Paul Ollendorf, éditeur (p. 172-179).


XIX


Je pris une après-midi ma carabine. Je descendis vers le cœur frais de la forêt. Il y avait un assez long temps déjà que je ne partais plus en chasse. Un jour, ayant mangé d’une chair sauvage du bois, nous vîmes que nous avions du sang aux dents. Aussitôt nous détournâmes les yeux ; cette chose rouge nous levait le cœur. Et jusqu’au soir nous n’osâmes nous baiser sur la bouche, songeant tous les deux qu’il y avait eu là le sang d’une vie. Je m’en allai donc devant moi, dans l’odeur et la beauté de la nature. Je n’aurais pu dire pourquoi j’avais emporté ma carabine. Des écureuils jouaient dans les chênes ; des palombes roucoulaient. Ces bêtes aimables me charmaient plutôt : elles étaient comme mariées au grand amour de la terre.

J’avais quitté Ève ce matin-là, voulant être un peu loin d’elle avec moi-même. Il me semblait que j’avais encore quelque chose à connaître. Et j’étais là très seul maintenant. Je ne pensais plus à Ève et cependant elle pensait en moi, elle me disait : « Vois comme tout cela est délicieux. » Je m’étais couché sur le dos, au soleil ; je ne faisais pas un mouvement ; j’avais oublié que j’avais emporté ma carabine. La chaleur me faisait haleter joyeusement. Je ne cessais pas de regarder le ciel entre les feuillages légers. Et puis les sèves du printemps me grisèrent ; je sentis tout à coup une grande force me venir de cette nature jeune. C’était une chose profonde en moi, un flot lent et continu qui me submergeait comme si je fusse descendu aux eaux d’un fleuve. Il me semblait que les arbres et le ciel et les petites sources sous les mousses étaient mêlés à ma vie. J’étais le cœur sensible où retentissait l’énorme voix mystérieuse de la forêt. Cependant je ne songeais pas à rassembler mes pensées ; je n’avais que des sensations brèves et infinies qui me venaient de l’harmonie de mon être en cet instant avec la vie universelle. J’étais comme un des arbres de ce peuple vert, touffu à l’égal de l’humanité. Mon sang faisait un bruit de feuilles remuées. J’étais une part de l’éternité parmi l’éternité des essences sauvages du bois ; et seulement moi je savais que ma substance n’avait ni commencement ni fin. Le vent avait semé la graine ; elle-même était venue d’une autre qui avait été la vie avant elle. Mon esprit suffisait à me représenter cette continuité sans trêve de la substance tandis que les herbes et les chênes et les millions de germes cachés dans la terre s’étaient levés et ne cesseraient pas de se lever comme des forces aveugles, inconnues d’elles-mêmes. Moi, dans la connaissance de mon éternité, j’étais comme un des regards avec lesquels le grand dieu de la vie se regardait vivre et se réaliser à travers l’illimité du temps. Voilà, oui, j’étais la propre conscience du monde. Cependant je ne faisais aucun geste pour m’attester que je vivais et je vivais d’une vie puissante. Je sentais la vie déborder de ma poitrine : elle coulait comme le sang et les eaux de la terre ; et moi-même je me tenais immobile dans ce mouvement immense de ma vie. Il me paraissait que j’étais évanoui dans le torrent de l’être qui à grandes vagues allait de la terre à moi.

Je demeurai ainsi longtemps, ayant dans mes yeux tendus et fixes le reflet mobile des feuillages agités par le vent. Et à la fin la vie comme un vin écumeux me transporta. Une force sauvage monta de moi ; je me dressai sur mes pieds et regardai dans la profondeur de la forêt. Maintenant je me sentais le maître des autres vies qui m’entouraient. J’étais, moi, la vie consciente et toutes les autres s’ignoraient. Là-haut les tourterelles roucoulaient toujours et les écureuils continuaient à bondir de branche en branche : j’étais sûr de ma carabine, je n’aurais eu qu’à l’épauler pour les abattre. Mais il y avait une trop grande distance entre leur faiblesse et ma force violente. Mon rire sonna par dessus leurs jeux et leur amour. Je n’étais pas touché par leur beauté confiante ; mais seulement ma force me rendait désirables de plus nobles proies.

Et puis il arriva que je pensai tout à coup à ma chère Ève et à l’enfant qu’elle portait. Elle était ma colombe amoureuse avec de petits spasmes au creux de mes mains ; et l’enfant comme les écureuils bientôt jouerait dans mon arbre de vie. La vie encore une fois chanta, ardente et terrible. J’étais moi-même comme la petite colombe et j’étais aussi le lion. J’étais l’homme qui va dans le vertige de sa force. Je songeais : s’il ne vient pas de bête, j’irai chercher ma hache, je la planterai au cœur d’un hêtre. J’avançai donc à pas muets, sans hâte et tranquille comme quelqu’un qui porte l’éternité en soi. Je tenais toute la forêt dans mes prunelles. Déjà l’ombre montait des fonds. La forêt eut un long silence ; je n’entendais plus que faiblement le loriot dans les hautes ramures. Et puis le soleil en longues bandes d’or obliquement glissa ; le soir commença de floconner en vapeurs violettes. J’étais maintenant à l’entrée de la clairière, guettant avec mes yeux rusés. Des sabots légèrement craquèrent à une petite distance dans le taillis. Je le connaissais bien, ce bruit sec de la marche des chevreuils sous bois. Presque aussitôt une tête aux yeux ardents et sensibles apparut, la fine grâce nerveuse d’un brocard. Celui-là sans doute allait devant la harde, car j’entendais toujours le froissement des feuilles dans le taillis. Il fit un pas et soudain, ses mobiles naseaux au vent, flairant l’odeur de l’homme, il s’arrêta avec le frémissement inquiet de sa souple échine. Moi alors je levai mon fusil et, visant au creux de la poitrine, je tirai. La bête tomba sur les genoux en poussant un cri d’enfant et encore une fois je tirai pour l’achever. À présent elle était couchée sur le flanc avec des mouvements brusques de tout le corps comme si elle eût voulu rejoindre là-bas le galop précipité du troupeau. Des souffles courts creusaient son flanc roux ; ses sabots ruaient dans une agonie qui ne voulait pas finir. Et moi, penché sur les yeux humains du bel animal, je ne cessais pas d’entendre l’horrible cri. J’ouvris mon couteau, je le coulai droit au défaut des épaules. Mais la vie ne s’en allait pas, le long frisson des membres secoués par les râles. Avec mes mains poissées de sang chaud, je tâtai la place du cœur et de nouveau je poussai fortement la lame. Une dernière convulsion courut dans les sueurs glacées. Et maintenant avec horreur je tenais la tête un peu levée vers moi et j’y regardais se figer en tons mats d’étain, dans le calme soir de la forêt, la claire vie en pleurs des prunelles, presque des prunelles d’enfant comme le cri. Tout au fond, dans la montée glauque des ombres, quelque chose de limpide et d’immensément doux et triste aussi me regardait, comme la douleur et le pardon. Non, je n’étais plus le même homme qui tout à l’heure allait sous les arbres, avec l’orgueil et le vertige de sa force. J’avais immolé l’âme charmante de la forêt. Le sang de l’être innocent et fraternel gluait à mon couteau et à mes mains comme si la vie ne coulait pas d’un même flot sacré aux artères de l’homme et de l’animal, comme s’il y avait deux vies là où il n’est qu’un pareil cœur sanglant ! Tu n’iras plus à la source, beau chevreuil ; l’aube ne se lèvera plus au limpide émoi de tes yeux ; la tragique nuit est venue sur les pas du meurtrier et peut-être là-bas l’amour inquiet de la biche et des faons brame vainement après ton retour. Je rentrai en criant à Ève : « Jamais plus je ne tuerai de bête en vie ! »