Adam Bede/Tome premier/11

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (Tome premierp. 143-154).

CHAPITRE XI

dans la chaumière

Il n’était que quatre heures et demie, le matin suivant, lorsque Dinah, fatiguée de rester couchée sans dormir, à écouter les oiseaux, voyant les progrès du jour au travers de la petite fenêtre de la mansarde, se leva et commença à s’habiller sans bruit pour ne pas éveiller Lisbeth. Mais déjà quelqu’un d’autre était debout dans la maison et était descendu, précédé par Gyp. Le piétinement du chien était un signe certain que c’était Adam qui descendait ; mais Dinah ne le savait pas, et elle pensa que c’était fort probablement Seth, car il lui avait dit comment Adam avait passé à travailler toute la nuit précédente. Seth, toutefois, venait de s’éveiller au bruit de la porte. L’agitation morale de la veille, renforcée par la présence inattendue de Dinah, n’avait point été contre-balancée par quelque fatigue corporelle, car il n’avait pas accompli sa tâche ordinaire de pénible travail ; ce ne fut qu’après quelques heures d’insomnie que l’assoupissement vint pour lui et se termina par un sommeil du matin plus pesant qu’à l’ordinaire.

Mais Adam était rafraîchi par son long repos, et, avec son impatience habituelle contre toute inaction, il était désireux de commencer une nouvelle journée et de vaincre le chagrin par la force de sa volonté et le travail de ses bras vigoureux. Un brouillard blanc s’étendait sur la vallée ; la journée s’annonçait claire et chaude, et il pensait partir pour l’atelier dès qu’il aurait déjeuné.

« Il n’y a rien qu’un homme ne puisse supporter tant qu’il peut travailler, se dit-il à lui-même ; la nature des choses ne change pas, quand même il semble que la vie de chacun n’est que changement. « Le carré de quatre est seize. Il faut élargir la base en proportion du poids, » sont des vérités, qu’un homme sait heureux ou malheureux. Le meilleur côté du travail est de vous captiver et vous distraire. »

Quand il se fut inondé la tête et le visage d’eau fraîche, il se sentit de nouveau complètement lui-même, et, avec ses yeux noirs aussi perçants que jamais et ses épais cheveux brillants d’humidité, il alla dans l’atelier choisir du bois pour le cercueil de son père, comptant l’emporter avec Seth chez Jonathan Burge, pour qu’il y fût fait par un des ouvriers, afin que sa mère ne pût voir et entendre ce triste travail dans la maison. Il venait d’entrer, quand son oreille fine entendit sur l’escalier des pas légers et rapides qui n’étaient certainement pas ceux de sa mère. Étant au lit et dormant quand Dinah était venue la veille, il ne comprenait pas qui ce pouvait être. Il lui vint en tête une idée bizarre qui l’émut étrangement. Si c’était Hetty ! Pourtant c’est bien la dernière personne qui eût pu se trouver dans la maison. Il avait de la répugnance à aller regarder et à se convaincre que ce n’était pas elle. Il resta appuyé sur la planche qu’il avait prise, écoutant des sons que son imagination interprétait si agréablement, que cette forte et intelligente figure s’inonda d’une expression de timide tendresse. Les pas légers parcouraient la cuisine, accompagnés du mouvement de l’époussoir, faisant à peine autant de bruit que la brise légère qui chasse la feuille d’automne sur la poussière du sentier ; et, dans son trouble, Adam croyait voir un visage à fossettes, avec des sourires fripons et de grands yeux noirs regardant l’époussoir, une petite figure arrondie se baissant un peu pour en tenir le manche. Quelle folle pensée ! ce ne pouvait être Hettv. La seule manière de chasser une telle absurdité de son esprit est d’aller voir qui ça peut être, car son espérance ne fait qu’augmenter en restant là à écouter. Il pose donc la planche et s’approche de la porte de la cuisine.

« Comment vous portez-vous, Adam Bede ? dit Dinah de sa voix basse et calme, arrêtant son travail et fixant sur lui ses yeux doux et graves. J’espère que vous vous trouvez suffisamment reposé et fortifié pour supporter le fardeau et la chaleur de ce jour ? »

C’était rêver du soleil et se réveiller au clair de lune ! Adam avait vu Dinah plusieurs fois, mais toujours à la Grand’Ferme, où il n’avait pas la conscience très-claire de la présence d’une autre femme qu’Hetty, et, depuis deux ou trois jours seulement, il commençait à soupçonner Seth d’avoir de l’amour pour elle, en sorte que son attention n’avait point encore été dirigée de ce côté. Mais, dans ce moment, sa figure délicate, sa simple robe noire, son visage serein et pâle, le frappèrent avec toute la force d’une réalité contrastant avec une illusion récente. Au premier moment il ne fit point de réponse, mais la regarda avec ce coup d’œil concentré et examinateur qu’un homme porte sur un objet qui vient soudainement éveiller son intérêt. Dinah, pour la première fois de sa vie, éprouva un pénible embarras ; il y avait dans le sombre regard pénétrant de cet homme fort quelque chose de très-différent de la douceur et de la timidité de son frère Seth. Elle rougit légèrement et cette rougeur augmenta à mesure qu’elle s’en apercevait. Cela rappela Adam à lui-même.

« J’ai été tout à fait pris par surprise ; c’est, une grande bonté de votre part d’être venue voir ma mère dans son affliction, dit-il d’un ton aimable et reconnaissant, car sa perspicacité lui apprit aussitôt pourquoi elle se trouvait là. J’espère que ma mère vous a témoigné sa reconnaissance, ajouta-t-il, très-inquiet et désireux de savoir comment Dinah avait été reçue.

— Oui, dit Dinah en continuant son travail, au bout de quelque temps elle a paru reprendre courage et elle a eu quelques intervalles de bon sommeil pendant la nuit. Elle dormait profondément quand je l’ai quittée.

— Qui est-ce qui a fait connaître cet événement à la Grand’Ferme ? dit Adam, ses pensées se portant sur une personne qui s’y trouvait ; il aurait bien voulu savoir si elle avait ressenti quelque chagrin à ce sujet.

— C’est M. Irwine, le ministre, qui me l’a dit. Ma tante a été bien fâchée pour votre mère, quand elle l’a appris, et m’a engagée à venir ; il en est de même de mon oncle, j’en suis sûre, maintenant qu’il en est instruit ; mais hier il a été tout le jour à Rosseter. Ils seront impatients d’avoir votre visite à la Grand’Ferme aussitôt que vous aurez le temps d’y aller, car il n’y a personne dans cette maison qui ne soit content de vous y voir. »

Dinah, avec sa sympathie intelligente, savait très-bien qu’Adam désirait vivement savoir si Hetty avait dit quelque chose sur son affliction ; elle était trop rigoureusement véridique pour se permettre quelque bienveillante invention, mais elle avait réussi à dire quelque chose où Hetty se trouvait tacitement comprise. L’amour est habile à se tromper lui-même, comme un enfant qui joue tout seul à qui cherche trouve ; il se complaît à des espérances auxquelles en même temps il ne croit pas. Adam fut si satisfait de ce que Dinah lui avait dit, qu’il pensa tout aussitôt à la prochaine visite qu’il ferait à la Grand’Ferme, où Hetty lui montrerait peut-être plus de bonté que précédemment.

« Mais vous n’y serez bientôt plus vous-même ? dit-il à Dinah.

— Non, je retourne à Snowfield samedi, et il me faudra partir pour Treddleston de bonne heure, afin d’être à temps pour le voiturier d’Oakbourne. Aussi dois-je retourner à la ferme ce soir pour passer ce dernier jour avec ma tante et ses enfants. Mais je puis rester ici toute cette journée, si cela fait du bien à votre mère ; son cœur paraissait s’approcher de moi hier au soir.

— Oh ! alors, bien sûr qu’elle désirera vous avoir près d’elle aujourd’hui. Quand ma mère commence à prendre du goût pour quelqu’un, on est certain qu’elle s’attachera réellement à lui ; mais elle a la singulière manie de ne pas aimer les jeunes femmes. Quoique, à la vérité, continua Adam avec un sourire, ce ne soit point une raison pour qu’elle ne vous aime pas. »

Jusqu’alors Gyp avait assisté à cette conversation dans un silence immobile, regardant alternativement le visage de son maître pour en surveiller l’impression, et observant les mouvements de Dinah dans la cuisine. Le doux sourire avec lequel Adam prononça les derniers mots fut apparemment une clarté décisive pour Gyp sur la manière dont il fallait envisager l’étrangère, et comme elle se retournait, après avoir remis en place son époussoir, il s’avança vers elle et posa son museau sur sa main d’une manière amicale.

« Vous voyez que Gyp vous souhaite la bienvenue, dit Adam, et il est très-lent à accueillir les nouveaux venus.

— Pauvre chien ! dit Dinah en caressant cette grossière fourrure grise ; j’ai une étrange compassion pour ces créatures muettes ; il me semble qu’elles ont l’envie de parler et que c’est un tourment pour elles de ne pouvoir le faire. Je ne puis m’empêcher de plaindre les chiens, quoique ce ne soit peut-être point nécessaire. Mais il se peut très-bien qu’il y ait en eux plus qu’ils ne peuvent nous faire comprendre, car nous ne pouvons nous-mêmes, avec toutes nos paroles, exprimer que la moitié de ce que nous sentons. »

Seth descendit alors et fut satisfait de trouver Adam conversant avec Dinah ; il désirait qu’il pût savoir combien elle valait mieux que toutes les autres femmes. Mais, après quelques mots de politesse, Adam l’emmena dans l’atelier pour se concerter au sujet du cercueil, et Dinah continua à nettoyer.

À six heures ils étaient tous à déjeuner avec Lisbeth, dans une cuisine rendue aussi propre qu’elle eût pu le faire elle-même. La fenêtre et la porte étaient ouvertes, et l’air du matin apportait les parfums mélangés du seringat, du thym et de l’églantier venant du petit jardin à côté de la chaumière. Dinah ne s’assit pas d’abord, mais s’occupa à servir les autres de soupe chaude et de rôties de pain d’avoine, qu’elle avait préparées à la manière habituelle, car elle avait demandé à Seth ce que sa mère leur servait à déjeuner. Lisbeth, contre son habitude, gardait le silence depuis qu’elle était descendue, ayant probablement besoin de quelque temps pour accommoder ses idées à un ordre de choses où elle se trouvait comme une dame n’ayant qu’à s’asseoir pour être servie. Ses nouvelles sensations paraissaient endormir le souvenir de son chagrin. Enfin, après avoir goûté au potage, elle rompit le silence :

« Vous auriez pu faire la soupe plus mal que ça, dit-elle à Dinah. Je puis en manger sans qu’elle me tourne l’estomac. Il n’y aurait pas de mal à ce qu’elle fût un peu plus épaisse, et j’y mets toujours une pointe de menthe ; mais comment l’auriez-vous su ? Les garçons ne trouveront probablement personne qui fasse leur soupe comme je la fais pour eux ; ce sera beaucoup s’ils trouvent seulement quelqu’un qui sache faire la soupe. Mais vous, vous la feriez bien, si on vous montrait un peu, car vous savez vous remuer le matin, vous avez le pied léger et vous avez assez bien nettoyé la maison pour une ouvrière.

— Ouvrière, mère ! dit Adam. Mais je trouve que la maison a très-bonne façon. Je ne sais pas comment elle pourrait avoir meilleur air.

— Tu n’y connais rien. Comment y connaîtrais-tu quelque chose ? Les hommes ne savent jamais si le plancher est nettoyé ou si le chat l’a léché. Mais tu connaîtras quand ta soupe sera brûlée, comme ça t’arrivera probablement quand je ne la ferai plus. Tu penseras alors que ta mère était bonne à quelque chose.

— Dinah, dit Seth, venez donc vous asseoir pour déjeuner. Nous sommes tous servis maintenant.

— Oui, venez vous asseoir, venez, dit Lisbeth, et mangez un morceau ; vous devez en avoir besoin, après avoir été sur vos jambes depuis plus d’une heure et demie. Venez. Puis elle ajouta d’un ton affligé, comme Dinah s’asseyait près d’elle : Cela me contrariera de vous voir partir ; mais je doute que vous puissiez rester plus longtemps. Je pourrais m’arranger avec vous dans la maison mieux qu’avec la plupart des gens.

— Je resterai jusqu’à ce soir, si vous voulez, dit Dinah. Je serais demeurée plus longtemps si je ne devais partir pour Snowfield samedi ; il faut que je passe la journée de demain avec ma tante.

— Eh ! je n’y retournerais jamais, à votre place, dans ce pays. Mon vieux venait de ce côté du Stonyshire, mais il l’avait quitté tout jeune et avait bien fait, car il n’y a point de bois, disait-il, et c’aurait été un mauvais pays pour un charpentier.

— Ah ! dit Adam, je me rappelle que mon père pensait, quand j’étais petit garçon, que si jamais il se décidait à changer de place, ce serait pour aller vers le Sud. Pour moi, je ne sais pas ce qui vaut le mieux. Bartle Massey dit, — et il connaît le Sud, — que les hommes du Nord sont d’une plus belle venue que ceux du Midi ; tête plus dure, le corps plus fort et un peu plus grand. Et puis, dit-il, dans quelques-uns de ces comtés c’est aussi plat que le dos de votre main, et vous ne pouvez rien voir de ce qui est éloigné, à moins de monter sur les plus hauts arbres. Je ne pourrais souffrir cela ; j’aime à aller à mon travail par une route qui me conduise sur quelque élévation, d’où je vois les champs plusieurs milles autour de moi, un pont, une ville, quelque bout de clocher ici ou là. Cela fait comprendre que le monde est grand et qu’il s’y trouve d’autres hommes qui y travaillent aussi des bras et de la tête.

— J’aime mieux les montagnes, dit Seth, quand vous avez les nuages au-dessus de vous et que vous voyez pourtant briller le soleil à grande distance, du côté de Loamford, comme je l’ai souvent vu dernièrement dans des journées d’orage ; il me semble que ça représente le ciel où se trouvent toujours la joie et la lumière, quoique cette vie soit sombre et nuageuse.

— Oh ! j’aime mieux le côté du Stonyshire, dit Dinah ; je n’aimerais pas à me diriger vers ces pays où les gens sont riches en blé et en troupeaux et le sol si plat et si facile à parcourir, et laisser en arrière les montagnes où les pauvres gens ont à mener une vie si dure, et ces usines où les hommes passent leurs jours loin des rayons du soleil. C’est une grande bénédiction dans une triste et froide journée, quand ces sombres nuages roulent sur la montagne, de sentir l’amour de Dieu dans son âme et de le porter dans ces maisons de pierre, isolées et nues, où il n’y a rien d’autre qui puisse soulager.

— Eh ! dit Lisbeth, cela vous va bien de parler ainsi. vous à qui il faut aussi peu qu’à ces fleurs de boules de neige qui ont vécu des jours et des jours, après que je les ai cueillies, rien qu’avec une goutte d’eau et un peu de lumière ; mais les gens qui ont faim feraient mieux de quitter un pays de famine. Cela ferait moins de bouches pour le même gâteau. Mais, continua-t-elle en regardant Adam, ne parle pas d’aller au Sud ou au Nord, et de laisser ton père et ta mère dans leur fosse pour t’en aller dans un pays dont ils ne connaissent rien. Je ne pourrais jamais rester tranquille dans ma tombe, si je ne te vois pas le dimanche sur le cimetière.

— Ne crains rien, mère, dit Adam ; si je n’avais pas pris le parti de rester ici, je serais loin depuis longtemps. »

Il avait fini de déjeuner et se leva en parlant.

« Que vas-tu faire ? demanda Lisbeth. Commencer le cercueil de ton père ?

— Non, mère, dit Adam ; nous allons porter le bois au village, pour qu’on le fasse là-bas.

— Non, mon fils, non ! s’écria Lisbeth d’un ton impatient et dolent ; tu ne laisseras pas faire le cercueil de ton père par un autre que toi-même. Qui le ferait aussi bien ? Et lui qui savait ce que c’est que de bon ouvrage, qui avait un fils qui est à la tête du village et de Treddleston aussi, par son habileté !

— Très-bien, mère ; si c’est ton désir, je ferai le cercueil ici ; mais je supposais que tu n’aimerais pas à entendre ce travail.

— Et pourquoi ne l’aimerais-je pas ? C’est une chose qu’il faut faire. Qu’est-ce que cela fait, que j’aime ou non ? Est-ce qu’il me reste à choisir dans ce monde autre chose que ce que je ne puis aimer ? Un morceau est aussi bon qu’un autre quand la bouche n’a plus de goût. Il faut que tu te mettes à ce travail avant tout autre, ce matin. Je ne voudrais pas que personne que toi mette la main à ce cercueil. »

Adam rencontra le regard de Seth, qui se portait de Dinah vers lui très-attentivement.

« Non, mère, dit-il, je n’y consentirai pas, à moins que Seth n’y travaille de même, s’il faut le faire ici. J’irai au village ce matin, parce que M. Burge a besoin de moi ; Seth restera à la maison et commencera le cercueil. Je reviendrai à midi, et alors il pourra partir.

— Non, non, persista Lisbeth commençant à pleurer. J’ai dans le cœur que tu dois faire la bière de ton père. Tu es si fier et si orgueilleux que tu ne veux jamais faire ce que ta mère te demande. Tu t’es souvent fâché contre ton père durant sa vie ; tu n’en dois être que mieux à son égard, maintenant qu’il n’est plus. Il n’aurait pas eu la moindre idée de Seth pour faire cet ouvrage.

— N’en parle plus, Adam, n’en parle plus, dit Seth gracieusement, quoique sa voix indiquât qu’il faisait quelque effort sur lui-même ; la mère a raison. J’irai au travail, et toi reste ici. »

Il passa ensuite à l’atelier, suivi d’Adam, tandis que Lisbeth, obéissant machinalement à ses longues habitudes, commença à desservir le déjeuner, comme si elle n’avait pas l’intention que Dinah la remplaçât plus longtemps. Dinah ne dit rien, mais en prit l’occasion de rejoindre tranquillement les deux frères dans l’atelier.

Ils avaient déjà mis leur tablier et leur bonnet de papier, et Adam se tenait debout la main gauche sur l’épaule de Seth, lui indiquant, avec le marteau qu’il tenait de la main droite, quelques planches qu’ils examinaient. Ils tournaient le dos à la porte par laquelle Dinah entrait, et elle s’approcha si légèrement qu’ils ne s’aperçurent de sa présence que lorsqu’ils entendirent sa voix : « Seth Bede ! » dit-elle. Seth tressaillit, et ils se retournèrent tous deux. Dinah avait l’air de ne pas voir Adam, et, fixant ses yeux sur le visage de Seth, elle lui dit avec une calme bienveillance :

« Je ne vous dis pas adieu. Je vous verrai encore quand vous reviendrez du travail. Pourvu que j’arrive à la ferme avant la nuit, ce sera assez tôt.

— Merci, Dinah ; j’aimerais avons accompagner jusque-là encore une fois. Ce sera peut-être la dernière. »

Il y avait un peu de tremblement dans la voix de Seth. Dinah lui tendit la main et dit : « Vous aurez l’esprit dans une douce paix aujourd’hui, Seth, à cause de votre patiente tendresse pour votre vieille mère. » Elle se retourna et quitta l’atelier aussi promptement et sans bruit qu’elle y était entrée. Adam l’avait observée attentivement pendant tout ce temps, mais elle ne l’avait pas regardé. Dès qu’elle fut sortie il dit :

« Je ne suis point étonné que tu l’aimes, Seth. Elle a le visage d’un lis. »

L’âme de Seth se peignit dans ses yeux et agita ses lèvres ; il n’avait jamais encore confessé son secret à Adam, mais maintenant il éprouvait un délicieux soulagement et répondit :

« Ah ! Addy, je l’aime trop, je le crains, car elle ne m’aime seulement que comme un enfant de Dieu en sait aimer un autre. Elle n’aimera jamais un homme comme mari, je le crois.

— Non, mon garçon, on ne peut le savoir ; il ne faut pas perdre courage. La matière dont elle est composée est d’un grain plus fin que chez la plupart des autres femmes, je puis le voir facilement. Mais si elle leur est supérieure à tant d’égards, elle peut ne pas l’être pour celui-là. »

Ils ne dirent rien de plus. Seth se rendit au village et Adam commença le travail du cercueil.

« Que Dieu l’aide et m’aide aussi, pensait-il en soulevant la planche. La vie sera probablement pour nous une rude besogne, au dedans et au dehors. C’est une singulière chose de penser qu’un homme qui peut soulever une chaise avec les dents, et faire cinquante milles en marchant sans s’arrêter, tremble et passe du chaud au froid au seul regard d’une femme unique au milieu de tout le reste du monde. C’est un mystère dont nous ne pouvons nous rendre compte ; du reste, n’en est-il pas de même de la simple graine qui pousse ? »