Adam Bede/Tome premier/06

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (Tome premierp. 86-102).

CHAPITRE VI

la grand’ferme

Évidemment cette porte ne s’ouvre jamais, car de longues herbes et des ciguës croissent contre elle ; et si on l’ouvrait, elle est si rouillée, que la force nécessaire pour la faire tourner sur ses gonds renverserait probablement les piliers de maçonnerie, au grand détriment des deux lions qui grimacent, avec une aménité quelque peu carnivore, au-dessus des écussons qu’ils supportent. Il serait assez facile, à l’aide des cassures de la pierre, d’escalader le mur et son recouvrement de dalles polies ; mais en regardant, au travers des barreaux rouillés, nous pouvons assez bien voir la maison, et, sauf les coins retirés, tout l’enclos herbeux.

C’est une très-vieille construction en briques de teinte rouge adoucie par une légère couche de lichen pâle, qui s’est étendue partout avec une heureuse irrégularité et qui harmonise cette couleur rouge avec les ornements en pierre qui entourent les trois pignons, les fenêtres et l’encadrement de la porte. Mais les fenêtres sont fermées par des panneaux de bois, et pour la porte, elle est, je crois, comme celle du portail ; on ne l’ouvre jamais. Qu’elle gémirait et raclerait sur les dalles si on essayait de le faire ! Car c’est une solide, lourde et belle porte, qui a dû jadis s’être ouverte ou fermée orgueilleusement derrière un laquais en livrée, lorsque les maîtres sortaient dans leur carrosse à deux chevaux.

Mais maintenant on pourrait croire que la maison est le sujet d’un procès en chancellerie et que les fruits de cette double rangée de noyers, à droite de l’enclos, vont tomber et pourrir dans l’herbe, si nous ne venions d’entendre de retentissants aboiements de chien répercutés par de grands bâtiments sur le second plan. Et voici que les veaux à demi sevrés, qui s’étaient abrités sous un hangar, appuyé contre le mur de gauche, en sortent et répondent sottement à cet aboiement terrible, supposant qu’il a pour cause l’apparition de baquets de lait.

Oui, cette maison doit être habitée et nous verrons par qui, car il est permis à l’imagination d’enfreindre les limites ; elle n’a pas peur des chiens et sait escalader les murs et lorgner par les fenêtres avec impunité. Mettez le nez à l’un des carreaux de verre de celle de droite ; que voyez-vous ? Une grande belle cheminée, avec des chenets rouillés et un plancher nu ; à l’extrémité des toisons de laine entassées ; au milieu, par terre, des sacs à blé vides. Voilà l’ameublement de la salle à manger. Et à travers la fenêtre à gauche ? Plusieurs harnais, une selle de femme, un rouet et une vieille boîte tout ouverte et regorgeant de lambeaux d’étoffe de couleur. Au bord de cette boîte s’étend une grande poupée de bois, laquelle, quant à la mutilation, offre une grande ressemblance avec les plus belles statues grecques, surtout par le nez totalement absent. Près de là une petite chaise et le manche de fouet à longue chasse d’un bouvier.

L’histoire de la maison est toute simple maintenant. Ce fut une fois la résidence d’un gentilhomme campagnard, dont la famille, n’étant probablement plus représentée que par une demoiselle, s’est absorbée dans le nom plus seigneurial des Donnithorne dont elle a agrandi le domaine. Une fois ce fut le château ; à présent c’est la Grand’Ferme. Semblable à la vie de quelque ville maritime, naguère rendez-vous de bains et maintenant devenue port de mer, où les rues élégantes sont silencieuses et herbeuses, tandis que les quais et entrepôts de marchandises sont animés et bruyants. La vie au château a changé de centre ; elle ne rayonne plus du salon, mais de la cuisine et de la cour rurale. Ici se trouve l’activité, quoique ce soit le temps le plus chaud de l’année, tout près des fenaisons ; et c’est aussi le moment le plus assoupissant de la journée, car le cadran solaire montre plus de trois heures et c’est trois heures et demie à la belle pendule de madame Poyser, pendule qui ne se remonte que tous les huit jours. Il y a toujours un renouvellement de vie quand le soleil brille après l’orage. Et maintenant il prodigue ses rayons, faisant scintiller mille étincelles dans la paille mouillée, rendant plus lumineux les moindres brins de mousse sur les tuiles rouges de l’étable et changeant l’eau boueuse du canal en un miroir où les canards, sont heureux de se plonger et de prendre leurs ébats. C’est un concert véritable de bruits différents : le gros dogue, enchaîné vers l’étable, est furieux et exaspéré contre un coq venu trop près de sa cabane et aboie comme un tonnerre ; deux chiens renards, enfermés sous le hangar opposé, lui répondent ; les vieilles poules huppées, qui grattent avec leurs poussins dans la paille, accueillent de leur gloussement sympathique le coq déconfit ; une truie et sa portée, tous sales de jambes et frisés de queue, lancent quelques notes staccato ; nos amis les veaux brâment sous leur couvert, et, malgré ce bruit, une oreille fine distingue le murmure continu des voix humaines.

Car les grandes portes de la grange sont ouvertes, et il s’y trouve des hommes occupés à raccommoder les harnais, sous la direction de M. Goby, le maître sellier, autrement dit bourrelier, qui leur fait part des derniers commérages de Treddleston. C’est certainement un jour malencontreux qu’a pris Alick, le maître-valet, pour avoir les bourreliers, puisque la matinée a été si pluvieuse ; et ma dame Poyser a donné son avis assez sèchement sur la boue que ce nombre extra de souliers d’homme a traînée dans la maison à l’heure du dîner. Et, pour dire la vérité, elle n’a pas encore pris son parti à ce sujet, quoiqu’il soit trois heures et que le seuil de la porte soit parfaitement nettoyé. Il est aussi propre que toute autre chose dans cette étonnante cuisine, où la seule chance de trouver quelques grains de poussière serait de monter sur le bahut, et de poser le doigt sur le manteau élevé de la cheminée où les brillants chandeliers de laiton jouissent de leur repos d’été. Car, à ce moment de l’année, chacun va se coucher quand il fait encore jour, ou tout au moins assez clair pour discerner la forme des objets après s’y être cogné. Nulle part ailleurs, certainement, une caisse de pendule et une table en chêne n’eussent pu acquérir un tel poli par le simple frottement de la main ; du véritable « vernis de coude, » comme l’appelait madame Poyser, car elle remerciait Dieu de n’avoir jamais eu aucune de vos drogues à vernir dans sa maison. Hetty Sorrel en profitait souvent, quand sa tante avait le dos tourné, pour regarder son agréable image dans ces surfaces polies, car la table de chêne était habituellement tournée comme un écran, et ne servait guère que d’ornement ; quelquefois aussi elle pouvait se mirer dans les grands plats d’étain rangés sur des rayons au-dessus de la longue table à manger, ou dans les pommeaux de la grille qui brillaient toujours comme du jaspe.

Chaque objet resplendissait au mieux à ce moment sous l’influence du soleil. De la surface polie des plats d’étain s’élancent des jets de lumière qui inondent le chêne moelleux et un objet bien plus agréable encore, car quelques-uns de ces rayons tombent sur la joue finement modelée de Dinah, et changent ses cheveux rouge clair en châtain doré, tandis qu’elle baisse la tête sur le pesant linge de maison qu’elle raccommode pour sa tante. Aucune scène n’eût offert plus de silence, si madame Poyser, qui repassait quelques objets restant encore du lavage du lundi, n’eût fait un fréquent cliquetis avec ses fers, se promenant de droite à gauche quand elle voulait les refroidir. Le vif regard de ses yeux gris bleu allait de la cuisine à la laiterie, où Hetty faisait le beurre, et de la laiterie à l’arrière-cuisine, où Nancy sortait les pâtés du four. Ne vous imaginez point que madame Poyser eût l’air âgé ou acariâtre ; c’était une femme de bonne mine, n’ayant pas plus de trente-huit ans, bien faite, le teint frais, les cheveux roux, et le pied léger ; l’article le plus remarquable de son costume était un ample tablier de toile à carreaux, qui descendait presque à ses pieds ; et rien n’était plus simple ou moins digne d’attirer l’attention que son bonnet et sa robe, car elle ne tolérait aucune faiblesse de vanité féminine, et sacrifiait l’ornement à l’utile. La ressemblance de famille entre elle et sa nièce Dinah Morris, le contraste de sa vivacité avec la douceur séraphique de Dinah, auraient fourni à un peintre un modèle pour une Marthe et une Marie. Leurs yeux étaient de même couleur, mais on pouvait parfaitement apprécier l’opposition de leur influence par la conduite de Trip, le terrier noir, chaque fois que ce chien, souvent fautif, s’exposait par hasard au coup d’œil glacé de madame Poyser. Sa langue n’était pas moins active que son œil, et dès qu’une servante était à portée de l’entendre, elle reprenait une mercuriale interrompue, comme un orgue de barbarie reprend un air au point précis où il l’avait laissé.

Le fait que c’était le jour où l’on faisait le beurre rendait aussi très-incommode la présence des ouvriers selliers, et faisait que madame Poyser grondait Molly avec plus de rudesse qu’à l’ordinaire. Selon toute apparence, Molly, après avoir terminé son travail de l’après-diner d’une manière exemplaire, s’était mise au propre avec célérité et venait maintenant demander humblement si elle devait s’asseoir à son rouet jusqu’à l’heure de traire les vaches. Mais cette conduite irréprochable cachait, suivant madame Poyser, un léger penchant à satisfaire des désirs peu convenables, qu’elle déduisit et présenta aux yeux de Molly avec une tranchante éloquence.

« Filer, vraiment ! Ce n’est pas de filer que vous avez envie. Je veux bien qu’on me lie si je vous laisse faire à votre tête. Je n’ai jamais vu une pécore comme vous. Penser qu’une fille de votre âge veuille aller s’asseoir au milieu d’une demi-douzaine d’hommes ! J’aurais honte, à votre place, d’avoir osé le dire. Vous êtes ici depuis la dernière Saint-Michel ; je vous ai engagée au bureau de Treddleston sans le plus petit bout de certificat, et je dis que vous devriez être reconnaissante d’avoir été reçue ainsi dans une maison respectable. Vous ne saviez pas plus ce que c’est que l’ouvrage, quand vous êtes venue ici, que l’épouvantail des champs. La plus triste machine à deux mains que j’aie jamais vue, savez-vous ! Qui est-ce qui vous a appris à frotter un plancher, je voudrais bien le savoir ? Tant il y a que vous auriez laissé des monceaux de saleté dans les coins, qu’on aurait cru que vous n’aviez jamais vécu avec des chrétiens. Et pour ce qui, est de filer, vous avez gâté pour plus que votre gage de rite en apprenant. Vous feriez bien de penser à ça, au lieu d’aller en vous dandînant et en réfléchissant aussi peu que si vous n’apparteniez à personne. Peigner la laine pour les selliers, vraiment ! Voilà ce que vous aimeriez à faire, n’est-ce pas ? Voilà de vos manières, voilà le chemin que vous voudriez toutes prendre pour aller à votre perte. Vous n’êtes jamais contente que vous n’ayez trouvé quelque amoureux aussi bête que vous ; vous croyez que vous serez bien établie, je pense, quand vous serez mariée et que vous aurez une chaise à trois pieds pour vous asseoir, point de couverture à vous mettre dessus, et pour votre dîner un morceau de pain d’avoine avec trois enfants pour se l’arracher.

— Bien sûr que je ne voulais pas aller avec les bourreliers, dit Molly d’un ton dolent et tout à fait saisie par ce tableau dantesque de son avenir ; seulement nous avions toujours coutume de peigner la laine pour eux chez maître Ottley, et c’est pour ça que je vous l’ai demandé. Je ne tiens pas à regarder un seul sellier, je veux bien ne jamais bouger si je le fais.

M. Ottley, vraiment ! C’est joli de venir parler de ce que vous faisiez chez M. Ottley. Votre maîtresse là-bas aime peut-être que les selliers viennent salir son plancher, que sais-je ? On ne peut savoir ce que ces gens pourraient ne pas aimer, à la manière dont on m’en a parlé. Je n’ai jamais vu dans ma maison une servante qui parût savoir ce que c’est que de nettoyer ; pour moi, je crois qu’il y a des gens qui vivent comme des porcs. Cette Bettv, qui était laitière chez Trent avant de venir chez moi, elle aurait laissé les fromages sans les retourner des semaines entières ; et les baquets de la laiterie ! j’aurais pu écrire mon nom dessus, quand je suis descendue après ma maladie, que le docteur a dit être une inflammation ; que c’est une grande grâce que j’en sois réchappée. Et penser que vous n’en savez pas davantage, Molly, après bientôt neuf mois que vous êtes ici, et que ce n’est pas faute de vous en avoir parlé non plus ! Qu’avez-vous à rester là comme un tournebroche qui n’est pas remonté, au lieu de sortir votre rouet ? Vous êtes une fille précieuse pour vous mettre à l’ouvrage un instant avant qu’il faille le quitter.

— Mama, mon fer tout foid ; si plaît, fais-le sauffer. »

La voix de chérubin qui présente cette requête vient d’une petite fille aux cheveux dorés, de trois à quatre ans, assise sur une chaise haute au bout de la table de repassage, serrant avec difficulté l’anse d’un fer en miniature de sa grasse main, repassant des chiffons avec une assiduité qui fait sortir de sa bouche une petite langue rose, autant que faire se peut.

« Il est froid, ma chérie ? Bénie soit ta douce figure ! dit madame Poyser, remarquable pour la facilité avec laquelle elle pouvait sauter du ton officiel de la réprimande à celui de la tendresse et de la conversation amicales. C’est égal ! mère a fini son repassage à présent. Elle va soigner tout ça.

— Mama, ze voudais aller dans la ganze avec Tommy pou voi les bouillers.

— Non, non ; Totty se mouillerait les pieds, dit madame Poyser en emportant son fer. Cours dans la laiterie ; va voir cousine Hetty qui fait le beurre.

— Ze voudais un moceau de gâteau, continua Totty, qui paraissait pourvue d’envies et qui en même temps saisit l’occasion d’un repos momentané pour planter ses doigts dans une grande tasse d’empois et la renverser, de manière à en vider presque tout le contenu sur le drap de repassage.

— A-t-on jamais vu ça ? s’écria madame Poyser en courant vers la table, dès que ses yeux tombèrent sur le courant bleu. Les enfants ne font que des sottises si on tourne un instant le dos. Que faut-il te faire, sotte, sotte fille ? »

Totty, cependant, était descendue de sa chaise avec beaucoup d’agilité et battait déjà en retraite vers la laiterie, par une espèce de course frétillante. Son épaisseur de graisse sur la nuque la faisait ressembler à un petit cochon de lait.

L’empois essuyé avec l’aide de Molly et l’appareil de repassage mis de côté, madame Poyser prit son tricotage, toujours à sa portée ; c’était l’ouvrage qu’elle préférait, parce qu’elle pouvait le continuer machinalement en cheminant çà et là. Elle vint alors s’asseoir en face de Dinah, qu’elle regardait d’un air pensif, tout en tricotant son bas gris chiné.

« Vous êtes le portrait de votre tante Judith, Dinah, quand vous êtes assise à coudre. Je puis presque me reporter à trente ans en arrière, quand j’étais une petite fille à la maison et que je regardais Judith assise à coudre après qu’elle avait fini le travail du ménage. Seulement c’était une petite chaumière que celle de notre père, et non pas une maison comme celle-ci, si grande à parcourir qu’elle devient sale par un bout avant que vous ayez nettoyé l’autre. Malgré ça, je puis m’imaginer que vous êtes votre tante Judith ; seulement elle avait les cheveux un peu plus foncés et elle était plus forte et plus large d’épaules. Nous étions toujours collées l’une à l’autre, Judith et moi, quoiqu’elle eût de singulières manières ; mais elle n’a jamais pu s’accorder avec votre mère. Ah ! votre mère ne pensait guère qu’elle aurait une fille taillée sur le même patron que Judith, et qu’elle la laisserait orpheline pour que Judith en prit soin et l’élevât à la cuiller quand elle-même serait au cimetière de Stoniton. J’ai toujours dit de Judith qu’un jour ou l’autre elle porterait un poids d’une livre, pour éviter à quelqu’un d’autre d’en porter un d’une once. Elle a toujours été la même, aussi loin que je puis m’en souvenir ; elle n’a pas changé quand elle est venue au méthodisme, si ce n’est de parler un peu différemment et de porter une autre espèce de chapeau ; mais elle n’a jamais de sa vie dépensé un sou pour sa toilette plus que pour être décemment vêtue.

— Ce fut une femme bénie, dit Dinah ; Dieu lui avait donné un naturel aimant, s’oubliant pour les autres et l’avait perfectionnée par la grâce. Elle vous aimait beaucoup aussi, tante Rachel. Je l’ai souvent entendue parler de vous dans ce sens. Quand elle eut cette forte maladie lorsque je n’avais que onze ans, elle me disait souvent : « Vous avez une amie sur la terre en votre tante Rachel, si je vous suis retirée, car elle a le cœur bon, » et je suis bien sûre de l’avoir trouvé ainsi.

— Je ne sais pas comment cela se fait, mon enfant ; mais chacun tâcherait de faire quelque chose pour vous, je crois ; vous êtes comme les oiseaux de l’air, et vous vivez personne ne sait comment. J’aurais été heureuse d’être pour vous la sœur de votre mère, si vous étiez venue vivre dans ce pays, où il y a un abri et de la nourriture pour l’homme et l’animal, et où les gens ne vivent pas sur des montagnes nues, comme des poules grattant un banc de gravier. Et alors vous pourriez trouver un mari convenable, et il y en aurait beaucoup de disposés à vous prendre, si vous vouliez laisser cette prédication qui est dix fois pire qu’aucune chose qu’ait jamais faite Judith. Et même si vous vouliez épouser Seth Bede, qui est une pauvre victime de méthodiste et qui n’aura jamais un sou d’avance, je sais que votre oncle vous donnerait bien, pour vous aider, un cochon et très-probablement une vache ; car il a toujours été fort bon pour mes proches, quoiqu’ils fussent pauvres, et les a toujours bien reçus à la maison. Il ferait pour vous, je puis le garantir, autant qu’il ferait jamais pour Hetty, quoiqu’elle soit sa propre nièce. Et il y a du linge dans la maison dont je pourrais bien me passer pour vous, car j’ai des paquets de toile pour faire des nappes et essuie-mains qui ne sont pas encore coupés. J’ai une pièce de toile pour draps que je pourrais vous donner, filée par cette loucheuse de Kitty : c’était une habile fileuse, quoiqu’elle louchât et que les enfants ne pussent la souffrir. Vous savez, le filage ne s’arrête pas, et il y a du linge neuf de tissé deux fois plus vite que le vieux ne s’use. Mais à quoi bon tant causer, si on ne peut vous persuader de vous fixer comme une autre femme de bon sens, au lieu de vous épuiser à marcher et prêcher, et donner chaque sou que vous gagnez, de manière à n’avoir rien de côté pour la maladie. Je crois, en vérité, que tout ce que vous possédez au monde ne ferait pas un paquet deux fois plus gros qu’un fromage. Et tout ça, parce que vous vous êtes mis dans la tête bien d’autres idées sur la religion que ce qu’il y a dans le catéchisme et dans le livre de prières.

— Mais pas plus que dans la bible, tante, dit Dinah.

— Oui, et dans la bible aussi, quant à ça, ajouta madame Poyser un peu vivement ; autrement, pourquoi ceux qui savent le mieux ce qu’elle contient, — les ministres et les gens qui n’ont rien d’autre à faire qu’à l’étudier, — ne font-ils pas comme vous ? Mais, en parlant de ça, si tous faisaient de même que vous, le monde en viendrait à s’arrêter ; car si chacun essayait de se passer de maison et d’intérieur et se contentait de mal manger et mal boire, et parlait toujours de mépriser les choses d’ici-bas, comme vous dites, je voudrais bien savoir où les produits de la terre, et le blé et les meilleurs fromages frais s’en iraient ? Chacun rechercherait le pain de rebut et irait courir après un autre pour le prêcher, au lieu d’élever sa famille et de mettre quelque chose à part pour la mauvaise moisson. Il saute aux yeux que ce ne peut être là la vraie religion.

— Non, chère tante, vous ne m’avez jamais entendu dire que tous fussent appelés à abandonner leur travail et leur famille. Il est tout à fait bien que la terre soit labourée et ensemencée, le précieux blé récolté, que l’on s’occupe des choses de cette vie, et il est bien aussi que les hommes aient les joies de la famille et pourvoient à leur entretien, en tant qu’ils le fassent dans la crainte du Seigneur, et pensant aux besoins de l’âme aussi bien qu’à ceux du corps. Tous nous pouvons servir Dieu, quel que soit notre lot ; mais il nous appelle à différents genres d’ouvrage, de même qu’il nous rend propres à ceux auxquels il nous destine. Je ne puis pas plus m’empêcher de consacrer ma vie à mon entreprise, qui est de faire du bien aux âmes des autres, que vous ne pourriez vous empêcher de courir si vous entendiez pleurer la petite Totty à l’autre bout de la maison. Sa voix vous irait au cœur, vous la croiriez malheureuse ou en danger, et vous ne pourriez hésiter à courir la consoler ou la sauver.

— Bah ! dit madame Poyser en se levant et allant vers la porte ; je sais bien que ce serait de même si je vous parlais plusieurs heures de suite. Vous me feriez toujours la même réponse. Je ferais aussi bien de parler au ruisseau et de lui dire de s’arrêter. »

La dalle de pierre, devant la porte de la cuisine, était maintenant assez sèche pour que madame Poyser pût s’y tenir sans crainte et voir ce qui se passait dans la cour, le bas gris chiné faisant en même temps de rapides progrès. Mais elle n’y était pas depuis plus de cinq minutes qu’elle rentra et dit à Dinah d’une voix animée et presque effrayée :

« Voilà-t-il pas le capitaine Donnithorne et M. Irwine qui entrent dans la cour ! Je parierais ma vie qu’ils viennent parler de votre prédication sur la Pelouse, Dinah ; c’est à vous de leur répondre, car je serai muette. Je vous en ai déjà assez dit de la défaveur que vous apportiez sur la famille de votre oncle. Cela ne me ferait rien, si vous étiez la propre nièce de M. Poyser — les gens doivent s’arranger de leurs proches comme ils s’arrangent de leur nez ; — c’est leur propre chair et sang. Mais penser qu’une nièce à moi peut être la cause du renvoi de mon mari de sa ferme ! moi qui ne lui ai rien apporté que mes économies.

— Non, chère tante Rachel, dit Dinah avec douceur, vous n’avez aucune raison d’avoir de telles craintes. J’ai l’assurance certaine qu’il ne peut vous arriver aucun mal, ni à M. Poyser ou les enfants de ce que j’ai fait. Je n’ai pas prêché sans direction.

— Direction ! Je sais bien ce que vous entendez par direction, dit madame Poyser, tricotant d’une manière plus rapide et plus agitée. Quand il y a dans votre tête une lubie plus grosse qu’à l’ordinaire, vous l’appelez une direction et rien ne peut vous arrêter ; vous ressemblez à la statue qui est en dehors de l’église de Treddleston, qui a les yeux fixes et sourit, qu’il fasse beau ou mauvais temps. Je n’ai pas peu de patience avec vous. »

À ce moment, les deux messieurs avaient atteint la palissade et étaient descendus de leurs chevaux ; il était évident qu’ils allaient entrer. Madame Poyser s’avança à leur rencontre, en faisant de grandes révérences et tremblante à la fois de colère contre Dinah et d’anxiété pour se conduire elle-même convenablement en cette occasion. Car, à cette époque, même les campagnards de l’esprit le plus fin ressentaient une crainte respectueuse devant les gens plus haut placés, telle que l’éprouvaient ces hommes des temps fabuleux quand ils voyaient passer leurs dieux sous forme humaine.

— Eh bien, madame Poyser, comment vous portez-vous après cette matinée orageuse ? dit M. Irwine avec sa cordialité de bon ton. Nos pieds sont tout à fait secs ; nous ne salirons pas votre superbe plancher.

— Oh ! monsieur, n’en parlez pas, dit madame Poyser. Voulez-vous prendre la peine de passer dans le salon avec M. le capitaine ?

— Non, certainement, je vous remercie, dit le capitaine en regardant vivement tout autour de la cuisine comme si ses yeux cherchaient ce qu’ils n’y pouvaient trouver. J’adore votre cuisine. Je crois que c’est la plus jolie salle que je connaisse. Je voudrais que toutes les femmes de fermier vinssent la voir et la prendre pour modèle.

— Oh ! vous êtes bien bon, monsieur. Veuillez vous asseoir, dit madame Poyser un peu soulagée par ce compliment et la bonne humeur évidente du capitaine, mais surveillant avec anxiété M. Irwine qu’elle voyait regarder Dinah vers laquelle il se dirigeait.

— Poyser n’est pas à la maison ? dit le capitaine Donnithorne en s’asseyant de manière à voir le court passage allant à la porte ouverte de la laiterie.

— Non, monsieur, il n’y est pas ; il est allé à Rosseter voir M. West, l’agent pour la laine. Mais le père est dans la grange, monsieur, s’il peut vous être de quelque utilité.

— Non, je vous remercie ; je regarderai seulement les petits chiens et je laisserai un message à leur sujet au berger. Je viendrai un autre jour voir votre mari ; je désire le consulter pour des chevaux. Savez-vous quand il sera libre ?

— Je crois, monsieur, que vous ne pouvez guère le manquer, à moins que ce ne soit jour de marché à Treddleston ; — c’est le vendredi, vous savez — car s’il était quelque part à la ferme on peut l’avoir à la minute. Si nous étions débarrassés des Maigreterres nous n’aurions point de pièces de culture détachées, et j’en serais bien aise, car si quelque chose survient ou est toujours sûr qu’il est aux Maigreterres. Les choses vont ainsi à contre-sens et ce n’est pas du tout naturel d’avoir un petit morceau de sa ferme dans un comté et le reste dans un autre.

— Les Maigreterres iraient beaucoup mieux avec la ferme de Choice, d’autant plus qu’il a besoin de prairies et que vous en avez en abondance. Je crois que votre ferme est la plus jolie de la propriété pourtant, et savez-vous, madame Poyser, que si j’allais me marier et m’établir je serais tenté de vous en faire sortir, de remonter à neuf cette vieille maison et de me faire moi-même fermier ?

— Oh ! monsieur, dit madame Poyser alarmée, cela ne vous conviendrait pas du tout. Être fermier, d’abord, c’est mettre de l’argent dans sa poche de la main droite pour l’en sortir de la main gauche. Autant que je puis voir, c’est produire des vivres pour les autres et n’en tirer qu’une bouchée pour soi et ses enfants. Non pas que vous fussiez comme un pauvre homme qui a besoin de gagner son pain ; vous seriez à même de perdre autant d’argent que cela vous plairait en faisant le fermier. Mais c’est un pauvre amusement que de perdre de l’argent je crois, quoique j’aie ouï dire que c’est à cela que jouent les plus grands seigneurs à Londres. Car mon mari a entendu raconter au marché que le fils aîné de lord Darcey a perdu des mille et des mille livres contre le prince de Galles, et on dit que milady a dû mettre en gage ses bijoux pour les payer. Mais vous savez cela mieux que moi. Quant à être fermier, monsieur, je ne pense pas que vous puissiez vous accommoder de cette maison ; les courants d’air y soufflent assez pour vous transpercer, et, dans mon opinion, les planchers du haut sont pourris et les rats dans les caves dépassent ce qu’on peut imaginer.

— Vraiment c’est un terrible tableau, madame Poyser. Je crois que je vous rendrais service en vous faisant sortir d’un tel endroit. Mais il n’est pas probable que je m’établisse avant vingt ans d’ici. Et, en eussé-je quarante, mon grand-père ne consentirait jamais à se séparer de bons tenanciers comme vous.

— Bien, monsieur ; s’il a si bonne opinion de M. Poyser comme fermier, j’aimerais bien que vous pussiez lui glisser un mot pour qu’il nous accorde de nouvelles portes pour le clos Cinq, car mon mari l’a demandé et redemandé à en fatiguer ; et penser à tout ce qu’il a fait pour la ferme, sans qu’on lui fournisse jamais un sou, que les temps soient bons ou mauvais ! Et, comme je lui ai souvent dit, je suis sure que si le capitaine y pouvait quelque chose cela n’irait pas ainsi. Ce n’est pas que je veuille parler avec peu de respect de ceux qui ont le pouvoir en main. Mais c’est plus que la chair et le sang ne peuvent supporter quelquefois que de travailler à s’abîmer ; se lever matin et se coucher tard, et, une fois au lit, ne pas oser fermer l’œil en pensant que le fromage peut se boursoufler, ou que les vaches peuvent perdre leurs veaux, ou que le froment peut moisir en gerbe. Après tout, à la fin de l’année, c’est comme si, après avoir apprêté un festin, vous n’en aviez que l’odeur pour vos peines. »

Madame Poyser, une fois lancée dans la conversation, vaguait toujours, sans être retenue par son respect préliminaire pour ces gens bien nés. La confiance qu’elle avait en ses propres moyens pour exposer les faits était la force qui surmontait toute résistance.

« Je craindrais que cela ne fît plus de mal que de bien si j’allais parler de portes, madame Poyser, dit le capitaine, quoique je puisse vous assurer qu’il n’y a pas un homme sur la propriété pour qui je voulusse dire un mot plutôt que pour votre mari. Je sais que sa ferme est mieux tenue qu’aucune autre à dix milles à la ronde. Et pour la cuisine, ajouta-t-il en souriant, je ne crois pas qu’il en existe une supérieure dans tout le royaume. À propos, je n’ai jamais vu votre laiterie ; il faut que je la voie, madame Poyser.

— Vraiment, monsieur, elle n’est pas digne que vous y entriez, car Hetty est après à faire le beurre, parce qu’on a battu plus tard et j’en suis tout à fait honteuse. » Madame Poyser, en disant cela, rougissait et croyait que le capitaine s’intéressait véritablement aux terrines de laitage et formerait son opinion sur elle d’après l’apparence de sa laiterie.

« Oh ! je ne doute pas qu’elle ne soit en bon ordre. Montrez-la-moi, » dit le capitaine en allant le premier, suivi par madame Poyser.