Adolescence (trad. Bienstock)/Chapitre 12

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 258-261).
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XII

LA PETITE CLEF


Une fois descendus, à peine avions-nous eu le temps de saluer tous les invités, qu’on nous appela à table. Papa était très gai (depuis quelque temps il gagnait beaucoup). Il fit cadeau à Lubotchka d’un riche service en argent, et pendant le dîner il se rappela que, dans le pavillon, chez lui, était restée encore une bonbonnière préparée pour la fête.

— Au lieu d’envoyer un domestique, vas-y, Coco, — me dit-il. — Les clefs sont sur la grande table, dans la coquille, tu sais ?… Tu les prendras et avec la plus grande des clefs ouvre le deuxième tiroir à droite, là-bas tu trouveras une bonbonnière et des bonbons dans du papier, tu apporteras le tout ici.

— Et faut-il t’apporter des cigares ? — demandai-je, sachant que toujours, après le dîner, il envoyait chercher des cigares.

— Apporte et prends garde, ne touche à rien, chez moi ! — cria-t-il comme je m’éloignais.

Je trouvai les clefs à l’endroit indiqué et j’allais déjà ouvrir le tiroir, lorsque l’envie me prit de savoir quel objet pouvait ouvrir la clef minuscule qui était dans le même trousseau.

— Sur la table, parmi des milliers d’objets divers, se trouvait près du bord un portefeuille brodé fermé par un petit cadenas.

Et je voulus essayer si la petite clef y correspondait. L’expérience eut un plein succès. Le portefeuille s’ouvrit et je trouvai là une foule de papiers. L’instinct de curiosité me poussa si fortement à savoir quels étaients ces papiers que sans écouter la voix de la conscience, je me mis à examiner ce qui se trouvait dans le portefeuille.

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Le sentiment enfantin de respect absolu pour toutes les grandes personnes et surtout pour papa, était si fort chez moi, que mon esprit se refusa involontairement à tirer n’importe quelles conclusions de ce que je vis. Je sentis que papa devait vivre dans des sphères tout-à-fait particulières, belles, inaccessibles pour moi, et qu’essayer de pénétrer les mystères de sa vie serait de ma part une sorte de sacrilège.

C’est pourquoi les découvertes que je fis à l’improviste dans le portefeuille de papa ne me laissèrent aucune conception nette, sauf la conscience amère d’avoir mal agi. J’avais honte et me sentais mal à l’aise.

Sous l’influence de ce sentiment, je voulus refermer au plus vite le portefeuille, mais évidemment il m’était réservé d’éprouver en ce jour mémorable, le plus de malheurs possibles.

Ayant introduit la petite clef dans le trou de cette serrure, je la tournai du mauvais côté, et croyant la serrure fermée je tirai la clef et — ô horreur ! — dans mes mains, il ne resta qu’un morceau de la petite clef. En vain m’efforçai-je de l’unir avec la moitié qui restait dans le cadenas, et, par un sortilège quelconque, de la sortir du dedans, il fallut enfin se faire à l’horrible pensée que j’avais commis un nouveau crime, qui aujourd’hui même, au retour de papa dans le cabinet de travail, serait découvert.

La plainte de Mimi, le un, et la petite clef ! Rien ne pouvait m’arriver de pire. Grand’mère pour la plainte de Mimi, Saint-Jérôme pour le un et papa pour la petite clef… et tout cela tombera sur moi, pas plus tard que ce soir.

— Que vais-je devenir ? — Ah ! qu’ai-je fait ? — dis-je tout haut en marchant sur le tapis moelleux du cabinet. — Eh ! — pensai-je en moi-même, en tirant les bonbons et le cigare. — Ce qui sera, on ne peut y échapper… Et je courus à la maison.

Cette sentence fataliste que j’avais entendue de Nikolaï dans mon enfance, a eu, dans tous les moments difficiles de ma vie, un influence bienfaisante et, pour un moment, calmante. En entrant au salon, j’étais un peu nerveux, non naturel, mais très gai.