Adam Bede/Tome premier/15

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (Tome premierp. 186-203).

CHAPITRE XV

les deux chambres à coucher

Hetty et Dinah couchaient toutes les deux au second étage, dans des chambres contiguës, chétivement meublées, sans volets pour se garantir des rayons de la lune qui se levait en ce moment, lumière plus que suffisante pour permettre à Hetty de circuler et de se déshabiller très à l’aise ; pour qu’elle pût voir les chevilles auxquelles elle pendait son chapeau et sa robe, chaque épingle sur sa pelote de drap rouge, et même son image dans le vieux miroir ; il ne lui en fallait pas davantage pour brosser ses cheveux et mettre son bonnet de nuit.

Un drôle de vieux miroir ! Hetty se fâchait contre lui presque chaque fois qu’elle s’habillait. On l’avait admiré dans son temps, et la famille Poyser l’avait acheté à une vente de mobilier élégant ; même à ce moment il avait du prix, car il était entouré d’une grande quantité de dorure ternie, avait une solide base d’acajou, bien garnie de tiroirs qui s’ouvraient avec une secousse si forte qu’elle ramenait les objets des coins les plus éloignés sans qu’on eût la peine de les chercher. Mais Hetty lui reprochait les nombreuses taches opaques de la glace, qu’aucun frottement ne pouvait effacer, et la manière verticale dont il était fixé, sans pouvoir s’incliner en avant ou en arrière, en sorte qu’elle n’avait qu’une manière de se bien voir : c’était de s’asseoir sur une chaise basse devant sa table de toilette. Et cette table de toilette n’en était nullement une ; mais une petite vieille commode à tiroirs, la chose la moins faite pour qu’on s’assît devant, car les grosses poignées de laiton meurtrissaient les genoux et empêchaient de s’approcher à l’aise. Mais les adorateurs dévots ne souffrent jamais que des difficultés les empêchent de remplir leurs rites religieux, et ce soir-là Hetty était plus disposée à sa forme d’adoration personnelle que d’habitude.

Après avoir posé sa robe et son fichu, elle sortit une clef de la poche qui pendait à son jupon, et, ouvrant un des tiroirs inférieurs de la commode, en sortit deux petits morceaux de bougie, secrètement achetés à Treddleston ; elle les fixa sur deux becs de cuivre, puis les alluma, et prit un petit miroir d’un shelling à cadre rouge et sans tache. Ce fut dans ce petit miroir qu’elle préféra se regarder après s’être assise. Elle le fit en souriant et penchant la tête de côté pendant une minute ; puis elle le posa et prit dans un tiroir supérieur sa brosse et son peigne. Elle fit retomber ses cheveux et s’arrangea comme un portrait de grande dame qui était dans la chambre de toilette de miss Lydia Donnithorne. Ce fut bientôt fait, les brillantes boucles brunes tombèrent sur ses épaules. Ce n’étaient point des cheveux lourds, épais et simplement ondulés, mais doux et soyeux, se roulant facilement en anneaux délicats. Elle les repoussa tous en arrière pour mieux ressembler au portrait et former un fond vigoureux, mettant en relief son cou blanc et arrondi. Puis elle posa la brosse et le peigne, et se regarda en croisant les bras, toujours comme dans le portrait. Même la vieille glace bigarrée ne put s’empêcher de réfléchir une charmante image, quoique le corsage d’Hetty ne fût pas de satin blanc, comme je suis sûre que les héroïnes doivent généralement en porter, mais d’une étoffe foncée de coton verdâtre.

Oh ! oui ! elle était bien jolie ! le capitaine Donnithorne le pensait ainsi ; plus jolie qu’aucune autre près d’Hayslope ; plus jolie qu’aucune des dames qu’elle avait jamais vues en visite au Château ; en vérité, il semblait que les élégantes dames fussent plutôt vieilles et laides ; et plus jolie que miss Bacon, la fille du meunier, qu’on appelait la beauté de Treddleston. Puis Hetty se regardait ce soir-là avec une sensation toute différente de ce qu’elle avait jamais ressenti auparavant ; il y avait un spectateur invisible dont les yeux se reposaient sur elle comme la brise du matin sur les fleurs. Sa douce voix lui disait et redisait ces jolies choses qu’elle avait entendues dans le bois ; son bras l’entourait encore et elle respirait le délicat parfum de rose de ses cheveux. La femme la plus vaine n’est jamais complétement assurée de sa propre beauté avant qu’elle se voie aimée.

Mais Hetty parut trouver que quelque chose lui manquait, car elle se leva et prit une vieille écharpe de dentelle noire sur la presse à linge et une paire de grands pendants d’oreilles dans le tiroir sacré d’où elle avait sorti les bougies. C’était une vieille, vieille écharpe, pleine de reprises ; mais elle formerait une garniture convenable autour de ses épaules et ferait ressortir la blancheur de son haut de bras. Puis elle ôta les petites boucles qu’elle avait aux oreilles. Oh ! comme sa tante l’avait grondée de s’être fait percer les oreilles ! Elle y mit les grandes ; ce n’était que du verre de couleur et du similor ; mais quand on ne savait pas de quoi elles étaient faites, elles avaient tout aussi bon air que celles que les dames portaient. Alors elle se rassit avec sa toilette improvisée. Elle regarda ses bras ; aucuns bras ne pouvaient être plus joli jusqu’au-dessous du coude ; ils étaient blancs et potelés, ayant des fossettes qui rivalisaient avec celles de ses joues ; mais elle fut peinée de voir que près du poignet ils étaient gâtés par la fabrication du beurre et d’autres travaux que les dames ne font jamais.

Sans doute que le capitaine Donnithorne ne voudrait pas qu’elle continuât à travailler ; il désirerait la voir dans de beaux habits, avec des souliers minces et des bas blancs, peut-être à coins de soie ; il fallait qu’il l’aimât beaucoup, car personne d’autre n’avait jamais mis son bras autour d’elle et ne l’avait embrassée ainsi. Il voudrait l’épouser peut-être et en faire une dame ; elle osait à peine formuler cette pensée ; cependant, comment pourrait-il en être autrement ? L’épouser tout à fait secrètement, comme M. James, l’aide du docteur, avait épousé la nièce du docteur, ce que personne n’avait jamais découvert que bien longtemps après ; et alors il ne sert plus à rien de se mettre en colère. Hetty avait entendu le docteur raconter tout cela à sa tante. Elle ignorait comment cela se ferait, mais il était bien certain qu’on n’en pourrait jamais rien dire au vieux seigneur, car Hetty était près de s’évanouir de crainte et d’épouvante quand elle le rencontrait au Château. Il lui paraissait si imposant, qu’il n’était jamais entré dans l’esprit d’Hetty qu’il pût avoir été jeune comme les autres hommes ; il avait toujours été le vieux seigneur faisant peur à tout le monde. Oh ! il lui était impossible de penser à ce qui arriverait. Mais le capitaine Donnithorne devait le savoir, car il était haut placé, pouvait faire sa fantaisie en toutes choses et acheter tout ce qui lui plaisait. Peut-être un jour serait-elle une grande dame qui irait en voiture, s’habillerait pour le dîner avec une robe de brocard, traînant par terre, des plumes dans les cheveux, comme miss Lydia et lady Dacey, quand elle les avait vues un soir se rendre à la salle à manger, les regardant en cachette par la petite fenêtre ronde de l’office ; seulement elle ne serait pas vieille et laide comme miss Lydia ou tout d’une pièce comme lady Dacey, mais très-jolie, avec ses cheveux arrangés de toutes sortes de manières ; quelquefois en robe rose, quelquefois en robe blanche ; elle ne savait pas ce qu’elle aimait le mieux, et Burge et tout le monde la verraient peut-être passer dans sa voiture ou plutôt en entendraient parler. Il était impossible que cela pût arriver à Hayslope, à la vue de sa tante. À la pensée de cette splendeur, Hetty se leva de sa chaise, et, en le faisant, accrocha à son écharpe le petit miroir à cadre rouge, qui tomba avec retentissement sur le plancher ; mais elle était trop occupée de ses visions pour penser à le ramasser, et, après un tressaillement instantané, elle se mit à marcher à la manière majestueuse d’un pigeon, en long et en large de sa chambre, avec son corset et son jupon de couleur, la vieille écharpe de dentelle noire autour de ses épaules et les grandes boucles d’oreilles de verre à ses oreilles.

Comme la petite chatte paraît jolie dans cet étrange costume ! C’est la chose du monde la plus facile que d’en tomber amoureux ; ses traits sont d’une douceur si enfantine, sa taille si ronde, ses cheveux foncés s’étalent si agréablement autour de ses oreilles et de son cou ; ses grands yeux noirs, avec leurs longs cils, sont si émouvants et si sémillants, qu’il semble qu’un lutin y soit emprisonné. Ah ! quel trésor pour l’homme qui obtient une fiancée comme Hetty ! Qu’ils l’envient, ceux qui viennent au déjeuner des noces et la voient suspendue à son bras avec son voile de dentelle et les fleurs d’oranger ! Quel cher objet, gracieux et flexible ! Son cœur doit être tout aussi doux, son caractère aussi privé d’angles, son humeur aussi facile ! Si quelque chose va jamais mal, ce sera bien certainement la faute du mari, car il en pourra faire ce qu’il voudra, bien sûrement. Et l’amoureux pense la même chose, le petit bijou chéri l’aime tant ; ses petites vanités sont si captivantes ! il serait bien fâché qu’elle fût un peu plus sage ; ses regards et mouvements de petite chatte sont précisément ce qui fait le paradis sur la terre. Tout homme, en semblables circonstances, se croit sûr d’être un grand physionomiste. La nature, à ce qu’il dit, a un langage à elle, qu’elle emploie avec la plus stricte vérité, et il se considère comme très-versé dans ce langage. Celte nature a écrit pour lui le caractère de sa fiancée dans ces lignes exquises de la joue, des lèvres et du menton, dans ces paupières délicates comme des pétales, dans ces longs cils recourbés comme les étamines d’une fleur, dans la profondeur limpide de ces yeux étonnants. Comme elle adorera ses enfants ! Elle est presqu’une enfant elle-même, et les petites créatures l’entoureront, comme les boutons d’une rose. Le mari regardera ce tableau en souriant avec bienveillance, libre, quand il le voudra, de se retirer dans le sanctuaire de sa sagesse, vers lequel sa douce épouse dirigera des regards respectueux, sans jamais en soulever le rideau. C’est un mariage comme ceux de l’âge d’or, où les hommes étaient tous sages et majestueux, et les femmes toutes charmantes et aimantes.

C’était, à peu près de cette manière que notre ami Adam Bede pensait au sujet d’Hetty ; seulement il le faisait avec un autre langage. Si elle le traitait quelquefois avec une froide vanité, il se disait : « C’est seulement parce qu’elle ne m’aime pas assez ; » et il était assuré que son amour, quand elle le donnerait, serait la chose la plus précieuse qu’un homme pût posséder sur la terre. Avant de blâmer Adam de ce manque de pénétration, demandez-vous à vous-même, je vous prie, si vous avez jamais été prédisposé à mal penser d’une jolie femme, si vous avez jamais pu croire, sans preuve évidente, du mal d’une excessivement jolie femme qui vous avait ensorcelé. Non ; ceux qui aiment les pêches veloutées sont sujets à en oublier le noyau, et quelquefois s’y blessent cruellement les dents.

Arthur Donnithorne, aussi, avait la même manière de penser au sujet d’Hetty, d’après ce qu’il pouvait connaître de son caractère. Il était sûr que c’était une chère petite créature, bonne et affectionnée. L’homme qui éveille les passions étonnées et tremblantes d’une jeune fille la croit toujours affectionnée ; et si par hasard il jette un regard sur l’avenir, la voyant si dévouée, il s’imagine qu’elle aura toujours pour lui la plus vertueuse tendresse. Dieu a fait ces chères femmes ainsi, et c’est un arrangement très-convenable en prévision de maladie.

Je crois que le plus sage de nous peut se méprendre ainsi quelquefois et penser des gens ou mieux ou pis qu’ils ne le méritent. La nature a son langage et n’est point trompeuse ; mais nous ne connaissons pas encore assez bien toutes les difficultés de sa syntaxe, et, dans une lecture tr op rapide, nous pouvons comprendre le contraire de ce qu’elle veut dire. De longs cils noirs, par exemple, y a-t-il rien de plus délicieux ? Je trouve impossible de ne pas croire à quelque profondeur d’âme derrière un œil bleu foncé avec de longs cils noirs, malgré l’expérience qui m’a prouvé qu’ils peuvent se rencontrer avec la tromperie, la fraude ou la bêtise. Mais si, par la réaction du dégoût, je me suis attaché à des yeux de poisson, j’y ai trouvé une surprenante similitude de résultat. On finit à la fin par soupçonner qu’il n’y a aucune corrélation directe entre les cils et le caractère, ou que tout au moins les plus beaux expriment ce qu’étaient les dispositions de quelque belle grand’mère, ce qui, à tout prendre, nous importe beaucoup moins.

Aucuns cils ne pouvaient être plus beaux que ceux d’Hetty, et maintenant qu’elle marche dans la chambre comme un majestueux pigeon, en baissant les yeux sur ses épaules entourées de la vieille dentelle noire, la frange foncée se dessine en perfection sur sa joue rose. Ce ne sont que des peintures nuageuses bien mal définies que sa petite portion d’imagination peut se faire de l’avenir ; mais, dans chaque tableau, c’est elle qui en occupe le centre, avec de beaux habits. Le capitaine Donnithorne est très-près d’elle, passant son bras autour de sa taille, l’embrassant peut-être, et chacun l’admire et l’envie, surtout Marie Burge, dont la robe neuve de toile imprimée paraît bien méprisable à côté de la resplendissante toilette d’Hetty. Est-ce qu’aucun souvenir doux ou triste ne se mêle à ces rêves d’avenir ? aucune pensée aimante pour ceux qui ont remplacé ses parents ? pour les enfants qu’elle a aidé à élever ? pour quelque compagne de jeunesse, quelque animal favori, même quelque relique de son enfance ? Pas un. Il y a quelques plantes qui n’ont presque point de racines ; vous pouvez les enlever du coin de rocher ou de mur où elles ont poussé, et les mettre sur votre élégant pot à fleurs, elles n’en fleuriront pas moins. Hetty aurait pu laisser derrière elle toute sa vie passée sans chercher à s’en souvenir jamais. Je crois qu’elle n’avait aucune affection pour la vieille maison, qu’elle n’aimait pas les roses trémières et la longue rangée de mauves du jardin plus que d’autres fleurs, peut-être pas autant. Il était étonnant comme elle paraissait peu s’inquiéter de servir son oncle, qui avait été un si bon père pour elle ; elle ne se rappelait presque jamais à temps de lui donner sa pipe, à moins qu’il ne se trouvât là quelqu’un en visite, qui aurait l’occasion de la mieux voir pendant qu’elle passerait devant l’âtre. Hetty ne comprenait pas qu’on pût être très-attaché à des personnes d’âge mûr. Et quant aux ennuyeux enfants, Marty, Tommy et Totty, ils avaient été le vrai tourment de sa vie, aussi désagréables que des insectes bourdonnants qui viennent vous taquiner dans une chaude journée quand vous voudriez rester tranquille. Marty, l’aîné, était un enfant porté au bras quand elle était entrée à la ferme, car ceux nés avant lui étaient morts ; aussi Hetty les avait eus tous les trois, l’un après l’autre, trottillant à ses côtés dans la prairie, ou jouant autour d’elle, les jours de pluie, dans les chambres à moitié vides de la grande et vieille maison. Les garçons étaient hors de ses soins maintenant, mais Totty était encore un tourment de chaque jour, pire qu’aucun des autres ne l’avait été, parce qu’on s’occupait beaucoup plus d’elle. Il fallait sans cesse faire et raccommoder des habillements. Hetty aurait été satisfaite d’apprendre qu’elle ne verrait plus un seul enfant ; ils étaient pires que ces détestables petits agneaux que le berger apportait toujours à la maison en lui demandant d’en prendre un soin particulier, car les agneaux, on s’en débarrassait tôt ou tard. Quant aux petits poulets et dindons, Hetty aurait pris en haine le mot même de « couvée, » si sa tante, en l’engageant à surveiller la jeune volaille, ne lui eût promis le produit d’un individu de chaque couvée. Les petits poussins arrondis et à duvet, regardant de dessous les ailes de leur mère, ne lui firent jamais aucun plaisir ; ce n’était pas ce qui l’occupait, mais elle pensait aux jolies choses neuves qu’elle s’achèterait à la foire de Treddleston avec l’argent qu’ils produiraient. Et cependant elle avait de si jolies fossettes, elle paraissait si charmante quand elle se baissait pour mettre le pain trempé sous le panier à poulets, qu’il aurait fallu être un personnage bien fin vraiment pour la soupçonner de cette dureté. Molly, la servante, avec son nez retroussé et sa mâchoire avancée, était vraiment une fille au cœur tendre, et, comme disait madame Poyser, un bijou pour soigner la volaille ; mais sa figure, sans expression, ne laissait rien voir de ce plaisir maternel, pas plus qu’un pot de terre brune ne laisse passer la lumière de la lampe qu’il renferme.

C’est ordinairement un œil féminin qui découvre le premier les défauts cachés sous la « chère tromperie » de la beauté ; aussi n’est-il pas surprenant que madame Poyser, avec sa pénétration ordinaire et les nombreuses occasions qu’elle avait de l’observer, se fût formé une opinion assez juste de ce qu’on pouvait attendre d’Hetty dans le domaine du sentiment. Dans ses moments d’indignation, elle en avait quelquefois parlé à son mari avec une grande franchise. « Elle ne vaut pas mieux qu’un paon qui se percherait sur le mur et étalerait sa queue au soleil, quand même tous les gens de la paroisse seraient à la mort ; il semble que rien ne peut la remuer intérieurement, pas même quand nous avons cru que Totty était tombée dans le puits. Quand on pense à ce chérubin chéri ! Dire que nous l’avons trouvée avec ses petits souliers plantés dans la boue et qui criait à se briser la poitrine là-bas vers le puits des chevaux ! Mais Hetty ne s’en inquiétait pas, je l’ai bien vu ; elle ne l’aime guère, quoiqu’elle s’en soit occupée depuis qu’on la portait au bras. J’ai dans l’idée, moi, qu’elle a le cœur aussi dur qu’un caillou.

« Non, non, disait M. Poyser, il ne te faut pas juger Hetty trop sévèrement. Les jeunes filles sont comme le grain qui n’est pas mûr ; il fera plus tard une bonne nourriture, mais pour le moment il est mou. Tu verras qu’Hetty ira très-bien quand elle aura un bon mari et des enfants à elle.

Je ne tiens pas à la juger sévèrement. Elle a de l’adresse dans les doigts et peut se rendre assez utile quand elle veut. Je la regretterai pour le beurre, car elle a la main fraîche. Qu’il en soit ce qu’il pourra, je m’efforcerai de faire ce que je dois pour une nièce à vous, et c’est jusqu’à présent ce que j’ai fait, car je lui ai enseigné tout ce qui concerne la tenue d’une maison ; je lui ai rappelé son devoir bien assez souvent, et pourtant Dieu sait que je n’ai pas trop de souffle à dépenser, et que cette douleur poignante au côté me vient quelquefois d’une manière terrible. Avec ces trois filles dans la maison, il me faudrait trois fois plus de force pour surveiller leur travail. C’est comme si on faisait rôtir de la viande à trois feux : pendant que vous arrosez un rôti, l’autre brûle. »

Hetty craignait assez sa tante pour désirer lui cacher le plus qu’elle pouvait de sa vanité sans un trop grand sacrifice. Elle ne pouvait résister à dépenser son argent en bagatelles d’élégance que madame Poyser désapprouvait ; mais elle serait presque morte de honte, de vexation et de frayeur si sa tante avait ouvert la porte dans ce moment et l’eût surprise avec ses bouts de bougie allumés, se pavanant attifée de son écharpe et de ses boucles d’oreilles. Pour prévenir une semblable surprise, elle verrouillait toujours sa porte, et elle n’avait point oublié de le faire ce soir-là. Elle avait bien fait, car, en cet instant, on frappa légèrement, et Hetty, avec grand battement de cœur, s’élança pour éteindre ses bougies et les jeter dans le tiroir. Elle n’osa pas s’arrêter à ôter ses boucles d’oreilles, mais elle arracha son écharpe, qu’elle laissa tomber à terre, avant que le léger coup fut répété. Nous saurons d’où venait ce bruit à sa porte, si nous quittons Hetty un moment, pour retourner à Dinah, qui, après avoir remis Totty dans les bras de sa mère, était montée à sa chambre à coucher à côté de celle d’Hetty.

Dinah aimait excessivement la fenêtre de sa chambre. Située au second étage de cette haute maison, elle avait une vue étendue sur les champs. L’épaisseur du mur formait une large marche à peu près à un mètre au-dessous de la fenêtre sur laquelle elle pouvait placer sa chaise. La première chose qu’elle fit en entrant dans sa chambre fut de s’asseoir là et de contempler les champs paisibles au-delà desquels la pleine lune se levait au-dessus de l’avenue d’ormeaux. Elle préférait la prairie où les vaches laitières étaient couchées, et après celle-là celle où l’herbe était à moitié fauchée et couchée en lignes argentées. Son cœur était plein, car il ne devait plus y avoir qu’une seule nuit où elle pourrait contempler ces champs avant de les quitter pour bien longtemps ; mais elle s’occupait peu de devoir quitter cette scène même, car le triste Snowfield avait pour elle tout autant de charmes ; elle pensait aux personnes aimées dont elle avait appris à s’occuper au milieu de ces paisibles campagnes, et qui auraient maintenant et pour toujours une place dans ses souvenirs. Elle pensait à toutes les luttes et les fatigues qui pouvaient encombrer le reste de leur route en cette vie, quand elle serait loin d’elles, et qu’elle ne saurait plus rien de ce qui pourrait leur arriver ; et cette pensée l’oppressa bientôt assez fortement pour qu’elle ne pût plus jouir de ce calme des champs éclairés par une lune si brillante qu’elle contrastait avec ses pensées. Elle ferma les yeux afin de se recueillir plus pleinement dans le sentiment d’une sympathie et d’un amour plus profonds et plus tendres que n’en pouvaient offrir la terre et les astres. C’était souvent la manière de prier de Dinah lorsqu’elle était seule. Simplement fermer les yeux et se sentir enveloppée par la présence divine ; et peu à peu ses craintes, ses vives inquiétudes pour les autres se fondaient comme des glaçons dans un chaud océan. Il y avait au moins dix minutes qu’elle était assise ainsi, parfaitement immobile, les mains croisées sur sa poitrine et sa calme figure éclairée par les pâles rayons de la lune, quand elle fut surprise par un bruit sonore, apparemment quelque chose tombant dans la chambre d’Hetty. Mais, comme tout bruit qui nous frappe dans un état d’abstraction, il n’avait pas de caractère distinct, mais était simplement fort et subit ; aussi était-elle dans le doute de savoir si elle l’avait bien interprété. Elle se leva et écouta, mais tout restait tranquille ; elle réfléchit qu’Hetty avait probablement fait tomber quelque chose en se mettant au lit. Elle commença lentement à se déshabiller ; mais alors, grâce aux suggestions de ce bruit, ses pensées se concentrèrent sur Hetty ; cette douce jeune fille, ayant la vie et toutes ses épreuves devant elle, les devoirs solennels et journaliers d’épouse et de mère en perspective, et un esprit si peu préparé à les remplir, porté seulement à de petites jouissances sottes et égoïstes, comme un enfant qui ne pense qu’à ses jouets au commencement d’un long et fatigant voyage, pendant lequel il devra supporter la faim, le froid et les nuits sans abri. Dinah s’intéressait doublement à Hetty, parce qu’elle partageait l’anxiété de Seth pour le sort de son frère, et qu’elle n’avait point encore découvert qu’Hetty n’aimait pas assez Adam pour l’épouser. Elle voyait trop clairement l’absence d’un naturel aimant et dévoué chez Hetty, pour regarder la froideur de sa conduite envers Adam comme un indice que ce n’était point l’homme qu’elle désirait avoir pour mari. Et ce vide chez Hetty, au lieu de susciter l’improbation de Dinah, ne faisait que la toucher d’une plus profonde pitié. Cette charmante figure l’intéressait comme la beauté intéresse toujours une âme pure et tendre, libre de jalousie égoïste ; c’était un don divin excellent, qui rendait plus évidents les défauts, les péchés, les chagrins auxquels il se mêlait, comme la corruption dans un bouton de lis est plus pénible à voir que dans une fleur commune.

Pendant que Dinah se déshabillait et mettait sa robe de chambre, ce sentiment à l’égard d’Hetty avait pris une pénible intensité ; son imagination avait créé un fagot épineux de péchés et de chagrins, contre lequel elle voyait lutter la pauvre créature déchirée et saignante, cherchant en pleurs du secours et n’en trouvant aucun. C’est de cette manière que l’imagination et la sympathie de Dinah agissaient et réagissaient d’ordinaire en se fortifiant mutuellement. Elle éprouva une profonde envie d’aller verser dans l’oreille d’Hetty toutes les paroles de tendre avertissement et d’appel qui remplissaient son esprit. Mais peut-être Hetty dormait déjà. Dinah écouta contre la cloison, et entendit quelques légers mouvements qui la convainquirent qu’Hetty n’était pas encore au lit. Elle hésitait cependant ; elle n’était pas convaincue d’une direction divine ; la voix qui lui disait d’aller vers Hetty ne paraissait pas plus forte que celle qui disait qu’Hetty était fatiguée, et qu’aller vers elle intempestivement ne ferait que lui fermer son cœur davantage. Dinah n’était point satisfaite sans une direction plus certaine que ces voix intérieures. On y voyait assez clair pour qu’en ouvrant la Bible elle pût suffisamment discerner le texte et reconnaître ce qu’il lui dirait. Elle connaissait la figure de chaque page et pouvait dire à quel livre elle ouvrait, quelquefois à quel chapitre, sans lire le titre ou le numéro. C’était une petite Bible épaisse, dont les angles étaient arrondis par l’usage. Dinah la posa à plat sur la tablette de la fenêtre, où la lumière était plus vive, et l’ouvrit avec le doigt. Les premiers mots qu’elle vit furent ceux du haut de la page gauche : « Et tous pleurèrent amèrement et se jetèrent au cou de Paul et l’embrassèrent. » C’était assez pour Dinah ; elle avait ouvert le livre à cette mémorable séparation à Éphèse, quand Paul s’était senti entraîné à ouvrir son cœur dans une dernière exhortation et un solennel avertissement. Elle n’hésita plus ; mais, ouvrant doucement sa porte, elle alla frapper à celle d’Hetty. Nous savons qu’elle dut frapper deux fois, parce qu’Hetty avait les lumières à éteindre et à enlever son écharpe noire ; mais après le second coup la porte s’ouvrit immédiatement. « Voulez-vous me laisser entrer, Hetty ? » Et Hetty, sans parler, car elle était confuse et ennuyée, ouvrit davantage et la laissa entrer.

Quel singulier contraste entre ces deux figures suffisamment visibles dans ce mélange de crépuscule et de clair de lune ! Hetty, les joues enflammées et les yeux brillants de son drame imaginaire, son beau cou et les bras nus, les cheveux retombant en touffe ondulée sur ses épaules, et les pendeloques aux oreilles ; Dinah, couverte de son long costume blanc, sa pâle figure pleine d’une émotion contenue, presque comme un corps charmant dans lequel l’âme est revenue enrichie de plus sublimes secrets et d’un plus sublime amour. Elles étaient à peu près de même taille ; Dinah évidemment un peu plus grande lorsqu’elle passa son bras autour de la taille d’Hetty et la baisa sur le front.

« Je me suis aperçue que vous n’étiez pas au lit, ma chère, dit-elle de sa douce voix claire, qui irritait Hetty en venant se mêler à son dépit maussade, comme de la musique à un bruit de chaînes, car je vous ai entendue bouger. Je désirais vivement vous parler encore ce soir, car c’est l’avant-dernière nuit que je passe ici, et nous ne savons pas ce qui peut arriver demain pour nous séparer. M’assiérai-je près de vous pendant que vous arrangez vos cheveux ?

— Oui, » dit Hetty en se tournant promptement et prenant la seconde chaise dans la chambre, heureuse de ce que Dinah ne paraissait pas voir ses boucles d’oreilles.

Dinah s’assit et Hetty se mit à brosser ses cheveux avant de les relever, avec cet air de parfaite indifférence qui accompagne un sentiment intérieur de confusion. Mais l’expression des yeux de Dinah la rassura peu à peu ; ils ne semblaient remarquer aucun détail.

« Chère Hetty, dit-elle, il m’est venu à l’esprit, ce soir, que vous pouvez quelque jour vous trouver dans la peine ; la peine est notre lot à tous ici-bas, et il vient un temps où nous désirons obtenir plus de consolations et de secours que les choses de cette vie n’en peuvent donner. Je suis pressée de vous dire que si jamais vous étiez dans la tristesse et sentiez le besoin d’une amie qui pense à vous et vous aime, vous trouverez cette amie en Dinah Morris, à Snowfield ; et si vous venez à elle ou l’envoyez chercher, elle n’oubliera jamais cette nuit et les paroles qu’elle vous dit à présent. Voulez-vous vous en souvenir, Hetty ?

— Oui, répondit Hetty presque effrayée. Mais pourquoi dites-vous que je doive être dans la peine ? Savez-vous quelque chose ? »

Hetty s’était assise pour attacher son bonnet, et Dinah se pencha vers elle et lui prit les mains en lui répondant :

« Parce que, chère amie, la peine nous atteint tous dans cette vie ; nous mettons nos cœurs à des choses qu’il n’est pas dans la volonté de Dieu que nous possédions, et alors nous nous chagrinons ; les personnes que nous aimons nous sont enlevées, et nous ne prenons plaisir à rien parce qu’elles ne sont plus avec nous. La maladie vient et nous plions sous le fardeau de nos faibles corps ; nous sortons de la bonne route pour faire le mal, et nous nous attirons des difficultés avec notre prochain. Il n’est aucun homme ou aucune femme qui ne passe par quelqu’une de ces épreuves, et c’est parce que je sens que vous devez en rencontrer quelques-unes que je souhaite que, pendant que vous êtes jeune, vous cherchiez de la force en votre Père céleste, afin que vous trouviez un appui qui ne vous manquera jamais dans les mauvais jours. »

Dinah s’arrêta et lâcha les mains d’Hetty, afin de ne pas la gêner. Hetty resta sans bouger ; elle ne répondait par aucune sympathie à l’affection inquiète de Dinah : mais ces paroles, proférées avec cette clarté solennelle et pathétique, la pénétraient d’une sensation d’effroi. Ses couleurs avaient fait place presqu’à la pâleur ; elle avait cette timidité d’une riche nature faite pour le plaisir et qui frémit à l’idée de la souffrance. Dinah vit l’effet produit, et son tendre plaidoyer en devint plus pressant, jusqu’à ce qu’Hetty, pleine de la crainte vague que quelque malheur devait un jour l’accabler, commença à pleurer.

Nous avons l’habitude de dire que si les êtres inférieurs ne peuvent jamais comprendre les supérieurs, ceux-ci, au contraire, comprennent tout à fait les premiers. Mais je crois que les natures élevées doivent faire cette étude, comme nous apprenons l’art de la vision, par un grand nombre de pénibles expériences, souvent par des meurtrissures reçues en prenant les choses du mauvais côté ou en supposant avoir plus d’espace que nous n’en avons. Dinah n’avait jamais encore vu Hetty affectée de cette manière, et avec sa charité chrétienne habituelle elle se flatta que c’était une impulsion divine. Elle embrassa cette enfant qui sanglotait et pleura avec elle. Mais Hetty était simplement dans cet état d’excitation d’esprit où l’on ne saurait calculer quelle direction les sentiments peuvent prendre d’un moment à l’autre, et pour la première fois elle parut irritée des caresses de Dinah. Elle la repoussa avec impatience et lui dit, avec la voix d’un enfant qui sanglote :

« Ne me parlez pas ainsi, Dinah. Pourquoi venez-vous pour m’effrayer ? Je ne vous ai jamais rien fait. Pourquoi ne me laissez-vous pas tranquille ? »

La pauvre Dinah sentit un serrement de cœur. Elle était trop sage pour persister, et lui dit seulement avec douceur : « Oui, ma chère, vous êtes fatiguée ; je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Mettez-vous promptement au lit. Bonne nuit ! »

Elle sortit de la chambre presque aussi légèrement et promptement qu’un esprit ; mais une fois à côté de son lit, elle se jeta à genoux et se livra en silence à toute la chaleureuse pitié dont son cœur était plein.

Pour Hetty, elle fut bien vite de nouveau dans le bois, ses rêves éveillés se fondant dans un sommeil où son existence était à peine plus confuse et incohérente.