Adam Bede/Tome premier/10

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (Tome premierp. 128-143).

CHAPITRE X

dinah visite lisbeth

À cinq heures Lisbeth descendit avec une grosse clef à la main ; c’était celle de la chambre où gisait le corps de son mari. Pendant la journée, à l’exception de quelques accès de lamentations douloureuses, elle avait été constamment en mouvement, s’occupant des derniers soins à rendre à son mort avec la vénération et l’exactitude d’un devoir religieux. Elle avait sorti et apporté sa petite provision de linge, depuis bien des années mis en réserve par elle pour ce dernier usage. Il lui semblait que c’était la veille, et pourtant combien d’étés avaient passé depuis qu’elle avait dit à Thias où se trouvait ce linge, afin qu’il pût le prendre facilement lorsqu’elle mourrait, car elle était la plus âgée des deux. Puis elle s’était, occupée à nettoyer à fond chaque objet dans la chambre sacrée, et à en éloigner toute trace des occupations journalières habituelles. La petite fenêtre qui, jusqu’alors, avait laissé librement pénétrer la clarté glacée de la lune ou les chauds rayons du soleil levant sur le sommeil de l’ouvrier, devait maintenant être obscurcie par un drap bien blanc, car le sommeil de la mort est aussi respecté sous les poutres nues que sous les riches lambris. Lisbeth avait même raccommodé une déchirure longtemps négligée ou inaperçue dans les chétifs rideaux de lit à carreaux. Ils étaient bien courts et précieux maintenant les moments où elle pourrait donner des témoignages de respect et d’amour à ce corps immobile, auquel elle attribuait encore quelque sentiment. Nos morts ne le sont jamais pour nous avant que nous les ayons oubliés ; ils nous paraissent encore capables de souffrir ; de connaître tous nos regrets, toute la profonde douleur que nous cause leur perte et tous les baisers que nous accordons aux plus minimes reliques nous venant d’eux. Et la vieille paysanne, plus que qui que ce soit, croit que les morts ont la perception de ces choses. Un enterrement convenable pour elle-même était ce qui avait occupé l’esprit de Lisbeth pendant les années où elle faisait des économies, avec la pensée confuse qu’elle s’apercevrait être portée en terre par son mari et ses fils. Maintenant elle voyait qu’elle avait à faire le plus important travail de sa vie, veiller à ce que Thias fût enseveli convenablement avant elle, sous l’épine blanche, à l’endroit où, dans un songe, elle avait rêvé qu’elle était couchée sous terre, et pourtant qu’elle voyait en même temps les rayons du soleil au-dessus et sentait le parfum des bouquets blancs, si touffus le premier dimanche où elle s’était rendue à l’église après la naissance d’Adam.

Maintenant elle avait fait tout ce qu’il était possible de faire ce jour-là dans la chambre mortuaire ; elle avait pourvu à tout elle-même, aidée de ses fils, car elle ne permit point qu’on allât au village chercher quelqu’un. Sa favorite, Dolly, la vieille gouvernante de M. Burge, qui était venue s’associer à son chagrin dès qu’elle l’avait appris, avait la vue trop faible pour être de grande utilité. Lisbeth venait de fermer la porte et en tenait la clef à sa main, lorsqu’elle se laissa tomber avec abattement sur une chaise qui était hors de sa place, au milieu de la chambre, et où en temps ordinaire elle n’eût jamais consenti à s’asseoir. Elle n’avait donné aucun soin ce jour-là à sa cuisine, salie par des souliers boueux et embarrassée d’habillements et autres objets en désordre. Mais ce qui, en d’autres temps, eût été incompatible avec les habitudes d’ordre et de propreté de Lisbeth, lui paraissait maintenant devoir être ainsi ; il était naturel que les choses eussent un air inaccoutumé et en désordre, puisque son vieux homme était arrivé si tristement à la fin de sa carrière. La cuisine ne devait point être comme s’il n’y avait pas eu de malheur. Adam, vaincu par les émotions et les agitations de cette journée, après une nuit de rude labeur, était tombé endormi sur un banc de l’atelier, et Seth s’occupait dans l’arrière-cuisine à allumer du feu avec des copeaux, afin de faire bouillir de l’eau et d’engager sa mère à prendre une tasse de thé, douceur qu’elle se permettait rarement.

Il n’y avait personne dans la cuisine quand Lisbeth entra et se jeta sur une chaise. Elle regarda avec indifférence la saleté et le désordre qu’un brillant soleil du soir faisait douloureusement ressortir ; cela s’accordait avec la triste confusion de son esprit, cette confusion qui appartient aux premières heures d’un malheur soudain, où l’âme humaine est dans le même état que celui d’un homme déposé, pendant son sommeil, au milieu des ruines d’une vaste cité et qui se réveillerait avec effroi, ne sachant plus si le jour commence ou finit, ni d’où vient cette scène illimitée de désolation et par quelle raison il s’y trouve. Dans un autre moment, la première pensée de Lisbeth aurait été : « Où est Adam ? » mais la mort soudaine de son mari lui avait redonné cette première place dans ses affections qu’il y occupait vingt-six ans plus tôt ; elle avait oublié ses fautes, comme nous oublions les chagrins de notre enfance passée, et ne voyait plus quee la bonté du jeune mari et la patience de l’homme âgé. Ses yeux continuèrent à errer vaguement jusqu’au moment où Seth entra, et commença à retirer quelques-uns des objets dispersés et à débarrasser la petite table de sapin, afin de pouvoir y poser le thé de sa mère.

« Que veux-tu faire ? lui dit-elle d’un air chagrin.

— Je voudrais te voir prendre une tasse de thé, mère, répondit Seth avec tendresse. Cela te fera du bien, et je veux soigner deux ou trois de ces choses, pour que la maison ait l’air plus confortable.

— Confortable ! comment peux-tu parler de rendre les choses confortables ? Laisse ça, laisse ça ! Il n’y a plus de contentement pour moi, continua-t-elle, les pleurs venant avec les paroles, maintenant que ton pauvre père n’est plus. Je l’ai soigné, lui ai préparé ses repas pendant trente ans ; il était toujours si content de tout ce que je faisais pour lui, toujours disposé à faire quelque chose pour moi quand j’étais souffrante, heureux et joyeux de m’être agréable. Il portait l’enfant, qui en pesait bien deux, pendant cinq milles, sans jamais grommeler, jusqu’à War’son Wake, parce que je voulais aller voir ma sœur, qui mourut au Noël suivant. Lui, se noyer dans le ruisseau que nous passâmes le jour de notre mariage en venant ensemble à la maison, où il avait fait une quantité de rayons pour y mettre mes assiettes et autres choses, et il me les montra avec tant de fierté, parce qu’il savait que ça me ferait plaisir ! Et il devait mourir sans que je le sache, pendant que je dormais dans mon lit, comme si je ne m’en inquiétais pas ! Et moi je vis pour voir ça ! Et nous étions jeunes alors, et nous pensions que les choses iraient si bien pour nous quand nous serions mariés ! Laisse ça, laisse tout ça ! Je ne veux pas de thé ; je ne tiens plus à boire ou à manger jamais. Quand un bout du pont est tombé, à quoi sert que l’autre tienne ? Je ferai aussi bien de mourir et de suivre mon vieux homme. On ne sait pas s’il ne désire pas m’avoir avec lui. »

Puis Lisbeth passa des paroles aux gémissements, se balançant en avant et en arrière sur sa chaise. Seth, toujours timide dans sa conduite envers sa mère, par la conviction qu’il n’avait aucun empire sur elle, comprit qu’il était inutile de chercher à la persuader ou à la calmer, jusqu’à ce que cet accès de désespoir fût passé ; aussi il se contenta d’entretenir le feu de l’arrière-cuisine et de plier les vêtements de son père, suspendus depuis le matin pour les sécher, craignant de circuler dans la chambre où était sa mère, de peur de l’irriter davantage.

Mais après s’être agitée et avoir gémi quelques minutes, Lisbeth s’arrêta tout à coup et se dit tout haut :

« Il faut que je voie où est Adam, car je ne comprends pas où il se tient, et il faut qu’il monte avec moi avant qu’il fasse sombre, car les minutes où nous pouvons voir le corps sont courtes comme la neige qui fond. »

Seth l’entendit, et, rentrant dans la cuisine comme sa mère se levait de sa chaise, lui dit :

« Adam dort dans l’atelier, mère. Tu ferais mieux de ne pas le réveiller. Il est épuisé par le travail et le chagrin.

— Le réveiller ? Qui est-ce qui irait le réveiller ? Je ne le réveillerai pas en le regardant. Je n’ai pas vu le garçon depuis deux heures. Je pourrais bien oublier qu’il ait jamais grandi, depuis que c’était l’enfant que son père portait. »

Adam était assis sur un banc grossier, la tête supportée par son bras, qui reposait sur le long établi au milieu de l’atelier. Il paraissait s’être assis pour un repos de quelques minutes et s’être profondément endormi sans abandonner sa première attitude de triste pensée et de fatigue. Son visage, qui n’avait pas été lavé depuis la veille, était pâle et moite ; ses cheveux tombaient en désordre autour de son front, et ses yeux fermés étaient gonflés par la veille et le chagrin. Son front était plissé ; tous ses traits avaient l’expression de la fatigue et de la douleur. Gyp était évidemment inquiet, assis et appuyant son museau sur la jambe étendue de son maître, tantôt il léchait la main qui retombait négligemment et tantôt regardait d’un air alarmé du côté de la porte. Le pauvre chien était affamé et mal à l’aise, mais ne voulait pas quitter son maître ; il attendait impatiemment quelque changement de scène. Ce fut grâce à cette impatience de Gyp que le désir de Lisbeth, de ne pas réveiller son fils en entrant dans l’atelier, et, s’avançant vers lui avec le moindre bruit possible, fut aussitôt dérouté, car l’état de Gyp était trop excité pour s’exprimer autrement que par un vif aboiement, et à l’instant Adam ouvrit les yeux et vit sa mère debout devant lui. Cela ne différait pas beaucoup de son rêve, car son sommeil n’avait guère été qu’une répétition fiévreuse et délirante de tout ce qui était arrivé depuis le commencement du jour ; sa mère, avec sa douleur agitée, s’y trouvait partout présente. La principale différence entre la réalité et la vision est que dans son rêve Hetty se trouvait toujours devant lui, prenant étrangement part à des scènes où elle n’avait rien à faire. Elle se trouvait même vers le liant des Saules ; elle fâchait Lisbeth en venant dans la maison ; il la rencontrait avec ses habits pimpants tout à fait transpercée par la pluie, comme il se rendait à Treddleston pour avertir l’officier de la couronne. Mais où que parût Hetty, sa mère y arrivait aussitôt ; aussi, quand il ouvrit les yeux, il ne fut pas surpris de la voir devant lui.

« Ah ! mon pauvre garçon ! s’écria Lisbeth, revenant aussitôt à ses lamentations, car, dans une perte récente, on sent le besoin d’associer à sa perte et à ses plaintifs regrets tout incident ou changement de scène, tu n’as plus maintenant personne que ta vieille mère pour te tourmenter et être ton fardeau ; tou pauvre père ne te fera plus fâcher et ta mère fera bien de le suivre, — le plus tôt sera le mieux, — car je ne suis plus bonne à rien à présent. Une vieille robe est bonne pour en doubler une autre, mais elle ne peut servir autrement. Tu aimerais peut-être bien mieux avoir une femme pour raccommoder tes habits et préparer ta nourriture, plutôt que ta vieille mère. Et je ne serai rien qu’un embarras, assise au coin de la cheminée. (Adam frappait du pied et s’agitait avec malaise ; il craignait par-dessus tout entendre sa mère parler d’Hetty.) Mais si ton père avait vécu, il n’aurait jamais eu besoin que je fisse place à une autre, car il n’aurait pas mieux pu se passer de moi qu’un côté des ciseaux ne peut se passer de l’autre. Nous aurions dû être balayés du même coup ; alors je n’aurais pas vu ce jour, et un seul ensevelissement eût suffi pour nous deux. »

Ici Lisbeth s’arrêta, mais Adam restait assis en silence ; il n’aurait pu parler à sa mère autrement qu’avec tendresse ce jour-là, et il ne pouvait s’empêcher d’être irrité par ces plaintes. Il n’était pas plus possible à la pauvre Lisbeth de savoir combien elle affectait Adam qu’à un chien blessé de savoir combien ses gémissements peinent son maître. Comme toutes les femmes plaintives, elle se lamentait dans l’attente d’être consolée, et, Adam ne disant rien, elle n’en fut que plus entraînée à se plaindre encore plus amèrement.

« Je sais bien que tu pourrais te passer de moi, car tu pourrais aller où tu voudrais et te marier avec celle que tu aimerais. Va, ce n’est pas moi qui dirai non ; amène à la maison qui tu voudras, je n’ouvrirai jamais la bouche pour trouver quelque chose à redire, parce que quand les gens sont vieux et ne servent plus à rien, ils doivent se trouver bien heureux de recevoir leur part de soupe, quand même ils devraient avaler de mauvaises paroles avec. Et si tu as placé ton cœur sur une fille qui ne t’apporte rien et dépense tout, quand tu pourrais en trouver qui feraient de toi un homme, je ne dirai rien, à présent que ton père est mort et noyé, car je ne vaux pas mieux qu’une vieille poignée qui n’a plus de lame. »

Adam, incapable d’en supporter davantage, se leva silencieusement de son banc et passa de l’atelier dans la cuisine. Mais Lisbeth le suivit. « Tu ne veux donc pas monter et voir ton père ? J’ai tout arrangé à présent, et il aimerait que tu allasses le regarder, bien sûr, car il était toujours content quand tu étais doux avec lui. »

Adam se retourna de suite et dit : « Oui, mère, montons ! Viens, Seth, allons ensemble ! »

Ils montèrent et le silence régna pendant cinq minutes. Puis la clef tourna de nouveau et Ton entendit un bruit de pas sur l’escalier. Mais Adam ne redescendit pas ; il était trop fatigué et épuisé pour se trouver davantage en face de la douleur plaignante de sa mère, et il alla se reposer sur son lit. Lisbeth ne fut pas plutôt rentrée et assise dans la cuisine qu’elle jeta son tablier sur sa tête et recommença à pleurer et gémir, et à se balancer comme auparavant. Seth se dit : « Elle sera bientôt plus tranquille, maintenant que nous avons été en haut. » Et il retourna dans l’arrière-cuisine pour alimenter son petit feu, espérant qu’il pourrait, avant peu, amener sa mère à prendre son thé.

Lisbeth se balançait ainsi depuis plus de cinq minutes, faisant entendre un sourd gémissement à chaque mouvement en avant, quand elle sentit tout d’un coup une main se poser légèrement sur la sienne et une douce voix grave lui dire : « Chère sœur, le Seigneur m’a envoyée pour voir si je pouvais vous apporter quelque soulagement. »

Lisbeth s’arrêta et prêta l’oreille, sans retirer le tablier de dessus son visage. La voix lui était inconnue. Était-ce peut-être l’esprit de sa sœur qui revenait d’entre les morts après tant d’années ? Elle tremblait et n’osait regarder. Dinah, pensant que cette pause était en elle-même un soulagement pour la femme affligée, ne dit rien de plus pour le moment, mais ôta tranquillement son chapeau. Elle imposa par signe silence à Seth, qui, en entendant sa voix, était entré avec battement de cœur, posa une main sur le dossier de la chaise de Lisbeth et se pencha sur elle, afin qu’elle s’aperçût de la présence d’une amie.

Lentement Lisbeth abaissa son tablier et ouvrit timidement ses yeux noirs voilés. Elle ne vit rien d’abord qu’un visage, un pur et pâle visage avec des yeux clairs et aimants, qui lui était tout à fait inconnu. Son étonnement s’accrut ; peut-être était-ce un ange. Mais, au même instant, Dinah avait de nouveau posé sa main sur celle de Lisbeth et la vieille femme jeta les yeux dessus. C’était une main beaucoup plus petite que la sienne, ni blanche ni délicate, car Dinah n’avait de sa vie porté de gants, et sa main offrait les traces du travail depuis l’enfance jusqu’à ce jour. Lisbeth regarda attentivement cette main un moment, et alors, fixant de nouveau ses regards sur le visage de Dinah, dit avec un léger retour de courage, mais avec le ton de la surprise :

« Mais vous êtes une femme qui travaille ?

— Oui, je suis Dinah Morris, et je travaille à une filature quand je suis chez moi.

— Ah ! dit Lisbeth avec calme, mais encore étonnée ; vous êtes entrée si légèrement, comme une ombre sur le mur, et quand vous avez parlé à mon oreille, j’ai pensé que vous étiez peut-être un esprit. Vous avez presque la figure de celui qui est assis sur une tombe dans la Bible neuve d’Adam.

— Je viens à présent de la Grand’Ferme. Vous connaissez madame Poyser, c’est ma tante ; elle a appris votre douloureuse affliction et en est bien peinée ; je viens voir si je puis vous être de quelque secours dans votre malheur, car je connais vos fils, Adam et Seth ; je sais que vous n’avez pas de fille ; quand le ministre m’a dit combien la main de Dieu s’était appesantie sur vous, mon cœur s’est ému de compassion, et j’ai senti l’ordre de venir à vous pour vous servir de fille dans cette épreuve, si vous voulez me le permettre.

— Ah ! je sais qui vous êtes à présent ; vous êtes une méthodiste comme Seth ; il m’a parlé de vous, dit Lisbeth en s’agitant et sa violente douleur revenant prendre la place de l’étonnement. Vous tâcherez de me prouver que l’affliction est une bonne chose, comme il dit toujours. Vous ne pourrez pas rendre la blessure plus légère avec vos paroles. Vous ne me ferez jamais croire qu’il soit meilleur pour moi de n’avoir pas vu mon pauvre homme mourir dans son lit, puisqu’il devait mourir, et avoir le pasteur près de lui pour prier, et me voir assise à ses côtés, lui demandant d’oublier les mauvaises paroles que je pouvais lui avoir dites quelquefois quand j’étais fâchée ; pour lui donner un peu de bouillon aussi longtemps qu’il aurait pu avaler quelque chose. Mais, las ! mourir dans l’eau froide et tout près de nous, sans que nous le sussions, et moi qui dormais comme si je ne lui appartenais pas plus que s’il eût été quelque journalier errant, venant on ne sait d’où. »

Alors Lisbeth recommença à pleurer et à s’agiter ; mais Dinah lui dit :

« Oui, chère amie, votre affliction est grande. Ce serait un cœur dur celui qui dirait que votre malheur n’est pas lourd à porter. Dieu ne m’a pas envoyée vers vous pour alléger votre chagrin, mais pour pleurer avec vous, si vous y consentez. Si vous aviez la table dressée pour un repas et pour vous réjouir avec vos amis, vous trouveriez naturel de me laisser entrer, m’asseoir avec vous, parce que vous penseriez au plaisir que j’aurais à prendre ma part de ces bonnes choses ; mais j’aime mieux partager votre affliction et votre travail, et cela me paraîtrait plus dur de votre part si vous me le refusiez. Vous ne me renverrez pas ? Vous n’êtes pas fâchée de ce que je suis venue ?

— Non, non ; fâchée ! qui a dit que j’étais fâchée ? Vous êtes bien bonne d’être venue. Et toi, Seth, pourquoi est-ce que tu ne lui offres pas du thé ? Tu étais si pressé d’en faire pour moi qui ne m’en souciais pas, et tu ne penses pas à en apporter à ceux qui en ont besoin. Asseyez-vous, asseyez-vous. Je vous remercie d’être venue, car il y a peu à gagner de venir à pied, à travers les champs mouillés, pour voir une vieille femme comme moi… Non, je n’ai point de fille à moi, je n’en ai jamais eu, et je n’en étais pas fâchée, car ce sont de tristes créatures à plaindre que les filles ; j’ai toujours désiré avoir des garçons qui pussent gagner leur vie. Et les garçons voudront se marier, et j’aurai assez de filles, je n’en aurai que trop. Mais, à présent, faites le thé comme vous l’aimez, car je n’ai point de goût à manger aujourd’hui ; tout ce que j’avale est la même chose, tout a le même goût de tristesse. »

Dinah se garda bien de dire qu’elle avait déjà pris son thé et accepta très-vite l’invitation de Lisbeth, afin de persuader la vieille femme de prendre elle-même quelque chose dont elle avait si grand besoin après cette journée de travail et de jeûne.

Seth se sentait si heureux maintenant que Dinah était dans la maison, qu’il ne pouvait s’empêcher de penser que sa présence pouvait bien être achetée au prix d’une vie dans laquelle un chagrin faisait incessamment place à un autre. Mais le moment après il se reprocha cette pensée ; c’était presque comme s’il se réjouissait de la mort de son père. Néanmoins la joie d’être avec Dinah l’emportait ; c’était comme l’influence du climat, à laquelle rien ne peut résister. Et ce sentiment se peignit sur son visage au point d’attirer l’attention de sa mère tandis qu’elle buvait son thé.

« Tu peux bien parler de l’affliction comme d’une bonne chose, Seth, car elle te profite. On dirait, à te voir, que tu ne connais pas plus les soucis ou les embarras que lorsque tu étais un petit enfant éveillé dans son berceau. Car tu y restais toujours sans bouger avec les yeux ouverts, tandis qu’Adam ne pouvait rester tranquille une minute quand il était réveillé. Tu as toujours été comme un morceau de chair que rien ne peut meurtrir ; et quant à ça, ton pauvre père était justement la même chose. Mais vous avez les mêmes yeux aussi. (Ici Lisbeth se retourna vers Dinah.) Je suppose que c’est parce qu’il est méthodiste. Non pas que j’y trouve à redire, car vous n’êtes pas appelée à vous tourmenter, et pourtant vous avez l’air triste aussi. Eh bien, si les méthodistes aiment l’affliction, ils peuvent en jouir ; c’est dommage qu’ils ne puissent pas la prendre toute et en décharger ceux qui ne l’aiment pas. J’aurais pu leur en donner suffisamment, car, lorsque j’avais mon pauvre homme, je me tourmentais du matin au soir ; et maintenant qu’il est parti, je serais heureuse de repasser par les plus mauvais jours.

— Oui, dit Dinah évitant de contredire en rien les sentiments de Lisbeth, car sa confiance dans la direction divine, pour les moindres choses, se montrait toujours avec ce tact féminin et parfait qui découle d’une sympathie vive et agissante ; oui, je me rappelle aussi que lorsque ma pauvre chère tante mourut, je désirais entendre dans la nuit le son de sa mauvaise toux à la place du silence que laissait son départ. Mais maintenant, chère amie, prenez cette autre tasse de thé et mangez encore un peu.

— Comment ! dit Lisbeth en prenant la tasse et parlant d’un ton moins plaintif, est-ce que vous n’aviez alors ni père ni mère pour autant regretter votre tante ?

— Non, je n’ai jamais connu mon père ni ma mère ; ma tante m’a élevée depuis ma première enfance. Elle n’avait pas d’enfant, car elle ne s’était jamais mariée, et elle m’a soignée avec autant de tendresse que si j’eusse été sa propre fille.

— Et elle aura eu joliment à faire, j’en réponds, une femme isolée comme elle, à vous élever depuis toute petite ; ce n’est pas facile de créer un doux agneau. Mais je peux bien croire que vous n’étiez pas violente, car vous avez l’air de n’avoir jamais de votre vie été en colère. Qu’avez-vous fait à la mort de votre tante et pourquoi n’êtes-vous pas venue dans ce pays, ayant aussi madame Poyser pour tante ? »

Dinah, voyant que l’attention de Lisbeth était excitée, lui raconta l’histoire de sa jeunesse, comment elle avait été façonnée à un rude travail, quelle espèce d’endroit était Snowfield, et combien de gens y menaient une vie pénible, détails qu’elle pensait devoir intéresser Lisbeth. La vieille femme l’écoutait et oubliait ses angoisses, soumise, sans s’en apercevoir, à la douce influence de la figure et de la voix de Dinah. Un peu plus tard elle fut amenée à laisser remettre la cuisine en ordre, car Dinah y tenait beaucoup, persuadée que le sentiment de l’ordre et du calme autour d’elle l’aiderait à disposer Lisbeth à se joindre à la prière qu’elle souhaitait lui faire. Seth, pendant ce temps, sortit pour couper du bois, car il devinait que Dinah serait bien aise d’être seule avec sa mère.

Lisbeth, assise, surveillait ses mouvements habituellement calmes et prompts, et lui dit enfin : « Vous savez ce que c’est que de nettoyer. Je ne craindrais pas de vous avoir pour fille, car vous ne dépenseriez pas le gain de mes garçons en beaux habits et en dégâts. Vous n’êtes pas comme celles de par ici. Je m’aperçois que les gens sont différents à Snowfield.

— Ils mènent un genre de vie tout autre pour la plupart, dit Dinah ; ils travaillent à différentes choses, quelques-uns à la filature et plusieurs dans les mines, aux villages des environs. Mais le cœur de l’homme est le même partout, et il s’y trouve des enfants de ce inonde et des enfants de la lumière aussi bien qu’ailleurs. Mais nous avons beaucoup plus de méthodistes que dans ce pays.

— Bon, je ne savais pas que les femmes méthodistes fussent comme vous, car il y a ici la femme de Will Maskory qui, à ce qu’on dit, est une femme méthodiste, et elle n’est pas agréable à voir du tout. J’aimerais tout autant regarder un crapaud. Et je pense que je ne serais pas fâchée que vous restiez à coucher ici, car je serais bien aise de vous y retrouver demain matin. Mais peut-être qu’on serait inquiet chez maître Poyser ?

— Non, dit Dinah, ils ne m’attendent pas, et cela me fera plaisir de rester, si vous le permettez.

— Bien, il y a de la place, j’ai mon lit tout monté dans la petite chambre au-dessus de l’arrière cuisine, et vous pourrez coucher près de moi. Je serai bien aise de pouvoir vous parler dans la nuit, car vous avez une agréable manière de causer. Cela me rappelle les hirondelles qui étaient sous le chaume l’année dernière, quand elles commençaient à chanter tout doucement le matin. Ah ! mon vieux mari les aimait tant ces oiseaux, et Adam aussi ; mais ils ne reviendront pas cette année. Peut-être qu’ils sont morts aussi.

— Voilà ! dit Dinah ; la cuisine a l’air en ordre à présent, et maintenant, chère mère, car je suis votre fille ce soir, vous savez, j’aimerais que vous vous laviez le visage et que vous missiez un bonnet propre. Vous rappelez-vous ce que fit David, lorsque Dieu lui retira son enfant ? Tant que l’enfant fut encore vivant, David jeûna et pria Dieu de l’épargner ; il ne mangea point et ne but point, mais resta prosterné toute la nuit, implorant Dieu pour son fils. Mais quand il sut qu’il était mort, il se leva de terre, se lava et parfuma sa figure, changea de vêtements et recommença à boire et à manger ; et lorsqu’on lui demanda comment il se faisait qu’il parût cesser de s’affliger, il dit : « Tandis que l’enfant était encore vivant, je jeûnais et pleurais, car je disais : Qui me dira si Dieu ne me fera pas la grâce de laisser vivre mon enfant ? Mais maintenant qu’il est mort, pourquoi jeûnerais-je ? Puis-je le rappeler à la vie ? J’irai vers lui, mais il ne reviendra pas à moi. »

— Eh ! c’est une parole vraie ! dit Lisbeth. Oui, mon vieux ne reviendra pas vers moi, mais j’irai vers lui : le plus tôt sera le mieux. Bien, vous pouvez faire de moi ce qu’il vous plaira ; il y a un bonnet propre dans ce tiroir, et je vais aller dans l’arrière-cuisine me laver le visage. Et toi, Seth, tu peux prendre la Bible neuve d’Adam qui a les images, et elle nous lira un chapitre. Eh bien, j’aime ces paroles : « J’irai vers lui, mais il ne viendra pas vers moi. »

Dinah et Seth rendaient intérieurement grâces à Dieu de ce calme qui se répandait sur l’esprit de Lisbeth. C’était ce que Dinah avait cherché à produire par cette grande sympathie et cette absence d’exhortation. Depuis son enfance elle avait acquis de l’expérience au milieu des malades et des affligés, d’esprits endurcis et rétrécis par la pauvreté, l’ignorance, et elle possédait la perception la plus délicate de la manière dont ils pouvaient le mieux être touchés et amenés à recevoir volontiers des paroles de consolation ou d’avertissement spirituel. Comme Dinah l’exprimait elle-même, « elle n’était jamais abandonnée, délaissée ; mais il lui était toujours donné de savoir quand il fallait parler ou garder le silence. » Et ne sommes-nous pas tous d’accord pour appeler cette promptitude de pensée et cette noble délicatesse du nom d’inspiration ?

Après avoir fait cette analyse subtile, nous devons répéter, comme le faisait Dinah, que rien ne vient de nous, que tout nous a été donné.

Il y eut alors prières ferventes, il y eut élan de foi, d’amour et d’espérance ce soir-là dans la petite cuisine. Et la pauvre vieille et chagrine Lisbeth, sans avoir aucune idée distincte, sans suivre aucun cours régulier d’émotions religieuses, eut un vague sentiment de bonté et d’amour et de quelque chose de juste qui dominait et dépassait toutes les tristesses de cette vie. Elle ne pouvait comprendre l’utilité de l’affliction ; mais, pendant ces quelques moments, elle sentit, sous l’influence de Dinah, qu’elle devait être calme et patiente.