Ils sont en feu. J’ai des bourdonnements d’oreilles… Mon corps tout entier est endolori, le vent me fouette intolérablement le visage… Je me sens abrutie.
Pour tenir un peu plus longtemps, je prends une grande décision :
— Je vais faire un tour complet et j’atterrirai…
À cette promesse de l’esprit, comme un cheval qui sent l’écurie, le corps retrouve ses moyens…
… Lorsque j’atterris, mes yeux tuméfiés distinguaient à peine le sol : il y avait un jour et deux nuits que je tournais en rond sans lâcher les commandes. 37 heures 55 minutes à faire voler l’avion…
La réception qui me fut faite à mon arrivée par mes amis me fit oublier quelques instants le cauchemar que je venais de vivre. Mais l’accueil le plus enthousiaste fut celui de ma petite chienne heureuse de retrouver enfin sa maîtresse.
En quittant le Bourget, la première chose que je fis naturellement fut d’aller dormir. Mais comme, par une habitude machinale, je regardais mon reflet dans la glace, je crus voir un monstre : mon visage était enflé et brûlé. Mes yeux n’étaient plus que des fentes derrières lesquelles apparaissait un globe sanguinolent. Ma main droite, celle qui avait été mise à vif par le manche à balai, était gonflée d’ampoules…
Mais je ramenais d’un seul coup à la France trois records de durée : record féminin toutes catégories, record des avions légers, record du vol en monoplace… Et mon vol constituait et constitue toujours le plus long vol effectué par un pilote seul à bord. Il sera peut-être battu un jour, mais certainement pas dans les conditions où je l’ai réalisé…