Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 211-221).


CHAPITRE III.

Quelques leçons de plus.


Je me levai le lendemain avec un vif sentiment d’espoir, malgré les désappointements que j’avais déjà éprouvés ; mais je trouvai que ce n’était pas besogne légère que de faire la toilette de Mary-Anne : car son abondante chevelure était graissée de pommade, tressée en trois longues nattes et attachée avec des nœuds de ruban. Elle me dit que sa nourrice l’habillait en moitié moins de temps, et son impatience me rendit encore la tâche plus longue. Lorsque tout fut fini, nous entrâmes dans la salle d’étude, où je trouvai mon autre élève, et je causai avec eux deux jusqu’au moment du déjeuner. Ce repas terminé, et après avoir échangé quelques mots de politesse avec mistress Bloomfield, nous retournâmes de nouveau à la salle d’étude et commençâmes les exercices de la journée. Je trouvai mes élèves fort peu avancés, il est vrai ; mais Tom, quoique ennemi de toute espèce d’effort mental, n’était pas sans aptitude. Mary-Anne pouvait à peine lire un mot, et était si insouciante et si inattentive, que je perdais à peu près ma peine avec elle. Pourtant, à force de travail et de patience, je parvins à leur faire faire quelque chose dans le cours de la matinée, puis je les conduisis dans le jardin prendre une petite récréation avant le dîner. Tout se passa assez bien, excepté que je m’aperçus qu’ils n’avaient point du tout l’idée que je les conduisais, mais que c’était moi au contraire qui étais obligée de les accompagner partout où il leur plaisait de me mener. Il me fallait courir, marcher, m’arrêter, absolument selon leur caprice. Cela renversait l’ordre des choses, et je le trouvais d’autant plus désagréable qu’ils semblaient affectionner les endroits les plus sales et les occupations les plus grossières. Mais il n’y avait pas de remède ; il me fallait les suivre ou me séparer tout à fait d’eux et paraître ainsi les négliger. Ce jour-là, ils manifestèrent un attachement tout particulier pour une espèce de mare située au fond d’une pelouse, dans laquelle ils persistèrent à barbotter avec des bâtons et des pierres pendant plus d’une demi-heure. J’étais dans une frayeur continuelle que leur mère ne les vît de la fenêtre et ne me blâmât de les laisser ainsi souiller leurs habits, mouiller leurs pieds et leurs mains, au lieu de prendre de l’exercice ; mais ni arguments, ni ordres, ni prières, ne purent les tirer de là. Si leur mère ne les vit pas, une autre personne les vit ; un gentleman à cheval était entré dans le parc ; arrivé à quelques pas de nous, il s’arrêta et, s’adressant aux enfants d’un ton sec et colère, leur ordonna de sortir de l’eau. « Miss Grey, dit-il (car je suppose que vous êtes miss Grey), je suis surpris que vous leur permettiez de souiller leurs habits de cette façon ; ne voyez-vous pas comment miss Bloomfield a sali sa robe ? La chaussure de monsieur Bloomfield est toute mouillée ; et tous deux sans gants ! Ma chère, ma chère ! permettez-moi de vous prier de les tenir à l’avenir dans un état décent. » Sur ce, il tourna bride et se dirigea vers la maison. Ce gentleman était M. Bloomfield. Je fus surprise qu’il appelât ses enfants monsieur et miss Bloomfield, et davantage encore qu’il me parlât d’une manière si impolie, à moi leur gouvernante et tout à fait une étrangère pour lui. À l’instant la cloche nous appela. Je dînai avec les enfants, pendant que lui et mistress Bloomfield prenaient leur goûter à la même table. Sa conduite là ne contribua guère à le relever dans mon estime. C’était un homme de stature ordinaire, plutôt au-dessous qu’au-dessus de la moyenne, plutôt mince que gros, entre trente et quarante ans ; il avait une grande bouche, le teint pâle, les yeux bleus et les cheveux couleur de chanvre. Il y avait devant lui un gigot de mouton ; il servit mistress Bloomfield, les enfants et moi, me priant de couper la viande des enfants ; puis, après avoir retourné le mouton en divers sens et l’avoir examiné sur différents points, il dit qu’il n’était pas mangeable et demanda le bœuf froid.

« Et qu’a donc le mouton, mon cher ? demanda sa femme.

— Il est trop cuit. Ne sentez-vous pas, mistress Bloomfield, que toute sa saveur a disparu ? Et ne voyez-vous pas qu’il a perdu ce beau suc rouge qui fait toute sa qualité ?

— Eh bien, j’espère que le bœuf vous conviendra. »

Le bœuf lui fut apporté ; il se mit à le couper avec la plus terrible expression de mécontentement.

« Eh bien, qu’a donc ce bœuf ? demanda mistress Bloomfield ; je vous assure que je le croyais très-beau.

— Et certes, il était très-beau, la plus belle pièce qui se puisse voir. Mais elle est complètement perdue, répondit-il avec tristesse.

— Comment cela ?

— Comment ? Eh ! ne voyez vous pas comment on l’a coupé ? Ma chère ! ma chère ! c’est abominable !

— Alors c’est à la cuisine qu’ils l’auront mal coupé, car je suis sûre de l’avoir préparé fort convenablement ici hier.

— Sans doute, c’est à la cuisine ; les sauvages ! Ma chère ! ma chère ! Vîtes-vous jamais une si belle pièce de bœuf si complètement perdue ? Mais veillez qu’à l’avenir, lorsqu’un plat décent aura été préparé, ils ne le touchent pas à la cuisine. Souvenez-vous de cela, mistress Bloomfield. »

Nonobstant le mauvais état du bœuf, le gentleman réussit à s’en couper quelques tranches délicates qu’il mangea en silence. Lorsqu’il rouvrit la bouche, ce fut pour demander d’un ton colère ce qu’il y avait pour le dîner.

« Un dinde et un coq de bruyère, lui fut-il répondu.

— Et quoi encore ?

— Du poisson.

— Quelle sorte de poisson ?

— Je ne sais.

Vous ne savez ? s’écria-t-il, levant solennellement les yeux de dessus son assiette, et suspendant le mouvement de son couteau et de sa fourchette dans son étonnement.

— Non. J’ai dit au cuisinier d’acheter du poisson, sans lui dire quelle sorte de poisson.

— Ah ! voilà qui surpasse tout ! Une lady qui tient la maison et ne sait pas même quel poisson il y a pour le dîner ! qui commande d’acheter du poisson et ne désigne pas quelle espèce de poisson !

— Peut-être, monsieur Bloomfield, vous jugerez convenable de commander vous-même à l’avenir votre dîner. »

Il n’en fut pas dit davantage, et je fus très-aise de sortir de la salle à manger avec mes élèves ; car jamais je ne m’étais trouvée si honteuse et si mal à mon aise dans ma vie, pour quelque chose qui ne me concernait point.

Dans l’après-midi, nous nous remîmes aux leçons ; puis mes élèves sortirent encore, puis ils prirent le thé dans la salle d’étude ; ensuite j’habillai Mary-Anne pour le dessert, et, lorsqu’elle et son frère furent descendus dans la salle à manger, je saisis l’occasion pour commencer une lettre à mes chers parents. Mais les enfants revinrent avant que je ne l’eusse terminée. À sept heures, il me fallut coucher Mary-Anne, puis je jouai avec Tom jusqu’à huit. Il partit aussi, et je pus finir ma lettre et déballer mes effets, ce que je n’avais encore pu faire ; et finalement j’allai moi-même me coucher.

Ce qu’on vient de lire n’est qu’un spécimen très-affaibli de l’occupation d’une journée.

Ma tâche d’institutrice et de surveillante, au lieu de devenir plus aisée à mesure que mes élèves et moi devînmes plus accoutumés les uns aux autres, devint au contraire plus ardue, à mesure que leurs caractères se montrèrent. Je trouvai bientôt que mon titre de gouvernante était une pure dérision. Mes élèves n’avaient pas plus de notions d’obéissance qu’un poulain sauvage et indompté. La peur qu’ils avaient du caractère irritable de leur père, et des punitions qu’il avait coutume de leur infliger, les tenait en respect en sa présence. La petite fille aussi craignait la colère de sa mère, et le petit garçon se décidait à lui obéir quelquefois devant l’appât d’une récompense. Mais je n’avais aucune récompense à offrir, et, pour ce qui est des punitions, il m’avait été donné à entendre que les parents se réservaient ce privilège ; et pourtant, ils attendaient de moi que je misse leurs enfants à la raison. D’autres élèves eussent pu être guidés par la crainte de me mettre en colère ou par le désir d’obtenir mon approbation ; mais il n’en était pas de même avec ceux-ci.

Maître Tom, non content de refuser de se laisser gouverner, se posait lui-même en maître, et manifestait sa détermination de mettre à l’ordre non-seulement sa sœur, mais encore sa gouvernante ; ses pieds et ses mains lui servaient d’arguments, et, comme il était grand et fort pour son âge, sa manière de raisonner n’était pas sans inconvénients. Quelques bonnes tapes sur l’oreille, en de semblables occasions, eussent facilement arrangé les choses ; mais, comme il n’aurait pas manqué d’aller faire quelque histoire à sa mère, qui, avec la foi qu’elle avait dans sa véracité (véracité dont j’avais déjà pu juger la valeur) n’eût pas manqué d’y croire, je résolus de m’abstenir de le frapper, même dans le cas de légitime défense. Dans ses plus violents accès de fureur, ma seule ressource était de le jeter sur son dos et de lui tenir les pieds et les mains jusqu’à ce que sa frénésie fût calmée. À la difficulté de l’empêcher de faire ce qu’il ne devait pas faire, se joignait celle de le forcer de faire ce qu’il fallait. Il lui arrivait souvent de se refuser positivement à étudier, à répéter ses leçons, et même à regarder sur son livre. Là encore, une bonne verge de bouleau eût été d’un bon service ; mais mon pouvoir étant limité, il me fallait faire le meilleur usage possible du peu que j’avais.

Les heures d’étude et de récréation n’étant point fixées, je résolus de donner à mes élèves une certaine tâche, qu’avec une application modérée ils pussent exécuter dans un temps assez court. Jusqu’à ce que cette tâche fût accomplie, quelque fatiguée que je fusse, quelque pervers qu’ils se montrassent, rien, excepté l’ordre formel des parents, ne pourrait me forcer à les laisser sortir de la salle d’étude, dussé-je me placer avec ma chaise en faction devant la porte. La patience, la fermeté, la persévérance, étaient mes seules armes, et j’étais bien décidée à m’en servir jusqu’au bout. Je résolus de tenir toujours strictement les menaces et les promesses que j’aurais faites, et pour cela d’être prudente et de ne faire que des menaces et des promesses que je pusse accomplir. Je m’abstiendrais donc soigneusement de toute irritation inutile. Quand ils se conduiraient bien, je serais aussi bonne et aussi obligeante que possible, afin de leur faire apercevoir la distinction entre la bonne et la mauvaise conduite. Je raisonnerais avec eux de la manière la plus simple et la plus efficace. Quand je les réprimanderais ou refuserais de me prêter à leurs désirs après quelque grosse faute, ce serait plutôt d’un air triste que colère. Je rendrais leurs petites hymnes et leurs prières claires et intelligibles pour eux ; quand ils diraient leurs prières le soir et demanderaient pardon de leurs offenses, je leur rappellerais les fautes de la journée, solennellement, mais avec une parfaite bonté, pour éviter d’éveiller en eux un esprit d’opposition. Les hymnes pénitentielles seraient dites par celui qui aurait été méchant ; les hymnes d’allégresse par celui qui aurait été sage. Toute espèce d’instruction leur serait ainsi donnée, autant que possible, sous forme de conversation familière, et avec nul autre objet apparent en vue que leur amusement.

J’espérais, par ces moyens, faire le bien des enfants et obtenir l’approbation des parents, et prouver à mes amis du presbytère que je n’étais pas aussi dénuée d’habileté et de prudence qu’ils le supposaient. Je savais que les difficultés que j’avais à combattre étaient grandes ; mais je savais aussi (du moins je le croyais) qu’une patience et une persévérance incessantes pouvaient les vaincre, et matin et soir j’implorais la Providence dans ce but. Mais, soit que les enfants fussent absolument incorrigibles, les parents déraisonnables, moi trompée dans mes plans ou incapable de les mettre à exécution, mes meilleures intentions et mes plus vigoureux efforts ne me parurent produire d’autre effet que la risée des enfants, le mécontentement des parents et beaucoup de tourment pour moi.

Ma tâche était aussi ardue pour le corps que pour l’esprit. Il me fallait courir après mes élèves pour les saisir, les amener ou les traîner à la table, et souvent les retenir là de force jusqu’à ce que la leçon fût finie. Je poussais fréquemment Tom dans un coin, m’asseyant devant lui sur une chaise, tenant dans la main le livre qui contenait le petit devoir qu’il devait réciter ou lire avant d’être mis en liberté. Il n’était pas assez fort pour me renverser avec ma chaise ; aussi il restait là, se démenant et faisant les contorsions les plus singulières, risibles sans doute pour tout spectateur désintéressé, mais non pour moi, et poussant des hurlements et des cris lamentables qu’il voulait faire passer pour des pleurs, mais sans l’accompagnement de la moindre larme. Je savais que tout cela n’avait d’autre but que de me tourmenter, et, quoique intérieurement je tremblasse d’impatience et d’irritation, je m’efforçais de ne laisser paraître aucun signe de contrariété, et d’attendre avec une calme indifférence qu’il lui plût de cesser sa comédie et d’obtenir sa liberté en jetant les yeux sur le livre ou en récitant les quelques mots que je lui demandais. Quelquefois il lui prenait fantaisie de mal écrire, et il me fallait lui tenir la main pour l’empêcher de salir à dessein son papier. Souvent je le menaçais, s’il ne faisait pas mieux, de lui donner une autre ligne ; alors il refusait obstinément d’écrire la première ; et, pour tenir ma parole, il me fallait finalement lui tenir la main sur la plume et la lui conduire jusqu’à ce que la ligne fût écrite.

Et pourtant Tom n’était pas le plus ingouvernable de mes élèves : quelquefois, à mon grand contentement, il avait le bon sens de voir que le plus sage parti était de terminer sa tâche, pour sortir et s’amuser jusqu’à ce que moi et sa sœur allassions le rejoindre, ce qui souvent n’avait pas lieu, car Mary-Anne ne suivait guère son exemple sous ce rapport ; il paraît que l’amusement qu’elle préférait à tous les autres était de se rouler sur le parquet. Elle se laissait tomber comme une balle de plomb, et quand avec beaucoup de peine j’étais parvenu à la relever, il me fallait encore la tenir d’une main, pendant que de l’autre je tenais le livre dans lequel elle devait épeler ou lire. Lorsque le poids de cette grosse fille de six ans devenait trop lourd pour une main, je le transférais à l’autre ; ou, si les deux mains étaient fatiguées du fardeau, je la portais dans un coin, et lui disais qu’elle sortirait quand elle aurait retrouvé l’usage de ses pieds. Mais elle préférait demeurer là comme une bûche jusqu’à l’heure du dîner ou du thé, et, comme je ne pouvais la priver de son repas, il me fallait la mettre en liberté, et elle descendait avec un air de triomphe sur sa face ronde et rouge. Quelquefois elle refusait opiniâtrement de prononcer certains mots, dans la leçon, et maintenant je regrette la peine que j’ai perdue à vouloir triompher de son obstination. Si j’avais glissé là-dessus comme sur une chose sans importance, c’eût été mieux pour tous les deux, que de m’obstiner à la vaincre : mais je croyais de mon devoir d’écraser cette tendance vicieuse dans son germe, et, si mon pouvoir eût été moins limité, je l’aurais certainement réduite à l’obéissance : mais, dans l’état des choses, c’était une lutte entre elle et moi, de laquelle elle sortait généralement victorieuse, et chaque victoire servait à l’encourager et à la fortifier pour un nouveau combat. En vain je raisonnais, je flattais, je priais, je menaçais ; en vain je la privais de récréation, ou refusais de jouer avec elle, de lui parler avec douceur ou d’avoir rien à faire avec elle ; en vain je lui faisais voir les avantages qu’il y avait pour elle à faire ce qu’on lui commandait, afin d’être aimée et bien traitée, et les désavantages qu’elle rencontrait à persister dans son absurde méchanceté. Quelquefois, si elle me demandait de faire quelque chose pour elle, je lui répondais :

« Oui, je le ferai, Mary-Anne, si vous voulez seulement dire ce mot. Allons, vous ferez mieux de le dire tout de suite, afin qu’il n’en soit plus question.

— Non !

— Dans ce cas, je ne puis rien faire pour vous. »

Lorsque j’étais à son âge, ou plus jeune, la punition que je redoutais le plus était que l’on ne s’occupât pas de moi et que l’on ne me fît aucune caresse ; mais sur elle cela ne faisait aucune impression. Quelquefois, exaspérée au dernier point, il m’arrivait de la secouer violemment par les épaules, de tirer ses longs cheveux, ou de l’emprisonner dans le coin de la chambre, ce dont elle se vengeait par des cris perçants qui me traversaient la tête comme un coup de poignard. Elle savait que cela me faisait mal ; et, quand elle avait ainsi crié de toutes ses forces, elle me regardait d’un air de vengeance satisfaite et me disait : « Maintenant, êtes-vous contente ? voilà pour vous ! » Et elle se mettait de nouveau à crier si fort, que j’étais obligée de me boucher les oreilles. Souvent ces clameurs horribles étaient entendues de mistress Bloomfield, qui venait demander quelle en était la cause.

« Mary-Anne est une méchante fille.

— Mais quels sont ces cris agaçants ?

— Ce sont des cris de rage.

— Je n’ai jamais entendu pareil bruit ! On dirait que vous la tuez. Pourquoi n’est-elle pas dehors avec son frère ?

— Je ne puis obtenir qu’elle finisse sa leçon.

— Mais Mary-Anne doit être une bonne fille et finir ses leçons, disait-elle avec douceur à l’enfant. J’espère que je n’entendrai plus ces horribles cris. »

Et fixant sur moi son œil froid avec une expression sur laquelle je ne pouvais me méprendre, elle sortait et fermait la porte. Quelquefois j’imaginais de prendre la petite créature par surprise, et de lui demander le mot lorsqu’elle pensait à autre chose ; souvent elle commençait à le dire, puis s’interrompait tout à coup et me lançait un regard provocant qui semblait me dire : « Ah ! je suis trop fine pour vous, vous ne me prendrez pas ainsi par surprise ! »

En d’autres occasions, je faisais semblant d’oublier toute l’affaire ; je jouais et causais avec elle comme d’habitude jusqu’au soir, au moment de la coucher ; alors me penchant sur elle pendant qu’elle était toute gaie et souriante, et au moment de la quitter, je lui disais avec autant de bonté et de gaieté qu’auparavant :

« Maintenant, Mary-Anne, dites-moi ce mot avant que je vous embrasse et vous souhaite le bonsoir. Vous êtes une bonne fille, et certainement vous allez le dire.

— Non ! je ne veux pas.

— Alors, je ne puis vous embrasser.

— Eh bien ! cela m’est égal. »

Vainement j’exprimais mon chagrin ; vainement j’attendais qu’elle manifestât quelques symptômes de contrition ; elle me prouvait que « cela lui était égal, » et je la laissais seule et dans l’obscurité, plus étonnée que de tout le reste par cette dernière preuve d’obstination insensée. Dans mon enfance je ne pouvais imaginer une punition plus cruelle que le refus de ma mère de m’embrasser le soir. L’idée seule en était terrible. Je n’en eus, il est vrai, jamais que l’idée, car heureusement je ne commis jamais de faute qui fût jugée digne d’une telle punition ; mais je me souviens qu’une fois, pour une faute de ma sœur, notre mère jugea à propos de la lui infliger : ce que ma sœur ressentit, je ne pourrais le dire ; mais je n’oublierai jamais les pleurs que je répandis pour elle.

Un autre défaut de Mary-Anne était son incorrigible propension à courir dans la chambre des nourrices pour jouer avec ces dernières et avec ses plus jeunes sœurs. Cela était assez naturel ; mais, comme c’était contraire au désir formellement exprimé de sa mère, je lui défendais de le faire, et faisais tout ce que je pouvais pour la retenir avec moi ; mais je ne parvenais qu’à accroître son désir d’aller auprès des nourrices, et plus je cherchais à l’en empêcher, plus elle y allait et plus longtemps elle y restait, à la grande contrariété de mistress Bloomfield, qui, je le savais, m’imputerait tout le blâme. Une autre de mes épreuves était de l’habiller le matin : tantôt elle ne voulait pas être lavée, tantôt elle ne voulait pas être habillée autrement qu’avec certaine robe que sa mère ne voulait point qu’elle portât. D’autres fois, elle poussait des cris et se sauvait si je voulais toucher à ses cheveux : de façon que souvent, lorsque après beaucoup d’efforts et d’ennuis j’étais parvenue à la faire descendre, le déjeuner était presque fini, et les regards sombres de maman, les observations aigres de papa, dirigés contre moi, sinon à moi directement adressés, ne manquaient pas d’être mon partage ; car rien n’irritait tant M. Bloomfield que le défaut de ponctualité aux heures des repas. Puis, au nombre de mes ennuis de second ordre, était mon incapacité de contenter mistress Bloomfield dans l’habillement de sa fille ; les cheveux de l’enfant « n’étaient jamais présentables. » Quelquefois, comme un puissant reproche à mon adresse, elle accomplissait elle-même l’office de dame d’atour, puis se plaignait amèrement du trouble que cela lui donnait.

Quand la petite Fanny vint dans la salle d’étude, j’espérai qu’elle serait au moins douce et inoffensive ; mais quelques jours, si ce n’est quelques heures, suffirent pour détruire cette illusion. Je trouvai en elle une malfaisante et indocile petite créature, adonnée à la dissimulation et au mensonge, toute jeune qu’elle fût, et aimant d’une façon alarmante à exercer ses deux armes de prédilection, d’offensive et de défensive, c’est-à-dire de cracher au visage de ceux qui encouraient son déplaisir, et de beugler comme un taureau lorsque ses désirs déraisonnables n’étaient pas accomplis. Comme elle était généralement assez tranquille en présence de ses parents, ceux-ci, persuadés que c’était une enfant très-douce, croyaient tous ses mensonges, et ses cris leur faisaient supposer quelque dur et injuste traitement de ma part ; et, quand à la fin ses mauvaises dispositions devinrent manifestes, même À leurs yeux prévenus, je sentis que tout le mal m’était attribué.

« Quelle méchante fille Fanny devient ! disait mistress Bloomfield à son mari. Ne remarquez-vous pas, mon cher, combien elle est changée depuis qu’elle a mis le pied dans la salle d’étude ? Elle sera bientôt aussi méchante que les deux autres ; et, je suis fâchée de le dire, ils se sont tout à fait corrompus depuis peu.

— Vous avez parfaitement raison, lui répondait-on. J’ai pensé la même chose moi-même. J’espérais qu’en prenant une gouvernante, les enfants s’amenderaient ; mais, au lieu de cela, ils deviennent plus méchants. Je ne sais ce qu’il en est de leur instruction ; mais leurs habitudes, je le sais, ne s’améliorent pas ! Ils deviennent plus sales, plus grossiers chaque jour. »

Je savais que ces paroles étaient dites à mon intention, et elles m’affectaient beaucoup plus que ne l’eussent fait des accusations directes ; car, contre ces dernières, j’aurais pu me défendre. Je pensai que le plus sage était de réprimer toute pensée de ressentiment, de vaincre mes répugnances et de persévérer à faire de mon mieux : car, quelque pénible que fût ma position, je désirais vivement la conserver. Il me semblait que, si je pouvais continuer à lutter avec fermeté et sagesse, ces enfants finiraient avec le temps par s’humaniser ; que chaque mois contribuerait à les rendre plus sages, et par conséquent plus gouvernables, car un enfant de neuf ou dix ans aussi indocile que ceux-ci l’étaient à six ou sept, serait un maniaque.

Je me flattais d’être utile à mes parents et à ma sœur en demeurant chez M. Bloomfield : car, si petit que fût mon salaire, je gagnais pourtant quelque chose, et, avec une stricte économie, je pouvais aisément mettre de côté quelque chose pour eux, s’ils voulaient me faire le plaisir de l’accepter. Puis, c’était de mon plein gré que j’avais accepté la place : je m’étais créé toutes ces tribulations, et j’étais décidée à les supporter ; bien plus, je n’avais aucun regret de ce que j’avais fait. Je désirais montrer à mes amis que j’étais capable d’entreprendre la tâche, et déterminée à m’en acquitter honorablement jusqu’au bout ; et, s’il m’arrivait de trouver trop dégradant de me soumettre si tranquillement, ou intolérable de lutter si constamment, je me tournais alors vers ma maison et me disais à moi-même : « Ils peuvent t’écraser, ils ne te dompteront pas ; c’est à toi que je pense, et non à eux. »

Vers Noël, il me fut permis de faire une visite à mes parents ; mes vacances ne furent que d’une quinzaine : « Car, dit mistress Bloomfield, je pense qu’ayant vu vos parents si récemment, vous ne tenez pas à faire au milieu d’eux un long séjour. » Je me gardai bien de la détromper ; mais elle ne pouvait s’imaginer combien ces quatorze semaines d’absence avaient été ennuyeuses pour moi, avec quelle anxiété j’attendais mes vacances, et quel fut mon désappointement de les voir écourtées. Pourtant, elle n’était nullement à blâmer en ceci ; je ne lui avais jamais dévoilé mes sentiments, et ne pouvais espérer qu’elle les devinât. Je n’avais pas demeuré avec elle un terme entier, et elle avait le droit de ne pas m’accorder des vacances entières.