Paul Ollendorf, éditeur (p. 180-189).


XX


Vie ! Vie ! lequel d’entre les hommes dira jamais ta beauté ! Les gazons s’étoilèrent de clairs ramages. Les tapis sous les arbres furent frais et soyeux. La source ruissela d’ingénus murmures. Et comme un aïeul sur le pas de la porte regarde si la sage-femme ne vient pas encore, toute la forêt là-bas regardait vers la maison, attendait le prodige. De très vieux arbres semblèrent doucement délirer sous leurs barbes. Les peupliers d’abord eurent des pousses d’or légères ; les frênes et les bouleaux dardèrent vermeils ; et seuls les grands hêtres tardaient à se feuiller, pourprés déjà à leurs cimes. Au friselis du vent toutes les branches s’agitaient comme des mains dans une foule. Et les soirs furent remplis de chuchotements. Il y eut des pluies tièdes ; les aubes ressemblèrent à des baptêmes. Il veut des arômes frais de jeunes langes sur les haies. Le muguet, l’anémone et l’hépatique dans le matin ressemblaient à des gouttes de lait tombées des mamelles de la nuit. Vie ! ô vie qui es la même pour la femme et les brebis et les arbres ! Chez les laboureurs, à présent le pis des femelles s’alourdissait et tu gonflais aussi la gorge pesante de l’épouse. Mets tes petits pas l’un devant l’autre, Beauté ! L’amande amère de l’aubépine commence à parfumer les haies et le chaton du sapin a une odeur d’amour. Son corps dans les fleurs mollement tombait comme un fruit mûr ; et moi j’étais celui qui va dans le verger au matin et récolte les pommes tombées. Je l’emportais doucement dans mes bras.

Elle eut des grâces blessées et lasses. Elle marchait avec prudence sous le faix de sa vie. Une clarté d’enfance baignait ses prunelles. Son petit enfant déjà lui montait aux yeux dans cette lumière fraîche et perlée. Le léger ciel matinal, lavé d’améthyste, n’a pas un plus humide et brillant orient. Elle était elle-même à présent une enfant frêle et tendre, avec un autre visage, dans le mystère et l’attente. Ses gestes ne s’achevaient pas, ils demeuraient suspendus dans l’air comme si elle ne vivait plus tout à fait ou qu’elle ne vécût pas encore. Quelquefois elle oscillait, les mains devant elle, comme un berceau se balance. Un homme qui a vu cela est près de Dieu comme devant la grande mer, comme sous une nuit étoilée ; et il pleure à mains jointes silencieusement, il croit voir naître le monde.

Ève maintenant aussi restait de longs instants les yeux perdus au loin ou inclinés vers la terre. Ni elle ni moi ne savions ce qu’elle regardait. Elle regardait bien plus loin que la vie et elle attendait. Elle me dit une fois cette chose délicieuse : « Je ne sais plus si c’est lui ou moi qui vit ma vie. » Et ce jour-là, je m’agenouillai devant elle ; je pris dans mes doigts le bout de sa robe et l’approchai de ma bouche ainsi qu’on boit d’une eau où il tremble un reflet du matin. J’avais le sentiment qu’elle était pour moi un être sanctifié comme un peu de l’éternité visible. Mes lèvres religieusement baisèrent le tissu qui avait touché ses genoux, qui avait tressailli de la peine et de la joie de sa ceinture.

Les pointes de ses mamelles avec les jours se gonflèrent comme des bourgeons humides. Elles eurent le sang vermeil des roses d’un jardin ; elles s’ambrèrent d’une nuance de pêches dans les heures d’or du verger. Toute sa chair miraculeusement fut en fleur de l’été qu’elle portait. Et son ventre à présent faisait une petite ombre au soleil des chemins. Ô Adam ! Adam ! vois ta chère femme comble comme la grange. Quand elle pleure ou elle rit, une chose rit et pleure en elle, qui sera la tribu de tes fils dans les siècles. À peine j’osais toucher avec mes mains sa chair sacrée. J’étais un homme humble et tremblant au seuil d’une terre promise. Je restais longuement penché sur la palpitation paisible de sa vie ; celle-ci avait de profonds silences où doucement une fontaine sourdait, où comme l’eau d’une source, je croyais entendre tomber l’une après l’autre des gouttes d’éternité.

Une infinie et tendre sensibilité l’accorda à l’heure divine. Elle était si près du mystère qu’elle parut le comprendre. Un émoi de jeunes feuilles, le miraillé des vanesses, le vent aux mains d’or heurtaient aux portes de sa vie. Elle vécut ainsi des minutes harmonieuses dans la nature. Elle fut elle-même une petite feuille qui bat et vibre dans la grande forêt de l’être. Un homme comme moi qui avait eu des maîtres alors se voit peu de chose à côté d’une simple femme ignorante des hameaux. Toute ma science, je la pouvais ramasser au creux de ma main ; elle ne pesait pas le poids des grains de blé légers que le semeur prend dans son tablier et lance par le champ. Je n’avais commencé à acquérir une part minime du vrai savoir désirable qu’en redevenant le premier homme nu sous les étoiles. Ève, elle, n’avait rien dû oublier et maintenant elle était bien plus avancée que moi aux secrets de l’univers.

J’étais devant elle comme les bergers sous l’étoile. Je pensais avec un grand tremblement qu’en chaque enfant recommence l’heure inouïe des origines et qu’une vie jaillie d’une autre est toujours la première naissance. Toute parcelle de ta chair belle comme les jardins du printemps, chère Ève élue, est à présent une part de la durée du monde. Une goutte de ta vie, aux calices de l’univers, se décèle aussi précieuse que le sang des aubes. Elle suffit à racheter un peu du sang de toutes les hécatombes. Et peut-être les âmes, au secret des genèses, sont comptées comme les grains du sable et comme les eaux de la pluie. Quand une s’en va, une autre arrive qui est la même avec un visage différent. Ô croire qu’une petite âme qui fut autrefois vivante se mêla à nos lèvres nuptiales, attendant le moment de s’incarner et de recommencer la vie ! J’entendais au fond de moi tressaillir et se gonfler d’obscures vies déli cieuses.

Nous allions ensemble sous la jeune ombre des feuilles. Elle aima se reposer longuement dans le taillis où elle me dédia son amour. Le soleil filait des soies légères, un nuage blond s’épandait des branches. Et quelquefois elle portait la main à son flanc et me souriait : je ne connaissais pas encore la beauté du sourire. Toute chose ainsi nous apparut nouvelle. Nous ignorions la grâce du bouleau, la majesté paternelle du chêne, le charme des ciels mouillés de clarté et ils nous furent révélés. Les arbres eurent des noms amis : elle appela Adam un hêtre magnifique dont les branches s’étendaient jusqu’à terre ; elles auraient recouvert une tribu. Et moi, par analogie avec le jet léger de sa vie, j’appelai Ève un svelte bouleau frémissant. Puis ensemble nous cherchâmes un nom pour l’enfant ; et un jeune chêne sain et droit fut baptisé Héli en action de grâces au soleil, père vénérable de notre amour. Un esprit sembla animer l’arbre gracieux. La bouche fraîche du vent, en remuant les feuilles, lui prêtait une vie enfantile. Naturel n’es-tu pas la mer de lait en qui ondoie l’éternelle substance ? N’es-tu pas, en vérité, le berceau de toutes les âmes ? Cependant à peine nous commencions de te connaître. Nous étions deux êtres ingénus qui allaient sous les arbres en écoutant la vie.

Ève bientôt sentit le lait la tourmenter. Cependant elle supportait légèrement la blessure de son flanc. La ceinture lâche, avec la caresse tiède de l’air à sa chair fleurie, elle ne redoutait pas sa délivrance. « Ne suis-je pas Ève au jardin d’Èden ? » disait-elle. J’admirais l’héroïsme tranquille de cette bergère.

Or, à quelque temps de là, étant parti pour le bois, j’entendis au chant des oiseaux que l’été était venu. L’air lourd brûlait. Je descendis vers la lisière et cueillis les premières fraises. C’était à peu près au temps qu’elle arriva elle-même avec les filles, l’autre été. Ève ! Ève ! la terre a saigné délicieusement un jus parfumé. Accueille ces prémices, elles ressemblent aux pointes fraîches de ta gorge. De loin ainsi je l’appelais. Et alors tout à coup je vis que l’enfant aussi était venu : sur le seuil Ève le tendait vers moi, les bras levés, criant : Héli ! Héli ! pour me faire entendre que c’était bien le jeune être mâle promis à notre désir des races. Un brouillard m’enveloppa ; je restai là un moment, mon cœur gonflé dans les mains, et ensuite je courus vers Ève, je lui pris l’enfant des mains, je le portai devant la lumière, bégayant sans fin : Héli ! Héli ! comme un nom prédestiné et royal. Il fut ondoyé des longs poils de ma face, ma barbe le recouvrit d’ondes d’or ; et je riais et je pleurais, ivre de jours. Ô certes ! je ressentis alors un orgueil divin comme si à mon tour j’étais haut dans la vie, comme si de mon amour était sorti un petit dieu. Mon sang pourpre coula du flot profond d’un fleuve. Je dis à Ève dans ma folie : « Le bel Été aussi est arrivé de la plaine. » Soudain le jeune cri de l’homme monta, terrible comme le miaulement du lionceau. Il s’éleva par dessus le bruit du vent et la chanson des oiseaux. Il retentit jusqu’aux limites de la forêt. Et ainsi il fut annoncé à la nature qu’un roi lui était venu.

M’étant retourné vers Ève, je m’aperçus que sa vie fleurissait la terre comme dans les bois saignait le jus rosé des fraises. Je la portai dans mes bras jusqu’au lit et ensuite je couchai l’enfant dans sa gorge. « Vois, me dit-elle, il n’était pas sitôt venu au monde que déjà il avait vidé un de mes seins. Et maintenant il cherche l’autre, avec ses mains. Notre fils aura grande vie, cher Adam. » Le lait jaillit, sucé par la petite bouche comme le vin écume de la bonde. Et Ève, avec les doigts, doucement écrasait la pointe de sa gorge entre ses lèvres gourmandes. Ma mère aussi avait fait ainsi et toutes les mères avant elle. Leurs mains, en appuyant sur le sein, avaient eu des grâces longues et pâles. La tête de l’enfant ensuite roula ; un peu de lait coula de sa bouche ; et il dormit d’un grand sommeil gorgé près du sommeil las d’Ève. Toute la maison fit silence et moi avec les chiens j’allai vers le bois, non loin du seuil, pleurant des larmes heureuses.