Paul Ollendorf, éditeur (p. 146-149).


XVI


Je regardais la femme : elle était pleine d’éclosions silencieuses, pareille aux petites mares dormant sous les feuilles. Ève m’était venue comme un être élémentaire, mêlé encore aux origines quand moi je commençais seulement à me rattacher à la terre. J’avais désappris les mouvements ingénus de la nature. Elle, avec candeur, avait gardé la simplicité des matins du monde.

Et maintenant cette vie d’Ève était divine. Une âme y naissait à chaque instant et ne savait pas encore s’exprimer. Elle descendait au bord de ses lèvres et ensuite elle se retirait, comme étonnée de ce qu’elle allait dire ; et c’était là sa beauté, elle demeurait étonnée avec un léger tremblement devant la vie. Ève avait la joie émerveillée de toujours s’apercevoir elle-même une autre petite Ève à côté d’un nouvel Adam. Elle me dédiait l’offrande journalière de ses petites mamelles et elle ne croyait jamais m’avoir rien donné. Cependant sa spontanéité était admirable. Je découvrais en elle des forces originelles et qui n’étaient que repliées. Elle avait des silences où elle s’écoutait, où je croyais sentir qu’elle nous écoutait vivre ensemble d’une même vie à travers la sienne. J’étais aussi près d’elle qu’elle l’était elle-même.

Je m’aperçus qu’elle savait avant moi les choses qu’à peine je commençais à savoir. Elle était déjà la prudence, l’épargne, la ressource, l’ordre, la vaillance quand je n’avais mis encore ni un ais au toit ni un clou dans l’ais. Elle était la petite famille qui vient aux gestes de la femme ; et le sein d’une jeune femme amoureuse a déjà le dessin d’un berceau. Ève avait des resserres de sage fourmi ; elle y amassait la noix, la châtaigne, la pomme de pin pour l’hiver ; c’étaient là nos greniers d’abondance. Mais son âme aussi avait des cachettes secrètes où elle semblait garder un peu d’elle et où peut-être elle se gardait pour moi. S’il m’arrive un jour de ne point te connaître tout entière, chère Ève, je me dirai que tu voulus garder une chose de toi qui ne me fût point encore connue. La beauté de la maison se mesure au silence des intimités et la plus désirable femme est celle qui marche avec mystère dans l’escalier.

Le soir, près des crassets de résine, elle tressait de légères corbeilles avec des joncs verts. Le dallage eut des nattes épaisses et moelleuses. Un art ingénieux ainsi naît des mains de l’épouse et chacun de ses gestes efflue en grâces. Comme la filandre, elle est au centre d’une toile qu’elle tisse avec sa propre substance et un des bouts de cette toile part de son cœur, l’autre se fixe au cœur qui est près du sien. Et Ève n’avait pas cessé d’être une enfant. Elle riait et elle était sérieuse. Elle dansait et elle se taisait. Elle n’avait jamais la même humeur et elle se ressemblait toujours. Elle était soumise et elle ne cédait qu’à elle-même. Elle n’était jamais plus près de sa volonté que quand elle paraissait faire la mienne. Et elle avait la finesse de tous les êtres restés près de la nature.