Adam Bede/Tome premier/13

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (Tome premierp. 168-174).

CHAPITRE XIII

le soir dans le bois

Madame Pomfret avait eu une légère querelle avec madame Best, la femme de charge, le matin de ce jeudi-là, ce qui eut deux conséquences très-commodes pour Hetty. Cela engagea madame Pomfret à se faire envoyer le thé dans sa chambre, et ranima chez cette femme exemplaire un souvenir si vif de plusieurs traits de conduite de madame Best et de dialogues dans lesquels madame Best s’était montrée au-dessous de son interlocutrice, madame Pomfret, qu’Hetty n’eut pas besoin de plus de présence d’esprit qu’il n’en fallait pour tirer son aiguille et répondre « oui ou non, » de temps en temps. Elle aurait bien voulu remettre son chapeau plus tôt qu’à l’ordinaire ; mais elle avait dit au capitaine Donnithorne qu’elle repartait toujours vers huit heures ; et s’il pensait à retourner à la forêt avec l’idée de la voir et qu’elle fût déjà passée ? Viendrait-il ? Sa petite âme de papillon flottait incessamment entre le souvenir et l’attente. Enfin l’aiguille des minutes de la vieille pendule à cadran de bronze indiqua huit heures moins un quart, et il y avait toutes sortes de raisons pour se préparer à partir. Les préoccupations de madame Pomfret ne l’empêchèrent point de remarquer ce qui semblait un surcroît de beauté dans cette fillette, tandis qu’elle attachait son chapeau devant le miroir.

« Je crois que cette enfant devient de jour en jour plus jolie, fut son commentaire intérieur. Tant pis. Elle n’en trouvera pas plus vite pour cela une place ou un mari. Les hommes prudents et sages n’aiment pas à prendre de si jolies femmes. Quand j’étais fille, j’étais plus admirée que si j’eusse été très-jolie. Cependant elle a raison d’avoir pour moi de la reconnaissance de ce que je lui enseigne quelque chose dont elle puisse faire un gagne-pain, plutôt qu’avec un travail de ferme. On m’a toujours dit que j’avais bon cœur, et c’est la vérité, et c’est bien en moi, autrement il ne se trouverait pas dans cette maison des gens pour faire les maîtres avec moi, comme dans la chambre de la femme de charge. »

Hetty traversa à la hâte la petite portion du préau qui était sur son chemin, craignant de rencontrer M. Craig, auquel elle aurait à peine pu parler poliment. Connue elle se sentit soulagée quand elle se trouva sous les chênes et au milieu des palissades du parc ! Même là, prête à tressaillir comme les cerfs qui bondissaient et fuyaient à son approche, elle ne faisait aucune attention à la lumière du soir qui s’étendait mollement sur les allées d’herbe, entre les barrières, et rendait plus visible la beauté de leur verdure que les rayons plus puissants du soleil du midi. Elle ne pensait à rien de ce qui était autour d’elle, et voyait seulement ce qui pouvait être : M. Arthur Donnithorne venant à sa rencontre dans le bois des sapins. C’était le premier plan du tableau d’Hetty ; derrière se trouvait quelque chose de brillant et de nuageux, des jours qui ne devaient point être comme ceux de sa vie passée. Il lui semblait comme si elle avait été fiancée au dieu de quelque fleuve, qui pouvait une fois ou une autre l’introduire dans ses grottes merveilleuses, sous un ciel liquide. Comment savoir ce qui arriverait après cet étonnant commencement de bonheur ? Si une caisse pleine de dentelles, de satin et de bijoux ne lui serait point envoyée de quelque source inconnue ? Comment ne pas croire que son sort allait changer, et que le lendemain quelque joie encore plus enivrante lui serait apportée ? Hetty n’avait jamais lu un roman ; si elle l’eût essayé, je crois que les expressions en eussent été trop difficiles pour elle ; comment alors donner une forme à ses espérances ? Elles étaient aussi indéfinies que les parfums alanguissants du jardin du château, qui s’étaient répandus autour d’elle quand elle en sortait.

La voici à une barrière, celle qui s’ouvre vers le bois de pins. Elle entre dans le bois, où règne déjà le crépuscule, et à chaque pas qu’elle fait la crainte devient plus lourde à son cœur. S’il ne venait pas ! Oh ! qu’elle était terrible la pensée de ressortir de l’autre côté du bois, sur la route découverte, sans l’avoir vu ! Elle atteint le premier détour qui conduit à l’Ermitage en marchant lentement ; il ne s’y trouve point. Elle déteste le levraut qui traverse en courant le sentier ; elle déteste tout ce qui n’est pas ce qu’elle désire. Elle avance toujours, heureuse d’arriver près d’un détour du chemin, car peut-être il est de l’autre côté. Non. Elle va bientôt pleurer ; son cœur est si gonflé ! les larmes sont à ses yeux ; elle soupire, les coins de sa bouche tremblent et ses larmes coulent.

Elle ne sait pas qu’il y a encore un tournant conduisant à l’Ermitage, qu’elle en est tout près et qu’Arthur Donnithorne n’est qu’à quelques pas d’elle, plein d’une seule pensée, une pensée dont elle est l’unique objet. Il va revoir Hetty ; c’est là le désir ardent qui n’a fait que grandir, pendant les trois dernières heures, comme une altération fiévreuse. Non pas, naturellement, pour lui parler d’un ton caressant, comme il l’a fait imprudemment avant le dîner, mais pour remettre les choses en bon ordre avec elle, par une bienveillance qui aura l’air d’une politesse amicale, et l’empêchera de se laisser aller à des idées fausses sur leurs relations mutuelles.

Si Hetty avait su qu’il était là, elle n’aurait pas pleuré, et c’eût été mieux, car Arthur alors se serait peut-être conduit aussi sagement qu’il en avait l’intention. Mais, dans cet état de choses, elle tressaillit lorsqu’il parut au bout de l’allée latérale, et leva les yeux vers lui avec deux grosses larmes roulant sur ses joues. Comment aurait-il pu ne pas lui parler d’une voix douce et consolante, comme à un épagneul aux yeux brillants qui aurait eu une épine à la patte ?

« Quelque chose vous a-t-il effrayée, Hetty ? Avez-vous vu quelque chose dans le bois ? N’ayez pas peur ; je vais vous garder à présent. »

Hetty rougissait tellement qu’elle ne savait pas si elle était heureuse ou malheureuse. Encore pleurer ! que pensaient les messieurs de filles qui pleuraient ainsi ? Elle se sentait incapable même de dire « Non, » mais ne pouvait que détourner les yeux et essuyer les larmes sur ses joues. Mais ce ne fut point avant qu’une grosse goutte ne fût tombée sur ses attaches roses ; elle s’en aperçut parfaitement.

« Allons, reprenez votre gaieté. Souriez-moi et dites-moi ce que c’était. Allons, dites-le-moi. »

Hetty tourna la tête de son côté et murmura : « J’ai cru que vous ne viendriez pas ; » et peu à peu elle prit le courage de lever les yeux vers lui. Ce regard était trop. Il eût fallu avoir des yeux de granit égyptien pour ne pas le lui rendre avec amour.

« Petit oiseau peureux ! petite rose en pleurs ! innocent bijou ! Vous ne pleurerez plus, à présent que je suis avec vous, n’est-ce pas ? »

Il ne sait pas le moins du monde ce qu’il dit. Ce n’est pas là ce qu’il voulait dire. Son bras a de nouveau entouré la taille et son étreinte se resserre ; son visage se rapproche de plus en plus de la joue arrondie, ses lèvres rencontrent ces lèvres enfantines, et pendant un long moment le temps s’est arrêté. Eût-il été un berger d’Arcadie ou le premier jeune homme donnant un baiser à la première jeune fille, ou Éros lui-même, buvant aux lèvres de Psyché, il n’eût pas été plus heureux.

Pendant quelques minutes il n’y eut pas une parole. Ils avancèrent le cœur palpitant jusqu’à ce qu’ils fussent en vue de la porte qui fermait l’extrémité du bois. Alors ils se regardèrent, mais ce n’était plus comme ils l’avaient fait auparavant ; dans leurs yeux était le souvenir d’un baiser.

Mais déjà quelque amertume commençait à se mêler à cette source de douce joie : Arthur sentait du malaise. Il retira son bras de la taille d’Hetty et lui dit :

« Nous voici presqu’au bout de la forêt. Quelle heure peut-il être ? ajouta-t-il en tirant sa montre. Huit heures et vingt, mais ma montre avance. Cependant il vaut mieux que je n’aille pas plus loin maintenant. Allez vite de votre pied léger, et arrivez en sûreté à la maison. Adieu. »

Il lui prit la main et la regarda presque avec tristesse et un sourire forcé. Les yeux d’Hetty paraissaient le supplier de ne pas encore s’en aller ; il lui caressa la joue en lui redisant adieu. Elle fut obligée de le quitter et de suivre son chemin.

Arthur s’élança en arrière au travers du bois, comme s’il voulait mettre un grand espace entre lui et Hetty. Il ne voulait pas retourner à l’Ermitage ; il se rappelait la discussion qu’il y avait eue avec lui-même avant diner, et tout cela n’avait abouti à rien, à moins que rien. Il marcha droit dans le parc, heureux de sortir du bosquet, qui, certainement, était hanté par son mauvais génie. Ces tilleuls et ces bouleaux si polis, il y avait quelque chose d’enivrant rien qu’à les voir ; mais les vieux chênes aux vigoureux troncs noueux n’avaient en eux aucune influence énervante, leur vue seule pourrait donner à un homme quelque énergie. Arthur s’égara au milieu des étroites ouvertures des palissades, errant sans chercher d’issue, jusqu’à ce que la nuit remplaçât presque le crépuscule sous le feuillage touffu, et que les lièvres parussent noirs en s’élançant au travers du sentier.

Il était impressionné bien plus vivement que le matin ; c’était comme si son cheval se fût refusé à faire un saut et eût osé se regimber contre son maître. Il était mécontent de lui-même, irrité, mortifié. Il ne fixa pas plus tôt son esprit sur les conséquences probables d’émotions semblables à celles qui s’étaient emparées de lui dans ce jour, de continuer à s’occuper d’Hetty, de s’accorder les occasions de ces légères caresses auxquelles il s’était laissé entraîner si vite, qu’il vit l’impossibilité d’un tel avenir pour lui. Faire la cour à Hetty était chose bien différente que de faire la cour à quelque jolie personne de son rang ; ceci pouvait se considérer comme un amusement des deux côtés, et s’il devenait sérieux, rien ne s’opposait à une union. Mais on médirait immédiatement de la petite fille s’il arrivait qu’on la vît se promener avec lui ; et puis ces excellentes gens, les Poyser, pour lesquelles une bonne réputation était aussi précieuse que s’ils avaient eu le meilleur sang du pays dans leurs veines ! il se prendrait en haine s’il était cause d’un tel scandale sur les terres qui devaient lui appartenir un jour, et au milieu de tenanciers dont il voulait être respecté. Il ne lui semblait pas plus facile de tomber ainsi dans sa propre estime que de pouvoir se briser les deux jambes et marcher sur des béquilles pour le reste de ses jours. Il ne pouvait croire à cet état, c’était trop odieux, trop peu lui.

Et lors même que personne ne s’en apercevrait, ils pouvaient s’attacher beaucoup trop l’un à l’autre, et, après tout, il n’en résulterait que la douleur de la séparation. Aucun gentilhomme, si ce n’est dans les ballades, ne peut épouser une nièce de fermier. Il devait couper court à tout cela. C’était une trop grande folie.

Il était si bien décidé ce matin, avant d’aller chez Gawaine ; et pourtant quelque chose s’était emparé de lui et l’avait fait revenir au galop. Il ne pouvait donc compter sur ses propres résolutions, comme il l’avait cru ; il désirait presque que son bras pût redevenir douloureux pour ne plus penser qu’à s’en guérir. Comment savoir quel pourrait être son état du lendemain dans cette place maudite, où il n’y avait rien pour l’occuper sérieusement toute la mortelle journée ? Que pouvait-il faire pour se mettre à l’abri de quelque retour de cette folie ?

Il n’y avait qu’une seule ressource : aller le dire à Irwine, lui tout raconter. Le simple fait d’en parler en ferait une chose triviale ; la tentation s’évanouirait comme le charme des mots de tendresse s’évanouit quand on les répète à des indifférents. De toute manière, ce lui serait utile de le dire à Irwine. Il irait à cheval à Broxton le lendemain, après le déjeuner.

Arthur n’eut pas plus tôt pris cette détermination qu’il commença à chercher lequel des sentiers le reconduirait à la maison par la promenade la plus courte. Il était sûr de dormir maintenant, il en avait eu assez pour le fatiguer, et il n’y avait plus de nécessité à réfléchir.