Adam Bede/Tome premier/08

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (Tome premierp. 108-119).

CHAPITRE VIII

une vocation

Dinah, qui, à l’entrée de ces messieurs, s’était levée, tenant toujours le drap qu’elle raccommodait, fit une révérence respectueuse quand elle vit M. Irwine la regarder et s’approcher d’elle. Jamais encore il ne lui avait parlé ou ne s’était trouvé en face d’elle, et sa première pensée, quand leurs yeux se rencontrèrent, fut : « Quelle heureuse expression de figure ! Oh ! si la bonne semence pouvait tomber sur ce terrain, comme elle y prospérerait » Cette impression agréable dut être mutuelle, car M. Irwine la salua avec une déférence bienveillante, comme si elle eût été une dame de distinction.

« Vous êtes seulement en visite dans ce voisinage, je crois ? furent ses premières paroles ; et il s’assit devant elle.

— Oui, monsieur, je viens de Snowfield dans le Stonyshire. Ma tante a eu la bonté de m’engager à venir me reposer ici de mon travail et rester quelque temps avec elle, parce que j’ai été malade.

— Ah ! je me rappelle très-bien Snowfield ; j’y ai passé une fois. C’est un endroit triste et nu. On y bâtissait une filature alors ; mais il y a plusieurs années de cela ; je suppose que l’endroit est bien changé par le travail que cette fabrique y aura apporté.

— Il l’est en ce que la filature y donne de l’ouvrage qui fait vivre les familles, et qu’elle en fait une meilleure place pour les commerçants. J’y travaille moi-même et j’en suis reconnaissante, car j’y gagne de quoi économiser. Mais ce n’en est pas moins toujours un pays triste, comme vous le dites, monsieur, bien différent de celui-ci.

— Vous y avez probablement des parents, puisque vous y fixez votre demeure ?

— J’y avais une tante qui m’a élevée, car je suis orpheline. Mais elle a été retirée, il y a sept ans, et je n’ai pas d’autres parents à ma connaissance que madame Poyser, qui est très-bonne pour moi. Elle voudrait que je vinsse vivre dans ce pays, où la terre est généreuse et le pain abondant. Mais je ne suis pas libre de quitter Snowfield, où j’ai toujours vécu et auquel je me suis attachée.

— Je suppose que vous avez là-bas beaucoup d’amis et de compagnes ; vous êtes méthodiste, — wesleyenne, je pense.

— Oui, monsieur, ma tante, à Snowfield, était membre de la Société, et j’ai des grâces à rendre à Dieu des bienfaits que j’en ai retirés dès mon enfance.

— Et y a-t-il longtemps que vous avez pris l’habitude de prêcher, car j’ai appris que vous aviez prêché hier au soir à Hayslope ?

— J’ai été appelée à cette œuvre il y a quatre ans, lorsque j’en avais vingt et un.

— Alors votre Société approuve la prédication par des femmes ?

— Elle ne la défend pas, monsieur, quand elles sont clairement conduites à le faire et que leur ministère est sanctionné par la conversion des pécheurs et le soulagement des enfants de Dieu. Madame Fletcher, comme vous pouvez l’avoir entendu dire, fut la première femme qui prêchât dans la Société, je crois, avant son mariage, quand elle était miss Bosanquet, et M. Wesley l’approuva d’entreprendre cette mission. Elle avait reçu un grand don. Il y a maintenant plusieurs autres femmes qui sont de précieux auxiliaires dans l’œuvre du ministère. J’apprends que quelques voix se sont élevées dernièrement dans la Société contre cet usage, mais je crois que cette opposition n’aura pas de résultat. Ce n’est point aux hommes à choisir et à indiquer des canaux pour l’Esprit de Dieu, comme ils en font pour les cours d’eau, et à dire : « Coule ici et non pas là. »

— Mais ne croyez-vous pas qu’il y ait quelque danger à cela, — je suis bien loin de penser à vous en disant ceci, — mais ne jugez-vous pas que quelquefois, soit des hommes, soit des femmes, qui s’imaginent être des canaux pour l’Esprit de Dieu, se trompent tout à fait, et, en entreprenant une tâche à laquelle ils ne sont point propres, jettent du discrédit sur les choses saintes ?

— Sans aucun doute, cela peut arriver, car il y a eu parmi nous de mauvais travailleurs qui ont cherché à tromper les frères, et quelques-uns qui se sont trompés eux-mêmes. Mais nous ne sommes point sans moyen de discipline et de correction pour réprimer ces abus. Il y a parmi nous un ordre très-strict, et les frères et les sœurs se surveillent mutuellement comme devant rendre compte des âmes. Ils ne s’en vont point chacun de son côté en disant avec indifférence : « Suis-je le gardien de mon frère ? »

— Mais dites-moi, si j’ose vous le demander, et réellement je mets beaucoup d’intérêt à le savoir, comment vous est venue la première pensée de prêcher ?

— En vérité, monsieur, je ne l’ai point cherchée du tout. Dès l’âge de seize ans, j’étais habituée à parler à de jeunes enfants et à les enseigner quelquefois en classe, et mon cœur s’était enhardi à le faire et à prier près des malades. Mais je n’avais senti aucun appel à la prédication ; car, lorsque je ne suis pas grandement émue, je suis très-portée à m’asseoir tranquillement et à me tenir à part. Il me semble que je pourrais rester toute la journée dans le silence avec le sentiment de l’amour de Dieu inondant mon âme, comme le caillou baigné par le ruisseau des saules. Car c’est un sentiment si profond, n’est-ce pas, monsieur ? Il semble nous submerger comme une immense masse d’eau ; c’est ma manie d’oublier où je suis et tout ce qui m’entoure, pour me perdre dans des pensées dont je ne saurais rendre compte, car je ne pourrais trouver des paroles qui pussent en indiquer le commencement ou la fin. J’ai toujours été ainsi d’aussi loin que je puis m’en souvenir. Quelquefois il semblait que les idées me venaient sans aucune recherche de ma part, et les mots m’arrivaient comme viennent les larmes, quand notre cœur est plein et que nous ne pouvons les empêcher. Et ce furent toujours des moments de grande bénédiction, quoique je n’eusse jamais pensé qu’il pût en être ainsi devant une assemblée. Mais, monsieur, nous sommes conduits, comme les petits enfants, par une route que nous ne connaissons pas. Je fus amenée à prêcher tout à fait soudainement, et dès lors je n’ai jamais été laissée dans le doute sur l’œuvre à laquelle j’étais appelée.

— Mais dites-moi les circonstances précises du jour même où vous commençâtes à prêcher ?

— C’était un dimanche ; j’avais fait avec le frère Marlowe, homme âgé, et l’un de nos prédicateurs locaux, toute la route jusqu’à Hetton Deeps ; c’est un village où les gens gagnent leur vie à travailler dans les mines de plomb, où il n’y a ni église, ni prédicateur, et où ils vivent comme un troupeau sans berger. C’est à plus de douze milles de Snowfield ; aussi étions-nous partis de bonne heure le matin, car c’était en été. J’avais un immense sentiment de l’amour divin en gravissant ces collines, où il n’y a point d’arbres pour rétrécir le ciel, — vous savez, monsieur, comme il y en a ici, — mais où vous le voyez s’étendre comme une tente sous laquelle vous vous sentez dans la main de Dieu. Avant d’arriver à Hetton, frère Marlowe fut pris d’un vertige qui lui fit craindre de tomber, car il était épuisé par les veilles et la prière, et en faisant à son âge tant de courses pour porter la bonne nouvelle, tout en exerçant son métier de tisserand. Quand nous arrivâmes au village, les gens l’attendaient, car il avait indiqué le jour et l’endroit où il viendrait, à une précédente visite, et tous ceux qui tenaient à entendre la parole de vie étaient assemblés dans le lieu où les chaumières sont le plus rapprochées, afin que d’autres personnes fussent aussi entraînées à prêter l’oreille. Mais il sentit qu’il lui serait impossible de rester debout pour prêcher, et il fut même obligé de se coucher dans la première chaumière que nous rencontrâmes. Alors j’allai le dire à toutes ces gens, pensant que nous entrerions dans une des maisons et que je leur ferais une lecture et prierais avec eux. Mais quand je passai près de ces cabanes et que je vis les vieilles femmes tremblotantes sur les portes et les regards durs des hommes, qui ne paraissaient pas plus s’apercevoir que c’était le matin du sabbat, que des bœufs muets qui n’ont jamais regardé le ciel, je sentis un grand mouvement en mon âme et je tressaillis comme si j’eusse été agitée par un puissant esprit entrant dans mon faible corps. J’allai là où le petit troupeau s’était réuni, je montai sur le mur bas adossé à la pente verte de la colline, et je leur dis les paroles qui m’étaient données en abondance. Tous sortirent des chaumières pour venir près de moi, plusieurs pleurèrent sur leurs fautes et se sont dès lors unis au Seigneur. Tel fut le commencement de ma prédication, monsieur, et j’ai continué de prêcher depuis ce moment. »

Dinah avait laissé tomber son ouvrage pendant ce récit, qu’elle fit avec sa simplicité habituelle, mais de cette voix basse, franche, accentuée, modulée et sympathique qui captivait toujours son auditoire. Elle s’arrêta alors pour reprendre sa couture et la continua comme auparavant. M. Irwine était profondément intéressé. Il se dit en lui-même : « Il faudrait n’être qu’un misérable fat pour vouloir faire ici le pédagogue ; on pourrait aussi bien aller sermonner les arbres sur ce qu’ils croissent suivant leur essence particulière à chacun. »

« Et vous n’éprouvez jamais aucun embarras par le sentiment de votre jeunesse et de ce que vous êtes une charmante jeune fille sur le visage de laquelle se fixent les yeux des hommes ? dit-il à haute voix.

— Non, il n’y a point en moi de telles pensées, et je ne crois pas que ceux qui m’écoutent s’en occupent jamais. Je suppose, monsieur, que lorsque Dieu fait sentir sa présence par notre moyen, nous sommes comme le buisson ardent : Moïse ne s’occupa point de savoir quelle sorte de buisson c’était ; il vit seulement l’éclat du Seigneur. J’ai prêché aux gens ignorants les plus rudes qui puissent, se trouver dans les villages autour de Snowfield, à des hommes qui paraissent durs et sauvages, mais ils ne m’ont jamais adressé une parole impolie et m’ont, souvent remerciée avec bienveillance en me faisant place pour passer au milieu d’eux.

— C’est ce que je puis très-bien croire, je puis très-bien le croire, dit M. Irwine d’un ton persuadé. Et qu’avez-vous pensé de vos auditeurs hier au soir, voyons ? Les avez-vous trouvés calmes et attentifs ?

— Très-calmes, monsieur ; mais je n’ai pas vu de signes d’aucun grand effet sur eux, excepté chez une jeune fille appelée Bessy Cranage, pour laquelle mon cœur s’est grandement ému de compassion, dès que mes yeux sont tombés sur sa fraîche jeunesse, adonnée à une folle vanité. Depuis, j’ai causé et prié avec elle, et j’espère que son cœur est touché. Mais j’ai remarqué que dans ces villages, où les gens mènent une vie tranquille au milieu des vertes prairies et des eaux calmes, paissant leurs troupeaux et cultivant la terre, ils sont singulièrement morts à la parole ; en cela aussi différents que possible des habitants des grandes villes, comme Leeds, où je suis allée une fois faire une visite à une sainte femme qui prêchait. Il est étonnant quelle riche moisson d’âmes il se fait dans ces rues aux murailles élevées, où vous semblez marcher dans une cour de prison, et où l’oreille est assourdie par le bruit du travail. Je pense que c’est peut-être parce que la promesse est plus douce quand la vie est si obscure et si fatigante, et que l’âme est plus affamée quand le corps est plus souffrant.

— Mais oui ; nos agriculteurs ne sont pas facilement émus. Ils prennent la vie à peu près aussi tranquillement que les brebis et les bœufs. Mais nous avons par ici quelques ouvriers intelligents. Vous devez connaître les Bede ; Seth Bede est un méthodiste.

— Oui, je connais Seth et un peu Adam. Seth est un agréable jeune homme, sincère, sans malice ; et Adam est semblable au patriarche Joseph par son habileté et ses connaissances, ainsi que par sa bonté pour son frère et ses parents.

— Peut-être ne savez-vous pas le malheur qui vient de leur arriver ? Leur père, Matthias Bede, s’est noyé, hier au soir, dans le ruisseau des Saules, non loin de sa propre maison. Je vais maintenant voir Adam.

— Ah ! pauvre vieille mère ! dit Dinah, laissant retomber ses mains et regardant devant elle avec une expression de pitié, comme si elle voyait l’objet de sa sympathie. Son affliction sera bien difficile à supporter, car Seth m’a dit qu’elle a le cœur inquiet et triste. Il faut que j’aille voir si je puis lui être de quelque secours. »

Comme elle se levait et commençait à plier son ouvrage, le capitaine Donnithorne, ayant épuisé tous les prétextes possibles pour rester au milieu des baquets de laitage, sortit de la laiterie, suivi de madame Poyser. M. Irwine se leva aussi, et, s’avançant vers Dinah, lui tendit la main en disant :

« Adieu. Portez-vous bien. J’apprends que vous devez partir bientôt ; mais ce n’est pas votre dernière visite à votre tante ; ainsi j’espère que nous nous reverrons. »

Sa cordialité envers Dinah calma tout à fait les appréhensions de madame Poyser ; ses traits s’éclaircirent et elle dit :

« Je n’ai pas encore demandé des nouvelles de madame Irwine et des demoiselles Irwine, monsieur ; j’espère qu’elles sont aussi bien qu’à l’ordinaire.

— Oui, je vous remercie, madame Poyser, excepté miss Anne, qui souffre aujourd’hui de ses fréquents maux de tête. À propos, nous avons tous beaucoup aimé le délicat fromage à la crème que vous nous avez envoyé, surtout ma mère.

— J’en suis vraiment bien contente, monsieur. Il est rare que j’en fasse un, mais je me suis rappelée que madame Irwine les aimait. Veuillez lui présenter mes respects, monsieur, ainsi qu’à miss Kate et à miss Anne. Elles ne sont pas venues voir ma basse-cour depuis longtemps, et j’ai de superbes poules tachetées noir et blanc, telles que miss Kate pourrait aimer à en avoir parmi les siennes.

— Bien, je lui dirai de venir les voir. Adieu, dit le Recteur en montant à cheval.

— Allez tout doucement en avant, dit le capitaine Donnithorne montant aussi. Je vous rattraperai dans trois minutes. J’ai à parler au berger, au sujet des petits chiens. Adieu, madame Poyser ; dites à votre mari que je viendrai un de ces jours causer longuement avec lui. »

Madame Poyser fit les révérences convenables et suivit de l’œil les deux chevaux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu de la cour, au milieu d’une grande agitation des porcs et de la volaille, et de la furieuse indignation du dogue, qui semblait devoir à chaque instant rompre sa chaîne. Madame Poyser était heureuse de ce départ bruyant, car c’était une nouvelle assurance que la cour de ferme était bien gardée, et qu’aucun rôdeur n’y pourrait entrer inaperçu ; et ce ne fut qu’après que la porte fut fermée derrière le capitaine, qu’elle rentra dans la cuisine, où Dinah, debout, son chapeau à la main, attendait sa tante avant de partir pour la chaumière de Lisbeth Bede.

Madame Poyser, cependant, quoique elle eût remarqué ce chapeau, retarda d’en parler jusqu’à ce qu’elle se fût déchargée de sa surprise touchant la conduite de M. Irwine.

« Comment ! M. Irwine n’était donc pas fâché ? Que vous a-t-il dit, Dinah ? Est-ce qu’il ne vous a pas grondée de ce que vous prêchez ?

— Non, il n’était pas du tout fâché ; il a été très-amical pour moi. J’ai été entraînée, je sais à peine comment, à lui parler avec beaucoup de franchise, car je l’avais toujours supposé un Sadducéen mondain. Mais son expression est aussi agréable que le soleil du matin.

— Agréable ! et qu’attendiez-vous d’autre de lui que de l’agréable ? dit madame Poyser avec impatience en reprenant son tricotage. Je trouve que son expression est très-agréable en effet, qu’il est né gentilhomme, et que sa mère est une vraie peinture. Vous auriez beau faire le tour du pays, vous ne trouveriez pas une autre femme de soixante-six ans tournée comme celle-là. C’est beau de voir un homme comme lui dans la chaire le dimanche ! Aussi dis-je à Poyser : c’est comme de regarder une belle gerbe de blé, ou une prairie avec un grand troupeau de vaches ; cela vous fait trouver que le monde est une bonne chose. Mais quant à de telles figures que celles après qui vos méthodistes courent, j’aimerais autant voir un ramassis de bœufs d’Écosse aux côtes maigres sur un terrain communal. De fameuses gens pour vous apprendre ce qui est juste ! eux qui ont l’air de n’avoir jamais goûté de leur vie à quelque chose de mieux qu’une tranche de lard et du gâteau aigre. Mais qu’est-ce que M. Irwine vous a dit de votre idée folle de prêcher sur la Pelouse ?

— Il a seulement dit qu’il en avait entendu parler ; il n’a point paru en éprouver de déplaisir. Mais, chère tante, ne pensez plus à cela. Il m’a appris quelque chose qui, à coup sûr, vous fera de la peine, ainsi qu’à moi. Thias Bede s’est noyé hier au soir dans le nant des Saules, et je pense que la vieille mère doit avoir grand besoin de consolation. Peut-être puis-je lui être de quelque utilité, et je vais m’v rendre.

— Seigneur mon Dieu ! Mais il vous faut prendre une tasse de thé avant de partir, mon enfant, dit madame Poyser retombant du ton sec à celui plus doux de l’affection. L’eau bout, et il sera prêt dans une minute ; les enfants vont rentrer et voudront le leur tout de suite. Je ne demande pas mieux que de vous voir aller vers la pauvre vieille, car vous êtes toujours la bienvenue dans l’affliction, méthodiste ou non ; et quant à ça, ce n’est que la nature des gens qui fait la différence. Il y a des fromages de lait écrémé et d’autres de lait frais, et quelque nom que vous leur donniez, vous pouvez les distinguer à l’apparence et à l’odeur. Pour Thias Bede, c’est un bon débarras, Dieu me pardonne de le dire, car il n’a guère fait autre chose ces dix dernières années que de mettre les siens dans la gêne ; et je pense que vous feriez bien de prendre une petite bouteille de rhum pour la vieille femme, car je crains qu’elle n’ait pas la moindre petite chose pour fortifier son corps. Asseyez-vous, mon enfant, et tenez-vous tranquille, car vous ne partirez pas avant d’avoir pris une tasse de thé, c’est moi qui vous le dis. »

Pendant la dernière partie de ce discours, madame Poyser avait pris sur les étagères ce qu’il fallait pour le thé, et se dirigeait vers l’armoire pour chercher une miche, suivie de près par Totty, que l’on avait vu paraître au bruit des tasses. Hetty vint de la laiterie, soulageant ses bras fatigués en les élevant et joignant les mains derrière sa tête.

« Molly, dit-elle presque langoureusement, courez me prendre un paquet de feuilles ; le beurre est prêt à empaqueter.

— Avez-vous appris ce qui est arrivé, Hetty ? dit sa tante.

— Non ; comment voulez-vous que j’apprenne quelque chose ? répondit-elle avec un accent de dépit.

— Ce n’est pas que cela doive beaucoup vous inquiéter, je pense, quand vous le saurez ; vous avez la tête bien trop légère ; si tout le monde mourait, vous n’y feriez guère attention, pourvu que vous puissiez rester là deux heures d’horloge à votre toilette. Mais tout autre que vous s’occuperait de ce qui peut arriver à ceux qui pensent à vous beaucoup plus que vous ne le méritez. Adam Bede et tous les siens pourraient bien se noyer sans que cela vous fît rien ; la minute après vous minauderiez devant votre miroir.

— Adam Bede noyé ? dit-elle en laissant retomber ses bras et l’air effaré, quoique soupçonnant sa tante d’exagérer dans un but d’admonestation, suivant son habitude.

— Non, ma chère, non, dit Dinah avec bonté, car madame Poyser était sortie sans daigner donner plus d’explication. Ce n’est pas Adam : c’est son père, son vieux père, qui est noyé. Il est tombé hier au soir dans le nant des Saules. M. Irwine vient de me le dire.

Oh ! que c’est effrayant ! » dit Hetty d’un air sérieux, mais peu profondément affectée ; et comme Molly rentrait dans cet instant avec les feuilles, elle les prit sans rien dire et retourna à la laiterie sans plus de questions.