Paul Ollendorf, éditeur (p. 93-105).


X


Aux heures jeunes de l’été, elle était venue dans le bois, cette chère femme gracieuse, et maintenant elle vivait là avec moi d’une vie d’enfance. C’était une chose simple après tout, comme il fait du vent ou du soleil, comme passe une abeille et comme d’une petite semence il naît une fleur et des fleurs à l’infini de celle-là. Mais si l’homme regarde vers les jours en arrière et suppute la durée des temps qui précéda cette minute de la vie, il lui vient d’étranges pensées. La conjonction des planètes au fond des vastes cieux n’est pas plus inouïe que la rencontre d’une chair et d’une âme avec une autre âme et une autre chair et c’est l’un des mystères du monde. Beauté ! tu étais déjà la petite cellule qui vivait dans le ventre de la première mère et m’était destinée. Ta tribu a marché par les jours et les nuits, par les infinis chemins de la terre, et tu n’étais pas née et cependant tu vivais déjà pour moi. Tu fus toutes les vierges et toutes les mères de ta race avant la dernière qui fut aussi la vierge et puis enfin ! enfin ! te donna le jour. Tu attendais de l’autre côté de la nuit que le flanc sacré d’une vierge et d’une mère se déchirât pour ma naissance à moi aussi et celle-là appartenait à une tribu qui ne connut jamais la tienne. Et à présent tu étais là auprès de moi, dans la forêt ; tu étais là, Ève aimable, chère femme de la Genèse et de tous les âges ! Et peut-être des races nouvelles un jour sortiraient de nous pour le miracle recommencé d’autres hymens à travers la durée ! Toute la vie avant toi et après nous dans la petite chose éphémère et éternelle qui aura ton visage et le mien ! Cependant moi, je m’étais mis en marche vers ta venue sous de si anciens astres que peut-être ceux qui nous éclairent n’en sont plus que la poussière éclatée !

Je ne me lasse pas de me dire cela avec une stupeur extasiée. Il a suffi qu’une fois tu sois partie à l’aube, laissant là-bas le hameau comme moi j’avais quitté la ville. Toi et moi avions dormi la veille, ignorants du lendemain, et tu passas au moment où moi-même je descendis vers les limites. Mon Dieu ! cela se peut-il ? Et quel homme, pensant ainsi, ne resterait longtemps agenouillé avec un cœur émerveillé et humble de petit enfant devant l’obscure bonté infinie, avec des mains qui tremblent en se posant sur la vie comme si elles touchaient Dieu même ?

Cependant, dans le temps furieux de notre amour, nous étions encore trop remplis de vertige pour comprendre entièrement la beauté d’un si grand mystère. L’acre moût du vin fermente dans la vigne et n’est clarifié qu’après les vendanges. Nous foulions avec des pieds rouges la cuve écumante, la cuve d’orgueil et de vie. Nous étions comme de jeunes animaux tirés hors de l’étable. Nous étions des loups dans un bois et de tendres agneaux qui jouent dans le pré. La folie des matins tourbillonnait en fumées sous nos tempes : peut-être ainsi une humanité ivre, aux premiers avrils du monde, héroïquement aima et versa la sève. Ève sans repos jetait la cognée dans l’arbre rude de ma force ; la vie coulait par de profondes et délicieuses blessures ; je prodiguais la chère souffrance de mourir et de revivre dans le baiser.

La nèfle et la pomme mûrirent. La cenelle, la cornouille, la baie amère de l’églantier rougissaient les lisières. Et la noisette par grappes blondes pendait aux coudriers. Chaque fruit de la terre est un don divin. La forêt avec la pluie et le soleil miraculeusement distille les arômes pour les faims de l’abeille et de l’homme. Mais l’abeille mieux que l’homme sait quelles ambroisies sucrées et quels gâteaux d’or recèlent les moelles et les gommes. Nous rapportions ces cueillettes odorantes ; elles parfumaient nos repas ; nous en gardions une part pour nos réserves d’hiver.

Or, une fois j’étais parti dans la bruyère avec mon fusil et j’abattis un coq sauvage. La poule s’envola avec un cri qui déchira l’air. Je rapportai donc cette bête à Ève, et presque chaque jour après celui-là, je m’en allai avec le chien tuer des bêtes innocentes dans le bois. J’étais pourtant le même homme qui avec des mains pures jura d’épargner les êtres. Mais l’orgueil farouche était sorti de l’humble vie comme le fruit pourpre sort du vert bourgeon. Ève avec son rire vermeil, seulement m’avait dit : « Si, comme tu me l’assures, tu désires me plaire, tu iras avec ton fusil dans la forêt. Mes dents sont friandes d’une jeune chair après en avoir été sevrées si longtemps. » Et moi j’avais pris mon fusil, j’étais parti pour la forêt. Les pulpes fraîches, les fruits juteux perdirent alors leur saveur : nous déchirâmes à la pointe des dents les filandres qui avaient été la vie mystérieuse de la terre. Nous faisions là comme si le bienfait des bêtes n’avait pas été donné à l’homme pour un intime et fraternel plaisir et au contraire lui avait été tragiquement assigné pour satisfaire sa voracité et ses fureurs.

Alerte ! La plume brillante du faisan bat dans le fourré, le lièvre roux bondit du fossé. Je connais les gîtes du lapin et les aériens sentiers de l’écureuil. Et un matin, des foulées m’annoncèrent le passage du chevreuil. Au bois ! Ève ! au bois ! Elle-même à présent me prenait le fusil des mains et Misère allait devant nous, en flairant et remuant la queue. Nous ignorions encore la joie pure du pain pétri avec des mains bienveillantes.

Les bêtes pourtant si doucement étaient venues à nous, au temps de l’innocent amour ! Maintenant elles fuyaient, leur ruse pour nous échapper s’égalait à la nôtre.

Un cœur simple et religieux ne fait pas de différence entre les oiseaux et la forêt ni entre les arbres solennels et la créature ; et tous ensemble sont la vie vénérable. Mais nous avions perdu la simplicité : le vin orageux de la vie nous était monté à la tête. Deux êtres ardents et roux s’en allèrent avec des cris orgueilleux par les chemins verts où avaient passé les aimables sylvains. Je ne reconnus pas tout de suite l’homme de la race, le tueur cruel et forcené sorti du hallier des âges. Voilà, nous avions été nus devant Dieu, mais notre sang n’avait pas encore jeté son feu âcre. Nous nous égalâmes follement à la loi obscure, au sombre Destin ; et la vie et la mort tinrent au creux de nos mains qui n’avaient encore ni fait le pain, ni bâti le toit, ni remué les berceaux. L’arc-en-ciel, le céleste symbole d’harmonie s’était posé sur notre toit ; il avait marié nos vies à la forêt ; et il n’avait pas pris son point d’appui dans nos cœurs.

Le bois nous remplit donc de son vertige. La stupeur lourde de la mort fut dans nos prunelles. Et nous n’écoutions plus le chant des oiseaux ni le cri amoureux des écureuils, mais nous regardions l’endroit vulnérable de leur petite forme à travers les feuillages mobiles. La beauté de la vie ainsi tout un temps s’éclipsa et maintenant le meurtre était entré dans Éden et riait avec les dents cruelles d’Ève.

Cependant les jours étaient délicieux. Nous partions à l’éveil de la forêt dans la fraîcheur du matin. La nuit ne s’en allait pas tout de suite, des alcôves d’ombre s’attardaient dans les massives ramures. Et enfin la lumière montait ; des rais obliques moiraient le lent remous des vapeurs ; d’oscillantes et diaphanes colonnes de jaspe et d’or pâle se mouvaient au souffle léger et frais du vent. Le givre un peu de temps diamantait les aiguilles du pin. D’innombrables trames aériennes frémissaient, étoiles, ombelles, rosaces, et on ne voyait pas la mystérieuse ouvrière qui les avait tissées. Jusqu’à l’aube elle avait filé et chaque fil s’était emperlé de rosée ; les fougères ressemblaient à des orfèvreries et à des dentelles. Ensuite une bruine vermeille s’égouttait des feuilles ; des flaques lumineuses s’élargissaient au pied des arbres. Dans les fonds, des yeux de saphirs et d’émeraude dardaient comme la roue miraillée d’un paon. Et puis tout le bois se mettait à fumer comme une cuve. L’ombre à présent montait en petites nuées irisées, se volatilisait en claires spirales d’encens. Un geai aigrement criait, on entendait le grêle hennissement du pivert, les mésanges à leur tour sifflaient. Et nous allions, avec le vent frais de nos haleines à nos bouches, grisés par les afflux de la sève mûre, regardant s’éveiller à travers le brouillard le vent léger et jeune des clairières. Nous seuls, dans la clarté toujours plus haute, étions encore la nuit.

La douce forêt qui avait bercé notre amour ainsi en nous réveilla la clameur sauvage des ancêtres. Le soleil se leva et se coucha rouge de sang. Nous n’étions jamais las de tuer. La claire après-midi déclinait. Le bois, dans l’air lisse de la fin de l’été, avec ses silences d’arbres estompés par le glauque et transparent crépuscule, avait des dessous d’eau dormante, de délicieux évanouissements limpides. Nos massacres au pied des chênes mûrissaient pour la pourriture.

Un jour que nous étions allés en chasse, le chien partit devant nous en jappant étrangement. Un peu de temps nous l’entendîmes courir sous bois et puis très loin il se mit à aboyer comme il ne l’avait pas fait jusque-là. « Crois-moi, me dit Ève, il y a sûrement quelqu’un dans cette forêt. C’est un ami que va nous ramener Misère, car son aboi est joyeux. » Je regardai Ève ; je vis que son sein légèrement battait comme si elle aspirait à la fraternité d’un être inconnu. Aussitôt mon âme farouche d’homme solitaire s’endurcit. « N’est-ce point assez de toi et moi dans cette forêt ? Qu’il s’en aille, celui-là, à moins qu’il ne veuille connaître le plomb de ma carabine. » Si un homme dans ce moment avait mis son ombre sur le chemin, je l’aurais coulé bas comme une des bêtes du bois. Elle me dit avec une voix de doux reproche : « Tu étais un tendre époux pour moi et à présent tu me parles comme un maître outragé. Si c’est vraiment un ami au devant duquel a jappé joyeusement Misère, peux-tu défendre à cette bête d’avoir un cœur plus accueillant que le tien ? » Je m’humiliai, honteux de ma colère, car après tout elle avait dit là une parole sage. « Voilà, Ève, nous avons versé le sang innocent et maintenant je parle comme un homme ivre que le sang a grisé. »

Ensuite, en écoutant, nous marchâmes vers l’endroit où aboyait le chien. C’était un aboi à la fois empressé et inquiet, avec de petits cris dépités comme pour une résistance, des jappements persuasifs et hospitaliers comme une exhortation fraternelle. Cela se rapprocha, se tut, recommença et tout à coup nous aperçûmes Misère qui, avec des bonds légers, en décrivant de larges cercles, ramenait vers nous une grande chienne maigre et craintive qui sans doute s’était égarée dans la forêt. Prends confiance, disait l’aboi. Celui-là n’est pas aussi terrible qu’il en a l’air et l’autre est venue ici comme toi. Maintenant cette bête exténuée se roulait à nos pieds et nous regardait avec des yeux humains.

Alors j’entendis en moi la voix du Seigneur disant à l’homme dans le verger : « Adam ! Adam ! Qu’as-tu fait ? » Et moi aussi j’avais écouté Ève et elle m’avait dit : « Si tu veux me plaire, tu me feras goûter du sang et de la vie des bêtes de ce bois. » Cependant un humble animal était allé vers les arbres et il en ramenait cette bête égarée. Ève ! Ève ! Voilà la bonne leçon tardive : toi et moi avons versé la vie et il m’en reste une soif âcre. Mais le chien nous enseigna la tendre sympathie. À présent, quand la faim nous pressera, j’irai au bois avec des mains gauches et lourdes comme un morne sacrificateur résigné. Cette fille amoureuse et cruelle étrangement se mit à rire, connaissant son jeune pouvoir.

Nous ramenâmes donc ce jour-là une bête nouvelle vers la maison. L’ayant caressée, je dis à Ève : « De quel nom l’appellerons-nous ? » Elle frappa dans ses mains et me répondit : « Eh bien, nommons-la Famine puisque celui-là s’appelle Misère. » Quelle drôle d’idée tu eus là, chère Ève ! Et cependant il n’était pas plus étrange que cette chienne s’appelât Famine que l’autre Misère ! Misère et Famine toujours firent bon ménage ensemble. L’une ne va pas sans l’autre. Ainsi, en riant, tu dis là une chose profonde qui m’émut. Je passai la main sur le clair regard timide de la bête, je lui soufflai aux naseaux ; et je dis : « Sois donc Famine, triste chose qui nous vient de la détresse du vieux monde, bien qu’ici Misère ne soit plus que le nom d’une chose oubliée ! »