Adam Bede/Tome premier/07

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (Tome premierp. 102-108).

CHAPITRE VII

la laiterie

La laiterie était vraiment digne d’être vue ; c’était un endroit à rechercher avec une ardeur fébrile en sortant de routes chaudes et poudreuses. C’était une fraîcheur, une pureté, une si bonne odeur de fromage frais, de beurre ferme, de vases de bois continuellement baignés dans l’eau pure. Il y avait un coloris si doux de poterie rouge à surface de crème, de bois brun et d’étain poli, de pierre grise et de rouille d’un rouge orangé sur les poids de fer, les crocs et les gonds ! Mais on ne recevait qu’une notion bien confuse de ces détails en voyant une jolie et attrayante jeune fille de dix-sept ans, debout sur de petits patins et arrondissant son bras à fossette pour ôter une livre de beurre des balances.

Hetty rougit vivement quand le capitaine Donnithorne entra dans la laiterie et lui adressa la parole ; mais toute cette rougeur n’était pas d’épouvante, car elle était ornée de sourires gracieux, et des étincelles jaillissaient sous des longs cils noirs et relevés. Cependant sa tante discourait sur la petite quantité de lait que l’on pouvait consacrer au beurre et au fromage tant que les veaux n’étaient pas tous sevrés, sur la grande infériorité du lait abondant donné par les vaches à courtes cornes, que l’on avait achetées comme essai, et sur d’autres sujets qui devaient intéresser un jeune gentilhomme devant être un jour propriétaire. Hetty, parfaitement maîtresse d’elle-même, balançait et modelait sa livre de beurre d’un air coquet et fin, sûre qu’aucun de ses mouvements de tête n’était perdu.

Il y a beaucoup de genres de beauté féminine causant chez les hommes différentes sortes de folies qui se manifestent d’une manière variée depuis le désespoir jusqu’à l’idiotisme ; mais il y en a un genre qui semble fait pour tourner la tête, non-seulement des hommes, mais de tous les mammifères intelligents, même des femmes. C’est une beauté comme celle des petits chats ou des très-jeunes canards au fin duvet, faisant un doux caquetage, ou celle des petits enfants qui commencent à marcher et à essayer de faire des malices. C’est un genre de beauté contre laquelle vous ne pouvez ressentir de colère, mais que vous vous sentez prêt à écraser pour son inaptitude à comprendre l’état d’esprit où elle vous jette. C’était le genre de beauté d’Hetty Sorrel. Sa tante, madame Poyser, qui faisait profession de mépriser tous les charmes personnels et voulait être le mentor le plus sévère, admirait constamment à la dérobée les grâces d’Hetty, fascinée en dépit d’elle-même. Et, après lui avoir administré une de ces réprimandes découlant naturellement de son vif désir de bien faire pour la nièce de son mari, pauvre fille qui n’avait pas de mère pour la gronder, elle confessait souvent à M. Poyser, quand elle était sûre qu’on ne pouvait l’entendre, qu’elle voyait vraiment que plus la petite drôlesse était maligne, et plus elle paraissait jolie.

Il est inutile que je vous dise que les joues d’Hetty étaient comme des feuilles de rose, que les fossettes jouaient autour de ses lèvres mutines, que ses grands yeux noirs cachaient une douce malice sous leurs longs cils, et que ses cheveux, quoique repoussés en arrière sous son bonnet rond pendant qu’elle travaillait, s’échappaient en délicates boucles noires sur son front et autour de ses oreilles d’un blanc de nacre. Que me servirait de vous dire quel charme avait ce fichu rose et blanc, rentrant sous un corsage bas de couleur foncée, et combien le tablier de toile à bavette qu’elle avait pour faire le beurre paraissait une chose bonne à être imitée en soie par des duchesses ; ses bas bruns et ses souliers bouclés à forte semelle n’offraient plus la lourdeur qu’ils auraient eue, bien certainement, privés de ce pied délicat. — Cela me servirait peu, à moins que vous n’ayez vu une femme qui ait fait sur vous l’impression qu’Hetty faisait sur ceux qui la regardaient ; autrement, quelque charmante image que vous pussiez évoquer, elle ne ressemblerait nullement à cette attrayante petite chatte de fille. Si je vous parlais de tous les charmes divins d’un brillant jour de printemps, mais que vous ne vous fussiez jamais entièrement oublié à suivre des yeux le vol de l’alouette montante, ou à errer dans les sentiers solitaires que les fleurs nouvellement écloses émaillent de leur modeste beauté, à quoi me servirait de vouloir vous faire comprendre ce qu’est un brillant jour de printemps ?

Hetty avait ce don de beauté printanière ; la beauté de ces créatures jeunes et folâtres, aux formes arrondies qui vous séduisent par un faux air d’innocence, — l’innocence d’une joyeuse génisse, par exemple, au front étoilé, qui, désirant faire une promenade hors de l’enclos, vous entraîne à sa poursuite en franchissant haies et fossés, et ne s’arrête qu’au beau milieu d’un marécage. Puis il y a, pour une jolie fille qui prépare le beurre, une nécessité de gracieux mouvements, — mouvements de battage qui donnent une charmante courbe au bras et une inclinaison à un cou blanc et rond ; de petits frappements de mains pour pétrir et donner les soins et le fini qui ne peuvent s’obtenir sans le jeu fréquent de lèvres mutines. Et le beurre lui-même semble ajouter un nouveau charme : il est si pur, il sent si bon ; il sort de la forme avec une surface si belle, ferme comme du marbre d’une pâle teinte dorée.

L’habileté d’Hetty a faire le beurre était remarquable ; c’était la seule de ses opérations que sa tante laissât passer sans critique sévère ; aussi s’en acquittait-elle avec toute l’aisance qui appartient au talent reconnu.

« J’espère que vous serez prête pour une grande fête, le 30 juillet, madame Poyser, dit le capitaine Donnithorne quand il eut assez admiré la laiterie et donné son opinion improvisée sur les turneps de Suède et sur les courtes-cornes. Vous savez quelle en est l’occasion, et je compte que vous serez du nombre des invités arrivant le plus tôt et se retirant le plus tard. Voulez-vous me promettre votre main pour deux danses, miss Hetty ? Si je n’obtiens cette promesse maintenant, je sais qu’il me restera à peine une chance, car tous les élégants jeunes fermiers s’empresseront de vous inviter. »

Hettv sourit et rougit ; mais, avant qu’elle pût répondre, madame Poyser s’interposa, scandalisée à la seule supposition que le jeune gentilhomme pût être remplacé par des danseurs d’un rang inférieur.

« Vraiment, monsieur, vous êtes bien bon de penser à elle. Je suis sûre que chaque fois qu’il vous plaira de la demander, elle en sera fière et reconnaissante, dût-elle ne pas bouger tout le reste de la soirée.

— Oh non ! ce serait être trop cruelle pour tous les autres jeunes gens. Mais vous me promettez deux danses, n’est-ce pas ? » continua le capitaine, déterminé à obtenir un regard et une parole.

Hetty fit la plus jolie petite révérence, et lui lança un regard moitié timide et moitié coquet en disant :

« Oui, monsieur, je vous remercie.

— Et vous amènerez tous vos enfants, vous savez, madame Poyser ; votre petite Totty, aussi bien que les garçons. Je désire que tous les plus jeunes enfants, nés sur la propriété, se trouvent là, tous ceux qui seront de beaux hommes et de belles femmes quand je serai un vieillard chauve.

— Ô cher monsieur, il se passera bien du temps d’ici là ! » dit madame Poyser, tout à fait captivée par cette manière simple de parler de lui-même du jeune gentilhomme, et pensant quel intérêt prendrait son mari à lui entendre raconter cet exemple remarquable de gaieté de bon ton. Le jeune capitaine avait la réputation d’être pétri de plaisanteries et était en grande faveur sur tout le domaine, à cause de ses manières faciles. Chaque tenancier était persuadé que les choses iraient bien mieux quand il tiendrait les rênes ; il y aurait une abondance de portes neuves, de distributions de chaux et de rabais de 10 pour 100.

« Mais où est Totty aujourd’hui ? dit-il. Je voudrais la voir.

— Où est la petite, Hetty ? dit madame Poyser. Elle est entrée ici, il n’y a pas longtemps.

— Je ne sais pas. Elle est allée à la brasserie, vers Nancy, je pense. »

L’orgueilleuse mère, incapable de résister à la tentation de montrer sa Totty, passa tout de suite dans l’arrière-cuisine pour la chercher, non toutefois sans l’appréhension qu’il ne fût arrivé quelque chose qui pût la rendre, elle et son costume, peu présentables.

« Est-ce que vous portez le beurre au marché après l’avoir préparé ? dit le capitaine à Hetty.

— Oh ! non, monsieur, c’est d’un trop grand poids ; je ne suis pas assez forte pour cela. Alick l’emporte sur le cheval.

— Non ; je suis bien sûr que vos jolis bras n’ont jamais été destinés à de si lourds fardeaux. Mais vous sortez quelquefois pour une promenade par ces belles soirées, n’est-ce pas ? Pourquoi ne vous promenez-vous jamais dans le parc ? Maintenant il est si vert et si agréable ! Je ne vous vois nulle part, si ce n’est ici ou à l’église.

— Ma tante n’aime pas que j’aille me promener sans un but, dit Hettv. Mais je passe quelquefois par le parc.

— Et n’allez-vous jamais voir madame Best, la femme de charge ? Il me semble que je vous ai vue une fois dans sa chambre.

— Ce n’est pas madame Best, c’est madame Pomfret que je vais voir, la femme de chambre de milady. Elle m’enseigne le point de marque et le raccommodage de la dentelle. Je vais demain après-midi prendre le thé chez elle. »

On aurait l’explication d’un si long tête-à-tête, si on avait pu voir dans l’arrière-cuisine Tottv frottant contre son nez un sac de bleu égaré et faisant couler par la même occasion une abondance de gouttes d’indigo sur son fourreau de l’après-midi. Mais elle arrive maintenant, le bout de son nez fraîchement savonné, tenant la main de sa mère.

« La voici ! dit le capitaine en l’enlevant de terre et l’asseyant sur une des tablettes de pierre. Voilà Tottv ! Mais, à propos, quel est son autre nom ? On ne l’a pas baptisée Totty.

— Oh ! monsieur, nous avons tort de l’appeler ainsi. Charlotte est son nom de baptême. C’est un nom de la famille de M. Poyser ; sa grand’mère s’appelait Charlotte. Nous avons commencé par lui dire Lotty, et maintenant cela est devenu Totty ; c’est vrai que cela ressemble plus à un nom de chien qu’à celui d’un enfant chrétien.

— Totty est un fameux nom. Elle a l’air d’un vrai tonton ! N’a-t-elle pas une poche ? » dit le capitaine en fouillant dans celle de son propre gilet.

Totty, avec un grand sérieux, souleva aussitôt son sarreau, pour montrer une petite poche rose tout à fait aplatie pour le moment.

« Y a ien dans, dit-elle en la regardant avec beaucoup d’attention.

— Non ! quel dommage ! une si jolie poche, Bon, je crois que j’ai quelques petites choses dans la mienne qui vont y faire un joli carillon. Oui, voilà cinq petits ronds d’argent ; entendez-vous quel joli bruit ils font dans la poche rose de Totty ? Puis il secoua la poche avec les cinq pièces de dix sous, et Totty montra les dents et plissa le nez en grande allégresse ; mais devinant qu’il n’y avait rien de plus à gagner en restant, elle sauta de la tablette par terre et courut pour faire tinter sa poche aux oreilles de Nancy, tandis que sa mère l’appelait : « Ô quelle honte ! petite sotte, de ne pas remercier le capitaine de ce qu’il a donné. Vraiment, monsieur, vous êtes trop bon ; mais elle est indignement gâtée ; son père ne veut pas qu’on la contrarie en rien, et on n’en peut plus être maître. C’est parce qu’elle est la cadette et la seule fille.

— Oh ! c’est une drôle de petite boulotte ; je ne voudrais pas la changer. Mais il faut partir maintenant, car je crois que le Recteur m’attend. »

Avec un « Portez-vous bien, » un coup d’œil brillant et un salut à Hetty, Arthur quitta la laiterie. Le Recteur avait pris tant d’intérêt à sa conversation avec Dinah, qu’il n’aurait point désiré la rompre plus tôt, et vous allez apprendre ce qu’ils s’étaient dit mutuellement.