Adam Bede/Tome premier/12

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (Tome premierp. 154-168).

CHAPITRE XII

dans le bois

Ce même jeudi matin, Arthur Donnithorne circulait dans son cabinet de toilette orné d’une tapisserie fanée, d’un vert olive, représentant la fille de Pharaon et ses suivantes. Son élégante tournure britannique était réfléchie par des miroirs de l’ancien temps ; et tandis que son valet de chambre attachait l’écharpe de soie noire sur son épaule, la discussion qu’il avait avec lui-même venait d’aboutir à une résolution pratique.

« J’ai le dessein d’aller à Eagledale pêcher pendant à peu près une semaine, dit-il à haute voix. Je vous prendrai avec moi, Pym, et je partirai ce matin ; ainsi soyez prêt à onze heures et demie. »

Le léger sifflement qui l’avait aidé à arriver à cette résolution se changea ici en un ténor éclatant, et le corridor qu’il parcourait rapidement résonna de son air favori de l’opéra du Mendiant : « Quand le cœur d’un homme est écrasé par les soucis. » Arthur trouvait sa décision de s’absenter très-héroïque, et se rendait aux écuries pour donner ses ordres. Son approbation personnelle lui était nécessaire, et il ne pouvait en jouir sans la mériter réellement ; il lui fallait la gagner par un sacrifice positif. Il n’avait jamais encore forfait à cette exigence, et il avait une grande confiance en ses propres mérites. Aucun jeune homme n’avouait ses fautes avec plus de candeur ; la franchise était une de ses vertus favorites ; et comment la franchise d’un homme pourrait-elle paraître avec tout son lustre s’il n’a pas quelques peccadilles dont il puisse s’accuser ? Mais il se plaisait à croire que tous ses défauts étaient d’une espèce généreuse, impétueuse, sanguine, léonine, jamais rampante, artificieuse ou vile. Il n’était pas possible à Arthur Donnithorne de faire une chose basse, lâche ou cruelle. « Si j’ai le diable au corps pour me fourrer dans l’embarras, j’ai soin que le poids en retombe sur mes propres épaules. » Malheureusement il n’y a pas toujours de justice chevaleresque inhérente aux gens à morale boiteuse, et quelquefois ils se refusent obstinément à supporter ces conséquences de leurs fautes, malgré le désir qu’ils en expriment hautement. C’était grâce à cette manière d’arranger les choses qu’Arthur avait toujours mis quelqu’un, outre lui, dans l’embarras. Il avait pourtant un bon caractère, et tous ses projets pour l’avenir, quand il serait maître des terres, avaient eu en vue des tenanciers prospères et satisfaits, adorant leur seigneur, qui serait le modèle d’un gentilhomme anglais. Puis une demeure de premier ordre, élégante et de bon goût, une maison largement tenue, le haras le plus beau du Loamshire, une bourse ouverte à tous les besoins publics, bref, toutes choses aussi opposées que possible à ce qui s’associait maintenant au nom de Donnithorne. Une des premières bonnes actions qu’il projetait dans cet avenir était d’augmenter le revenu d’Irwine pour la cure d’Hayslope, afin qu’il pût jouir d’une voiture pour sa mère et ses sœurs. Sa cordiale affection pour le recteur datait de l’âge des sarraus et des chausses. C’était une tendresse moitié filiale, moitié fraternelle ; assez fraternelle pour lui faire préférer la société d’Irwine à celle de la plupart des hommes plus jeunes, et assez filiale pour lui faire vivement appréhender d’encourir sa désapprobation.

Vous voyez qu’Arthur Donnithorne était un bon garçon : tous ses amis de collège le pensaient ainsi. Il ne pouvait voir souffrir quelqu’un ; il aurait été très-fâché, même dans ses moments de plus mauvaise humeur, s’il était arrivé quelque mal à son grand-père ; et sa tante Lydia elle-même participait aux avantages de cette tendresse de cœur qu’il avait pour tout le sexe féminin. Serait-il jamais assez maître de lui-même pour être toujours aussi inoffensif et purement bienfaisant que son bon naturel le lui faisait désirer ? c’est ce que personne n’avait encore décidé à son égard ; et nous ne regardons pas de trop près à la conduite d’un beau et généreux jeune homme qui aura assez de fortune pour réparer ses nombreuses peccadilles. Ainsi, s’il a eu le malheur de briser la jambe d’un homme en conduisant comme un fou, il pourra lui faire une belle pension ; ou s’il lui arrive de gâter toute l’existence d’une femme, il lui en témoignera ses regrets par des bagatelles de prix qu’il lui expédiera en écrivant l’adresse de sa propre main. Il serait ridicule de vouloir juger et analyser de semblables positions, comme s’il s’agissait de prendre des informations sur la conduite d’un commis de confiance. Nous employons des épithètes ambiguës, générales et de bon ton à l’égard d’un jeune homme riche et bien né ; et les dames, avec cette fine distinction qui est l’attribut de leur sexe, voient d’emblée qu’il est « accompli. » On peut espérer qu’il pourra traverser la vie sans scandaliser personne, comme un navire digne de la mer et que nul ne refuserait d’assurer. Les vaisseaux sont exposés sur mer à des événements qui, souvent, mettent à découvert quelque fissure que l’on n’aurait jamais soupçonnée dans l’eau tranquille ; et plus d’un « bon garçon, » par une désastreuse combinaison de circonstances, s’est trahi de la même manière.

Mais nous n’avons point lieu d’augurer défavorablement d’Arthur Donnithorn, qui, ce matin, se montre capable d’une résolution prudente ayant la conscience pour base. Une chose est claire ; la nature a pris soin qu’il n’aille jamais trop loin dans une mauvaise voie avec une complète satisfaction. Il ne dépassera point certaine limite du péché, où il sera attiré par les assauts de l’ennemi. Ce ne sera jamais un courtisan du vice, et il n’en portera point les insignes sur la poitrine.

C’était à peu près neuf heures, et le soleil brillait avec éclat ; tout paraissait plus séduisant après la pluie de la veille. Que c’est une chose agréable, dans une semblable matinée, de se rendre, par une allée de gravier bien ratissé, vers les écuries, avec le projet d’une excursion ! Mais l’odeur des écuries, qui, dans l’ordre naturel des choses, devrait se trouver au nombre des influences calmantes de la vie d’un homme, donnait toujours à Arthur un peu d’irritabilité. Il n’y avait pas moyen d’agir à sa fantaisie dans ce département ; tout y était dirigé de la manière la plus mesquine. Son grand-père s’entêtait à conserver pour maître palefrenier un vieux balourd qu’aucune force n’aurait pu faire sortir de ses vieilles habitudes, et qui était autorisé à engager une série de grossiers garçons du Loamshire pour subordonnés. L’un d’eux avait dernièrement essayé une paire de ciseaux en tondant une place oblongue sur la jument baie d’Arthur. Cet état de choses est naturellement plein d’amertume ; on peut se faire aux ennuis de la maison, mais trouver dans l’écurie une suite de vexations et de dégoûts est plus que ne peuvent supporter longtemps la chair et le sang, sans danger de misanthropie.

Le visage de bois à rides profondes du vieux John fut la première chose que rencontrèrent les yeux d’Arthur en entrant dans cette cour. Il ne pouvait jamais parler sans impatience à cette vieille tête dure.

« Vous ferez seller Meg pour moi et la ferez conduire devant la porte à onze heures et demie ; il faudra aussi seller Rattler pour Pym en même temps. Entendez-vous ?

— J’entends, j’entends, capitaine, » dit le vieux John d’un ton délibéré en suivant le jeune maître dans l’écurie. John considérait un jeune maître comme l’ennemi naturel d’un vieux domestique, et les jeunes gens, en général, comme de peu de secours pour faire cheminer le monde.

Arthur entra pour caresser Meg, évitant, autant que possible, de rien voir d’autre dans les écuries, dans la crainte de perdre sa bonne humeur avant déjeuner. La jolie bête tourna sa gracieuse tête vers son maître quand il s’approcha d’elle. Le petit Trot, une miniature d’épagneul, son compagnon inséparable à l’écurie, était confortablement couché en rond sur son dos.

« Bien, Meg, ma jolie, dit Arthur en lui caressant le cou ; nous ferons un glorieux tour de galop ce matin.

— Non, Votre Honneur ; je ne crois pas que ça se puisse, dit John.

— Comment cela ? Pourquoi pas ?

— Parce qu’elle est boiteuse.

— Boiteuse, le ciel vous confonde ! que voulez-vous dire ?

— Voilà ! le garçon l’a menée trop prés des chevaux de Dalton ; l’un d’eux a rué contre elle et lui a meurtri l’os de la jambe de devant. »

L’historien judicieux s’abstient de raconter précisément ce qui suivit. Vous comprenez bien qu’il y eut une certaine dose de langage expressif, mêlé de who-ho’s, pour calmer la bête pendant qu’on examinait la jambe ; que John restait là debout avec autant d’émotion que s’il eût été une canne adroitement taillée dans le pommier sauvage, et qu’Arthur Bonnithorne bientôt après repassa les portes sans chanter comme lorsqu’il était venu.

Il se trouvait complètement désappointé et ennuyé. Il n’y avait pas d’autres montures dans les écuries pour lui et Pym que Meg et Rattler, juste au moment où il désirait s’éloigner pour une semaine ou deux. La Providence paraissait dans son tort en permettant une semblable combinaison de circonstances. Être enfermé au Château avec un bras cassé, quand chaque individu de son régiment s’amusait à Windsor ! — être enfermé avec son grand-père, qui avait pour lui la même affection que pour ses vieux actes parcheminés ! se trouver choqué à chaque instant par l’organisation de la maison et du domaine ! En de telles circonstances, un homme prend nécessairement de l’humeur et combat son irritation par un excès quelconque. « Salkeld boirait une bouteille d’oporto par jour, murmurait-il ; mais je ne suis pas dans un assez bon moment pour cela. Eh bien ! puisque je ne puis aller à Eagledale, je galoperai sur Rattler jusqu’à Norburne ce matin, pour déjeuner avec Gawaine. »

Derrière cette résolution avouée, il y en avait une cachée. S’il déjeunait avec Gawaine et faisait durer la conversation, il ne serait guère de retour au Château avant cinq heures, lorsque Hetty serait à l’abri de ses regards dans la chambre de la femme de charge ; et, quand elle repartirait pour la ferme, ce serait le temps où il restait à table après le dîner, ce qui empêcherait qu’il se trouvât sur son chemin. À vrai dire, il n’y aurait point de mal à montrer de la bonté à ce petit objet, et regarder Hetty pendant une demi-heure valait bien le plaisir de danser avec une douzaine de belles au salon. Mais peut-être ferait-il mieux de ne plus faire attention à elle ; cela pourrait lui mettre des idées en tête, comme Irwine le lui avait fait comprendre ; quoique Arthur, pour son compte, pensât que les jeunes filles n’étaient en aucune manière si tendres et si facilement meurtries ; vraiment, il les avait généralement trouvées le double plus froides et plus rusées que lui-même. Quant à un tort réel à l’égard d’Hetty, cela était hors de question ; Arthur Donnithorne en prenait l’engagement avec une entière confiance. Aussi le soleil de midi le vit se diriger vers Norburne ; et, pour le favoriser, la plaine communale de Halsell se trouvait sur son chemin, et lui donna l’occasion de lancer Rattler en quelques beaux temps de galop. Il n’y a rien de tel que de franchir buissons ou fossés, pour exorciser un démon ; et il est vraiment étonnant que les centaures, avec leur immense supériorité en ce genre d’exercice, aient laissé une si mauvaise réputation dans l’histoire.

Après cela, vous serez peut-être surpris d’apprendre que, quoique Gawaine fût chez lui, l’aiguille du cadran de la grande cour avait à peine dépassé trois heures, qu’Arthur repassait les portes d’entrée, descendait de l’essoufflé Rattler, et rentrait à la maison pour prendre à la hâte un déjeuner à la fourchette. Je crois que depuis ce temps-là il y a eu aussi des hommes qui ont fait bien du chemin pour éviter une rencontre, et ensuite sont revenus au grand trot pour ne pas y manquer. C’est le stratagème favori de nos passions de simuler une retraite et de se retourner brusquement contre nous au moment où nous croyons tenir la victoire.

« Le capitaine a conduit sa bête au vrai pas du diable, dit Dalton, le cocher, dont la personne ressortait en haut relief, tandis qu’il fumait sa pipe contre le mur de l’écurie, quand John ramena Rattler.

— Et je voudrais qu’il eût le diable pour son palefrenier ! grommela John.

— Eh ! eh ! il aurait alors un groom plus aimable que celui qu’il a maintenant, » observa Dalton ; et la plaisanterie lui parut si bonne, que, laissé seul sur la scène, il continua à retirer de temps en temps la pipe de sa bouche, pour cligner de l’œil à un auditoire imaginaire, et se secouer agréablement avec un rire silencieux, répétant mentalement tout le dialogue, afin de pouvoir le réciter avec succès dans la salle des domestiques.

Quand Arthur, après avoir déjeuné, monta à sa chambre de toilette, il était impossible que le débat qu’il avait eu avec lui-même au commencement de la journée ne se représentât pas à son esprit ; mais il ne put s’arrêter sur ce souvenir, il ne put se rappeler les sentiments et les réflexions qui l’avaient décidé à fuir, pas plus que de retrouver la senteur particulière de l’air qui l’avait rafraîchi lorsqu’il avait de bonne heure ouvert la fenêtre.

Le désir de voir Hetty était revenu comme un courant refoulé ; il était surpris lui-même de la force avec laquelle cette fantaisie triviale semblait s’emparer de lui ; et même il tremblait presque en brossant ses cheveux — bah ! c’était d’avoir monté en vrai casse-cou. C’était parce qu’il faisait une affaire sérieuse d’une niaiserie, en y pensant comme si elle avait quelque importance. Il s’amuserait à voir Hetty aujourd’hui, et chasserait le tout de son esprit. C’est tout à fait la faute d’Irwine. « Si Irwine n’avait rien dit, je n’aurais pas pensé à Hetty la moitié autant qu’à ma jument boiteuse. » D’ailleurs il voulait justement se reposer à l’Ermitage, où il irait finir Zeluco, du docteur Moore, avant le dîner. L’Ermitage se trouvait dans le bosquet des sapins, — le chemin qu’Hetty devait sûrement prendre en venant de la Grand’Ferme. Aussi rien n’était plus simple et plus naturel : la rencontre d’Hetty serait une pure conséquence de sa promenade, et n’en était point l’objet.

L’ombre d’Arthur glissait plus promptement au milieu des chênes robustes du parc qu’on aurait pu l’attendre d’un homme fatigué et pendant la chaleur de l’après-midi. Il était à peine quatre heures lorsqu’il s’arrêta devant la porte haute et étroite qui conduisait dans ce délicieux labyrinthe boisé qui bordait le parc et qu’on appelait le bosquet des Pins, non qu’il y en eût beaucoup, mais parce qu’il y en avait quelques-uns. C’était un bois de hêtres et de tilleuls, avec par-ci par-là un bouleau aux feuilles tremblantes et argentées, justement l’espèce de forêt habitée de préférence par les nymphes. Vous croyez voir leurs formes blanches, éclairées par le soleil, briller à travers les buissons, ou guetter à la dérobée, de derrière les contours polis d’un tilleul élevé, entendre leur rire doux et limpide ; mais si vous regardez avec des yeux trop curieusement sacrilèges, elles s’évanouissent derrière les bouleaux argentés, vous font croire que leurs voix n’étaient que le ruisseau qui murmure, se métamorphosant peut-être en un écureuil fauve qui grimpe en gambadant et se moque de vous au sommet des branches. Ce n’était point un bois avec du gazon ou du gravier bien foulé, mais avec des sentiers étroits, terreux, en forme de couloirs, bordés de moelleuses lignes de mousse délicate, sentiers qui paraissent formés par le bon vouloir des arbres et des buissons, se retirant de côté avec respect pour laisser passer la grande reine des nymphes aux pieds blancs.

C’est le long du plus large de ces sentiers que passait Arthur Donnithorne sous une avenue de tilleuls et de hêtres. Le temps était calme, la lumière dorée glissait languissamment sur les rameaux supérieurs, laissant tomber quelques jets sur le sentier empourpré et sur sa bordure de mousse légèrement humide ; c’était une de ces soirées où le destin cache sa froide et effrayante figure derrière un brillant voile nuageux, nous enveloppe de ses chaudes ailes veloutées et nous enivre du parfum de violette que son souffle répand. Arthur s’avançait négligemment, un livre sous le bras, mais sans regarder la terre, comme c’est l’usage dans la méditation ; ses regards se dirigeaient volontiers sur une courbe éloignée de la route, où devait avant peu paraître une petite personne. Ah ! la voilà qui arrive : d’abord un brillant point de couleur, comme un oiseau des tropiques au milieu des buissons ; puis une figure agile, avec un chapeau rond et un petit panier sous le bras ; puis une jeune fille rougissant, presque effrayée, mais au brillant sourire, faisant sa révérence avec un regard confus, quoique heureux, lorsque Arthur se trouve près d’elle. Si Arthur avait eu le temps de penser, il eût trouvé singulier de se sentir agité lui-même, de rougir aussi, en un mot, de paraître et d’être aussi sot que s’il avait été pris par surprise au lieu de trouver justement ce qu’il cherchait.

Pauvres créatures ! Quel dommage qu’ils ne fussent pas dans l’âge d’or de l’enfance, où ils se seraient arrêtés face à face, se regardant l’un l’autre avec timidité et plaisir ; puis se seraient mutuellement donné un léger baiser de papillon, et auraient pris leur course pour jouer ensemble. Arthur serait retourné à la maison, à sa couchette aux rideaux de soie, et Hetty a son oreiller de toile de ménage : tous deux auraient dormi sans rêver, et le lendemain se seraient à peine souvenus de la veille !

Arthur revint en arrière et marcha à côté d’Hetty sans savoir pourquoi. Ils étaient seuls ensemble pour la première fois. Quelle puissante influence a ce premier tête-à-tête ! Pendant une ou deux minutes il n’osa vraiment pas regarder cette petite faiseuse de beurre. Quant à Hetty, ses pieds posaient sur un nuage ; elle était portée par de doux zéphyrs ; elle avait oublié ses rubans roses ; elle ne pensait pas plus à son corps que si son âme enchantée était passée dans un nénufar reposant sur les eaux et réchauffé par les rayons d’un soleil d’été. Quoique cela paraisse étrange, Arthur trouva une certaine sécurité et confiance dans sa propre timidité ; c’était un état d’esprit tout à fait différent de ce qu’il attendait dans une rencontre avec Hetty ; et, au milieu de toutes ces vagues sensations, il sentit que ses débats intérieurs et ses scrupules précédents étaient bien inutiles.

« Vous avez bien raison de choisir cette route pour venir au Château, dit-il enfin en baissant ses regards sur Hetty.

C’est bien plus joli et bien plus court que de venir par l’une ou l’autre des loges.

— Oui, monsieur, » répondit Hetty d’une voix tremblante et très-faible. Elle ne savait pas du tout comment parler à un monsieur comme M. Arthur, et sa vanité même lui faisait retenir ses paroles.

« Est-ce que vous venez chaque semaine voir madame Pomfret ?

— Oui, monsieur, chaque jeudi, excepté quand elle doit sortir avec miss Donnithorne.

— Et elle vous enseigne quelque chose, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, le raccommodage de la dentelle, qu’elle a appris à l’étranger, et le raccommodage des bas : cela ressemble tout à fait au tricotage, vous ne pourriez dire qu’il a été raccommodé ; et elle m’enseigne aussi à couper.

— Comment ! est-ce que vous allez devenir une femme de chambre ?

— J’aimerais vraiment bien en être une. » Hetty parlait un peu plus haut maintenant, mais tremblait encore légèrement ; elle pensait que peut-être elle paraissait au capitaine Donnithorne aussi sotte que Luke Britton lui paraissait sot à elle.

« Je pense que madame Pomfret vous attend toujours à cette heure-ci ?

— J’y vais à quatre heures. Je suis un peu en retard, parce que ma tante n’a pu se passer de moi ; mais régulièrement c’est à quatre heures, parce que cela nous donne du temps, avant que la cloche de miss Donnithorne ne sonne.

— Ah ! alors il ne faut pas que je vous retienne, sans cela j’aurais aimé à vous montrer l’Ermitage. L’avez-vous jamais vu ?

— Non, monsieur.

— Voici le sentier qui y conduit. Mais nous n’irons pas à présent. Je vous le montrerai une autre fois, si vous désirez le voir.

— Oui, monsieur, s’il vous plaît.

— Est-ce que vous retournez toujours par ce chemin le soir ? n’avez-vous pas peur de prendre une route si solitaire ?

— Oh ! non, monsieur, ce n’est jamais tard ; je pars toujours à huit heures, et il fait si clair maintenant le soir ! Ma tante serait bien fâchée contre moi si je ne rentrais pas avant neuf heures.

— Peut-être Craig, le jardinier, vient pour vous protéger ? »

Une vive rougeur couvrit le visage et le cou d’Hetty. « Bien sûr qu’il ne le fait pas ; bien sûr qu’il ne l’a jamais fait ; je ne le lui permettrais pas ; je ne l’aime pas, » dit-elle rapidement, et des larmes d’indignation étaient venues si vite, qu’avant qu’elle eût cessé de parler, une brillante goutte roulait le long de sa joue brûlante. Puis elle fut mortellement honteuse de pleurer, et pendant un moment son bonheur s’évanouit. Mais l’instant après elle sentit un bras autour d’elle et une douce voix dire :

« Eh bien, Hetty, qu’est-ce qui vous fait pleurer ? Je ne voulais pas vous chagriner ; je ne voudrais pas, pour tout au monde le faire, petit bijou. Allons, ne pleurez pas ; regardez-moi, ou je croirai que vous ne voulez pas me pardonner. »

Arthur avait posé sa main sur le bras potelé qui était le plus près de lui, et se penchait vers Hetty avec un air d’insinuante cajolerie. Hetty leva ses longs cils humides et rencontra des yeux fixés sur les siens avec un regard suppliant, doux et timide. Quel espace dans le temps occupèrent ces instants où leurs yeux se rencontrèrent et où son bras la toucha ! L’amour est une chose si simple quand nous n’avons que vingt et un printemps et qu’une douce fille de seize ans frémit sous notre regard comme un bouton de rose qui s’ouvre, étonné et ravi au soleil du matin. De telles âmes primitives se rapprochent l’une de l’autre comme deux pêches veloutées qui se touchent délicatement et restent en repos ; elles se mélangent aussi facilement que deux petits ruisseaux qui ne demandent qu’à se fondre et entrelacer pour toujours leurs méandres sous les retraites les plus touffues. Tandis qu’Arthur plongeait ses regards dans les yeux noirs et moelleux d’Hetty, il lui était indifférent de savoir quelle espèce d’anglais elle parlait, et même si les puffs et la poudre eussent été à la mode, il ne se fût probablement point aperçu, dans ces moments, que ces signes de haute naissance lui manquassent. Mais ils se séparèrent brusquement, avec battement de cœur ; quelque chose était bruyamment tombé par terre ; c’était le panier d’Hetty ; tous ses petits objets de travail féminin furent dispersés sur le sentier, quelques-uns roulaient à grande distance. Il y avait bien à faire à les relever, et pas un mot ne fut prononcé ; mais quand Arthur suspendit de nouveau le panier à son bras, la pauvre enfant sentit une étrange différence dans ses yeux et ses manières. Il ne fit que lui presser la main, et lui dit avec un regard et un ton qui la glacèrent presque :

« Je vous ai retardée ; je ne veux pas vous retenir plus longtemps à présent. On doit vous attendre à la maison. Adieu ! »

Sans lui laisser le temps de parler, il s’éloigna et se dirigea rapidement vers la route qui conduisait à l’Ermitage, laissant Hettv poursuivre son chemin dans un rêve étrange, qui paraissait avoir commencé par des joies enivrantes et se changer maintenant en contrariétés et tristesse. La rencontrerait-il encore quand elle retournerait à la maison ? Pourquoi lui avait-il presque parlé comme s’il était fâché contre elle ? et puis s’enfuir si soudainement ? Elle pleurait, sachant à peine pourquoi.

Arthur était aussi mal à son aise, mais ses sensations étaient éclairées pour lui par une connaissance intime plus distincte. Il se précipita vers l’Ermitage, qui était au cœur du bois, ouvrit la porte d’une main pressée, la referma après lui, lança Zeluco dans le coin le plus éloigné, et, en fonçant sa main droite dans sa poche, parcourut quatre ou cinq fois l’étendue de la petite chambre, puis s’assit sur l’ottomane dans une pose roide et incommode, comme nous le faisons souvent quand nous ne voulons pas nous livrer à nos sentiments.

Il devenait amoureux d’Hetty ; c’était tout à fait sûr. Il était prêt à tout envoyer n’importe où, afin de pouvoir s’abandonner à ce délicieux entraînement qui venait de surgir. Il n’y avait pas moyen de se le dissimuler maintenant ; ils ne s’aimeraient que trop, s’il continuait à s’occuper d’elle ; et qu’en résulterait-il ? Il faudra partir dans quelques semaines, et la pauvre petite sera malheureuse. Il ne veut plus la voir seule à l’avenir ; il veut se tenir hors de son chemin. Quelle sottise d’être revenu de chez Gawaine !

Il se leva et ouvrit les fenêtres pour laisser entrer la douce brise de l’après-midi et la senteur salubre des pins qui entouraient l’Ermitage. Cet air doux ne vint point en aide à ses résolutions, tandis qu’il s’appuyait sur la balustrade en regardant ces arbres. Considérant sa résolution comme suffisamment fixée, il n’y avait aucune nécessité à discuter davantage la chose. Il avait décidé de ne pas rencontrer Hetty de nouveau ; maintenant il pouvait se laisser aller à penser quel immense plaisir ce serait, si les circonstances étaient différentes, quel bonheur il y aurait à la retrouver ce soir a son retour, à l’enlacer de nouveau de son bras et regarder ce doux visage. Il serait curieux de savoir si la chère petite pensait aussi à lui : vingt à parier contre un qu’elle le faisait. Que ses yeux étaient beaux avec ces larmes aux cils ! Il serait heureux de passer un jour entier à les regarder, et il faut la revoir ; il faut la revoir, simplement pour dissiper la fâcheuse impression qu’elle peut garder dans l’esprit pour la manière dont il vient d’agir envers elle. Il veut se conduire avec calme et bienveillance, justement pour empêcher qu’elle ne retourne à la maison la tête pleine de dangereuses chimères. Oui, c’est, après tout, ce qu’il y a de mieux à faire.

Il fallut longtemps, plus d’une heure, avant qu’Arthur eut amené ses méditations à ce point ; mais, une fois qu’il y fut arrivé, il ne put rester à l’Ermitage. Il fallait remplir par le mouvement le temps qui devait se passer jusqu’au moment de revoir Hetty. Et il était déjà assez tard pour aller s’habiller pour le dîner, car son grand-père dînait à six heures.