Paul Ollendorf, éditeur (p. 150-159).


XVII


Un jour la corneille aigrement cria. La couleuvre et le lézard s’étaient terrés. De grands vents tournoyèrent comme des meules enflammées. Le sol se diapra d’ardentes mosaïques. Nous connûmes que l’hiver était arrivé.

Je m’en allais seul en forêt. J’amassais le chablis. Ensuite, l’ayant noué avec des harts solides, je le chargeais sur mes épaules et le portais au bûcher. Un hêtre antique avait été déraciné par la tourmente. Celui-là, je le réservai pour les labeurs méditatifs de l’établi. Et maintenant les jours s’écoulaient dans des pensées graves : elles s’accordaient aux avertissements de la saison. La nèfle et la pomme parfumaient le cellier. Des jarres précieusement renfermaient les conserves de coings, de mûres et de cenelles. La châtaigne en abondance nous gardait la pulpe grasse pour nos gâteaux. La flamme vermeille grondait dans l’âtre à ma rentrée ; l’ancienne forêt des étés s’y consumait en cendres ardentes ; le bois brûlé parfumait les chambres d’une odeur d’aromates. L’approche de l’hiver ne nous attristait plus. Nous étions la petite arche de paix et de joie à la garde de l’arc-en-ciel.

Un matin, Ève me dit : « Vois là-bas la forêt blanche de givre. Si tu m’en crois, nous irons jusqu’au taillis où tu m’as prise la première fois. Il nous est resté sacré. Là je me sentirai plus près de toi pour te dire bas à l’oreille une chose. » En nous tenant par la ceinture, nous allâmes vers le taillis, et elle se taisait, elle regardait devant elle avec des yeux humides. Mais, étant arrivés sous les rameaux légers, elle cacha sa tête dans mon épaule et me dit : « Tandis que cette nuit près de moi tu dormais, j’ai pris ma gorge avec mes doigts. Mes mains ne pouvaient plus la contenir. » Moi alors à mon tour, très troublé, je pris dans mes mains ses chères mamelles splendides. Elles pesaient comme des fruits mûrs à l’espalier. Aussitôt une joie sacrée m’emplit, car je ne pouvais douter qu’Ève n’eût conçu. J’appuyai mon front contre le sien et je m’étais agenouillé, et elle aussi, en l’attirant doucement par les poignets, je l’avais fait se mettre à genoux près de moi. Avec nos fronts appuyés l’un contre l’autre, nous étions comme les figures d’un mystère religieux dans les vieilles estampes. Je pris ensuite un peu de givre dans mes doigts et je dis : « Vois, le givre est blanc et doux et frais comme les draps d’un berceau. Il t’avertit de préparer le lit du petit enfant que tu portes en toi. Ève, mon cher amour, sois-en sûre, c’est bien là le signe maternel. » Elle porta la main à son ventre et me dit avec la voix d’une femme nouvelle : « L’enfant est venu, mon cher homme. Voici que je l’ai senti tressaillir. » Une petite éternité s’écoula ainsi ; nos mains s’étaient jointes et nous étions très purs et divins dans l’heure gracieuse, comme si l’ange de l’annonciation avait apparu. Autour de nous le taillis où pour la première fois sous la lune elle et moi avions connu le grand frisson, s’argentait d’un givre brillant et léger, lui-même pareil à une clarté de lune cristallisée. Ainsi rien ne parut changé et seulement le doux enfant avait germé, une semence à travers le temps faisait lever le blé des races. N’était-ce pas là un prodige ? Cependant il n’était pas plus merveilleux que la venue l’un vers l’autre de deux êtres inconnus. Ils se prennent la main et il leur semble qu’ils se sont connus toujours. Les os des ancêtres tressaillent dans le baiser qu’ils échangent et un jour la femme dit à l’homme : « Mes mamelles tendrement me font mal. » La vie alors prend un sens divin. Petite Ève, incline ta tête vers mon épaule. Je te porterai comme un vase fragile dans mes bras jusqu’à la maison. Et maintenant, je pleurais des larmes délicieuses.

Le lendemain la neige tomba. Un duvet de cygne floconna comme de la plume pour le sommeil de l’enfant. Et ce-fut notre premier jour d’hiver, mais nous ne pensions pas à l’hiver. Une éternité battait dans le flanc d’Ève. Une vie à petits coups remuait aux sources de sa vie. L’hiver sembla une allégorie. Sous les frimas déjà obscurément tressaillait le bel Été. Les aériens rouets avec des fils de neige tissaient du silence blanc autour de son sommeil ; et puis le vent vernal sèmerait les anémones ; un enfant splendide bondirait par les chemins. Nos présages s’accordèrent avec les mythes aimés des âges. Ève ! Ève ! Toi aussi portes dans ton sein le divin enfant Été ; il viendra aux mois fleuris du soleil. Et voilà les fuseaux, voilà les draps blancs et les dentelles. Nous dédierons l’élu gracieux aux roses, aux fruits, aux aubes claires.

Je fermai la porte qui tout l’automne était restée ouverte. Je l’assurai contre la pluie avec des verrous. La rafale sous les joints blutait une neige fine comme la bordure fleurie d’un jardin. Et il était venu d’humbles petits oiseaux qui n’avaient pu émigrer. La pomme de pin par tas craquait et fusait dans l’âtre. Toute la vie de la forêt sembla s’être recueillie sous le vieux toit auprès de notre joie solitaire, perdue dans la tourmente des frimas. Avec des peaux velues de bêtes, raclées et tannées, j’avais fait des chaussures pour les pieds d’Ève. Nous étions comme un couple antique, terré au chaud de la hutte. Cependant j’avais connu le tiède hiver des villes. Mes membres douillets alors frissonnaient sous les fourrures. Et voilà, je quittais à présent le lit d’amour, je me roulais nu parmi la neige et une force merveilleuse ensuite se répandait dans mes os. L’ardent été ne cesse pas de brûler dans les métaux et les phosphores du sang. J’admirais la beauté de ma vie.

Or, un jour, Ève me dit en pleurant : « Qu’as-tu fait, cher Adam ? Je sens l’enfant remuer et il n’y a ici encore ni le berceau ni la huche. » Je restai troublé par cette grave parole, car la huche et le berceau sont des symboles essentiels. La famille avant l’enfant naît en ce penser au cœur de la jeune épouse comblée. Elle regarde autour d’elle, elle aperçoit le vide des chambres et doucement elle se lamente comme Ève. Moi, avec une paire de pierres lisses et égales, j’avais broyé la châtaigne ; sa farine nous avait procuré l’illusion du pain. Mais le pain pétri avec le blé seul s’accorde au sens de la vie. Un semeur va par les champs, il ouvre la main et jette la graine aux sillons ; et la semence de l’homme est semblable à celle du semeur. La huche ensuite se remplit avec le pain et le berceau avec l’enfant. Et selon un dessein mystérieux, le berceau et la huche ont la même forme.

La plainte d’Ève me ramena donc vers ces belles images naïves. Elles étaient déjà à l’origine des temps. Elles figurèrent aux antiques monuments. Elles induisirent les premiers hommes aux gestes nobles et tendres qu’à l’infini répéta l’humanité vieillie. Et le divin éducateur du monde fut le jeune enfant. Mais nous, jusqu’alors nous n’avions encore pensé qu’à nous mêmes. Nous avions couru par la forêt ivres et nus, comme de libres fils de la nature. L’émoi des feuillages avait joué, en tuniques soyeuses, autour de l’ardeur sauvage de notre amour. Et maintenant un rite nouveau nous était enseigné ; de la maison allait naître le foyer. Je dis à Ève en souriant : « Chère femme, un jour devant toi avec le bout d’un bâton je dessinai le berceau sur le sable. Le vent n’aura pas abattu en vain le vieux hêtre. »

Je tirai cette essence saine et mûre vers l’appentis. Je conjecturai les formes, je rassemblai les outils. Mon cœur battait comme celui d’un jeune artisan voué à une tâche glorieuse. Et puis la varlope commença de faire grincer l’aubier. Je croyais entendre le cri d’un petit enfant. Ève ! Ève ! ne ris pas de ma crédulité. Je t’assure, l’enfant a crié du fond de l’arbre. Les fibres de ce hêtre, dans la forêt antique, déjà contenaient la nef légère où dormira ton fils. Et toutes les vies s’enchaînent dans la durée. Un arbre croît et il ne sait pas pourquoi. Un obscur ouvrier bat le fer et il en fait des outils, il ignore à quels usages ils serviront. Cependant l’arbre et l’homme travaillent pour les destinées. Moi maintenant, avec la doloire et le rabot dans mes mains, j’étais aussi un humble ouvrier d’éternité.

Il neige, il vente, il pleut. Une toison brillante ouate le toit. L’autan mugit comme un taureau furieux. Et je n’entends plus la clameur rauque du corbeau. Une vie légère, heureuse assouplit à mes doigts les outils. Je vis devant moi le temps où viendra l’enfant. Je suis le pauvre charpentier de Nazareth qui travaille pour Jésus. Et les formes à mesure sont des naissances ; en chacune naît un peu plus la tendre vie de celui qui attend derrière la porte. Il me semblait, tandis que j’étais là clouant et rabotant, que l’enfant déjà était venu. Cependant, avant d’entrer dans cette forêt, je ne pouvais tenir un outil dans les mains ; la nature avait fait de moi l’ouvrier soumis qui travaille pour les races. Et comme les autres avant moi, à mon tour naïvement j’avais recommencé le geste éternel. Voici donc le berceau, chère femme. Je te l’apporte avec solennité ; je le pose contre tes pieds, et toi et moi nous pleurons. Les miens ici, rentrant avec leurs trophées de chasse, consommèrent des sacrifices sanglants. Et maintenant, dans la maison du carnage, un joyeux enfant courra les pieds nus et dispersera les ombres tragiques. Doucement Ève se mit à remuer le berceau du genou.

Je le taillai au cœur même du hêtre afin de lui assurer la durée. Cependant une légère secousse le mouvait. Ève en chantant le poussait et les antiques solives, enfumées par les feux des âges, étaient attentives à ce prodige du berceau venu là et agité par les mains déjà maternelles. La maison regardait la courbe de son flanc, arrondi comme le berceau. Toi, rude nature, pendant ce temps tu vidais tes fuseaux, tu filais tes neiges, tu tendais entre les arbres de la futaie les draps blancs. Et toujours des hêtres nouveaux croissent pour les berceaux et les bières.