Adam Bede/Tome premier/14

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (Tome premierp. 175-186).

CHAPITRE XIV

le retour à la maison

Tandis que cette séparation se passait dans la forêt, une autre avait lieu dans la chaumière. Lisbeth se tenait debout avec Adam devant la porte, s’efforçant, avec sa vue fatiguée, d’apercevoir encore Seth et Dinah qui montaient le versant opposé.

« Eh ! je suis fâchée de n’en plus rien voir, dit-elle à Adam en rentrant dans la maison. Je l’aurais volontiers gardée près de moi jusqu’à ce que je meure et que j’aille reposer près de mon vieux. Elle rendrait la mort plus facile ; elle a une voix si douce et ses mouvements sont si calmes ! Je ne serais pas étonnée qu’elle fût représentée dans cette image de ta Bible neuve : l’ange assis sur la grosse pierre à côté du tombeau. Eh ! je ne craindrais pas d’avoir une fille comme ça ; mais personne n’épouse celles qui sont bonnes à quelque chose.

— Eh bien, mère, j’espère que tu l’auras pour fille, car Seth a du goût pour elle, et j’espère qu’avec le temps elle en prendra pour lui.

— À quoi sert de parler de ça ? Elle ne pense pas à Seth. Elle s’en va à vingt milles d’ici. Comment prendra-t-elle du goût pour lui, je voudrais bien savoir ? Pas plus que le pain ne peut lever sans levain. Les livres de chiffres auraient pu te l’apprendre mieux que cela, je pense, autrement tu ferais tout aussi bien de lire des imprimés ordinaires, comme Seth le fait.

— Non, mère, dit Adam en riant, les chiffres nous disent bien des bonnes choses, et sans eux nous ne pourrions aller loin ; mais ils ne nous disent rien sur les sentiments des gens. C’est un travail plus délicat de les calculer. Mais Seth est le meilleur garçon qui ait jamais manié un outil ; il a beaucoup de bon sens et très-bonne mine aussi, et il a la même manière de penser que Dinah. Il mérite de l’obtenir, quoiqu’on ne puisse nier qu’elle soit un précieux morceau d’ouvrière. On ne voit pas tous les jours des femmes comme celle-là sortir de la fabrique.

— Eh ! tu prends toujours le parti de ton frère. Tu as toujours fait de même depuis que vous étiez tout petits. Tu voulais toujours partager avec lui. Mais qu’est-ce que Seth a à faire avec le mariage ? il n’a que vingt-trois ans ; il ferait mieux d’apprendre à mettre dix sous de côté. Et quant à l’obtenir, elle a deux ans de plus que lui ; elle est presque de ton âge. Mais voilà comme ça va ; les gens veulent toujours prendre leur contraire, comme s’ils devaient être assortis comme le porc, un morceau de bonne viande avec un morceau de rebut. »

Chez quelques espèces d’esprits féminins, les choses qui pourraient arriver tirent un charme temporaire de la comparaison avec ce qui est. Lisbeth était chagrine de ce qu’Adam ne voulait pas épouser lui-même Dinah, aussi chagrine qu’elle l’eût été s’il avait désiré se marier avec elle et abandonner ainsi Marie Burge et l’association, tout autant que s’il devait épouser Hetty.

Cette conversation d’Adam avec sa mère avait lieu un peu après huit heures et demie ; ainsi quand, dix minutes plus tard, Hetty arriva au tournant du sentier qui menait à la porte de la ferme, elle vit Dinah et Seth s’approcher par le côté opposé, et attendit qu’ils vinssent la rejoindre. Eux aussi, comme Hetty, s’étaient un peu attardés dans leur promenade, car Dinah essayait, par ses paroles, de consoler et de fortifier Seth au moment de le quitter. Mais quand ils virent Hetty ils s’arrêtèrent et se touchèrent la main. Seth reprit la route de chez lui et Dinah s’approcha seule.

« Seth Bede serait bien venu vous parler, ma chère, dit-elle en rejoignant Hetty, mais son cœur est rempli de tristesse ce soir. »

Hetty répondit par un gracieux sourire, comme si elle ne savait pas bien ce qu’on lui avait dit ; et c’était un curieux contraste que cette étincelante gentillesse toute pleine d’elle-même examinée par la figure calme et compatissante de Dinah, avec ce regard franc qui disait qu’en son cœur il n’y avait point de secrets, mais qu’il était plein de sentiments qu’elle désirait ardemment partager avec tout le monde, Hetty aimait Dinah tout autant qu’elle avait jamais aimé une autre femme ; comment aurait-elle pu faire différemment pour une personne qui avait toujours un mot favorable pour elle quand sa tante la trouvait en faute, et qui était toujours prête à la débarrasser de Totty, cette petite ennuyeuse Totty, dont chacun se faisait un jouet favori, et à laquelle Hetty ne trouvait aucun charme ? Dinah n’avait jamais dit un mot de désapprobation ou de reproche à Hetty pendant tout le temps de sa visite à la ferme ; elle lui avait beaucoup parlé d’une manière sérieuse, mais Hetty ne s’en préoccupait guère, car elle n’écoutait jamais. Quelque observation que Dinah pût lui adresser, elle l’accompagnait toujours d’une caresse et offrait de faire pour elle quelques raccommodages. Dinah était pour elle une énigme ; Hetty la regardait comme un petit oiseau qui ne peut que sautiller de rameau en rameau, le vol rapide de l’hirondelle ou de l’alouette s’élançant dans les airs. Mais elle ne s’inquiétait pas de s’expliquer cette sainte fille, pas plus que de savoir ce que signifiaient les images du Progrès du pèlerin, ou de la vieille Bible in-folio, au sujet desquelles Marty et Tommy l’ennuyaient toujours le dimanche.

Alors Dinah prit sa main et la mit sous son bras. « Vous avez l’air bien heureux ce soir, cher enfant, dit-elle. Je penserai souvent à vous quand je serai à Snowfield, et je verrai devant moi votre visage tel qu’il est maintenant. C’est une chose singulière : quelquefois, quand je suis entièrement seule, assise dans ma chambre avec les yeux fermés, ou me promenant sur les collines, les personnes que j’ai vues ou connues, ne fût-ce que pour quelques jours, apparaissent devant moi ; j’entends leur voix et je les vois regarder et agir, presque mieux que lorsqu’elles étaient réellement près de moi et que je pouvais les toucher. Alors mon cœur est attiré vers elles et j’éprouve pour ce qui leur arrive les mêmes sentiments que pour ce qui me concerne ; je trouve de la jouissance à mettre tout cela devant le Seigneur et me reposer en son amour, pour elles comme pour moi. Aussi suis-je bien sûre que vous m’apparaîtrez. »

Elle s’arrêta un moment, mais Hetty ne dit rien.

« Cela a été une chose bien précieuse pour moi, continua Dinah, hier au soir et aujourd’hui, que de voir deux aussi bons fils qu’Adam et Setli Bede. Ils sont si tendres et si attentifs pour leur vieille mère ! Elle m’a raconté ce qu’Adam avait fait, pendant ces dernières années, pour venir en aide à son père et à son frère ; c’est étonnant quel esprit de sagesse et quelle instruction il a, et comme il est disposé à s’en servir en faveur de ceux qui sont faibles. Je suis sûre aussi qu’il a le cœur aimant. J’ai souvent remarqué, parmi ceux que je connaissais autour de Snowfield, que les hommes forts et adroits sont souvent les plus doux pour les femmes et les enfants ; et c’est joli de les voir porter les petits marmots comme s’ils ne pesaient pas plus que de petits oiseaux. Et les petits enfants paraissent toujours préférer le bras fort. Je pense qu’il en serait ainsi d’Adam Bede. Ne le croyez-vous pas, Hetty ?

— Oui, » répondit Hetty machinalement, car sa pensée avait tout ce temps été dans le bois, et il lui aurait été difficile de dire à quoi elle donnait son assentiment. Dinah vit qu’elle n’était pas disposée à parler ; mais elles n’auraient pas eu le temps d’en dire beaucoup plus, car elles étaient maintenant à la porte de la cour.

Le calme crépuscule, avec sa rougeur mourante à l’ouest et ses quelques pâles étoiles luttant avec lui, s’étendait sur la cour de la ferme, où l’on n’entendait pas d’autre son que le bruit des pieds des chevaux dans l’écurie. C’était à peu près vingt minutes après le coucher du soleil ; les volailles étaient toutes sur leur perchoir, et le dogue étendu sur la paille, hors de sa hutte, avec le terrier noir et fauve à ses côtés, lorsque le bruit de la porte, qui se refermait, les dérangea et les fit aboyer comme de bons surveillants avant qu’ils en sussent clairement la raison.

L’aboiement fit effet à la maison, car dès que Dinah et Hetty approchèrent, le seuil de la porte fut occupé par une figure de belle taille, à visage rubicond et aux yeux noirs, qui pouvaient paraître très-fins et au besoin dédaigneux, les jours de marché, par exemple, mais qui, pour le moment, avaient l’expression d’une vraie cordialité. Il est bien reconnu que de grands érudits, qui ont montré la sévérité la plus dure dans leur critique des travaux littéraires d’autrui, étaient cependant d’un caractère doux et indulgent dans leur vie de famille ; et j’ai entendu parler d’un homme qui, de sa main gauche, berçait avec douceur des jumeaux, tandis que de la droite il déchirait, par les sarcasmes les plus mordants, un adversaire qui avait trahi sa grossière ignorance de l’hébreu. On peut pardonner des faiblesses et des erreurs, hélas ! elles ne sont étrangères à personne ; mais l’homme qui se fourvoie sur les points importants de l’hébreu doit être traité comme l’ennemi de sa race. Il y avait le même mélange de bonté et de rudesse chez Martin Poyser. Il avait un si bon naturel qu’il s’était montré beaucoup plus attentif et respectueux que jamais pour son vieux père depuis que celui-ci lui avait fait un acte de donation de tout ce qu’il possédait, et personne ne jugeait ses voisins plus charitablement en tout ce qui concernait leur personne. Mais pour un fermier, tel que Luke Britton, par exemple, dont les jachères n’étaient pas bien nettoyées, qui ne connaissait pas les premiers éléments concernant les haies ou les fossés, et qui ne montrait que bien peu de jugement dans l’achat du bois pour l’hiver, Martin Poyser était aussi dur et aussi implacable que le vend du nord-ouest. Luke Britton ne pouvait pas faire une remarque, même au sujet du temps, que Martin Poyser n’y découvrît une teinte de cette ignorance profonde et générale qui était évidente dans toutes ses opérations de fermage. Il ne pouvait souffrir le rencontrer au cabaret du Royal-Georges un jour de marché, et sa seule vue de l’autre côté de la route donnait à ses yeux une expression sévère, aussi différente que possible du regard paternel qui accueillit ses deux nièces à leur approche. M. Poyser avait fumé sa pipe du soir et tenait maintenant ses mains dans ses poches, seule ressource d’un homme qui reste debout après avoir terminé le travail de la journée.

« Bien, mes filles, vous rentrez un peu tard ce soir, dit-il quand elles arrivèrent à la petite porte donnant sur le trottoir. La mère commençait à s’inquiétera cause de vous, et la petite est malade. Et comment avez-vous laissé la vieille Bede, Dinah ? Est-elle bien abattue au sujet du vieillard ? Ça n’a été qu’une triste vie pour elle que ces cinq dernières années.

— Elle a été dans un grand désespoir de cette perte, dit Dinah ; mais elle paraissait plus calme aujourd’hui. Son fils, Adam, est resté tout le jour à la maison avec elle pour faire le cercueil de son père ; elle aime à l’avoir près d’elle. Elle m’a parlé de lui presque tout le jour. Elle a le cœur aimant, quoique avec une malheureuse disposition à l’agitation et à l’inquiétude. Je voudrais qu’elle eût un appui plus sûr pour la soutenir dans sa vieillesse.

— Adam est assez sûr, dit M. Poyser, se méprenant sur le souhait de Dinah. Pas de crainte que son battage ne lui rende bien. Ce n’est pas un de ceux où il n’y a que de la paille et point de grain. Je répondrai de lui, quand on voudra, qu’il sera bon fils jusqu’au bout. A-t-il dit s’il viendrait bientôt nous voir ? Mais entrez, entrez, ajouta-t-il en leur faisant place. À quoi sert de vous tenir dehors plus longtemps ? »

Les bâtiments élevés autour de la cour masquaient une bonne partie du ciel, mais la grande fenêtre laissait percer assez de lumière pour voir chaque coin de la chambre de réunion.

Madame Poyser, assise dans la chaise à berçoirs qu’on avait apportée du parloir, cherchait à endormir Totty. Mais Totty ne s’y montrait pas disposée, et, quand ses cousines entrèrent, elle se releva, montra une paire de joues fortement colorées, qui paraissaient plus rebondies que jamais, dessinées par le bord de son bonnet de nuit. Dans le grand fauteuil à haut dossier, à l’angle gauche de la cheminée, était assis le vieux Martin Poyser, image vigoureuse, mais raccourcie et blanchie, de son robuste fils aux cheveux noirs, la tête un peu portée en avant et les coudes rejetés en arrière pour permettre à tout son avant-bras de s’appuyer sur le fauteuil. Son mouchoir de poche bleu était étendu sur ses genoux, selon son habitude dans la maison, quand il ne le posait pas sur sa tête. Il observait ce qui se passait devant lui avec ce regard en dehors, de la vieillesse en bonne santé, qui, dégagée de tout intérêt actif, découvre les épingles sur le plancher, suit les plus légers mouvements de quelqu’un avec une persévérance sans but, surveille les ondulations de la flamme ou les rayons du soleil sur le mur, compte les carreaux du sol, suit même l’aiguille de la pendule et se plaît à découvrir un rhythme dans son tic tac.

« Peut-on rentrer aussi tard le soir, Hetty ! dit madame Poyser. Regardez à la pendule, regardez ; comment ! c’est bientôt neuf heures et demie ; il y a une demi-heure que j’ai envoyé les filles se coucher ; c’est assez tard, quand il faut se lever demain à quatre heures et demie pour remplir les bouteilles des faucheurs et pétrir. Voici cette enfant bénie qui a la fièvre, j’en suis sûre, qui est aussi éveillée que si c’était l’heure du dîner, et personne pour m’aider à lui donner la médecine dont votre oncle, un bel ouvrage que ça, a versé la moitié sur sa chemise de nuit. C’est bien heureux si elle en a avalé assez pour que ça ne lui fasse pas plus de mal que de bien. Mais les gens qui ne tiennent pas à être utiles ont toujours la chance d’être dehors quand y aurait quelque chose à faire.

— Je suis partie avant huit heures, tante, dit Hetty d’un ton d’humeur et en secouant légèrement la tête. Mais cette pendule est tellement en avance sur celle du Château, que je ne pouvais pas savoir quelle heure ce serait quand j’arriverais ici.

— C’est ça ; il vous faudrait une pendule, mise à l’heure du grand monde, n’est-ce pas ? veiller pour brûler la chandelle et rester au lit pour que le soleil vous rôtisse comme un concombre sur sa couche ? La pendule n’avance pas aujourd’hui pour la première fois, je pense. »

Le fait est qu’Hetty avait réellement oublié la différence des pendules quand elle avait dit au capitaine Donnithorne qu’elle partirait à huit heures, et cette circonstance, jointe à sa marche ralentie, l’avait retardée de près d’une demi-heure. Mais ici l’attention de sa tante fut détournée de ce sujet délicat par Totty, qui, découvrant enfin que l’arrivée de ses cousines n’apportait probablement rien qui pût lui être personnellement agréable, se mit à crier : « Mama, mama ! » avec grande explosion.

« Bien, bien, mon bijou, maman te tient, maman ne veut pas te laisser. Totty sera une bonne petite chérie et va dormir à présent, » dit madame Poyser en se penchant en arrière, se balançant sur la chaise et tâchant que Totty se blottît contre elle. Mais Totty ne fit que crier de plus belle et dit : « Ne serre pas ! » Aussi la mère, avec cette étonnante patience que l’amour donne au tempérament le plus actif, se redressa, et, appuyant sa joue contre le bonnet de toile, le baisa et oublia de gronder Hetty davantage.

« Allons, Hettv, dit Martin Poyser d’un ton conciliant, allez chercher votre souper dans la dépense, puisqu’on a déjà tout enlevé, et après vous viendrez prendre la petite un moment pendant que votre tante se déshabillera, car elle ne voudra pas se coucher sans sa mère. Je pense que vous pourrez bien manger un morceau, Dinah, car ils ne doivent pas tenir grande maison là-bas.

— Non, merci, mon oncle, dit Dinah ; j’ai fait un bon repas avant de partir, car madame Bede a voulu faire pour moi un gâteau à l’eau.

— Je n’ai pas besoin de souper, dit Hetty en ôtant son chapeau. Je puis tenir Totty à présent, si tante le désire.

— Eh bien, qu’est-ce que cela signifie ? dit madame Poyser. Croyez-vous pouvoir vivre sans manger et vous nourrir en fourrant des rubans roses sur votre tête. Allez tout de suite prendre votre souper, mon enfant ; il y a un joli morceau de pudding froid dans le buffet, justement ce que vous aimez. »

Hetty se soumit silencieusement en se dirigeant vers la dépense, et madame Poyser continua à parler à Dinah.

« Asseyez-vous, ma chère, et ayez l’air de savoir prendre un peu vos aises dans ce monde. Je suis sûre que la vieille femme a été contente de vous voir, puisque vous êtes restée si longtemps.

— Elle paraissait au moins satisfaite de m’avoir là ; mais ses fils disent qu’ordinairement elle n’aime pas voir de jeunes femmes auprès d’elle ; et au premier moment j’ai cru qu’elle était presque fâchée de ce que j’y fusse allée.

— Eh ! c’est un mauvais signe quand les vieilles gens n’aiment pas les jeunes, dit le vieux Martin, baissant encore plus la tête et ayant l’air de suivre de l’œil le contour des carreaux.

— Oui, c’est mauvais de vivre dans un poulailler pour ceux qui n’aiment pas les mouches, dit madame Poyser. Nous avons tous eu notre tour d’être jeunes, heureux ou malheureux.

— Mais il faut qu’elle apprenne à s’habituer aux jeunes femmes, dit M. Poyser, car on ne doit pas compter qu’Adam et Seth restent garçons pendant encore dix ans pour faire plaisir à leur mère. Ce serait peu raisonnable. Il n’est juste ni aux jeunes ni aux vieux de faire un marché tout à leur propre avantage. Ce qui est bon pour le bien de l’un finit toujours par l’être pour tous. Je n’aime pas à voir des jeunes gens se marier avant de connaître la différence entre un sauvageon et un pommier ; mais il faut que leur temps vienne.

— Certainement, dit madame Poyser, si vous venez dîner longtemps après l’heure, vous n’avez pas grand plaisir à votre viande ; vous la tournez et retournez avec la fourchette et finissez par la laisser. Vous accusez la viande, et c’est votre estomac qui a tort. »

Hetty revint alors et dit : « Je puis tenir Totty a présent, tante, si vous voulez.

— Allons, Rachel, dit M. Poyser, comme sa femme paraissait hésiter, voyant qu’enfin Totty se tenait tranquille, tu ferais mieux de laisser Hetty la porter là-haut pendant que tu t’arrangerais ! Tu es fatiguée. Il est bien temps de te coucher. Tu feras revenir ta douleur au côté.

— Eh bien, elle peut la prendre si l’enfant veut aller vers elle, » dit madame Poyser.

Hetty s’approcha de la berceuse et se tint debout avec son sourire habituel, mais sans essayer d’engager Totty à se laisser prendre, attendant simplement que sa tante lui mit l’enfant sur les bras.

« Veux-tu aller vers cousine Hetty, ma chérie, pendant que maman se prépare pour aller se coucher ? Et puis Totty ira dans le lit de maman et y dormira toute la nuit. »

Avant que sa mère eût fini de parler, Totty avait donné sa réponse d’une manière qui ne laissait aucun doute, en fronçant le sourcil, appuyant ses petites dents sur sa lèvre inférieure, et se penchant en avant pour frapper Hetty sur le bras de toute sa force. Puis, sans rien dire, elle se renfonça contre sa mère.

« Eh bien, dit M. Poyser, tandis qu’Hetty restait immobile, tu ne veux pas aller vers cousine Hetty ? Tu fais le tout petit enfant. Totty est une petite femme, ce n’est plus un petit enfant.

— Il ne sert à rien de vouloir la persuader, dit madame Poyser. Elle en veut toujours à Hetty quand elle n’est pas bien. Peut-être qu’elle ira vers Dinah. »

Dinah, après avoir ôté son chapeau et son châle, était restée jusque-là tranquillement en arrière, ne voulant point s’interposer entre Hetty et ce qui était regardé comme étant son ouvrage. Mais alors elle s’avança, et dit en tendant les bras : « Viens, Totty, viens, et Dinah te portera là-haut avec maman ; pauvre, pauvre mère ! elle est si fatiguée ; elle a besoin de se mettre au lit. »

Totty tourna son visage vers Dinah, la regarda un instant, se souleva, tendit ses petits bras, et se laissa enlever du giron de sa mère. Hetty se retourna sans aucun signe de mauvaise humeur, et, prenant sur la table son chapeau, elle attendit d’un air indifférent de savoir si on lui dirait de faire quelque autre chose.

« Vous pouvez mettre les verrous, Poyser. Alick est rentré il y a longtemps, dit madame Poyser en se levant avec un air de soulagement. Descendez-moi les allumettes, Hetty, car il me faudra la veilleuse cette nuit dans ma chambre. Allons, père ! »

Les lourds verrous de bois commencèrent à glisser aux portes de la maison, et le vieux Martin se prépara à bouger, pliant son mouchoir de poche bleu et prenant sa canne de noyer noueux et poli dans le coin de la cheminée. Madame Poyser sortit la première, suivie du grand-père ; puis de Dinah, portant Totty dans ses bras, allant tous se coucher à la lueur du crépuscule, comme les oiseaux. Madame Poyser, en cheminant, jeta un coup d’œil dans la chambre où dormaient ses deux fils, seulement pour voir leurs joues rondes et roses sur l’oreiller et écouter un instant leur respiration légère et régulière.

« Allons, Hetty, va te coucher, dit M. Poyser d’un ton caressant, comme il allait monter lui-même. Tu ne voulais pas rentrer si tard, j’en suis sûr ; mais ta tante a été épuisée aujourd’hui. Bonne nuit, ma fille, bonne nuit ! »