Paul Ollendorf, éditeur (p. 138-145).


XV


Je suis allé dans la forêt. Avec la cognée j’ai abattu un orme et un chêne. Je les ai choisis mûrs et déjà blessés, frappés par la foudre. Ainsi j’ai épargné les essences plus vitales. J’ai porté le coup au cœur : mon geste était terrible et doux comme celui du sacrificateur. Toute la terre a mugi de douleur. Et puis avec un bousillage de terre et de joncs j’ai bâti le hangar ; de la base du chêne j’ai fait mon établi. Je passe là les jours de vent et de pluie, calculant et travaillant. Voici l’orme et voilà le chêne, par éclats, avec le bel aubier saignant. J’y taille des ais, j’en équarris patiemment et poliment la surface. Au dehors, comme les mâts d’un port, la chênaie se tord et grince. Le vent ronfle comme un rouet. Et moi, dans la grande paix de ce réduit, je suis penché sur le travail de mes mains. J’ai battu le fer sur l’enclume ; j’en ai tiré la doloire et la varlope. Le plus humble artisan des hameaux ne voudrait pas de ces outils grossiers : ils suffisent à ma peine. Je ne croyais pas qu’il pût y avoir tant de joie dans un si obscur labeur. Ma vie simple et droite se borne à ne pas vouloir plus que je ne puis faire. J’apporte à ce que je fais une conscience avisée et studieuse. Ainsi mon travail n’est pas sans fruit, je l’achemine à ses fins selon mes forces. Et c’est très doux, ce bruit régulier du fer qui peine avec moi : il scande mon souffle avec un rythme égal et lent comme une horloge. Mes mains qui firent le mal à présent se conforment au commandement de la nature. Ni le vent, ni l’air, ni l’eau ne cessent de travailler. Ils activent l’aile du moulin, ils portent les navires, ils gonflent la tuyère dans la forge. Et même le chardon file son étoupe, la ronce épineuse, en mûrissant pour le chemineau altéré, ne demeure pas inutile. Moi, je suis le pauvre charpentier comme Joseph de Nazareth ; je ne possède ni équerre ni compas ; je combine et j’ajuste en me fiant à mon œil et à mes doigts. Et quand le soir tombe, je regarde mon œuvre, je ne la trouve pas sans beauté. Déjà je pense à la crèche et Jésus n’est pas venu encore.

Je ne me presse pas, je prends exemple sur l’arbre et sur le fruit des arbres. Il arrive un temps où, autour de la moelle vive, l’aubier concentriquement élargit ses anneaux, où la pomme sauvage, nourrie de soleil et de pluie, a fini d’arrondir sa chair vermeille. Une année s’ajoute à une autre et l’automne, émailleur ponctuel, paraît après l’ardent été. Ainsi un pied aussi va devant l’autre afin de s’assurer la bienveillance du chemin et mon calme esprit sans hâte jusqu’au bout de la planche suit l’allée de l’informe rabot et revient avec son retour.

Ève, au temps de la lune, se plaint bien que l’ais tarde à planir. Elle gémit et voudrait que le marteau frappât deux coups à la fois là où pourtant il n’y a qu’un clou. Elle me prend l’outil des mains, elle y blesse ses ongles, et puis elle demeure un peu de temps dépitée, et enfin elle me baise dans ma barbe en riant : « Il n’eût tenu qu’à moi si j’avais eu ta force. » Non, pas tant la force, amie, mais une âme qui s’égale à elle-même avec constance. Mon Ève est la petite enfant malade qui pleure et qui chante. Un pauvre homme solitaire dans son bois accepte avec humilité la loi égale où le sens de la vie s’accorde. Il regarde venir l’averse et s’abrite en attendant que luise le soleil. Va donc, aimable épouse, avec ta douce blessure et ton petit cœur personnel qui écouta la nature. Déjà là-bas derrière les chênes s’écorne le décours de la lune morose.

La varlope mord et grince, la doloire planit, le marteau fait le bruit de la vie qui veut entrer. C’est la Sainte famille des outils que connut l’ancêtre. Chacun implique une série de formes et signifie un stade dans l’œuvre, et tous ensemble sont la maison qui se protège contre l’intempérie. J’ai bouché d’abord le toit avec des ramures comme le sauvage des campements et à présent je m’initie à l’art de ceux qui se bâtirent une demeure durable. Je crois entendre une voix qui me dit : « Tu portes en toi la forme de ta maison et chacun des doigts de ta main est fait à la mesure de l’œuvre qui sortira de toi. » Les étages de la ruche se haussent, la fourmilière s’approfondit et personne n’apprit à l’abeille à former ses cellules ni à la fourmi à creuser ses galeries.

Il pleut, il vente et là-bas vient l’hiver. Je vis en moi profondément comme dans un puits. Je vis ma substance et mon rêve. Je suis l’ouvrier halluciné du bois. N’est-ce pas là quelqu’un de ma race qui arrive par les chemins trempés et regarde au dedans des chambres ? Ombre ! Ombre ! Voici Ève pelant les cèpes frais ou tournant dans le vaisseau de glaise la bouillie de châtaignes. Et devant l’établi un homme roux et velu rabote et martelle. Passe ton chemin, un doigt aux lèvres, bien qu’ici ce soit ton sang et ta substance régénérés. Non, entre plutôt, esprit, âme rude des miens. Peut-être es-tu le bûcheron qui avant moi s’en alla vers la forêt et me fraya le passage.

Dehors ! Dehors ! Voilà la dernière embellie. Le brouillard remonte en floconnant. Et moi j’ai fini les pièces de la charpente. Je me hisse sur le toit, j’ajuste selon un dessin précis et symétrique, les chantignolles. Je me réjouis d’avoir bien pris mes mesures. De là-haut je sens monter le moût âcre des essences. L’air est parfumé de safran, de vanille et de myrrhe. Un encens moisi et fongueux s’effume comme dans les chapelles. Et j’aspire ce bouquet tonique qui me grise. Je crois vivre dans la minute brève la vie comble d’un siècle. Des jours ainsi s’écoulent et à la fin les ais se joignent. Je bouche les interstices avec de l’étoupe d’ortie et la résine des pins. Comme un antique vaisseau au chantier, le toit radoubé se tient debout, ferme et hermétique.

Alors j’appelai Ève, je la menai vers l’œuvre accompli. Je lui dis sans orgueil : « Vois. Autrefois je méprisais l’obscur charpentier. Je ne comprenais pas la beauté de la truelle et du fil à plomb aux mains du maçon. Et tous deux possèdent les secrets des plus divins artistes. Maintenant toi et moi, derrière la porte close, pourrons attendre le sourcilleux hiver. Si le bardeau est raboteux et tors, du moins je le taillai dans le sens des veines, selon la règle. » Ève étrangement me répondit : « Tu t’es levé avant le jour, mais Dieu était levé avant toi. » Et elle se signa. Moi, l’entendant ainsi parler, je ne vis pas tout de suite combien était belle cette simple parole. Je pensais : mes mains, en reconstruisant le toit, ont aussi dit la prière et elles ont fait l’œuvre de vie. Il faut d’abord s’assurer l’abri. Et puis vient le lit et puis vient l’armoire. Et il arrive un jour où il faut aussi penser à la petite chaise de l’enfant.

Je pris Ève contre moi. Elle m’embrassa dans ma barbe et je lui dis en riant : « Il y a quelque part dans la forêt un arbre qui croît et que toi ni moi ne connaissons encore. Avec celui-là je ferai quelque chose que tu sauras plus tard. » Et du bout d’un bâton je commençai de tracer sur le sol le dessin lourd et délicat d’un berceau.