Adolescence (trad. Bienstock)/Chapitre 13

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 262-265).


XIII

LA TRAÎTRESSE


Après le dîner commencèrent les petits jeux et j’y pris la part la plus active. En jouant « au chat et aux souris », maladroitement, en courant, je tombai sur la gouvernante des Kornakov qui jouait avec nous, je montai sur sa robe et la déchirai. En remarquant que toutes les fillettes et surtout Sonitchka avaient grand plaisir à voir de quel air désolé la gouvernante allait dans la chambre des bonnes pour raccommoder sa robe, je résolus de leur fournir encore une fois ce plaisir. Dans cette aimable intention, aussitôt que la gouvernante revint dans la chambre, je recommençai à galoper autour d’elle et continuai ces évolutions jusqu’au moment favorable pour accrocher sa jupe avec mon talon et la déchirer de nouveau. Sonitchka et les princesses purent à peine se retenir de rire, ce qui flattait agréablement mon amour-propre, mais Saint-Jérôme ayant sans doute remarqué mes polissonneries, s’approcha de moi, et en fronçant les sourcils (ce que je ne pouvais supporter), dit que je lui semblais gai, mais non pour le bien, et que si je n’étais pas plus modeste, alors, malgré la fête, il m’en ferait repentir.

Mais je me trouvais dans l’état d’énervement d’un homme qui a perdu plus qu’il n’a en poche et qui, ayant peur de compter ses points, continue à jeter les cartes sans aucun espoir de se rattraper et seulement pour ne pas se donner le temps de reprendre mémoire.

Je souris insolemment et m’éloignai de lui.

Après « le chat et les souris » quelqu’un organisa un jeu que nous appelions, il me semble, Lange Nase. Ce jeu consistait à mettre deux rangs de chaises l’un en face de l’autre, les dames et les messieurs se partageaient en deux groupes et tour à tour se choisissaient entre eux. La plus jeune des princesses choisissait chaque fois le plus jeune des Ivine, Katenka prenait Volodia ou Ilinka, et Sonitchka choisissait toujours Serioja, et à mon grand étonnement, n’avait aucune honte quand Serioja venait tout droit et s’asseyait en face d’elle. Elle riait de son rire charmant, sonore et lui faisait, de la tête, des signes qu’il comprenait.

Quant à moi, personne ne me choisissait. À la profonde blessure de mon amour-propre, je compris que j’étais de trop, un restant, que chaque fois, on devait dire de moi : « Qui reste encore ? » « Oui, Nikolenka ; eh bien, prends-le donc. » C’est pourquoi, quand mon tour venait de sortir ; je m’approchais directement de ma sœur ou d’une des laides princesses, et malheureusement pour moi, jamais je ne me trompais. Sonitchka semblait si occupée de Sergueï Ivine que je n’existais plus pour elle. En pensée, je l’appelais traîtresse, je ne sais pas pourquoi, puisqu’elle ne m’avait jamais promis de me choisir, moi et non Serioja ; mais j’étais fermement convaincu qu’elle agissait envers moi de la façon la plus honteuse.

Après le jeu, je remarquai que la traîtresse, que je méprisais, mais dont je ne pouvais détacher mes regards, s’éloignait dans un coin avec Serioja et Katenka, et qu’ils chuchotaient mystérieusement quelque chose. Je me glissai derrière le piano pour surprendre leur secret. Voici ce que je vis : Katenka tenait par les deux bouts un mouchoir de batiste, et comme d’un paravent, en cachait les têtes de Serioja et de Sonitchka. « Non, vous avez perdu, maintenant il faut payer ! » disait Serioja. Sonitchka, devant lui comme une coupable, baissait les mains, rougissait et disait : « Non, je n’ai pas perdu, n’est-ce pas mademoiselle Catherine ? »

— « J’aime la vérité, répondit Katenka, — vous avez perdu votre pari, ma chère. »

À peine Katenka avait-elle prononcé ces mots que Serioja se penchait et embrassait Sonitchka. Comme cela, tout carrément, il embrassa ses petites lèvres roses. Et Sonitchka riait comme si ce n’était rien, comme si c’était très gai. C’est affreux !!! Oh ! l’hypocrite traîtresse !