Adam Bede/Tome premier/09

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (Tome premierp. 119-128).

CHAPITRE IX

le monde d’hetty

En arrangeant les larges feuilles qui faisaient ressortir le jaune pâle du beurre comme une primevère sur son nid de verdure, je crains qu’Hetty ne pensât beaucoup plus aux regards du capitaine Donnithorne qu’à Adam et ses chagrins. Les brillants regards d’admiration d’un jeune et beau gentilhomme aux mains blanches, à la chaîne d’or, portant quelquefois l’uniforme, ayant richesse et grandeur, tels étaient les chauds rayons qui faisaient vibrer follement le cœur d’Hetty et lui faisaient répéter constamment les mêmes petits airs. Nous n’avons point appris que la statue de Memnon fit entendre sa mélodie sous le souffle du vent le plus puissant ou sous tout autre influence divine ou humaine, mais sous certains rayons de soleil du matin de très-courte durée. Il faut nous habituer à la découverte que quelques-uns de ces instruments habilement façonnés que l’on appelle âmes humaines n’ont à leur service qu’un petit nombre de notes et ne résonnent point sous l’attouchement qui en remplit d’autres de ravissements tumultueux ou d’émouvante agonie.

Hetty était tout habituée à la pensée que les gens aimaient à la regarder. Elle s’était très-bien aperçue que le jeune Luke Britton, de Broxton, était venu à l’église d’Hayslope, un dimanche après midi, exprès pour la voir, et qu’il aurait fait des avances bien plus décisives si son oncle Poyser, ayant une faible opinion d’un jeune homme dont le père soignait si mal ses terres, n’avait défendu à sa femme de l’encourager par quelque politesse. Elle savait bien aussi que M. Craig, le jardinier, était complètement amoureux d’elle. Il lui avait fait dernièrement des aveux auxquels on ne pouvait se méprendre, au moyen de compliments fades et d’hyperboles empruntées à son art. Elle savait encore mieux qu’Adam Bede, — le grand, le droit, l’habile, l’honnête Adam Bede, — dont le caractère avait tant d’autorité sur tous les gens d’alentour, et que son oncle était toujours heureux de voir dans la soirée, disant « qu’Adam avait une vue beaucoup plus claire de la nature des choses que ceux qui se croyaient ses supérieurs, » — elle savait que cet Adam, plutôt sévère pour les autres et peu porté à s’occuper des jeunes filles, pouvait chaque jour pâlir ou rougir sur un mot ou un regard venant d’elle. Hetty n’avait pas des connaissances bien étendues ; mais elle ne pouvait s’empêcher de remarquer qu’Adam « était quelque chose » en fait d’homme. Il savait répondre à tout, pouvait expliquer à son oncle comment il fallait étayer le couvert, et avait raccommodé la baratte eu un tour de main ; il estimait à première vue la valeur d’un châtaignier abattu par le vent, pourquoi les murs étaient humides et comment on pouvait se débarrasser des rats. Il avait aussi une superbe écriture facile à lire et savait calculer de tête, degré d’instruction totalement inconnu parmi les plus riches fermiers de ce côté du pays. Il n’était point comme ce rustaud de Luke Britton, qui, un jour qu’elle avait fait avec lui toute la route de Broxton à Hayslope, n’avait rompu le silence que pour dire que l’oie grise avait commencé de couver. Et quant à M. Craig, le jardinier, c’était un homme de bon sens, certainement ; mais il était bancroche, et avait un singulier accent dans son parler ; de plus, dans la supposition la moins hasardée, il devait être bien près des quarante ans.

Hettv n’ignorait point que son oncle aurait voulu qu’elle encourageât Adam, et aurait vu avec plaisir qu’elle l’épousât. Car en ce temps-là il n’y avait point de démarcation tranchée entre le fermier et l’artisan honorable, et au foyer domestique aussi bien qu’à la taverne on pouvait les voir prendre leur cruche de bière ensemble. Le fermier possédait un sentiment intime du capital et une influence dans les affaires de la paroisse qui venaient en aide à son infériorité évidente dans la conversation. Martin Poyser ne fréquentait point le cabaret ; mais il aimait une causerie amicale arrosée de bière brassée chez lui ; et quoiqu’il fût agréable d’expliquer la loi à un voisin assez inepte pour ne pas savoir tirer parti de sa ferme, c’était aussi un plaisir d’apprendre quelque chose d’un habile ouvrier comme Adam Bede. En conséquence, depuis trois ans qu’il avait dirigé la construction de la nouvelle grange, Adam était toujours le bienvenu à la Grand’Ferme, surtout les soirs d’hiver, alors que d’une façon toute patriarcale, maître, maîtresse, enfants et domestiques étaient tous assemblés dans cette glorieuse cuisine, à des distances bien observées d’un feu brillant.

Depuis deux ans, au moins, Hetty était habituée à entendre son oncle dire : « Adam Bede peut bien travailler comme ouvrier aujourd’hui, mais il sera maître un jour, aussi sûr que je suis sur cette chaise. Maître Burge a bien raison de le désirer pour associé et mari de sa fille, si ce qu’on dit est vrai ; la femme qui l’épousera fera une bonne affaire, que ce soit à Notre-Dame ou à la Saint-Michel, » remarque que madame Poyser accompagnait toujours de son approbation cordiale. « Ah ! disait-elle, c’est très-beau d’épouser un riche tout fait ; mais il se peut que ce soit aussi un prodigue tout fait ; et il ne sert pas beaucoup de remplir sa poche d’argent, si elle a un trou au coin. À quoi sert de s’asseoir dans un char à ressorts, si on a un sot pour conducteur ; il vous aura bientôt versé dans le fossé. J’ai toujours dit que je n’épouserais jamais un homme sans cervelle ; car à quoi sert à une femme d’avoir bonne tête, si elle est liée à un imbécile dont tout le monde se rit ? Elle ferait aussi bien de mettre de beaux habits pour s’asseoir à l’envers sur un âne. »

Ces expressions, quoique figurées, indiquent suffisamment les dispositions de madame Poyser à l’égard d’Adam, et quoique son mari et elle-même eussent pu voir la chose différemment si Hetty avait été leur propre fille, il était clair qu’ils auraient bien reçu une demande d’Adam pour une nièce sans fortune. En effet, qu’aurait pu être Hetty, qu’une servante ailleurs, si son oncle ne l’avait élevée et donnée comme aide intérieure à sa tante, dont la santé, depuis la naissance de Tottv, ne pouvait plus supporter de travail positif autre que la surveillance des domestiques et des enfants ? Mais Hetty n’avait jamais accordé à Adam d’encouragement réel. Même, dans les moments où elle avait le sentiment le plus profond de sa supériorité sur ses autres admirateurs, elle n’en était jamais venue à l’idée de l’accepter. Elle aimait à penser que cet homme fort, adroit et clairvoyant était en son pouvoir, et se serait indignée qu’il eût essayé de se soustraire au joug de sa coquetterie tyrannique en s’attachant à la douce Marie Burge, laquelle aurait été bien reconnaissante s’il eût eu pour elle la moindre attention. « Marie Burge, vraiment ! un visage si jaune, que le plus petit bout de ruban rose faisait paraître comme un souci et qui avait les cheveux aussi droits qu’un écheveau de coton. » Et chaque fois qu’Adam passait quelques semaines éloigné de la Grand’Ferme, ou paraissait vouloir résister à son amour comme à une folie, Hettv avait soin de l’enlacer de nouveau dans ses filets, par des petits airs de douceur et de timidité, comme si elle était chagrine de sa négligence. Mais épouser Adam, c’était une tout autre affaire ! Rien au monde ne pouvait l’engager à le faire. Ses joues ne prenaient pas la moindre teinte de plus si on venait à le nommer, elle n’éprouvait pas le plus léger frémissement quand elle le voyait, de la fenêtre, passer sur la chaussée ou s’avancer vers elle à l’improviste dans le sentier qui traversait la prairie ; et lorsque ses yeux se fixaient sur elle, elle ne sentait rien que le froid triomphe de savoir qu’il l’aimait et ne regarderait pas Marie Burge. Il ne pouvait pas plus faire naître en elle les émotions que cause la douce ivresse d’un premier amour, que la peinture d’un soleil ne pourrait faire circuler la sève du printemps dans les fibres délicates de la plante. Elle le voyait ce qu’il était, un homme pauvre, avec de vieux parents à soutenir, qui ne serait pas à même de longtemps de lui procurer les mêmes avantages dont elle jouissait chez son oncle. Et tous les rêves d’Hetty étaient pour les choses de luxe ; s’asseoir dans un salon ayant tapis, toujours porter des bas blancs, avoir de belles et grandes boucles d’oreilles à la mode, le haut de sa robe garni de dentelles de Nottingham et quelque chose pour parfumer agréablement son mouchoir, comme celui de miss Lydia Donnithorne quand elle s’en servait à l’église, n’être pas obligée de se lever de bonne heure, et surtout n’être pas grondée. Elle pensait que si Adam devenait une fois assez riche pour lui donner tout cela elle l’aimerait suffisamment pour l’épouser.

Mais depuis quelques semaines Hetty se trouvait sous une nouvelle influence, vague, indéfinie, ne prenant la forme d’aucune espérance ou perspective positive, mais produisant l’effet d’un narcotique agréable, la faisant marcher et s’occuper de son travail comme dans une espèce de rêve, lui montrant toutes choses au travers d’un milieu doux et limpide, comme si elle ne vivait point dans un monde solide de pierre et de briques, mais dans un monde fantastique. Elle avait découvert que M. Arthur Donnithorne cherchait à la rencontrer ; qu’il se plaçait toujours à l’église de manière à la voir le plus complètement possible, qu’elle fut assise ou debout ; qu’il trouvait constamment des raisons de faire visite à la Grand’Ferme, et tâchait toujours de dire quelque chose qui l’amenât à lui parler ou le regarder. La pauvre enfant ne concevait pas plus alors la pensée que le jeune gentilhomme pût jamais l’épouser, que la jolie fille d’un boulanger, qu’un jeune empereur distingue dans une foule par un sourire, ne suppose qu’elle puisse un jour devenir impératrice. La fille du boulanger, rentrée chez elle, rêve du jeune et bel empereur et peut-être pèse à faux la farine tout en pensant quel lot céleste ce doit être que de l’avoir pour époux ; de même la pauvre Hettv voyait un visage qui l’accompagnait toujours, éveillée ou dans son sommeil. Des regards brillants et doux l’avaient pénétrée et répandaient dans sa vie une étrange et heureuse langueur. Les yeux d’où étaient partis ces regards n’étaient pas, à beaucoup près, si beaux que ceux d’Adam, lorsqu’il la regardait quelquefois avec une tendresse triste et suppliante ; mais ils avaient trouvé un milieu tout préparé dans la petite imagination extravagante d’Hetty. Pendant au moins trois semaines sa vie intérieure ne fut guère autre chose que le souvenir des paroles qu’Arthur lui avait adressées, ne pensant qu’à se rappeler avec quelle douce sensation elle avait entendu sa voix hors de la maison et l’avait vu entrer ; comment elle s’était aperçue que ses yeux se fixaient sur elle, et avait été envahie par la fascination de ce regard qui la pénétrait comme le parfum d’une fleur éclose à la brise du soir. Folles pensées ! n’ayant lien à faire avec l’amour que ressentent de nos jours de douces filles de dix-huit ans. Mais rappelez-vous que tout ceci arrivait il y a à peu près soixante ans, et qu’Hetty n’avait reçu aucune éducation. Ce n’était qu’une simple fille de fermier qu’un élégant gentil homme éblouissait comme un dieu de l’Olympe. Jusque-là elle n’avait point regardé dans l’avenir plus loin que la prochaine visite que le capitaine Donnithorne ferait à la ferme, ou le prochain dimanche où elle le verrait à l’église ; mais à présent elle pensait que peut-être il chercherait à la rencontrer le lendemain, quand elle irait au Château, et s’il venait à lui parler et à marcher un moment près d’elle, quand ils seraient seuls ! Cela n’était encore jamais arrivé, et maintenant son imagination, au lieu de lui retracer le passé, s’occupait à arranger ce qui pourrait survenir plus tard, à quel endroit du parc elle le verrait venir à sa rencontre ; comment elle ajusterait son nouveau ruban rose, qu’il n’avait jamais vu, ce qu’il lui dirait pour la forcer de répondre à son regard, ce regard dont le souvenir la ferait vivre et revivre tout le reste du jour !

Comment, dans une telle situation d’esprit, Hetty aurait-elle pu s’apitoyer beaucoup sur le chagrin d’Adam, ou penser à ce pauvre vieux Thias, noyé ? Les jeunes âmes, dans un délire aussi doux que le sien, ne sont pas plus sympathiques que des papillons suçant du nectar ; elles sont séparées de tout ce qui pourrait les attirer par une barrière de songes, par des appels invisibles et des bras impalpables.

Tandis que les mains d’Hetty empaquetaient le beurre et que sa tête se remplissait de ces espérances du lendemain, Arthur Donnithorne, à cheval à côté de M. Irwine, se dirigeant vers la vallée du liant des Saules, avait aussi certaines pensées anticipées et indistinctes, roulant comme un contre-courant dans son esprit, tandis qu’il écoutait ce que lui rapportait M. Irwine au sujet de Dinah ; pensées indistinctes, mais cependant assez fortes pour que la conscience intime en fût réveillée, quand M. Irwine lui dit tout à coup :

« Qu’est-ce qui vous a tellement fasciné dans la laiterie de madame Poyser, Arthur ? Êtes-vous devenu amateur de dalles humides et de fromages à la crème ? »

Arthur connaissait trop bien le Recteur pour supposer qu’une habile invention pût lui servir en rien ; aussi lui dit-il avec sa franchise habituelle :

« Non, j’y suis allé pour voir celle qui faisait le beurre, la jolie Hetty Sorrel. C’est une parfaite Hébé ; si j’étais artiste, je voudrais la peindre. Il est surprenant de voir d’aussi jolies figures parmi ces filles de fermiers, tandis que ces hommes sont de tels lourdauds. Ce visage commun, rond et rouge, tout en joues et sans traits, qu’on voit souvent, comme celui de Martin Poyser, devient chez les femmes de la même famille la plus charmante physionomie qu’on puisse imaginer.

— Bien, je ne fais aucune objection à ce que vous contempliez Hetty au point de vue artistique ; mais je ne vous permettrai point d’entretenir sa vanité et de remplir sa petite caboche de la croyance qu’elle est une beauté, séduisante pour de beaux gentilhommes ; car vous la gâteriez et la rendriez peu propre à devenir la femme de quelque pauvre homme, de l’honnête Craig, par exemple, que j’ai vu lui accorder de doux regards. La petite chatte a déjà assez l’air de devoir tourmenter un mari, autant que peut s’y attendre un homme tranquille qui épouse un joli visage. À propos de mariage, j’espère que notre ami Adam sera bien tôt établi, maintenant que le pauvre vieux est mort. Il n’aura plus que sa mère à entretenir, et j’ai l’idée qu’il y a quelque bonne intelligence entre lui et cette gentille et modeste fille, Mary Burge, d’après quelque chose qu’a laissé échapper le vieux Jonathan un jour que je causais avec lui. Mais quand j’en ai parlé à Adam, il a paru mal à l’aise et a détourné la conversation. Je suppose que cette amourette ne va pas sans encombre, ou peut-être qu’Adam se tient en arrière jusqu’à ce qu’il soit dans une meilleure position. Il a de l’indépendance de caractère et même quelque peu de fierté, dirai-je.

— Ce serait un excellent mariage pour Adam. Les souliers du vieux Burge le chausseraient bien et il ferait une très-bonne affaire de cette entreprise, j’en réponds. J’aimerais à le voir bien établi sur cette paroisse, car il serait alors tout prêt à me servir de grand vizir quand il m’en faudra un. Nous pourrions faire ensemble des plans de réparations et d’embellissements sans fin. Mais je ne crois pas avoir jamais vu cette fille ; en tout cas je ne l’ai jamais remarquée.

— Regardez-là dimanche prochain à l’église ; elle s’assied avec son père à gauche de la chaire. Vous n’aurez pas besoin comme cela de chercher si souvent Hetty Sorrel. Quand je me suis bien fait à la pensée que je ne suis pas à même d’acheter un chien qui me tente, je ne m’en occupe plus, parce que s’il prenait beaucoup de goût pour moi et me regardait tendrement, la lutte entre l’arithmétique et mon envie pourrait devenir très-pénible. Je me pique de sagesse à cet égard, Arthur, et, comme un vieil individu pour lequel la sagesse est devenue facile, je vous l’octroie.

— Je vous remercie. Elle pourra m’être d’un bon usage quelque jour, quoique je ne pense pas en avoir besoin pour le moment. Mais voyez ! comme le ruisseau est enflé. Si nous prenions un léger temps de galop, maintenant que nous sommes au bas de la colline. »

C’est le grand avantage d’un dialogue à cheval ; on peut y mettre fin à la minute par un trot ou un galop, et, une fois en selle, on aurait pu échapper à Socrate même. Les deux amis furent dégagés de toute nécessité de conversation jus qu’au moment où ils arrivèrent dans le sentier derrière la chaumière d’Adam.