Adolescence (trad. Bienstock)/Chapitre 14

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 266-270).


XIV

ÉGAREMENT


Subitement je sentis du mépris pour tout le sexe féminin en général, et pour Sonitchka en particulier ; je m’efforçai de me persuader qu’il n’y avait rien de gai dans ces jeux, qu’ils ne convenaient qu’aux fillettes, et je voulus vivement faire un tour quelconque, hardi, qui étonnât tout le monde. L’occasion ne tarda pas à se présenter.

Saint-Jérôme, après avoir dit quelque chose à Mimi, sortit de la chambre ; le bruit de ses pas s’entendit d’abord sur l’escalier, puis au-dessus de nous, dans la direction de la classe. Il me vint l’idée que Mimi lui avait raconté où elle m’avait vu pendant la classe, et qu’il allait regarder le cahier. À ce moment, je ne supposais pas à Saint-Jérôme d’autre but dans la vie que le désir de me punir.

J’ai lu quelque part que les enfants de douze à quatorze ans, c’est-à-dire à l’âge passager de l’adolescence, sont surtout enclins à l’incendie ou même au meurtre. En me rappelant mon adolescence, et surtout l’état d’esprit dans lequel je me trouvais dans ce jour néfaste pour moi, je comprends très nettement la possibilité du crime le plus terrible sans aucun but, sans le désir de nuire, mais comme ça, par curiosité, par besoin inconscient d’agir. À certains moments, l’avenir se présente à un homme sous un jour si sombre qu’il craint, s’il y arrête ses pensées, que l’activité de l’esprit ne cesse absolument en lui, et qu’il tâche de se convaincre qu’il n’y aura pas d’avenir, qu’il n’y a pas de passé. Dans ces moments, où la pensée ne discute pas d’avance chaque impulsion de la volonté, et quand pour seul ressort de la vie, restent les instincts de la chair, je comprends que l’enfant qui, par l’inexpérience, est surtout enclin à un tel état, sans aucune hésitation et sans aucune peur, avec un sourire de curiosité, allume et souffle le feu sous sa propre maison, dans laquelle dorment ses frères, son père, sa mère, qu’il aime tendrement. Sous l’influence d’une même absence temporaire de la pensée — presque par distraction, — le jeune paysan de dix-sept ans, en contemplant le tranchant d’une hache fraîchement aiguisée, près du banc sur lequel, allongé sur le ventre, dort son vieux père, subitement agite la hache et avec curiosité, hébété, regarde comment, sous le banc, du cou tranché, coule le sang.

Sous l’influence de la même absence de pensée et sous l’influence de la curiosité instinctive, l’homme trouve un certain plaisir à s’arrêter au bord même de l’abîme, à songer : Si je me jetais en bas ? Ou à appuyer sur son front un pistolet chargé et à penser : Si je pressais la gâchette ? Ou à regarder un personnage important, à qui tous témoignent du respect, et à se dire : « et si je m’approchais de lui, l’attrapais par le nez et disais : « Eh bien, mon ami, allons ? »

Sous l’influence de la même émotion intérieure et de l’absence de réflexion, quand Saint-Jérôme revint en bas et me dit que je n’avais pas le droit d’être ici aujourd’hui parce que je m’étais mal conduit et que j’avais mal travaillé, et quand il m’intima de monter immédiatement, je lui tirai la langue et répondis que je ne partirais pas d’ici.

Au premier moment, de surprise et de fureur, Saint-Jérôme ne put prononcer un mot.

C’est bien — dit-il en m’attrapant ; — plusieurs fois déjà je vous ai promis la punition que votre grand’mère aurait voulu vous épargner, mais maintenant je vois que sans les verges on ne peut vous faire obéir, et aujourd’hui, vous les avez tout à fait méritées.

Il prononça ces paroles si haut, que tous les entendirent. Le sang ; avec une force extraordinaire, reflua à mon cœur, je le sentis battre violemment, je sentis mon visage changer de couleur, et mes lèvres trembler. J’étais sans doute effrayant en ce moment, parce que Saint-Jérôme, en évitant mon regard, s’approcha rapidement de moi et me saisit par la main ; mais aussitôt que je sentis le contact de sa main, perdant toute conscience, et oubliant tout, de fureur, j’arrachai ma main, et de toutes mes forces d’enfant, je le frappai.

— Qu’as-tu ? — dit en s’approchant de moi Volodia qui, avec horreur et étonnement, avait vu mon acte.

— Laisse-moi ! — lui criai-je à travers mes larmes ; — personne de vous ne m’aime, et vous ne comprenez pas comme je suis malheureux ! Vous êtes tous méchants et odieux ! — criai-je, dans un délire quelconque, en m’adressant à toute la société.

Mais en ce moment, Saint-Jérôme, le visage résolu et pâle, de nouveau s’approcha de moi, et je n’avais pas eu le temps de me préparer à la défense que déjà, par un fort mouvement, comme par des tenailles, il serrait mes deux mains et m’entraînait quelque part. La tête me tournait d’émotion : je me rappelle seulement, qu’avec la tête et les genoux je me débattis désespérément, tant que j’eus des forces. Je me rappelle que parfois, mon nez se heurtait à des jambes, que dans la bouche m’entrait un morceau de veston, qu’autour de moi, de tous côtés, je sentais la présence de pieds, l’odeur de poussière et le parfum de violette dont usait Saint-Jérôme. Cinq minutes plus tard, derrière moi se refermait la porte du cabinet noir.

— Vassili ! — cria-t-il d’une voix odieuse, triomphante — apportez les verges.

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