Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 204-210).


CHAPITRE II

Premières leçons dans l’art de l’enseignement.


À mesure que nous avancions, mon naturel revint, et je tournai avec plaisir ma pensée vers la nouvelle vie dans laquelle j’allais entrer. Quoique l’on ne fût encore qu’au milieu de septembre, les nuages sombres et un fort vent de nord-est rendaient le temps extrêmement froid et triste. Le voyage nous paraissait long : car, ainsi que le disait Smith, les routes étaient « très-lourdes, » et assurément son cheval était très-lourd aussi ; il rampait aux montées et se traînait aux descentes, et ne consentait à se mettre au trot que lorsque la route était de niveau ou en pente très-douce, ce qui était rare dans ces régions accidentées. Il était près d’une heure lorsque nous arrivâmes à notre destination ; et pourtant, quand nous franchîmes la grande porte de fer, quand, roulant doucement sur l’avenue sablée et unie, bordée de chaque côté par des pelouses plantées de jeunes arbres, nous approchâmes de la splendide résidence de Wellwood s’élevant au-dessus des peupliers qui l’environnaient, le cœur me manqua, et j’aurais voulu en être encore à un mille ou deux. Pour la première fois de ma vie, j’allais me trouver livrée à moi-même ; il n’y avait plus de retraite possible. Il me fallait entrer dans cette maison, et m’introduire moi-même parmi ses habitants inconnus. Comment fallait-il m’y prendre ? Il est vrai que j’avais près de dix-neuf ans ; mais, grâce à ma vie retirée et aux soins protecteurs de ma mère et de ma sœur, je savais bien que beaucoup de jeunes filles de quinze ans et au-dessous étaient douées de plus d’adresse, d’aisance et d’assurance que moi. « Pourtant, me disais-je, si mistress Bloomfield est une femme bonne et bienveillante, je m’en tirerai fort bien ; quant aux enfants, je serai bientôt à l’aise avec eux, et j’espère n’avoir guère affaire avec M. Bloomfield. »

« Sois calme, sois calme, quoi qu’il arrive, » me dis-je à moi-même ; et vraiment, je tins si bien cette résolution, j’étais si occupée de calmer mes nerfs et de réprimer les rebelles battements de mon cœur, que, lorsque je fus en présence de mistress Bloomfield, j’oubliai presque de répondre à sa salutation polie, et le peu que je dis, je le dis du ton d’une personne à moitié morte ou à moitié endormie. Cette dame aussi avait quelque chose de glacial dans ses manières, ainsi que je m’en aperçus lorsque j’eus le temps de réfléchir. C’était une femme grande, mince, avec des cheveux noirs abondants, des yeux gris et froids, et un teint extrêmement pâle.

Avec une politesse convenable, pourtant, elle me montra ma chambre à coucher, et m’y laissa pour prendre quelque repos. Je fus un peu effrayée en me regardant dans la glace : le vent avait gonflé et rougi mes mains, débouclé et emmêlé mes cheveux, et teint mon visage d’un pourpre pâle ; ajoutez à cela que mon col était horriblement chiffonné, ma robe souillée de boue, mes pieds chaussés de bottines neuves grossières ; et, comme mes malles n’étaient pas encore apportées, il n’y avait pas de remède. Aussi, ayant lissé de mon mieux mes cheveux rebelles et tiré à plusieurs reprises mon obstiné collet, je descendis l’escalier en philosophant, et avec quelque difficulté trouvai mon chemin vers la chambre où mistress Bloomfield m’attendait.

Elle me conduisit dans la salle à manger, où le goûter de la famille avait été servi. Des biftecks et des pommes de terre à moitié froides furent placés devant moi ; et, pendant que je dînai, elle s’assit en face de moi, m’observant (ainsi que je le pensais), et s’efforçant de soutenir un semblant de conversation qui consistait principalement en une suite de remarques communes, exprimées avec le plus froid formalisme ; mais cela pouvait être plus ma faute que la sienne, car réellement je ne pouvais converser. Mon attention était presque entièrement absorbée par mon dîner ; non que j’eusse un appétit vorace, mais les biftecks étaient si durs, et mes mains, presque paralysées par une exposition de cinq heures au vent glacé, étaient si maladroites, que je ne pouvais venir à bout de les couper. J’eusse volontiers mangé les pommes de terre et laissé la viande ; mais j’en avais pris un gros morceau sur mon assiette, et je ne voulais pas commettre l’impolitesse de le laisser. Aussi, après plusieurs efforts infructueux et maladroits pour le couper avec le couteau, ou le déchirer avec la fourchette, ou le diviser avec les dents, sentant que lady Bloomfield me regardait, je saisis avec désespoir le couteau et la fourchette avec mes poings, comme un enfant de deux ans, et me mis à l’œuvre de toute ma petite force. Mais cela demandait quelque excuse ; essayant de sourire, je dis : « Mes mains sont si engourdies par le froid que je peux à peine tenir mon couteau et ma fourchette.

— Je pensais bien que vous le trouveriez froid, » répliqua-t-elle avec une froide et immuable gravité qui ne servit point à me rassurer.

Lorsque j’eus fini, elle me conduisit de nouveau au salon, et elle sonna et envoya chercher les enfants.

« Vous ne les trouverez pas fort avancés, dit-elle : car j’ai si peu de temps pour m’occuper moi-même de leur éducation ! et nous avons pensé jusqu’à ce moment qu’ils étaient trop jeunes pour une gouvernante ; mais je pense que ce sont deux enfants remarquables, et qu’ils ont beaucoup de facilité pour apprendre, surtout le petit garçon ; c’est, je crois, la fleur du troupeau, un garçon au cœur noble et généreux, qui se laissera diriger, mais non contraindre, et remarquable pour dire toujours la vérité. Il semble mépriser le mensonge (c’était là une bonne nouvelle). Sa sœur Mary-Anne demandera à être surveillée, continua-t-elle ; mais après tout c’est une très-bonne fille : pourtant je désire qu’on la tienne éloignée de la chambre des enfants, autant que possible, car elle a presque six ans, et pourrait acquérir de mauvaises habitudes auprès des nourrices. J’ai ordonné que son lit fût placé dans votre chambre, et, si vous voulez être assez bonne pour l’aider à se laver et à s’habiller et prendre soin de ses vêtements, elle n’aura plus désormais rien à faire avec la bonne d’enfants. »

Je répondis que je le voulais bien, et à ce moment mes jeunes élèves entrèrent dans l’appartement avec leurs deux jeunes sœurs. M. Tom Bloomfield était un garçon de sept ans, d’une belle venue, cheveux blonds, yeux bleus, nez un peu retroussé, et teint rosé. Mary-Anne était une grande fille aussi, un peu brune comme sa mère, mais avec un visage rond et plein et des joues colorées. La seconde sœur, Fanny, était une fort jolie petite fille. Mistress Bloomfield m’assura que c’était une enfant d’une gentillesse remarquable et qui demandait à être encouragée ; elle n’avait encore rien appris, mais dans quelques jours elle aurait quatre ans, et alors elle pourrait prendre sa première leçon d’alphabet et être admise dans la salle d’étude. La troisième et dernière était Henriette, une petite enfant de deux ans, grasse, joyeuse et vive, que j’aurais préférée à tout le reste, mais avec laquelle je n’avais rien à faire.

Je parlai à mes petits élèves le mieux que je pus, et essayai de me rendre agréable, mais avec peu de succès, car la présence de leur mère me gênait beaucoup. C’étaient pourtant des enfants vifs et sans gêne, et j’espérais être bientôt en bons termes avec eux, avec le petit garçon particulièrement, dont j’avais entendu vanter le caractère par la mère. Chez Mary-Anne, il y avait un certain sourire affecté et un désir d’attirer l’attention que je fus fâchée d’observer. Mais son frère attira toute mon attention : il se tenait droit entre moi et le feu, les mains derrière le dos, parlant comme un orateur, et s’interrompent quelquefois pour adresser d’aigres reproches à ses sœurs quand elles faisaient trop de bruit.

« Oh ! Tom, quel chéri vous êtes ! s’écria sa mère. Venez embrasser chère maman ; et ensuite ne voudrez-vous pas montrer à miss Grey votre salle d’étude et vos jolis livres neufs ?

— Je ne veux pas vous embrasser, maman, mais je montrerai à miss Grey ma salle d’étude et mes livres neufs.

— Et ma salle d’étude et mes livres neufs, Tom, dit Mary-Anne. Ce sont les miens aussi.

— Ce sont les miens, répliqua-t-il avec décision. Venez, miss Grey, je veux vous escorter. »

Quand la chambre et les livres m’eurent été montrés, avec quelques disputes entre le frère et la sœur que j’apaisai ou adoucis de mon mieux, Mary-Anne m’apporta sa poupée, et commença à devenir très-loquace sur le sujet de ses habits, de sa commode et de ses autres affaires ; mais Tom lui ordonna de se taire, afin que miss Grey pût voir son cheval de bois, qu’avec le plus grand empressement il tira au milieu de la chambre, en réclamant hautement mon attention. Puis, commandant à sa sœur de tenir les rênes, il monta à cheval, et me fit rester là dix minutes pour admirer comme il savait se servir de la cravache et de l’éperon. Pourtant j’admirai la jolie poupée de Mary-Anne et tout le reste ; puis je dis à Tom qu’il était un parfait cavalier, mais que j’espérais qu’il ne se servirait pas autant de la cravache ni de l’éperon lorsqu’il monterait un vrai cheval.

« Oh, certainement que je m’en servirai, dit-il en frappant avec un redoublement d’ardeur. Je le couperai comme de la fumée ! Eh ! ma parole, je le ferai suer. »

Cela était très-mal ; mais j’espérais avec le temps parvenir à le changer.

« Maintenant, il vous faut mettre votre chapeau et votre châle, me dit le petit héros, et je vous montrerai mon jardin.

— Et le mien, » dit Mary-Anne.

Tom leva son poing avec un geste menaçant ; elle poussa un cri perçant, courut se placer à mon côté et lui fit face.

« Assurément, Tom, vous ne voudriez pas frapper votre sœur ! j’espère que je ne vous verrai jamais faire cela.

— Vous me le verrez faire quelquefois ; j’y suis obligé de temps en temps pour la corriger.

— Mais ce n’est pas votre affaire de la corriger, vous savez, c’est…

— Bien, partons et mettez votre chapeau.

— Je ne sais… le temps est si couvert et si froid, il paraît qu’il va pleuvoir ; et vous savez que je viens de faire une longue route.

— N’importe, vous viendrez ; je ne souffrirai aucune excuse, » répliqua le petit gentleman. Et, comme c’était le premier jour de notre connaissance, je pensai que je pouvais bien lui passer cela. Il faisait trop froid pour que Mary-Anne nous accompagnât : aussi resta-t-elle avec sa mère, au grand contentement de son frère, qui aimait à m’avoir entièrement à lui.

Le jardin était grand et disposé avec goût ; outre de splendides dahlias, il y avait encore d’autres belles plantes en fleur. Mais mon compagnon ne voulait pas me les laisser examiner. Il me fallut le suivre à travers l’herbe mouillée, jusqu’à un endroit éloigné, le plus important du domaine, puisqu’il contenait son jardin. Là étaient deux espaces ronds, semés d’une variété de plantes. Dans l’un se trouvait un joli petit rosier. Je m’arrêtai pour admirer ses belles fleurs.

« Oh ! ne faites pas attention à cela, dit-il avec mépris. Ceci n’est que le jardin de Mary-Anne. Regardez, voici le mien. »

Après que j’eus observé chaque fleur et écouté la description de chaque plante, il me fut permis de partir ; mais auparavant, avec grande pompe, il arracha un polyanthus et me le présenta, comme quelqu’un qui confère une grande faveur. Je remarquai, sur l’herbe autour de son jardin, certain appareil de bâtons et de cordes, et je demandai ce que c’était.

« Des piéges pour les oiseaux.

— Pourquoi les attrapez-vous ?

— Papa dit qu’ils font du mal.

— Et qu’en faites-vous quand vous les avez pris ?

— Différentes choses. Quelquefois je les donne au chat ; quelquefois je les coupe en morceaux avec mon canif. Mais le prochain, j’ai l’intention de le rôtir vivant.

— Et pourquoi pensez-vous à faire une aussi horrible chose ?

— Pour deux raisons : d’abord pour voir combien de temps il vivra ; ensuite pour voir quel goût il aura.

— Mais vous ne savez donc pas que c’est très-mal de faire de telles choses ? Souvenez-vous donc que les oiseaux sentent aussi bien que vous ; et pensez si vous aimeriez qu’on vous fît la même chose à vous !

— Oh ! je ne suis pas un oiseau, et je ne puis sentir ce que je leur fais souffrir.

— Mais vous aurez à le sentir un jour, Tom. Vous savez où vont les méchants lorsqu’ils meurent ; et, si vous ne renoncez pas à torturer d’innocents oiseaux, souvenez-vous que vous irez là aussi, et que vous souffrirez ce que vous leur aurez fait souffrir.

— Oh ! peuh ! je ne cesserai pas. Papa sait comment je les traite, et il ne m’a jamais blâmé pour cela : il dit que c’est justement ce qu’il faisait lorsqu’il était petit garçon. L’été dernier il me donna une nichée de jeunes moineaux, et il me vit leur arracher les pattes, les ailes et la tête, et il ne me dit rien ; excepté que ce sont des choses malpropres, et que je ne dois pas leur laisser souiller mes pantalons. Et l’oncle Robson était là aussi, et il riait, disant que j’étais un beau garçon.

— Mais votre maman, que dit-elle ?

— Oh ! elle ne s’occupe guère de cela ! Elle dit que c’est dommage de tuer de jolis oiseaux qui chantent, mais que les malfaisants moineaux, ainsi que les souris et les rats, je peux en faire ce que je veux. Ainsi, maintenant, miss Grey, vous voyez que ce n’est pas une méchante action.

— Je crois toujours que c’en est une, Tom ; et peut-être votre papa et votre maman penseraient-ils comme moi, s’ils voulaient bien y réfléchir. Cependant, ajoutai-je intérieurement, ils peuvent dire ce qui leur plaira, je suis déterminée à ne vous laisser faire rien de pareil, aussi longtemps que je pourrai l’empêcher. »

Il me fit ensuite traverser la pelouse pour voir sa taupière, puis passer dans le bûcher pour voir ses pièges à belettes, dont l’un, à sa grande joie, contenait une belette morte ; puis à l’écurie pour voir, non les beaux chevaux, mais un petit poulain assez laid qu’il me dit avoir été élevé pour lui, et qu’il devait monter aussitôt qu’il serait convenablement dressé. Je m’efforçais d’amuser mon petit compagnon, et j’écoutais son babillage avec autant de complaisance que possible : car je pensais que, s’il était susceptible d’affection, il me fallait d’abord le gagner, et que plus tard je pourrais lui faire voir ses erreurs ; mais je cherchais en vain en lui ce généreux et noble cœur dont parlait sa mère, bien que je pusse remarquer qu’il n’était pas sans un certain degré de vivacité et de pénétration.

Lorsque nous rentrâmes à la maison, il était presque l’heure de prendre le thé. M. Tom me dit que, son papa étant sorti, lui et moi et Mary-Anne aurions l’honneur de prendre le thé avec leur mère : car dans de telles occasions, elle dînait toujours avec eux, à l’heure du goûter, au lieu de six heures. Aussitôt après le thé, Mary-Anne alla se coucher, mais Tom nous favorisa de sa compagnie et de sa conversation jusqu’à huit heures. Après qu’il fut parti, mistress Bloomfield revint de nouveau sur les dispositions et les qualités de ses enfants, sur ce qu’il faudrait leur faire apprendre, comment il fallait les gouverner, et m’engagea à ne parler de leurs défauts qu’à elle seule. Ma mère m’avait averti déjà de les lui mentionner le moins possible, car les mères n’aiment point à entendre parler des défauts de leurs enfants, et je résolus de n’en rien dire même à elle. Vers neuf heures et demie, mistress Bloomfield m’invita à partager un frugal souper composé de viande froide et de pain. Ce fut avec plaisir que je la vis ensuite prendre son flambeau pour aller se coucher : car, quoique j’eusse désiré trouver du plaisir auprès d’elle, sa compagnie m’était extrêmement désagréable, et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle était froide, grave, rebutante, tout l’opposé de la matrone bienveillante et au cœur aimant que j’avais rêvée.