III

ESPOIRS… ÉCLAIRCIES… PREMIERS RECORDS…


… Et maintenant, je dédie ces lignes à tous ceux ou celles qui sentent le désespoir les envahir devant des échecs immérités et qui seraient parfois tentés de se laisser décourager par les événements…

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J’avais quitté définitivement Bordeaux. Paris ne me réservait pas, au début, un plus tendre visage que celui qu’il offre à tous les débutants venus vers lui riches d’espoirs et de rêves… et pauvres de deniers.

Je vécus des heures très dures où je manquai souvent du nécessaire. Il me souvient de ces jours où les regards levés vers le ciel, devenu tout à coup inaccessible pour moi — faute de moyens matériels, — je déjeunais hâtivement d’un petit pain… À ce régime, réduit à sa plus simple expression, je conservai la ligne et cette minceur qui étonnent tous ceux qui s’attendent à voir en moi le type classique de la sportive.

En réalité, sous cette apparence frêle, je suis bâtie en acier. J’ai, depuis, demandé à cette carcasse menue assez d’efforts, Dieu merci ! que d’autres, plus « costauds », n’auraient peut-être pu fournir, pour que je ne crois pas trop m’avancer en l’affirmant !…

À cette époque, j’allais fréquemment à Orly. Tout le monde connaît le camp d’Orly sur la route de Fontainebleau. Je ne saurais en faire de description plus juste et plus poétique qu’en empruntant celle que lui consacra Mme Colette Yver dans un article paru à la Revue des Deux-Mondes :

« Grande plaine pareille aux Pays-Bas et si familière aux voyageurs du P.-O., d’où émergent soudain dans cette brume bleue d’une journée de soleil hivernale, comme deux cathédrales englouties, ces deux voûtes en plein cintre et jumelées qui laissent croire à la profondeur souterraine d’un édifice, rondes, blondes dans la lumière bleue qu’elles ne blessent d’aucun angle ; qui fondent dans la brume et vont s’y dissoudre et qui sont deux hangars de dirigeables. Alentour, dispersés, les hangars de l’aviation militaire, maritime et civile, autour desquels on a répandu à profusion des kilomètres et gaspillé comme à plaisir les étendues d’une terre grasse et herbeuse. »

Depuis, Orly est devenu un peu mon domaine… Mais alors, j’y arrivais timidement. C’est là que je rêvais, au long des jours tout fiévreux d’impatiente et lourde oisiveté en regardant d’un œil d’envie les biplans et les monoplans s’évader vers l’espace, mesurant du sol où j’étais clouée par la nécessité, ces invisibles portiques qui, un jour prochain — je l’espérais bien en dépit de tout, — m’ouvriraient les pistes libres de l’azur…

Enfin, en 1927, quelqu’un me donna ma chance. Un industriel voulut monter à Orly une école de pilotage. Il possédait des avions et il me proposa de reprendre mon entraînement chez lui pour faire de la publicité à son affaire.

Folle de joie, je repris mes vols… Avec quelle ivresse je retrouvai, sous le ventre fuselé de ma machine, tous ses plans largement étendus, ces chemins aériens, élastiques et doux, que plus de deux années de contrainte rampante au sol n’avaient pu me faire désapprendre !… Avec quelle joie profonde et sensible je maniais le manche à balai… je touchais les manettes… je suivais les vivantes oscillations de l’aiguille sur mes instruments…

En bas, c’est la terre, géométrique et mouchetée de jaune, de vert, de brun, avec ses carrés, ses triangles, ses losanges, ses clochers pareils à des jouets d’enfant… le ruban étroit et brillant du fleuve… les voies de fer aux scintillements rapides… les autos qui se traînent comme des cloportes…

De ces hauteurs où me transporte mon beau coursier, tout s’égalise, tout s’harmonise… châteaux ou chaumières… belles villas ou pauvres maisons… temples ou chapelles rustiques se présentent sur un plan unique et les liens poudreux des routes qui les unissent semblent les envelopper dans un réseau de fraternel amour…

Ici, la grande voix discordante de la terre faite de rires et de cris, de sons de trompes, d’appels de sirènes, de bruits de cloches, de sifflements et de beuglements, ne déchire pas l’atmosphère où seul, rythmé et harmonisé comme une sourde prière de dévote sous une voûte d’église, le chant uni et murmurant du moteur berce le silence infini…

… Ce nouveau contact avec mon ami l’avion m’avait redonné confiance. Je me pris à espérer que je pourrais avoir mon appareil à moi… et j’allai trouver M. Caudron.

— Prêtez-moi un avion ?

M. Caudron n’avait qu’une médiocre confiance… mais je suppose qu’il ne voulut pas me décourager tout à fait, et qu’il cherchait une échappatoire.

— Je ne peux pas… le moteur est à Salmson.

Je ne me démonte pas pour si peu !…

— Et si Salmson me prête le moteur ?

— Alors, naturellement, je vous prêterai la voilure…

Forte de cette promesse, je m’aventure chez Salmson. Là, j’eus la chance de tomber sur M. Heinrich, l’administrateur de la maison, qui acquiesça spontanément.

— Entendu, vous aurez le moteur…

J’obtins ainsi mon 109 que la maison Caudron consentit à me confier un certain temps… et que j’espérais bien arriver à payer de mes propres deniers.

Mais en attendant, je n’avais même pas de quoi payer l’essence et l’huile !… C’est alors que je me mis à faire quelques baptêmes de l’air et je me créai à Orly, dans ce travail sans gloire, une sorte de spécialité.

Tous les jours, j’étais sur le terrain… J’y déjeunais — parfois bien légèrement quand
Avant le décollage pour les trente-huit heures.
les coutures de mon escarcelle se tenaient — et j’attendais, sous les armes, c’est-à-dire en salopette bleue — les clients problématiques.

Restait cependant à acquérir mon appareil.

Cela, l’aide du pilote Drouhin me le permit. Je ne saurais continuer à tracer ici mes souvenirs d’aviation sans accorder une pensée émue au célèbre recordman qui devait, un peu plus tard, sur le fameux Arc-en-Ciel, de tragique et glorieuse mémoire, grossir la phalange des héros de l’air et inscrire son nom au martyrologe des ailes françaises.

Drouhin, à cette époque, était un sympathique garçon au visage ouvert et hardi, plein d’allant, de gaîté, d’entrain et qui plaisait aux foules par sa bonne humeur… Après trois ans de lutte et de découragement, la confiance que, tout de suite, cet aîné glorieux m’accorda, me fut d’un grand secours.

Je fis avec lui le Rallye de Reims. Nous prîmes la deuxième place et nous nous partageâmes les 25 000 francs du prix, ce qui me permit de payer Caudron et d’acquérir, — en toute propriété cette fois, — mon 109.

Avec Drouhin toujours, je fis ensuits Paris-Treptov en Poméranie, qui donna à Drouhin le record de distance en ligne droite d’avions légers bi-places, homologué en 1928. Comme passagère, j’avais fait à son bord 1 058 kilomètres

Plus tard, je devais reprendre pour mon propre compte les projets de Drouhin : records de distance, de durée… et cette traversée de l’Atlantique à laquelle il avait rêvé…



Malgré tout, cela ne me satisfaisait pas. Je voulais « voler de mes propres ailes » et battre un record qui me prouverait — à moi-même et aux autres — que j’étais capable de réussir seule quelque chose.

À cette époque, il nous arrivait d’Amérique l’annonce d’un duel d’aviatrices pour la conquête du record féminin de durée. Ce record était passé successivement à 10 heures, 12 heures, 16 heures, 19 heures, 22 heures.

On nous a toujours représenté des Américaines comme des sportives à la carrure athlétique. Sportive, je l’étais assez… Quant à la carrure, c’est tout juste si je fais le mannequin 42. Mais du moment qu’une Américaine pouvait tenir 22 heures, il n’y avait pas de raison pour qu’une Française n’en fît autant… même une Française de cinquante kilos qui a, pour suppléer au poids manquant, une idée de derrière la tête bien arrêtée.

Je décidais donc que je tenterais le record de durée.

Nouveaux pas et démarches : c’est par là que commencent toutes les belles envolées dont la foule ne voit que le séduisant côté.

Il me fallait un appareil et, le seul avion capable de m’aider dans mon projet était un Caudron type 109 comme le mien, mais aménagé spécialement, avec des réservoirs supplémentaires.

Je retournai chez M. Caudron. Celui-ci ne se refusa pas d’emblée au prêt de l’appareil, mais, sceptique sur mes qualités d’endurance, il me déclara :

— Prouvez-moi par une performance quelconque que vous êtes capable de tenir l’air plus de 22 heures.

— Comment pourrais-je vous le prouver ?… Mon avion personnel ne contient que 11 heures d’essence.

Comme je me cramponnais à mon idée, je lui fis remarquer que si je tenais ce laps de temps, cela établissait le record de durée féminin français.

Me ferait-il confiance après cela ?… Il accepta.

Le 20 avril 1929, je fis un vol de 10 heures 30, dans des conditions atmosphériques déplorables, ce qui rehaussait encore la valeur de ma performance et enleva les dernières hésitations de la maison Caudron.

Malheureusement, pendant ma période de préparation, Miss Eleonor Smith faisait passer en Amérique le record de 22 heures à 26 heures 22 minutes. Désormais, même avec l’appareil prêté par Caudron, je devenais très juste comme essence… Néanmoins, je décidai de m’attaquer au record.

Le 20 juin, à 5 heures du matin, je pris le départ de l’Aérodrome du Bourget. Dès le premier soir, je m’aperçus, d’après ma consommation d’essence de la journée, que je n’aurais pas assez de carburant pour battre le record. Pourtant, je décidai de tenir, jusqu’au bout… La nuit était là avec la somme d’endurance et d’énergie nerveuse qu’elle nécessite : je ne flancherais pas, bien que je fusse avertie d’avance que l’effort serait vain, quant au résultat.

Le mot de Cyrano me hantait :

« C’est bien plus beau lorsque c’est inutile !… »

Pourtant, ce n’était pas inutile : l’effort n’est jamais inutile ; ne serait-ce que parce qu’il nous donne la mesure de notre endurance et de notre volonté. Mais j’avoue qu’il est assez dur de se battre quand on sait d’avance que le défaut de munitions vous empêchera finalement d’avoir la victoire, moralement gagnée à coups d’énergie.

Je tournai ainsi toute la nuit et j’atterris le lendemain matin, à bout d’essence, après vingt-quatre heures de vol.

À cet atterrissage, le plus curieux à voir, — et je ne peux m’empêcher d’en rire encore en l’évoquant, — c’était la tête des mécaniciens, qui croyaient bien que le record était à moi, lorsque je leur annonçai :

— Je le savais depuis hier que je ne le battrais pas, mais si je m’étais posée hier au soir, vous auriez dit que j’avais flanché devant la nuit à passer…

… Je fus tout de même récompensée de ma ténacité, car, à la suite de ce vol, la maison Caudron, ne doutant plus cette fois de mes qualités d’endurance, augmentait la capacité des réservoirs de son avion et, les 28 et 29 juillet, je m’attaquais à nouveau au record que je devais enlever par 26 heures 48, après une nuit passée dans la pluie et dans les rafales…

Le temps était tel, à l’aube du 29 juillet, qu’aucun avion en ligne ne prit le départ. C’est assez dire à quel point l’épreuve avait été pénible, mais je venais de prouver que si, avec des conditions atmosphériques détestables, j’avais pu enlever le record à l’Américaine, je pouvais faire encore bien mieux avec des conditions atmosphériques meilleures.