Adam Bede/Tome premier/16

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (Tome premierp. 203-219).

CHAPITRE XVI

chaînons

Arthur Donnithorne, vous vous en souvenez, avait pris avec lui-même l’engagement d’aller voir M. Irwine ce vendredi matin. Il est réveillé et s’habille de si bonne heure, qu’il se décide à aller avant plutôt qu’après le déjeuner. Le Recteur, à ce qu’il sait, fait ce repas seul à neuf heures et demie. Arthur fera à cheval cette promenade matinale. On peut tout dire plus facilement à table.

Les progrès de la civilisation ont fait d’un dîner ou d’un déjeuner une occasion qui rend plus facile une délicate confession. Nous voyons sous un jour moins triste nos fautes quand notre père confesseur nous écoute entre l’œuf et le café. Nous sentons plus clairement que de dures pénitences sont hors de question pour des gentilshommes d’un siècle de lumières, et que le péché mortel n’est point incompatible avec l’appétit pour les rôties. Une attaque à notre bourse, qui, dans des temps plus barbares, se serait faite sous la brusque forme d’un canon de pistolet, devient un procédé gracieux et de bon ton, maintenant qu’elle s’est changée en un emprunt jeté comme une facile parenthèse entre le second et le troisième verre de bordeaux.

Cependant il y avait cet avantage dans les anciennes et rudes formes, qu’elles vous forçaient, par quelque action extérieure, à exécuter votre résolution. Quand vous avez placé la bouche à l’extrémité d’un tube acoustique, et que vous savez positivement qu’il se trouve à l’autre bout une oreille qui vous écoute, vous direz plus sûrement ce qui vous a amené là, que si vous êtes assis, les jambes à l’aise sous l’acajou, avec un convive qui n’a aucune raison d’être surpris que vous n’ayez rien de particulier à lui communiquer.

Cependant Arthur Donnithorne, tout en respirant l’air du matin en suivant à cheval d’agréables sentiers, était sincèrement déterminé à ouvrir son cœur à M. Irwine, et le bruit cadencé de la faux, comme il traversait les prairies, lui paraissait plus agréable en raison de cet honnête dessein. Il jouit maintenant de voir un temps assuré pour rentrer les foins, au sujet desquels les fermiers avaient de telles craintes. Il y a quelque chose de si salubre dans la participation à une joie générale et non simplement personnelle, que cette pensée réagit sur l’état de son esprit et lui fait paraître sa résolution plus facile. Un habitant des villes trouvera peut-être que des influences semblables ne devraient pas être prises en considération dans un livre qui n’est pas une simple histoire pour les enfants ; mais au milieu des champs et des haies, il est impossible de se maintenir toujours supérieur aux simples plaisirs qu’offre la nature.

Arthur avait traversé le village d’Hayslope et approchait de la colline du côté de Broxton, lorsqu’au tournant de la route il vit, à environ cent pas devant lui, une figure qu’il était impossible de prendre pour tout autre qu’Adam Bede, même lorsqu’il n’y aurait pas eu de chien gris et sans queue sur ses talons. Il avançait de son pas rapide habituel, et Arthur poussa son cheval en avant pour le rejoindre, car il avait trop d’amitié d’enfance pour Adam pour perdre l’occasion de causer avec lui. Je ne dirai pas que son goût pour ce bon garçon ne dût pas un peu de sa force à son amour de patronage : noire ami Arthur aimait à faire tout ce qui était beau, et que ses belles actions fussent reconnues.

Adam se retourna quand il entendit le bruit accéléré des sabots du cheval, et attendit le cavalier en ôtant son bonnet avec un brillant sourire de satisfaction. Excepté pour son frère Seth, Adam aurait plus fait pour Arthur Donnithorn que pour aucun autre jeune homme au monde. Il n’y avait pour ainsi dire rien qu’il n’eût préféré perdre plutôt que l’équerre qu’il portait toujours et qui était un présent d’Arthur, acheté de son argent de poche lorsqu’il était un blondin de onze ans, alors qu’il avait assez bien profité des leçons d’Adam comme charpentier et tourneur, pour embarrasser toutes les femmes de la maison de dévidoirs superflus et de boites rondes. Adam voyait avec un véritable orgueil ce petit gentilhomme, et ce sentiment n’avait fait que se modifier légèrement quand le garçon aux cheveux blonds était devenu le jeune homme à favoris.

Adam, je dois le dire, était soumis à l’influence du rang et tout à fait prêt à accorder des témoignages de profond respect à toute personne placée au-dessus de lui, car ce n’était ni un philosophe ni un prolétaire à idées, mais simplement un solide et habile charpentier, avec un grand fond de vénération, bien disposé à reconnaître toutes les supériorités établies, à moins qu’il ne vit une raison certaine de les mettre en question. Il n’avait point de théories pour organiser le monde, mais il voyait qu’il s’y faisait beaucoup de mal soit par des constructions en bois vert, soit par des gens ignorants qui faisaient des plans pour des dépendances et des ateliers ou autres choses semblables, sans connaître la résistance des matériaux ; par de mauvais travaux ou par des contrats à terme trop court, qui ne pouvaient jamais être remplis sans ruiner quelqu’un ; et il avait résolu pour son compte de s’opposer à de telles manières de faire. Sur ces points il aurait maintenu son opinion contre les plus grands propriétaires du Loamshire ou du Stonyshire. Mais il sentait qu’en dehors de cela il était mieux d’avoir de la déférence pour ceux qui étaient plus instruits que lui-même. Il voyait aussi clairement que possible le mauvais aménagement des bois du domaine et le honteux état des bâtiments des fermes ; si le vieux chevalier Donnithorn lui en eût demandé la cause, il aurait donné son avis sans hésiter ; cependant sa disposition au respect envers un gentilhomme l’aurait dominé pendant tout ce temps. Le mot gentilhomme avait un sens pour Adam, et, comme il le disait souvent, « il ne pouvait souffrir un individu qui pensait s’élever en étant familier avec ses supérieurs. » Il faut se rappeler aussi qu’Adam avait du sang de paysan dans les veines, et qu’étant dans la force de l’âge il y a un demi-siècle, on peut s’attendre à trouver surannés quelques-uns des traits de son caractère.

À l’égard du jeune chevalier, ce respect intuitif d’Adam s’augmentait par des souvenirs d’enfance et une estime personnelle ; on peut donc imaginer qu’il faisait beaucoup plus cas des bonnes qualités d’Arthur et attachait à ses moindres actions beaucoup plus de prix que si elles se fussent trouvées chez un simple ouvrier comme lui. Il pensait que ce serait un beau jour pour tous les habitants d’Hayslope quand le jeune chevalier deviendrait propriétaire du domaine, lui qui avait le cœur si franc et si généreux, et des connaissances en réparations et améliorations rares chez un jeune homme qui allait seulement être majeur. Aussi y avait-il du respect comme de l’affection dans le sourire avec lequel il ôta son bonnet quand Arthur Donnithorne le rejoignit.

« Eh bien, Adam, comment vous portez-vous ? dit Arthur en lui tendant la main. Il ne touchait jamais la main d’aucun des fermiers, et Adam sentit vivement cet honneur. J’ai pu reconnaître de loin vos épaules. Ce sont bien les mêmes, seulement plus larges, que lorsque vous me portiez. Vous le rappelez-vous ?

— Oui, monsieur, je m’en souviens. Ce serait un mauvais signe si l’on oubliait ce qu’on a fait ou dit quand on était jeune garçon, car alors on ne penserait pas plus aux an ciens amis qu’aux nouveaux.

— Vous allez à Broxton, je suppose ? dit Arthur en met tant son cheval au pas, tandis qu’Adam marchait à côté de lui. Allez-vous à la cure ?

— Non, monsieur, je vais examiner la grange de Baril. On a peur que le toit ne fasse une poussée contre les murs, et je vais voir ce qu’il y a à faire avant d’envoyer des matériaux et des ouvriers.

— 11 paraît que Burge vous confie presque tout le travail maintenant, n’est-ce pas ? Je suppose qu’il vous associera bientôt. Il le fera, s’il est sage.

— Non, monsieur, je ne crois pas qu’il s’en trouvât beaucoup mieux. Un contre-maître, s’il a une bonne conscience et du plaisir à son travail, fera son affaire aussi bien que s’il était son associé. Je ne donnerais pas deux sous d’un homme qui planterait un clou avec négligence parce qu’il n’a pas nue paye en sus pour cela.

— Je le sais, Adam ; je sais que vous travaillez pour lui aussi bien que vous travailleriez pour vous-même. Mais vous seriez plus maître d’agir que vous ne l’êtes à présent, et vous tireriez peut-être un meilleur parti de cet établissement. Le vieux Burge devra bien une fois se retirer ; il n’a point de fils : il doit désirer qu’un gendre lui succède. Mais j’imagine qu’il a les doigts un peu crochus ; il voudra, je pense, un homme qui apporte quelque argent. Si je n’étais pas aussi pauvre qu’un rat, je serais bien aise de placer là quelque chose, afin de vous voir établi sur cette propriété. Je suis sûr que j’y trouverais mon profit. Peut-être pour rai-je mieux le faire dans un an ou deux. J’aurai une plus forte pension quand je serai majeur, et lorsque j’aurai payé quelques petites dettes, je pourrai m’occuper de ce qui m’entoure.

— Vous êtes bien bon de parler ainsi, monsieur, et je ne suis point ingrat. Mais, continua Adam d’un ton décidé, je n’aimerais pas à faire quelque offre à M. Burge, ou qu’on lui en fît pour moi. Je ne vois pas un acheminement bien clair à une association. S’il désirait jamais se défaire de l’établissement, ce serait tout autre chose. Je serais content de trouver alors de l’argent à un intérêt convenable, car j’aurais la certitude de pouvoir le rembourser avec le temps.

— Très-bien, Adam, dit Arthur, se souvenant de ce que M. Irwine lui avait dit d’un commencement de liaison amoureuse entre Adam et Mary Burge, nous n’en parlerons plus pour le moment. Quand est-ce que Ton ensevelit voire père ?

— Dimanche, monsieur ; M. Irwine viendra pour cela de meilleure heure. Je serai bien aise quand ce sera terminé, parce que j’espère que ma mère en sera plus tranquille. Cela fait tristement souffrir de voir l’affliction des gens âgés ; ils ont peu le moyen d’en sortir ; le nouveau printemps ne ramène aucun bourgeon à l’arbre flétri.

— Vous n’avez certes pas manqué de chagrins et d’ennuis dans votre vie, Adam. Je ne crois pas que vous ayez jamais eu le cerveau et le cœur légers comme d’autres jeunes gens. Vous avez toujours eu quelque inquiétude dans l’esprit.

— Oui, monsieur ; mais cela ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe. Puisque nous sommes des hommes et que nous en avons les joies, je pense que nous devons aussi en avoir les soucis. Nous ne pouvons être comme les oiseaux, qui abandonnent leur nid dès qu’ils ont leurs ailes, ne reconnaissent plus leurs parents, quand ils les voient, et trouvent un nouvel vol attachement chaque année. J’ai assez de motifs de reconnaissance. J’ai toujours eu la santé, la force et suffisamment d’intelligence pour prendre plaisir à mon travail. Je compte pour beaucoup d’avoir pu suivre l’école du soir de Bartle Massey. Cela m’a aidé à acquérir une instruction que je n’aurais jamais pu obtenir par moi-même.

— Quel fameux gaillard vous êtes, Adam ! dit Arthur après un silence, pendant lequel il avait examiné le grand individu qui marchait à ses côtés. Je pouvais allonger un coup de poing mieux que la plupart des autres étudiants, à Oxford, et cependant je crois que vous me terrasseriez bien vite, si j’avais à me battre avec vous.

— Dieu garde que je le fasse jamais, monsieur ! dit Adam se retournant vers Arthur avec un sourire ; j’avais l’habitude de boxer comme amusement ; mais je l’ai perdue depuis que j’ai été cause que le pauvre Gil Tranter a dû passer quinze jours au lit. Je ne me battrais plus contre aucun homme, à moins qu’il ne se conduise en coquin. Si l’on a affaire à un individu qui n’a ni honte ni conscience, il faut bien essayer ce qu’on peut obtenir par la force. »

Arthur ne rit point, car il était préoccupé d’une pensée qui l’amena bientôt à dire :

« Je crois bien, Adam, que vous n’avez jamais de lutte avec vous-même ; que vous étoufferiez un désir dont vous auriez reconnu l’injustice, aussi facilement que vous étendriez par terre un ivrogne qui vous aurait cherché querelle. Je veux dire que vous n’êtes pas versatile, voulant d’abord une chose, puis bientôt le contraire.

— Mais non, dit Adam après un moment d’hésitation. Non, je ne me rappelle pas m’être jamais retourné de cette manière, quand j’avais décidé, comme vous dites, que quelque chose était mal. Cela me répugne de faire ce que je sais devoir me charger la conscience. Depuis que j’ai su additionner, j’ai vu assez clairement qu’on ne peut jamais mal agir sans causer plus de tort et de chagrin qu’on ne saurait le croire. C’est comme du mauvais ouvrage ; vous ne pouvez jamais voir la fin de l’ennui qu’il donne. Et c’est une triste chose que de venir au monde pour mener à mal son prochain au lieu de le rendre meilleur. Mais tout le monde ne juge pas de même. Je ne suis pas pour faire un péché de chaque petite plaisanterie ou niaiserie, où l’on peut se laisser entraîner, comme le pensent quelques dissidents. Un homme peut hésiter pour savoir s’il ne vaut pas la peine d’attraper un ou deux horions, afin de s’amuser davantage. Mais ce n’est pas mon habitude d’être un va et vient en quoi que ce soit ; je crois que j’ai plutôt le défaut contraire. Quand j’ai dit oui ou non, ne fût ce qu’en moi-même, il m’est difficile de revenir en arrière.

— C’est bien ce que je pensais de vous, dit Arthur. Votre volonté est de fer tout comme votre bras. Mais, quelque forte que soit une résolution, cela coûte souvent de l’exécuter. On peut être décidé à ne pas cueillir de cerises et tenir les mains dans ses poches ; mais on ne peut empêcher que l’eau n’en vienne à la bouche.

— C’est vrai, monsieur ; mais il n’y a rien de tel que de poser en principe qu’il y a bien des choses dont nous pouvons nous passer dans cette vie. Il ne sert à rien de la considérer comme la foire de Treddleston, où l’on ne songe qu’à regarder et acheter des jouets. Mais pourquoi est-ce <pie je vous parle ainsi, monsieur ? Vous en savez plus que moi.

— Je n’en suis pas bien sûr, Adam. Vous avez quatre ou cinq ans d’expérience de plus, et je crois que la vie a été une meilleure école pour vous que le collège pour moi.

— Ma foi, monsieur, vous avez l’air de penser du collège à peu près comme le fait Bartle Massey. Il dit que la plupart du temps le collège rend les gens comme des vessies, qui ne sont bonnes qu’à renfermer ce qu’on verse dedans.

Mais il a une langue comme une lame tranchante, Bartle ; elle entame tout ce qu’elle touche. Voici le tournant du chemin, monsieur ; je vous souhaite le bonjour, puisque vous allez à Broxton.

— Adieu, Adam ! portez-vous bien. »

Arthur remit son cheval au groom, à l’entrée de la cure, et s’avança par l’allée gravelée vers la porte qui ouvrait sur te jardin. 11 savait que le Recteur déjeunait toujours dans sa chambre d’étude qui était à gauche de cette porte, en face de la salle à manger. C’était une petite chambre basse, appartenant à l’ancienne portion de la maison, obscurcie par les reliures foncées des livres qui garnissaient les murs ; cependant elle paraissait très-gaie quand Arthur atteignit la fenêtre ouverte. Car le soleil du matin tombait de biais sur le grand globe de verre à poissons d’or, posé sur un piédestal en scagliola, en face de la table à déjeuner déjà servie. À côté de cette table était un groupe qui eût réjoui l’œil où que ce fût. Sur une moelleuse chaise de damas rouge était assis M. Irwine, avec la brillante fraîcheur qu’il avait toujours en sortant de sa toilette du matin. Sa belle main, blanche et potelée, caressait le dos brun et frisé de Junon, et, derrière Junon, dont la queue s’agitait avec un calme plaisir maternel, ses deux petits chiens bruns se roulaient l’un par-dessus l’autre dans un bien heureux duo, se houspillant bruyamment. Sur un coussin plus éloigné se tenait Pug, avec l’air d’une pudique dame qui considérait ces familiarités comme des faiblesses animales qu'elle faisait semblant d’observer le moins possible. Sur la table, vers le coude de M. Irwine, était le premier volume du Foulis Æschylus, qu’Arthur connaissait bien. La cafetière d’argent, que Carroll apportait, exhalait une vapeur parfumée qui complétait les délices d’un déjeuner de célibataire.

« Bravo, Arthur, voilà un digne garçon ! Vous arrivez juste à temps, dit M. Irwine, comme Arthur s’arrêtait et enjambait l’appui de la fenêtre basse. Carroll, il nous faut encore des œufs et du café, et nous devons bien avoir quelque volaille froide pour manger avec ce jambon ? C’est comme au bon vieux temps, Arthur ; depuis cinq ans vous n’avez pas déjeuné avec moi.

— La matinée était engageante pour une promenade à cheval, dit Arthur, et j’aimais tant à déjeuner ainsi avec vous, quand vous me faisiez étudier ! Mon grand-père est toujours de quelques degrés plus froid à déjeuner qu’à tout autre moment du jour. Je crois que son bain du matin ne lui convient pas. »

Arthur avait à cœur de ne pas laisser voir qu’il venait dans un but spécial. Il ne se trouva pas plutôt en présence de M. Irwine, que la confidence, qui lui avait paru très-facile avant, lui sembla tout d’un coup la chose la plus difficile du monde, et au moment même où ils se touchèrent la main, il vit son projet sous un jour tout nouveau. Comment faire comprendre à M. Irwine sa position, à moins de lui raconter ces petites scènes dans le bois ; et comment les raconter sans avoir l’air d’un imbécile ? Et puis sa faiblesse à revenir de chez Gawaine ! et faire précisément le contraire de ce qu’il avait décidé. Irwine le trouverait faible et versatile à tout jamais. Toutefois cela pourrait arriver sans préméditation ; la conversation pouvait y amener.

« J’aime le moment du déjeuner plus que tout autre de la journée, dit M. Irwine. Aucune poussière ne s’est encore étendue sur notre esprit ; il reflète clairement les choses. J’ai toujours un livre favori près de moi, pendant ce repas, et je jouis tellement des fragments que j’y glane, que chaque matin, régulièrement, il me semble que je vais redevenir studieux. Mais bientôt voici Dent qui m’amène un pauvre diable qui a tué un lièvre, et quand j’ai fini de « justicier, » comme dit Carroll, je suis disposé à faire une promenade autour de la glèbe. Puis, en revenant, je rencontre le directeur de la maison de travail, qui a une longue histoire à me raconter d’un pauvre qui s’est mutiné ; ainsi se passe la journée, et je suis toujours le même paresseux avant que le soir arrive. De plus, on a besoin du stimulant de la sympathie, et je ne l’ai jamais eu depuis que le pauvre d’Ogley a quitté Treddleston. Si vous aviez bien voulu mordre aux livres, vaurien, j’aurais eu une perspective plus agréable. Mais l’amour de l’étude n’est pas dans le sang de votre famille.

— Non, vraiment. C’est à peine si je pourrai me rappeler quelque peu de latin, quand il faudra orner mon discours d’entrée au parlement dans cinq ou six ans d’ici. Cras in gens iterabimus æquor, et quelques bribes de cette espèce me resteront peut-être, et j’arrangerai mes opinions de manière à les y faire entrer. Mais je ne crois pas que la connaissance des classiques soit un besoin bien urgent pour un gentilhomme campagnard ; autant que j’en puis juger, il vaut mieux pour lui qu’il ait la connaissance des mœurs. J’ai lu dernièrement les livres de votre ami Arthur Yung, et il n’y a rien que je préférasse à mettre en pratique quelques-unes de ses idées pour amener les fermiers à mieux diriger leurs terres, et, comme il le dit, faire de ce qui n’était qu’un pays inculte, tout de la même teinte foncée, un paysage brillant et varié de blés, prairies et troupeaux. Mon grand-père ne me laissera jamais exercer le moindre pouvoir tant qu’il vivra ; cependant j’aimerais à entre prendre les terres du côté du Stonyshire ; elles sont dans une condition déplorable ; je désirerais mettre à l’œuvre des améliorations et galoper d’un endroit à l’autre pour ies surveiller. Je voudrais connaître tous les laboureurs et les voir me tirer leur chapeau d’un air de bon vouloir.

— Bien, Arthur ; un homme qui n’a point de goût pour les classiques ne peut faire une meilleure apologie de sa venue dans ce monde qu’en désirant augmenter la production pour nourrir les hommes de lettres et les recteurs qui les apprécient. Et puissé-je être là quand vous entrerez dans votre carrière de seigneur modèle. Vous aurez besoin d’un imposant recteur pour compléter le tableau et prendre sa part de tout le respect et l’honneur que vous vaudront vos rudes travaux. Seulement ne prenez pas trop à cœur la reconnaissance que cela vous procurera en retour. Je ne crois pas que les hommes qui cherchent à être utiles aux autres leur soient les plus chers. Vous savez que Gawaine a encouru les malédictions de tout le voisinage au sujet d’un certain enclos. Il vous faudra bien choisir ce que vous aimez le mieux, mon vieux, — la popularité ou l'utilité, — autrement vous les manquerez toutes deux.

— Oh ! Gawaine est rude dans sa manière d’agir ; il ne se rend pas personnellement agréable à ses tenanciers. Je ne crois pas qu’il y ait quelque chose qu’on ne puisse obtenir des gens en les traitant avec bonté. Pour mon compte, je ne pourrais vivre dans un endroit où je ne serais ni aimé ni respecté ; il m’est agréable de me trouver ici parmi les tenanciers ; ils ont tous l’air bien disposés pour moi. Je suppose qu’ils me voient encore petit garçon courant sur un poney gros comme un mouton. Si on leur accordait quelques avances et qu’on s’occupât un peu de leurs habitations, on pourrait, je crois, tout bêtes qu’ils sont, les persuader de suivre un meilleur mode de culture.

— Alors, tâchez de placer votre amour au bon coin, et ne prenez pas une femme qui draine à sec votre bourse et vous rende sordide en dépit de vous-même. Ma mère et moi discutons quelquefois à votre égard ; elle dit : « Je ne hasarderai jamais aucune prédiction sur Arthur avant de voir « la femme dont il sera amoureux. » Elle suppose que votre amour vous dirigera comme la lune dirige les marées. Mais je me sens dans l’obligation de vous défendre, comme mon élève, et je maintiens que vous n’êtes point d’un genre aussi aquatique. Ainsi, faites attention de ne pas faire tort à mon jugement. »

Ces mots firent frémir Arthur, car cette opinion de la rusée vieille dame Irvvine à son sujet lui fit l’effet désagréable d’un présage sinistre. Ce n’était certes qu’une nouvelle raison de persévérer dans son intention et de s’assurer un appui contre lui-même. Malgré cela, à cet endroit de la conversation, il sentait diminuer son désir de raconter son histoire avec Hetty. Il était très-impressionnable et mettait beaucoup de prix à l’opinion des autres à son égard ; le fait même d’être en présence d’un ami intime, qui n’avait pas la plus légère idée qu’il eût soutenu une lutte intérieure aussi sérieuse que celle qu’il était venu pour lui confier, ébranlait sa propre croyance à l’importance de cette lutte. Ce n’était pas, après tout, une chose à faire tant d’embarras ; que pourrait Irwine pour lui plus qu’il ne pût faire lui-même ? Il irait à Eagledale malgré l’accident de Meg, — il irait sur Rattle, et Pym le suivrait tant bien que pourrait sur la vieille rosse. Telle était sa pensée en sucrant son café ; mais, un instant après, comme il portait la tasse à ses lèvres, il se rappela comme quoi il avait décidé la nuit dernière de tout raconter à Irwine. Non, il ne vacillerait plus, — cette fois il ferait ce qu’il avait décidé de faire. Il serait donc convenable de ne pas laisser tomber ce ton de personnalité de la conversation. S’ils passaient à des sujets différents, la difficulté augmenterait. Cette pensée et sa réaction n’avaient pas occupé un temps que l’on pût apprécier, lorsqu’il répondit :

« Mais je ne crois pas que ce soit un argument contre la force de caractère d’un homme que d’être enclin à se laisser dominer par l’amour. Une belle constitution ne nous préserve pas de la petite vérole ou de quelqu’une de ces maladies inévitables. Un homme peut être très-ferme sur d’autres points, et cependant se trouver sous une espèce de sortilège de la part d’une femme.

— Oui ; mais il y a une différence entre l’amour et la petite vérole ou même le sortilège, — c’est que, si vous découvrez la maladie à temps et que vous essayiez le changement d’air, il y a toute chance d’y échapper entièrement, sans aucun développement ultérieur. Et il y a certaines doses préservatrices qu’un homme peut s’administrer lui-même, en ayant toujours présentes à l’esprit les conséquences désagréables de sa faiblesse ; cela fait une espèce de verre noirci au travers duquel vous pouvez regarder une resplendissante beauté et discerner sa vraie silhouette ; quoique je craigne bien que peu à peu le verre enfumé ne vienne à manquer juste au moment où on en a le plus besoin. Je dirai même maintenant qu’un homme fortifié de la connaissance des classiques pourrait être entraîné à un mariage imprudent, malgré tous les avertissements que lui donnerait le chœur de Prométhée. »

Le sourire qui passa sur le visage d’Arthur était bien léger, et au lieu de suivre le tour plaisant de M. Irwine, il dit tout à fait sérieusement : « Oui, et c’est là le pire. C’est une chose horriblement vexante que, malgré toute notre volonté, nous soyons dirigés par des dispositions instantanées qu’il est impossible de calculer d’avance. Je ne pense pas qu’un homme soit tellement à blâmer s’il est entraîné malgré toutes ses résolutions contraires.

— Oui, mais ces dispositions d’esprit étaient en germe dans son individualité, mon garçon, tout autant que l’étaient ses réflexions, et encore plus. Un homme ne fait jamais rien de contraire à sa propre nature. Il porte en lui le principe de ses actions les plus exceptionnelles, et si nous autres, gens sensés, faisons de nous de fameux imbéciles dans quelque occasion particulière, nous devons en tirer la légitime conclusion que notre once de sagesse renferme quelques grains de folie.

— Mais on peut être entraîné par une combinaison de circonstances à faire des choses qu’on n’eût jamais faites sans cela.

— Certainement ; un homme ne peut pas voler facilement un billet de banque s’il n’est pas placé à sa portée ; mais il ne nous fera pas croire qu’il est honnête homme parce qu’il commence à se fâcher contre le billet de banque de ce qu’il se trouve sur son chemin.

— Pourtant, vous ne pensez pas qu’un homme qui lutte contre la tentation à laquelle il succombe soit aussi coupable que celui qui ne lutte jamais ?

— Non, mon garçon, et j’en ai pitié, en proportion de ses combats, car ils sont l’expression de la souffrance intérieure, la pire forme que Némésis puisse prendre. Nos mauvaises actions ont leurs fatales conséquences, quelles que soient les fluctuations qui les ont précédées, — conséquences qui s’arrêtent rarement à nous seuls. Et il est mieux d’avoir notre esprit pénétré de cette certitude, que de rechercher quels peuvent être nos motifs d’excuse. Mais je ne vous ai jamais vu si disposé à une discussion morale, Arthur. Est-ce que vous avez en vue quelque danger qui vous concerne dans cette manière de parler philosophique et générale ? »

En faisant cette question, M. Irwine repoussa son assiette, se renversa sur sa chaise et regarda Arthur en face. Il soupçonna qu’Arthur avait effectivement quelque chose à lui dire, et pensa lui aplanir la route par cette question directe. Mais il fut trompé dans son attente. Soudainement et involontairement amené sur la limite de la confession, Arthur revint en arrière, et s’y sentit moins disposé que jamais. La conversation avait pris un tour plus sérieux qu’il ne le désirait, — cela pourrait tromper Irwine, — il s’ imaginerait qu’il avait une forte passion pour Helty, tandis qu’il n’y avait lien de semblable. Il se sentait rougir et était fort ennuyé de sa puérilité.

« Non, non ; point de danger, dit-il avec le plus d’indifférence qu’il put. Je ne sais pas si je suis plus sujet à l’instabilité que d’autres ; seulement il y a par-ci par-là quelques petits incidents qui font rechercher ce qui pourrait arriver dans l’avenir. »

Cette singulière répugnance d’Arthur cachait-elle quelque motif qui expliquât sa retraite et qu’il ne s’avouait pas lui-même ? Les affaires de notre esprit sont conduites d’une manière très-semblable aux affaires de l’État ; beaucoup de pénible travail s’y fait par des agents qui ne sont point avoués. Dans une pièce de mécanique aussi, je crois qu’il y a souvent une petite roue qu’on ne remarque pas, et qui a beaucoup à faire avec le mouvement des grandes roues apparentes. Peut-être à ce moment y avait-il à l’œuvre dans l’esprit d’Arthur quelque agent semblable non reconnu ; — peut-être était-ce la crainte de voir cette confession, une fois faite au Recteur, devenir le sujet de graves ennuis, dans le cas où il ne serait pas tout à fait capable de mettre en pratique ses bonnes résolutions ? Je n’oserais affirmer qu’il n’en fût ainsi. L’âme humaine est une chose si compliquée ! L’idée d’Hetty venait de traverser l’esprit de M. Irwine pendant que ses yeux interrogeaient Arthur ; mais sa réponse négative et indifférente le confirma dans la pensée qui lui survint, — qu’il ne pouvait rien y avoir de sérieux de ce côté-là. Il n’y avait pas de probabilité qu’Arthur la vit jamais ailleurs qu’à l’église ou chez elle sous les yeux de madame Poyser, et l’avertissement qu’il lui avait donné à son sujet quelques jours auparavant n’avait pas de signification plus sérieuse que de l’empêcher de faire attention à elle d’une manière qui put exciter la vanité de cette fillette, et déranger ainsi le drame rustique de sa vie. Arthur rejoindrait bientôt son régiment et serait bien loin : non, il ne pouvait y avoir aucun danger de ce côté, même si le caractère d’Arthur n’en avait été le ferme garant. L’orgueil honnête et protecteur qui lui faisait croire au bon vouloir et au respect de chacun à son égard était une sauvegarde contre toute folie romanesque, bien plus encore contre une folie de bas étage. S’il y avait eu quelque chose de spécial dans l’esprit d’Arthur pendant la conversation précédente, il était clair qu’il n’était pas disposé à entrer dans des détails, et M. Irwine était trop délicat pour laisser voir même une curiosité amicale. Il s’aperçut qu’un changement de sujet serait bien venu, et dit :

« À propos, Arthur, à la fête de votre colonel il y a eu quelques transparents qui ont produit beaucoup d’effet en l’honneur de la Grande-Bretagne, de Pitt, et de la milice du Loamshire, et surtout du généreux jeune homme, le héros du jour. Ne pensez-vous pas que vous pourriez mettre en train quelque chose de ce genre pour charmer nos faibles esprits ? »

L’occasion était perdue. Tandis qu’Arthur hésitait, la corde qu’il aurait pu saisir s’était retirée ; il devait se confier à ses propres forces de nageur.

Dix minutes plus tard, M. Irwine fut appelé pour affaires, et Arthur, lui disant adieu, remonta à cheval avec un sentiment de mécontentement qu’il tâcha de combattre par la détermination de partir pour Eagledale dans une heure au plus tard.