Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome Ip. 232-261).

CHAPITRE XVIII

l’église

« Hetty, Hetty, ne savez-vous pas que l’église commence à deux heures, et qu’est déjà une heure et demie passée ? N’avez-vous rien de mieux à penser dans ce saint jour du dimanche, où l’on doit mettre en terre le pauvre vieux Thias Bede, ce malheureux qui s’est noyé dans le silence de la nuit, que c’est pour en avoir un frisson par les épaules, que de rester à vous pomponner, comme si c’était pour une noce au lieu d’un enterrement ?

— Mais, ma tante, je ne puis pas être prête en même temps que les autres, quand il me faut habiller Totty. Et je n’ai jamais eu tant de peine à la faire rester tranquille. »

Hetty descendait les escaliers, et madame Poyser, en bonnet et châle simples, attendait en bas. Si jamais une jeune fille eut l’air d’être faite de roses, c’était bien Hetty avec son chapeau et sa robe du dimanche. Car ce chapeau était garni de rose, et sa robe était parsemée de mouches roses sur fond blanc. Il n’y avait, excepté ses yeux, ses cheveux noirs, et ses petits souliers à boucles, que du rose et du blanc sur elle. Madame Poyser était fâchée contre elle-même, de pouvoir à peine s’empêcher de sourire, comme tout mortel est porté à le faire à la vue de jolies créatures aux formes arrondies. Aussi elle se retourna sans rien dire, et rejoignit le groupe hors de la maison, suivie d’Hetty, dont le cœur était si agité à la pensée de celui qu’elle espérait voir à l’église, qu’elle sentait à peine la terre sur laquelle elle marchait.

Alors la petite procession se mit en marche. M. Poyser dans son costume du dimanche d’étoffe couleur écrue, avec un gilet vert et rouge, un ruban de montre vert où était attaché un gros cachet de cornaline, pendant de la poche comme une plombée, un mouchoir de soie jaune autour de son cou, et d’excellents bas gris à côtes, tricotés par les propres mains de madame Poyser, lesquels faisaient valoir les proportions de sa jambe. M. Poyser n’avait aucune raison d’avoir honte de sa jambe, et soupçonnait que l’usage abusif qui s’établissait des bottes à revers et autres modes tendant à déguiser les membres inférieurs, pouvaient bien avoir pour origine une pitoyable dégénérescence du mollet humain. Il aurait encore moins pu avoir honte de sa face ronde et joviale, qui était la bonne humeur même, lorsqu’en disant : « Allons, Hetty, — allons, les petits ! » et donnant le bras à sa femme, il ouvrit la marche par la porte du trottoir qui menait dans la cour.

Les « petits » auxquels il s’adressait étaient Marty et Tommy, garçons de neuf et sept ans, en petits habits de futaine à basques et en culottes courtes, embellis de joues roses et d’yeux noirs, ressemblant à leur père comme un très-petit éléphant à un très-gros. Hetty marchait entre eux deux et derrière venait la patiente Molly, dont la tâche était de porter Totty pour traverser la cour et tous les endroits humides de la route ; car Totty, promptement remise de sa menace de fièvre, avait insisté pour aller ce jour-ci à l’église, et surtout pour mettre son collier rouge et noir en dehors de sa fraise. Il y avait bien des places où il fallait la porter cette après-midi, car il y avait eu de fortes averses dans la matinée, quoique maintenant les nuages eussent été refoulés au loin et restassent entassés à l’horizon comme des tours argentées.

Vous auriez su que c’était le dimanche rien qu’en entrant à la ferme. Les coqs et les poules semblaient le reconnaître aussi en ne faisant entendre que de légers gloussements ; le dogue même paraissait moins féroce, comme s’il eût pu se contenter d’un plus petit morceau qu’à l’ordinaire. Le soleil semblait inviter au repos plutôt qu’au travail. Le sommeil même régnait sur la litière de mousse des vaches ; sur le groupe de canards blancs serrés ensemble, leurs becs enfoncés sous les ailes ; sur la vieille laie noire languissamment étendue sur la paille, tandis que le plus gros de ses petits avait trouvé un excellent lit à ressorts sur les côtes grasses de sa mère ; sur Alick enfin, le berger, dans sa blouse neuve, faisant une sieste peu commode, moitié assis, moitié debout sur les degrés de la grange. Alick avait pour opinion que l’église, comme d’autres objets de luxe, ne devait pas devenir une jouissance trop fréquente pour un maître-valet qui avait à s’occuper du temps et des agneaux.

« L’église ! oh, non ! — j’ai bien autre chose à penser, » était la réponse qu’il faisait d’un ton sec et d’importance qui arrêtait toute question ultérieure. Je suis sûr qu’Alick ne le faisait point par manque de respect religieux ; son esprit, il est vrai, n’était point occupé de théories ou de négations, et il n’aurait sous aucun prétexte manqué d’aller à l’église le jour de Noël, le dimanche de Pâques et à la fête de la Pentecôte. Mais il avait en général l’idée que le service public et les cérémonies religieuses, comme toutes autres occupations non productives, étaient faits pour ceux qui avaient du loisir.

« Voilà le grand-père vers la porte de la cour, dit Martin Poyser. Je suppose qu’il tient à nous suivre des yeux jusqu’au bas du champ. Il a une vue étonnante, et pourtant il a les septante-cinq passés.

— Je pense souvent que c’est pour les vieilles gens comme pour les petits enfants, dit madame Poyser ; il leur suffit de regarder quoique ce soit, pourvu qu’ils regardent. C’est une manière du Dieu tout-puissant de les calmer, je suppose, avant qu’ils s’endorment. »

Le vieux Martin ouvrit la porte en voyant approcher la procession de famille, et la maintint ouverte, appuyé sur sa canne, — satisfait de cette petite occupation ; car, ainsi que tous les vieillards dont la vie s’est passée à travailler, il aimait à sentir qu’il était encore de quelque utilité. Il croyait qu’il y avait au jardin une meilleure récolte d’oignons parce qu’il était là quand on les avait semés, — et que les vaches seraient mieux traites s’il restait à la maison pour le voir, l’après-midi du dimanche. Il allait toujours à l’église les jours de communion, mais pas très-régulièrement les autres ; les dimanches de pluie, ou quand il avait une petite atteinte de rhumatisme, il avait coutume de lire, à la place, les trois premiers chapitres de la Genèse.

« Thias Bede sera déjà en terre avant que vous arriviez au cimetière, dit-il, quand son fils le rejoignit. Ils auraient mieux fait de l’enterrer de bonne heure ce matin quand la pluie tombait ; il n’est pas probable qu’il en retombe à présent, et la lune se tient là couchée comme un bateau, voyez-vous ? C’est un signe certain de beau temps ; — il y en a beaucoup de faux ; mais celui-ci est sûr.

— Oui, oui, dit le fils ; j’espère bien qu’il se maintiendra à présent.

— Écoutez bien le ministre ; faites attention à ce qu’il dira, dit le grand-père aux cadets aux yeux noirs et aux culottes courtes, qui avaient dans les poches un ou deux marbrons qu’ils comptaient bien manier un peu en secret pendant le sermon.

— Bonzou, gand-pa, dit Totty. Moi, vais à éguise. Ais mis mon coier. Donne bonbon. »

Grand-papa, ébranlé par le rire à ces mots de la rusée petite sorcière, mit lentement le doigt dans la poche du gilet sur laquelle Totty fixait les yeux avec une confiante attente.

Et quand ils furent tous loin, le vieillard s’appuya de nouveau sur la porte, les suivant de l’œil le long du sentier, le long du clos voisin, et jusqu’à ce qu’ils eussent disparu derrière la porte éloignée au tournant de la haie. Car les haies à cette époque masquaient la vue, même sur les fermes les mieux soignées, et cette après-midi les églantiers étalaient leurs guirlandes, la belladone était dans toute sa gloire de pourpre et d’or, le pâle chèvrefeuille s’élançait hors de portée au travers de quelques touffes de houx, et, par-dessus tout, un frêne ou un sycomore jetait ici ou là son ombre au travers du sentier. À d’autres barrières se trouvaient d’autres connaissances, qui devaient se mettre de côté pour les laisser passer ; à la barrière du clos était la moitié du troupeau de vaches se tenant l’une derrière l’autre, très-lentes à comprendre que leurs gros corps pussent embarrasser le chemin ; à la barrière suivante était la jument poulinière, la tête passée par-dessus la traverse, et à son côté son poulain de couleur indécise, appuyé au flanc de sa mère, paraissant encore très-peu sûr de lui sur ses jambes écartées. Leur chemin était en entier au travers des propres champs de M. Poyser jusqu’à sa réunion avec la grande route du village. Il examinait d’un œil scrutateur le bétail et les récoltes qu’il côtoyait, tandis que madame Poyser était prête à faire un commentaire sur tout. La femme qui dirige une laiterie a une grande part dans ce qui produit la rente, aussi peut-on lui permettre d’avoir son opinion sur le bétail et sa « tenue, » — exercice d’ailleurs qui fortifie assez son intelligence pour qu’elle puisse donner son avis sur beaucoup d’autres sujets.

« Voilà cette Sally à courtes cornes, dit-elle en entrant dans le clos le plus rapproché et apercevant la douce bête couchée qui ruminait et la regardait d’un œil endormi. Je commence à ne plus pouvoir la supporter, et je dis aujourd’hui ce que je disais il y a trois semaines : plutôt on en sera débarrassé, mieux cela sera ; car voilà cette petite jaune qui ne donne pas la moitié autant de lait, mais assez gras pour en tirer le double de beurre.

— Eh bien ! tu n’es pas comme les autres femmes en général, dit M. Poyser ; elles aiment les courtes cornes parce qu’elles donnent une grande quantité de lait. La femme de Chowne ne veut pas qu’il en achète d’autres.

— Que me fait ce que désire la femme de Chowne ? — une pauvre innocente qui n’a pas plus de cervelle qu’un moineau. Elle prendrait un gros rouleau pour écraser son lard et s’étonnerait qu’il y laissât des marques. J’en ai assez vu d’elle pour ne jamais reprendre une servante qui viendrait de sa maison : — tout est sens dessus dessous ; — on ne peut savoir quand on y va si c’est lundi ou vendredi, car le lavage y traîne toute la semaine. Quant à son fromage, je sais bien que l’an passé il a levé comme un pain dans une cuvette. Et puis elle prétend que c’est la faute du temps, comme si les gens se tenaient sur la tête et disaient que c’est la faute de leurs bottes.

— Eh bien, Chowne a envie d’acheter Sally ; ainsi nous pourrons nous en débarrasser quand tu voudras, dit M. Poyser, secrètement fier du talent supérieur de sa femme pour le calcul. Et vraiment, dans plusieurs marchés récents, il avait pu apprécier son discernement au sujet des vaches à courtes cornes.

— Ceux qui choisissent pour femme une niaise peuvent bien aussi acheter des courtes cornes ; car si vous avez une fois la tête dans la vase, les jambes la suivent. À propos de jambes, en voilà de dignes de vous, continua madame Poyser. Totty, ayant été mise à terre, maintenant que la route était sèche, trottillait devant père et mère. Voilà des formes ! Elle a le pied si long que ce sera bien la fille de son père.

— Eh ! elle ne ressemblera pas mal à Hetty dans une dizaine d’années ; seulement elle a la couleur de tes yeux. Je ne me rappelle pas qu’il y ait jamais eu un œil bleu dans ma famille ; ma mère avait les yeux aussi noirs que des prunelles sauvages, juste comme ceux d’Hetty.

— L’enfant n’en sera pas plus mal pour avoir quelque chose qui ne soit pas comme Hetty. Et je ne tiens point à ce qu’elle soit tellement jolie. Quoiqu’on dise qu’on trouve les cheveux clairs et les yeux bleus aussi jolis que les foncés. Si Dinah avait un peu de couleur sur les joues et ne se plantait pas sur la tête ce bonnet de méthodiste, qui est bon pour faire peur aux corbeaux, on la trouverait aussi jolie qu’Hetty.

— Non, non, dit M. Poyser avec un sourire dédaigneux, tu ne connais pas les points capitaux d’une femme. Les hommes ne courront jamais après Dinah comme après Hetty.

— Qu’est-ce que ça me fait, après quoi les hommes courent ? On voit bien vite quel choix la plupart savent faire, souvent de pauvres nonchalantes de femmes qui sont comme des morceaux de rubans de gaze, bons à rien quand la couleur est partie.

— Bien, bien, tu ne peux pas dire que je n’aie pas su faire un bon choix en t’épousant, dit M. Poyser, qui arrangeait d’ordinaire les petites discussions conjugales par un compliment de cette espèce ; et tu étais deux fois plus gaie que Dinah, il y a dix ans.

— Je n’ai pas dit qu’une femme eût besoin d’être laide pour faire une bonne maîtresse de maison. La femme de Chowne, qui est assez laide pour faire tourner le lait et économiser la présure, n’économisera jamais rien d’autre. Quant à Dinah, la pauvre enfant, elle n’aura pas bonne mine tant qu’elle fera son dîner avec du pain et de l’eau pour avoir de quoi donner à ceux qui sont dans le besoin. Elle m’a quelquefois poussée à bout ; et je lui ai dit qu’elle allait juste contre l’Évangile, car il y est dit : « Aime ton prochain comme toi-même ; » mais, lui dis-je, si vous n’aimez pas votre prochain mieux que vous-même, Dinah, vous ne ferez pas grand’chose pour lui. Vous penseriez qu’il se trouverait tout aussi bien avec l’estomac à moitié vide ?

— Je voudrais bien savoir où elle est, ce dimanche béni ! — assise, je suis sûre, près de cette femme malade, où elle a tout d’un coup pris à cœur d’aller.

— Ah ! c’est dommage qu’elle se soit mis de telles idées dans la tête ; quand elle aurait pu rester avec nous tout l’été et manger deux fois plus qu’elle ne le fait, cela n’aurait pas été perdu. Elle ne faisait aucun embarras dans la maison ; car elle était aussi tranquille à sa couture qu’un oiseau sur son nid, et était remarquablement prompte à chercher les choses. Si Hetty vient à se marier, tu serais bien aise d’avoir Dinah pour toujours !

— Ça ne sert à rien d’en parler, dit madame Poyser. On pourrait aussi bien faire des signes à l’hirondelle qui vole, que de persuader Dinah de vivre à son aise ici, comme les autres. Si quelque chose pouvait la changer, ce serait fait, car je lui ai parlé des heures de suite et je l’ai grondée ; c’est la fille de ma sœur, et il est convenable de faire ce que je puis pour elle. Mais, en vérité, aussitôt qu’elle nous a eu dit adieu, qu’elle est entrée dans le char et qu’elle m’a regardée avec son visage pâle, qui ressemble tellement à sa tante Judith, qu’on croirait qu’elle est revenue du ciel, j’ai commencé à avoir peur des raisons que je lui avais données ; il semble quelquefois qu’elle a une manière de savoir ce qu’il est bien de faire, mieux que les autres. Mais je ne pense pas que ce soit parce qu’elle est méthodiste, pas davantage que je ne croirai qu’un veau blanc est blanc parce qu’il mange au même baquet qu’un veau noir.

— Non, dit M. Poyser d’un ton aussi bourru que son beau naturel pouvait le permettre ; je ne pense rien de bon des méthodistes. Il n’y a que les artisans qui le deviennent ; vous ne voyez jamais un fermier mordre à ces lubies. Peut-être par-ci par-là un ouvrier, qui n’est pas trop habile dans sa partie, peut se mettre à prêcher ou quelque chose de semblable, comme Seth Bede. Mais tu vois bien qu’Adam, qui a la meilleure tête de l’endroit, en sait plus ; il tient à l’Église, sans cela je ne l’encouragerais jamais à faire la cour à Hetty.

— Mais, bonté du ciel ! dit madame Poyser, qui avait regardé en arrière pendant que son mari parlait, voyez un peu où est Molly avec les garçons. Ils sont de toute la longueur du champ en arrière. Comment avez-vous pu les laisser faire, Hetty ? On pourrait aussi bien mettre une image pour garder des enfants à votre place. Courez leur dire d’avancer. »

M. et madame Poyser étaient maintenant à l’extrémité du second champ ; ils assirent donc Totty sur une de ces grandes pierres qui sont les vraies bornes dans le Loamshire, et attendirent les traînards ; Totty se complaisant à dire : « Sots les gaçons, sots — moi saze. »

Le fait est que cette promenade du dimanche à travers champs abondait en sujets de distraction pour Marty et Tommy, qui voyaient un spectacle continuel au milieu des haies, et ne pouvaient pas plus s’empêcher d’y regarder de près qu’une paire d’épagneuls ou de terriers. Marty était sûr d’avoir vu un bruant jaune sur les branches du grand frêne, et, pendant qu’il l’épiait, il manqua la vue d’un furet à poitrail blanc, qui avait traversé le sentier et que lui décrivait avec ardeur son frère cadet Tommy. Puis il y avait un petit verdier, tout nouvellement sorti du nid, qui voletait par terre et qu’il semblait qu’on pût prendre, jusqu’à ce qu’il réussît à se glisser sous le buisson de mûres. Il était impossible d’amener Hetty à y prendre intérêt ; aussi on en appela à la sympathie toujours prête de Molly, qui regardait la bouche ouverte là où on lui disait de regarder et disait : « Seigneur ! » toutes les fois qu’il fallait s’étonner.

Molly se dépêcha tout alarmée lorsque Hetty revint leur dire que sa tante était fâchée ; mais Marty courut le premier en criant : « Nous avons trouvé le nid de la dinde tachetée, mère ! » avec la confiance instinctive que les gens qui apportent de bonnes nouvelles ne sont jamais en faute.

— Ah ! dit madame Poyser, oubliant effectivement toute réprimande à cette agréable nouvelle, voilà un bon garçon ; mais où est le nid ?

— Par terre, dans un trou grand comme ça, sous la haie. Je l’ai vue le premier en cherchant le verdier ; elle était posée sur le nid.

— Tu ne l’as pas effrayée, j’espère, dit la mère, autrement elle l’abandonnerait.

— Non, je me suis retiré aussi doucement que j’ai pu, et je l’ai dit à voix basse à Molly ; n’est-ce pas, Molly ?

— C’est bon ; allons maintenant, dit madame Poyser, marchez devant nous et prenez votre petite sœur par la main. Il faut aller sans s’arrêter à présent. Les garçons sages ne courent pas après les oiseaux le dimanche.

— Mais, mère, dit Marty, vous avez dit que vous donneriez une demi-couronne pour trouver le nid de la dinde tachetée. Est-ce que je ne pourrai pas avoir la demi-couronne pour la mettre dans ma tire-lire ?

— Nous verrons ça, mon garçon, si vous marchez en avant comme un bon enfant. »

Le père et la mère échangèrent un coup d’œil significatif d’amusement à cette finesse de leur fils aîné ; mais il y avait un nuage sur la figure de Tommy.

« Mère, dit-il d’un ton pleurard, Marty a déjà dans sa boîte bien plus d’argent que moi dans la mienne.

— Mama, moi, veux une mi-coulonne dans ma tilile, dit Totty.

— Chut, chut ! dit madame Poyser, a-t-on jamais vu des enfants aussi sots ? Personne ne verra plus jamais sa tire-lire, si l’on ne se dépêche pas de marcher vers l’église. »

Cette terrible menace eut l’effet désiré, et les trois paires de petites jambes trottèrent au travers des derniers champs sans aucune interruption sérieuse, malgré une petite mare pleine de jeunes grenouilles, autrement dites « têtards, » que les garçons regardèrent d’un œil d’envie.

La vue du foin mouillé, qu’il faudrait étendre et retourner le lendemain, n’était pas réjouissante pour M. Poyser, qui, pendant les fenaisons et la moisson, avait souvent quelques débats en lui-même sur les bénéfices d’une journée de repos. Mais aucune tentation n’aurait pu l’amener à travailler dans les champs, même un matin, le dimanche ; car Michel Holdsworth n’avait-il pas eu une paire de bœufs gonflés pendant qu’il labourait le Vendredi saint ? Cela prouvait que travailler les jours consacrés au repos est une mauvaise chose, et Martin Poyser était tout à fait décidé à ne pas commettre un semblable péché, puisque l’argent gagné par de tels moyens ne pouvait profiter.

« Cela fait presque démanger les doigts d’être vers le foin, à présent que le soleil brille, observa-t-il comme ils traversaient le Grand-pré. Mais c’est une triste folie que de croire gagner quelque chose en allant contre sa conscience. Voilà ce Jim Wakefield, qu’on appelait habituellement le « monsieur Wakefield, » qui avait coutume de faire du dimanche un jour de travail, ne s’inquiétant ni du bien ni du mal, comme s’il n’y avait ni dieu ni diable. Où en est-il maintenant ? Eh bien, je l’ai moi-même vu, le dernier jour de marché, portant un panier d’oranges.

— Ah ! certainement, dit madame Poyser avec énergie, vous fabriquez un triste piège pour attraper le bonheur, si vous l’amorcez avec le péché. L’argent que vous gagnez ainsi fera probablement des trous dans vos poches. Je ne voudrais pas laisser à nos garçons une pièce de dix sous qui n’eût pas été gagnée honorablement. Et quant à ce qui est du temps, il y a quelqu’un là-haut qui le fait et à qui nous pouvons nous en remettre ; ce n’est rien en comparaison du tourment que donnent les servantes. »

Malgré l’interruption dans leur marche, l’excellente habitude qu’avait la pendule de madame Poyser de prendre du temps à l’avance les fit arriver au village un quart d’heure même avant le moment voulu, quoique presque tous ceux qui avaient l’intention de se rendre à l’église fussent déjà près des portes du cimetière. Les personnes restées à la maison étaient surtout des mères, comme Bess Timothée, qui se tenait devant sa porte, donnant le sein à son bambin avec le sentiment qu’ont toutes les femmes dans cette situation, qu’on ne peut rien exiger d’autre d’elles.

Ce n’était point tout à fait pour assister aux funérailles de Thias Bede que les hommes se tenaient près du cimetière si longtemps avant le service ; c’était leur habitude ordinaire. Les femmes, à la vérité, entraient communément sans arrêt dans le temple, et les fermières causaient entre elles à voix basse, par-dessus les dossiers élevés des bancs, au sujet de leurs maux et de l’insuccès complet des drogues du docteur, se recommandant le thé de dent de lion et autres spécifiques domestiques de beaucoup préférables ; au sujet des servantes et de leurs demandes exorbitantes quant aux gages qui augmentaient, tandis que la qualité de leurs services diminuait de jour en jour, et qu’à présent il n’y avait pas une fille à qui on pût se fier dès qu’on la perdait de vue ; au sujet du bas prix que M. Dingall, l’épicier de Treddleston, donnait du beurre, et des doutes que l’on pouvait avoir sur sa solvabilité, quoique madame Dingall fût une femme de sens, et toutes étaient fâchées pour elle, car elle était de bonne famille. Pendant ce temps, les hommes s’attardaient dehors et à peine, excepté les chanteurs, qui avaient à faire une répétition à demi voix, quelques-uns entraient-ils dans l’église avant que M. Irwine fût au pupitre. Ils ne voyaient aucune raison d’y aller d’avance ; qu’y feraient-ils, s’ils y étaient avant que le service commençât ? et ils ne comprenaient aucun pouvoir qui pût prendre en mauvaise part qu’ils restassent dehors à parler un peu des « affaires. »

Chad Cranage a l’air d’une nouvelle connaissance à faire aujourd’hui, car il a sa figure lavée, celle du dimanche, ce qui fait pleurer sa petite fille, qui le prend pour un étranger. Mais un œil expérimenté pouvait le reconnaître tout de suite pour le forgeron du village, en voyant l’humble déférence avec laquelle ce grand gaillard arrogant tirait son chapeau devant les fermiers. Chad avait coutume de dire qu’un ouvrier doit mettre un cierge devant le démon, personnage que l’on dit aussi noir qu’il l’était lui-même les jours de la semaine ; et par là il voulait dire ce qui, après tout, était plutôt bien que mal, que les hommes qui ont des chevaux à ferrer doivent être traités avec respect. Chad et les ouvriers de l’espèce la plus commune se tenaient éloignés de la fosse creusée sous l’aubépine blanche, où l’enterrement avait lieu ; mais Jim le Roux et quelques-uns des laboureurs formaient tout autour un groupe et restaient tête nue, comme amis de deuil de la mère et des fils. D’autres occupaient une position mixte, tantôt examinant le groupe vers la tombe, tantôt écoutant la conversation des fermiers qui formaient un rassemblement vers la porte de l’église, et ils furent rejoints alors par Martin Poyser, tandis que sa famille y entrait. En dehors de ce groupe se tenait M. Casson, l’aubergiste des Armes de Donnithorne, dans son attitude la plus apparente, c’est-à-dire avec l’index de la main droite passé entre les boutons de son gilet, la main gauche dans la poche de ses chausses et la tête penchée de côté, ayant tout à fait l’air d’un acteur à qui l’on n’a confié qu’un rôle monosyllabique, mais qui est certain que les auditeurs le reconnaissent comme le personnage le plus important. Curieux contraste avec le vieux Jonathan Burge, qui tenait ses mains derrière le dos, se penchait en avant, fatigué d’une toux asthmatique, et méprisant in petto tout savoir qui ne pouvait pas être converti en argent sonnant. La conversation se tenait ce jour-là à voix plus basse qu’à l’ordinaire, un peu dominée par celle de M. Irwine, qui lisait les dernières prières du service funèbre. Tous avaient eu leur mot de pitié pour le pauvre Thias ; mais maintenant ils avaient entamé le sujet plus intéressant de leurs propres griefs contre Satchell, le receveur du chevalier, qui jouait le rôle d’homme d’affaires, quand il n’était pas rempli par le vieux M. Donnithorne ; car ce gentilhomme avait la petitesse de recevoir lui-même ses rentes et de faire des marchés au sujet de son bois. L’objet de cette conversation était une raison de plus d’abaisser la voix, car Satchell lui-même pouvait d’un moment à l’autre arriver par le chemin pavé qui menait à la porte de l’église.

Ils se rangèrent tous de côté et se tinrent debout, chapeau bas, pendant que M. Irwine passa. Adam et Seth le suivaient, avec leur mère entre eux ; Josuah Rann avait les fonctions de fossoyeur chef aussi bien que celles de clerc de la paroisse, et n’était pas encore prêt à suivre le Recteur dans la sacristie. Mais il y eut une pause avant que les trois affligés n’arrivassent ; Lisbeth s’était retournée pour regarder encore une fois la fosse. Ah ! il n’y avait plus rien maintenant que l’aubépine blanche. Cependant elle pleurait moins ce jour-là qu’elle ne l’avait fait chaque jour depuis la mort de son mari ; il se mêlait à sa douleur le sentiment, rare chez elle, de sa propre importance ; elle avait un enterrement, M. Irwine faisait un service spécial pour son mari, et, de plus, elle savait qu’on chanterait pour lui le psaume funèbre. Elle sentit encore plus fortement ce calme quand elle s’approcha avec ses fils des portes de l’église et qu’elle vit les signes de tête d’amitié des gens de sa paroisse.

La mère et les fils passèrent dans l’église, où les retardataires les suivirent un à un, quoique quelques-uns restassent dehors, la vue de la voiture de M. Donnithorne, qui montait lentement la colline, les aidant peut-être à trouver qu’il n’était point nécessaire de se presser.

Mais bientôt éclata le son des bassons et des cors à clefs ; l’hymne du soir, qui ouvrait toujours le service, était commencé, et chacun maintenant devait entrer et prendre place.

Je ne pourrais dire que l’intérieur de l’église d’Hayslope fût remarquable par autre chose que l’ancienneté de ses bancs de chêne, de grands bancs carrés pour la plupart, rangés de chaque côté d’une nef étroite. Il était exempt, à la vérité, de ce défaut moderne des galeries. Les choristes avaient deux bancs étroits réservés au milieu de la rangée de droite, en sorte qu’il n’était pas difficile à Joshua Rann d’y prendre place comme basse principale, et de retourner à son pupitre quand le chant était fini. La chaise et le pupitre étaient d’un côté de l’arcade conduisant à la chapelle, qui avait aussi ses anciens bancs carrés pour la famille et les domestiques de M. Donnithorne. Cependant je puis vous assurer que ces bois gris avec ces murs de couleur terne donnaient un ton agréable à cet intérieur modeste, et s’accordaient très-bien avec ces visages rudes et ces gilets de couleurs éclatantes. Il y avait de belles touches carminées du côté de la chapelle, car la chaire et les places renfermées de M. Donnithorne avaient des coussins de drap cramoisi ; et pour achever le tableau, il y avait sur l’autel un tapis de même couleur, à rayons d’or brodés de la propre main de miss Lydia.

Même sans le drap cramoisi, l’effet devait être heureux et satisfaisant lorsque M. Irwine était au pupitre, jetant autour de lui des regards bienveillants sur cette simple congrégation, sur ces robustes vieillards aux genoux et aux épaules enroidis peut-être, mais ayant encore assez de force pour tailler les haies et étendre le chaume ; sur les charpentes vigoureuses et sur les rudes visages bronzés des tailleurs de pierres et charpentiers ; sur cette demi-douzaine de fermiers aisés, avec leurs familles aux joues de pomme ; et sur les vieilles femmes proprement mises, pour la plupart femmes de laboureurs, dont le bonnet blanc de neige se laissait voir sous leurs chapeaux noirs, montrant leurs bras desséchés, nus depuis le coude, croisés sur l’estomac. Aucune des personnes âgées ne tenait de livres : pourquoi l’auraient-elles fait ? Pas une ne savait lire. Mais elles savaient par cœur quelques bonnes paroles, et leurs lèvres flétries se remuaient de temps en temps en silence, et suivaient le service sans comprendre très-clairement, il est vrai, mais avec une foi simple dans son efficace pour éloigner le mal et attirer la bénédiction. Maintenant tous les visages étaient visibles, car tout le monde était debout, les petits enfants sur les bancs cherchant à voir par-dessus les dossiers gris, tandis que l’hymne du soir du bon vieux évêque Ken se chantait sur un de ces rhythmes vifs de psaumes qui ont disparu avec la dernière génération de recteurs et de clercs de paroisse, directeurs de chœurs. Les mélodies ont disparu, comme la flûte de Pan, en même temps que les oreilles qui les aimaient et les écoutaient. Adam n’était pas ce jour-là à sa place ordinaire au milieu des chanteurs, mais assis avec sa mère et Seth ; il remarqua avec surprise que Bartle Massey était absent aussi ; ce qui n’était que plus agréable à M. Joshua Rann, qui donnait ses notes de basse avec une satisfaction peu ordinaire, et mettait un degré de sévérité de plus dans les regards qu’il lançait par-dessus ses lunettes au sectaire Will Maskery.

Je vous prie de vous figurer M. Irwine examinant son entourage ; son ample surplis blanc qui lui seyait si bien, ses cheveux poudrés repoussés en arrière, son riche teint brun, ses narines et sa lèvre supérieure fortement dessinées ; il y avait certainement de la vertu dans cette expression fière et bienveillante, comme il s’en trouve dans tout visage humain d’où rayonne une âme généreuse. Et sur tout cela jouaient les délicieux rayons du soleil de juin au travers des vieilles fenêtres, dont les tons variés de rouge, jaune et bleu, jetaient d’agréables teintes sur le mur opposé.

Je crois que lorsque M. Irwine regarda autour de lui ce jour-là, ses yeux s’arrêtèrent un instant de plus que de coutume sur le banc occupé par Martin Poyser et sa famille. Il y eut aussi une autre paire d’yeux noirs qui trouvèrent impossible de ne pas s’égarer de ce côté, et s’arrêter sur une figure rose et blanche. Mais pour le moment Hetty ne remarquait rien : elle était absorbée par la pensée que bientôt Arthur Donnithorne entrerait dans l’église, car la voiture devait certainement être à la porte en cet instant. Elle ne l’avait pas revu depuis qu’ils s’étaient séparés dans le bois, le jeudi soir ; comme le temps lui avait paru long ! Les choses avaient cheminé comme toujours depuis ce soir-là ; les merveilles de ce jour n’avaient apporté aucun changement après elles ; elles étaient déjà comme un songe. Lorsqu’elle entendit la porte s’ouvrir, son cœur battit tellement qu’elle n’osa pas regarder. Elle sentit que sa tante saluait ; elle s’inclina aussi. Ce devait être le vieux M. Donnithorne, il entrait toujours le premier, ce petit vieillard ridé, épiant autour de lui avec des regards de myope les saluts et les révérences de la congrégation ; puis elle sentit que miss Lydia passait, et quoique Hetty aimât excessivement à regarder son petit chapeau à la mode, avec la petite bordure de roses à l’entour, elle n’y pensa pas ce jour-là. Mais il n’y avait plus de salutations, non, il n’était pas venu ; elle sentit positivement que rien ne passait plus devant la porte du banc que le chapeau noir de la femme de charge, et le superbe chapeau de paille de la femme de chambre qui avait une fois été celui de miss Lydia, puis ensuite les têtes poudrées du sommelier et du laquais. Non, il n’était pas là ; cependant elle pouvait se tromper ; car, après tout, elle n’avait pas regardé. Elle releva les paupières et jeta un regard timide du côté du banc dans la chapelle : il n’y avait là que le vieux M. Donnithorne, qui frottait ses lunettes avec son mouchoir blanc, et miss Lydia qui ouvrait son gros livre de prières, doré sur tranches. Ce triste désappointement était trop fort pour le supporter ; elle se sentit pâlir, ses lèvres tremblaient ; elle était près de pleurer. Oh, que devait-elle faire ? Chacun en connaîtrait la raison ; on saurait qu’elle pleurait parce qu’Arthur n’était pas là. Et M. Craig, avec sa magnifique fleur de serre à la boutonnière, la regardait fixement, sans doute. Il se passa longtemps avant que la confession générale commençât et qu’elle pût s’agenouiller. Alors tombèrent deux grosses larmes ; mais personne que l’excellente Molly ne put les voir, parce qu’elle était à genoux derrière son oncle et sa tante, aussi agenouillés. Molly, incapable d’imaginer quelque cause de larmes à l’église autre qu’un évanouissement, qu’elle connaissait par tradition, sortit de sa poche une curieuse petite bouteille à senteur, bleue et plate, et après beaucoup de travail pour en sortir le bouchon, en plaça l’étroit goulot sous les narines d’Hetty. « Ça n’a point d’odeur, » lui dit-elle à voix basse, pensant que c’était un grand avantage qu’avaient les vieux sels sur les nouveaux, et qu’ils faisaient du bien sans piquer le nez. Hetty repoussa la bouteille d’un air d’humeur ; mais ce petit éclair de colère fit ce que les sels n’auraient pu faire, cela lui permit d’essuyer les traces de ses larmes, et de faire tous ses efforts pour n’en pas verser d’autres. Hetty avait une certaine force venant de son petit caractère vaniteux ; elle aurait tout supporté plutôt que de souffrir qu’on se moquât d’elle, ou d’être le but de quelque autre sentiment que l’admiration ; elle aurait enfoncé ses ongles dans ses chairs délicates plutôt que de laisser connaître aux autres un secret qu’elle voulait garder.

Que de fluctuations dans ses pensées et ses sentiments bouleversés, pendant que M. Irwine prononçait la solennelle absolution à ses sourdes oreilles, et pendant toutes les invocations qui suivirent ! La colère était très-près du désappointement, et gagna bientôt la victoire sur les conjectures que sa petite ingénuité inventait pour se rendre compte de l’absence d’Arthur, supposant qu’il désirait certainement venir, et qu’il désirait surtout la voir encore. Lorsqu’elle se releva machinalement, parce que les autres le faisaient, les couleurs étaient revenues à ses joues, même plus vives, car elle composait en elle-même des petits discours d’indignation, se disant qu’elle haïssait Arthur, puisqu’il lui faisait ce chagrin ; qu’elle voudrait qu’il souffrît aussi. Cependant, tandis que ce tumulte égoïste se passait dans son esprit, ses yeux étaient baissés sur son livre de prières, et ses paupières avec leur frange foncée paraissaient aussi charmantes que jamais. Adam Bede le pensa ainsi, quand il la regarda un instant en se relevant de sa génuflexion.

Mais les pensées d’Adam au sujet d’Hetty ne le rendaient point sourd aux saintes paroles ; elles se mêlaient plutôt avec tous les autres sentiments profonds auxquels le service religieux de ce jour servait pour lui de véhicule, comme une vague conscience de notre passé et de ce que nous espérons pour notre avenir se mêle à nos moments de vive émotion. Pour Adam, le service religieux était le meilleur moyen qu’il pût trouver d’unir les regrets, les désirs et la résignation ; la prière intime et les actions de grâces. Les répons et le rhythme connus des oraisons semblaient parler à son cœur mieux qu’aucune autre forme de service religieux n’eût pu le faire ; comme à ces premiers chrétiens qui avaient dès leur enfance adoré le Seigneur dans des catacombes, la lueur des torches et les ombres devaient paraître rapprocher bien plus de la Divinité, que la païenne lumière du jour. Le secret de nos émotions ne gît jamais dans leur objet seul, mais dans ses relations subtiles avec notre passé : il n’est pas surprenant qu’il échappe à un observateur sans sympathie, qui ferait aussi bien de mettre ses lunettes pour distinguer des parfums.

Mais il y avait une raison pour laquelle le premier venu aurait trouvé le service dans l’église d’Hayslope plus impressionnant que dans la plupart des autres villages retirés du royaume, — une raison de laquelle je suis sûr que vous n’avez pas le plus léger soupçon. C’était la manière de lire de notre ami Joshua Rann. Comment ce bon cordonnier avait-il appris à lire ainsi, cela restait un mystère même pour ses plus intimes connaissances. Je crois que c’était un don qu’il tenait de la nature, qui avait versé un peu de musique dans son âme bornée, comme on sait qu’elle l’a souvent fait auparavant pour d’autres esprits étroits. Elle lui avait donné une belle voix de basse et une oreille musicale ; mais je ne puis dire positivement si cela aurait suffi pour lui inspirer cette riche modulation dans sa manière de lire les répons. Comme il passait habilement d’une imposante et profonde note à une mélancolique cadence se prolongeant à la fin du dernier mot en une sorte de douce sonorité, semblable aux vibrations langoureuses d’un excellent violoncelle ; je ne saurais comparer cette puissante et calme mélancolie qu’à la course impétueuse puis ralentie du vent à travers les feuillages d’automne. Cela peut paraître singulier de parler ainsi de la lecture d’un clerc de paroisse, — un homme en lunettes rouillées, à cheveux aplatis, l’occiput développé et le sommet de la tête proéminent. Mais la nature fait ainsi ; elle permettra qu’un monsieur d’une superbe physionomie et à inspirations poétiques chante déplorablement faux sans lui en donner le plus léger avertissement, et elle aura soin que quelque individu à front étroit, qui entonne une ballade dans le coin de quelque taverne chante aussi juste que le ferait un oiseau.

Joshua lui-même était moins fier de sa lecture que de son chant, et c’était toujours avec le sentiment d’une grave importance qu’il passait du pupitre au chœur. De plus, ce jour était une occasion spéciale ; car un vieillard, connu familièrement de tous les paroissiens, était mort d’une terrible manière, — hors de son lit, circonstance des plus pénibles à l’esprit du paysan, — et maintenant il s’agissait de chanter à sa mémoire le psaume funèbre. Puis, Bartle Massey n’était pas à l’église, et l’importance de Joshua dans le chœur ne serait nullement éclipsée. C’était un chant solennel dans le ton mineur. Les anciens psaumes renferment des passages lamentables, et les mots :

Tu nous balayes comme l’inondation,
Nous disparaissons comme des songes.

semblaient avoir une application plus directe qu’à l’ordinaire, dans la mort du pauvre Thias. La mère et les fils écoutaient, chacun avec des sentiments particuliers. Lisbeth avait la croyance vague que le psaume faisait du bien à son mari ; il rentrait dans cet ensevelissement convenable, dont elle pensait qu’elle aurait été beaucoup plus coupable de le priver que de lui avoir causé bien des chagrins tandis qu’il vivait. Plus on parlait au sujet de son mari, plus on faisait pour lui, et mieux il s’en trouvait certainement. C’était la manière aveugle de sentir de la pauvre Lisbeth. Seth, qui était facilement touché, versait des larmes et tâchait de se rappeler, comme il l’avait fait continuellement depuis la mort de son père, tout ce qu’il avait entendu sur la possibilité que le repentir, au dernier moment, pût obtenir le pardon et la réconciliation ; car n’était-il pas écrit, dans le psaume même que l’on chantait, que les voies de Dieu n’étaient pas mesurées et circonscrites par le temps ? Adam n’avait jamais été auparavant dans l’impossibilité de se joindre au chant d’un psaume. Il avait supporté assez de chagrins et d’ennuis depuis sa jeunesse ; mais ceci était la première douleur qui eût étouffé sa voix, et pourtant il était délivré de la principale source de ses ennuis et de ses chagrins passés. Mais il n’avait pas pu presser la main de son père avant cette séparation et lui dire : « Père, vous savez que tout allait bien entre nous ; je n’ai jamais oublié tout ce que vous avez fait pour moi quand j’étais jeune garçon ; pardonnez-moi si j’ai été quelquefois trop vif et impétueux ! » Adam pensait peu ce jour-là à tout le rude labeur et aux gains qu’il avait consacrés à son père ; ses réflexions roulaient entièrement sur ce qu’était le vieillard dans ces moments d’humiliation où il baissait la tête devant les reproches de son fils. Quand notre colère rencontre pour la supporter un silence humble et résigné, nous sommes portés à douter de notre propre générosité, sinon de notre justice ; combien plus encore, lorsque l’objet de ces colères est entré dans le silence éternel, et que nous avons vu ses traits pour la dernière fois avec le calme de la mort !

« Ah ! j’ai toujours été trop rude, se disait Adam à lui-même. C’est un triste défaut que j’ai d’être si emporté et si impatient avec les gens qui agissent mal, et que mon cœur se ferme pour eux de manière à ce que je ne puisse leur pardonner. Je vois bien clairement qu’il y a plus d’orgueil que d’amour en moi ; car j’aurais bien plus facilement donné des milliers de coups de marteau pour aider mon père plutôt que de me décider à lui dire un mot de tendresse. Et il y a encore de l’orgueil dans ce travail, car le diable met son doigt dans ce que nous appelons nos devoirs aussi bien que dans nos manquements. Il se peut bien que ce que j’ai fait de mieux dans ma vie soit ce qui m’était le plus facile. J’ai toujours préféré travailler à rester tranquillement assis ; mais l’ouvrage vraiment difficile pour moi serait de dominer ma propre volonté et mon caractère, et de combattre résolument mon orgueil. Il me semble maintenant que, si je devais retrouver le père à la maison ce soir, je me conduirais autrement. Mais comment le savoir ; — peut-être que rien n’est pour nous une meilleure leçon que ce qui arrive trop tard. Il serait bon de penser que la vie est un calcul que nous ne pouvons faire deux fois ; il n’est pas plus facile de réparer le mal que de corriger une soustraction fausse en faisant une addition juste. »

C’était la direction dominante des pensées d’Adam depuis la mort de son père, et la solennelle tristesse du psaume funèbre leur donnait une plus grande éloquence. Il en fut de même du sermon, que M. Irwine avait composé en vue des funérailles de Thias. Il traita brièvement et simplement le texte : « Au milieu de la vie nous sommes dans la mort, » — comme quoi le moment présent est tout ce que nous avons pour accomplir dans la famille les œuvres de miséricorde, de bon exemple et de tendresse. De très-vieilles vérités, sans doute, — mais ce que nous appelons ainsi prend un caractère très-alarmant pour nous la semaine où nous avons vu l’empreinte de la mort sur les traits d’une personne qui a vécu à nos côtés.

Puis vint le moment de la bénédiction finale, où les paroles à jamais sublimes : « La paix de Dieu qui passe toute compréhension… » semblaient se fondre avec la calme lumière du soleil du soir tombant sur les têtes inclinées. Après, tous se levèrent tranquillement, les mères attachant les chapeaux des petites filles qui avaient dormi pendant le sermon, les pères rassemblant les livres de prières, jusqu’à ce que chacun fût sorti par la vieille arcade. Alors commencèrent les causeries de voisinage, les politesses simples, les invitations à prendre le thé ; car le dimanche chacun était prêt à recevoir un hôte, — c’était le jour où tous devaient avoir leurs plus beaux habits et leur plus belle humeur.

M. et madame Poyser s’arrêtèrent une minute à la porte de l’église : ils attendaient le passage d’Adam, et n’auraient point été satisfaits de partir sans avoir dit un mot bienveillant à la veuve et à ses fils.

« Eh bien, madame Bede, dit madame Poyser comme elles marchaient ensemble, il vous faut prendre courage ; les maris et les femmes doivent être satisfaits quand ils ont assez vécu ensemble pour élever leurs enfants et voir blanchir leurs cheveux à l’un et à l’autre.

— Oui, dit M. Poyser ; comme cela ils sont sûrs de n’a voir pas longtemps à s’attendre. Vous avez deux des garçons les mieux taillés du pays ; c’est bien naturel, car je me rappelle le pauvre Thias comme le plus bel homme à larges épaules qu’on pût voir ; et pour vous, madame Bede, vous avez la taille aussi droite que plus de la moitié des jeunes femmes d’à présent.

— Eh ! dit Lisbeth, c’est un triste avantage pour un plat de durer longtemps quand il est cassé en deux. Plus vite je serai sous l’aubépine, mieux ce sera. Je ne suis utile à personne à présent. »

Adam ne relevait jamais ces petites plaintes injustes de sa mère ; mais Seth dit : « Non, mère, ne dis pas cela. Tes fils ne trouveraient jamais une autre mère.

— C’est vrai, garçon, c’est vrai, dit M. Poyser, et c’est mal à nous de donner cours à notre chagrin, madame Bede, car c’est faire comme les enfants qui crient quand père ou mère leur ôtent quelque chose. Celui qui est en haut sait mieux ce qui nous convient.

— Ah ! dit madame Poyser, c’est un tort de toujours mettre les morts au-dessus des vivants. Nous devons tous mourir un jour, à ce que je pense ; il serait mieux que les gens voulussent bien nous estimer avant, au lieu d’attendre que nous soyons partis. Ça ne fait pas grand bien d’arroser la récolte de l’année précédente.

— Eh bien, Adam, dit M. Poyser sentant que les paroles de sa femme étaient, comme à l’ordinaire, plus tranchantes que consolantes, et qu’il était mieux de changer de sujet, vous allez revenir nous voir à présent, j’espère. Je n’ai pas eu de causerie avec vous depuis longtemps, et la dame que voilà aimerait que vous vissiez ce qu’on pourrait faire à son meilleur rouet, qui est cassé ; ce sera un joli ouvrage que de le raccommoder ; il faudra sans doute tourner quelques pièces. Vous viendrez aussitôt que vous pourrez, maintenant, voulez-vous ? »

M. Poyser s’arrêtait et regardait autour de lui tout en parlant, comme pour voir où était Hetty, car les enfants couraient en avant. Hetty n’était point seule, et, de plus, elle avait autour d’elle plus de rose et de blanc que jamais, car elle tenait à la main l’étonnante fleur de serre portant un nom très-long, un nom écossais, pensait-elle, puisqu’on disait que M. Craig le jardinier était Écossais. Adam saisit aussi l’occasion de regarder autour de lui ; et je suis sûr que vous ne lui demanderez pas s’il éprouva quelque contrariété en remarquant une expression dédaigneuse sur le visage d’Hetty, pendant qu’elle écoutait les petits propos du jardinier. Pourtant, dans le secret de son cœur, elle était bien aise de l’avoir à ses côtés, car il lui dirait peut-être comment il se faisait qu’Arthur ne fût pas à l’église, non qu’elle voulût lui faire cette question, mais parce qu’elle espérait l’apprendre occasionnellement. M. Craig, comme homme supérieur, aimait beaucoup à donner des informations.

M. Craig ne se doutait jamais que sa conversation et ses avances pussent être reçues froidement. Il était de tempérament calme ; il se trouvait déjà dans sa dixième année d’hésitation sur les avantages relatifs du mariage et du célibat. Il est vrai que, de temps en temps, quand il était un peu échauffé par un verre de grog de trop, on l’avait entendu dire d’Hetty que « cette fillette était assez bien, et qu’un homme pourrait plus mal faire ; » mais à table les hommes sont sujets à s’exprimer librement.

Martin Poyser avait de l’estime pour M. Craig, cet homme qui connaissait son affaire ; mais il était moins en faveur auprès de madame Poyser, qui avait plus d’une fois dit à son mari en confidence : « Vous aimez M. Craig, mais pour ma part je trouve qu’il ressemble tout à fait à un coq qui pense que le soleil se lève exprès pour l’entendre chanter. » Au reste, M. Craig était excellent jardinier, et n’avait point sans quelques raisons une si bonne opinion de lui-même. Il portait les épaules hautes et avait les pommettes saillantes, penchait un peu la tête en avant, tandis qu’il marchait les mains dans ses poches. Je crois que ses ancêtres seulement avaient l’avantage d’être Écossais, et non ceux qui l’avaient fait croître, car, excepté un accent un peu plus prononcé, sa manière de parler différait peu de celle des gens du Loamshire. Mais un jardinier est Écossais comme un maître de français est Parisien.

« Eh bien, monsieur Poyser, dit-il avant que le bon et lent fermier eût eu le temps de lui parler, vous ne rentrerez pas votre foin demain, je crois ; le baromètre est à variable, et je vous donne ma parole que nous aurons encore de l’eau avant les vingt-quatre heures. Vous voyez ce nuage bleu foncé là-bas sur l’horézon, vous savez ce que je veux dire par l’horézon, là où la terre et le ciel ont l’air de se toucher.

— Oui, oui, je vois le nuage, dit M. Poyser, raison ou non raison. Il est justement sur la jachère de Mike Holdsworth, et c’est une sale jachère.

— Bon, remarquez bien ce que je dis, c’est que ce nuage va s’étendre sur tout le ciel presque aussi vite que vous étendriez une tente sur une meule de foin. C’est une belle chose que d’avoir étudié l’apparence des nuages. Le ciel vous bénisse ! les almanachs métrologiques ne peuvent rien m’apprendre ; mais il y a une fameuse manière de connaître les choses que je pourrais leur montrer s’ils venaient me le demander. Et comment vous portez-vous, vous madame Poyser ? Vous pensez à cueillir bientôt les groseilles, je suppose. Vous ferez très-bien de les cueillir avant qu’elles soient trop mûres, avec un temps comme celui que nous pouvons prévoir. Comment vous va, madame Bede ? continua M. Craig sans s’arrêter, saluant en même temps de la tête Adam et Seth. J’espère que vous avez trouvé bons les épinards et les groseilles à épines que j’ai envoyé Chester vous porter l’autre jour ? Si vous avez besoin de légumes pendant que vous êtes dans la peine, vous savez où il faut venir. On sait bien que je ne donne pas au dehors ce qui ne m’appartient pas ; mais lorsque j’ai fourni la maison, le jardin est ma propre espéculation, et ce n’est pas facilement que le chevalier trouverait un autre homme capable de l’entreprise, encore faudrait-il qu’il voulût la faire. Il faut que je fasse joliment bien mes calculations, je vous en réponds, pour être sûr de retrouver l’argent que je paye au chevalier. Je voudrais bien savoir quelqu’un de ces gaillards qui font les almanachs qui pût regarder aussi loin devant son nez que je suis obligé de le faire chaque année qui vient.

— Ils voient joliment loin tout de même, dit M. Poyser en tournant la tête de côté et parlant presque d’un ton d’humilité respectueuse. Par exemple, qu’est-ce qui aurait pu devenir plus vrai que ce coq avec de grands éperons, qui a la tête abattue par une ancre et le feu des vaisseaux derrière ? Pourtant ce tableau était fait avant Noël, et cependant il est devenu aussi vrai que la Bible. Car le coq c’est la France, et l’ancre c’est Nelson, et ils nous ont dit tout ça avant Noël.

— Bah ! bah ! dit M. Craig. Un homme n’a pas besoin de voir bien loin pour savoir que l’Anglais battra le Français. Je sais de bonne autorité que c’est un très-grand Français que celui qui a cinq pieds de haut, et qu’ils vivent surtout de viande à la cuiller. J’ai connu un homme dont le père connaissait particulièrement les Français. J’aimerais à savoir ce que ces cigales pourraient faire contre d’aussi beaux hommes que notre jeune capitaine Arthur ? Mais ça étonnerait ces gens rien que de le voir ; son bras est plus gros que le corps de l’un d’eux, j’en suis sûr, car ils se serrent dans des corsets, et ça leur est bien facile, puisqu’il n’y a rien au dedans d’eux.

— Où est le capitaine, qu’il n’était pas à l’église aujourd’hui ? dit Adam. Je lui ai parlé vendredi, et il ne m’a pas dit qu’il dût partir.

— Oh, il est seulement allé à Eagledale pour un peu pêcher ; je pense qu’il sera de retour d’ici à peu de jours, car il doit assister aux arrangements et à tous les préparatifs pour le jour de sa majorité, le 30 juillet. Mais il aime bien à s’absenter un peu de temps en temps. Le vieux chevalier et lui se conviennent comme la gelée et les fleurs. »

M. Craig sourit et cligna lentement les yeux en faisant cette dernière observation ; ce sujet ne fut pas traité avec plus de développement, car ils avaient atteint le tournant de la route où Adam et ses compagnons devaient se dire adieu. Le jardinier, aussi, aurait dû tourner dans cette même direction, s’il n’avait pas accepté l’offre de M. Poyser de prendre le thé. Madame Poyser se joignit convenablement à cette invitation, car elle aurait considéré comme profondément honteux de ne pas accueillir ses voisins dans sa maison : son bon ou son mauvais vouloir personnels pour les gens ne devant nullement gêner cet usage sacré. De plus, M. Craig avait toujours été rempli de politesse pour la famille de la Grand’Ferme, et madame Poyser avait bien soin de déclarer qu’elle n’avait rien contre lui, seulement que c’était dommage qu’on ne pût pas le tailler à nouveau et différemment.

Par conséquent, Adam et Seth avec leur mère descendirent dans le vallon et retournèrent à la vieille maison, où un triste souvenir avait pris la place d’une longue inquiétude ; où Adam n’aurait plus en rentrant à demander : « Où est le père ? »

L’autre famille, en compagnie de M. Craig, retourna à la confortable salle de la Grand’Ferme, tous avec l’esprit tranquille, excepté Hetty, qui savait maintenant où Arthur était allé, mais n’en était que plus perplexe et inquiète. Car il semblait que, son absence étant tout à fait volontaire, il aurait pu ne pas aller ; il ne serait pas parti s’il avait désiré la voir. Elle sentait péniblement que rien ne pourrait lui être agréable à l’avenir, si sa vision de jeudi soir ne s’accomplissait pas ; et, en ce triste moment de déception et de doute glacial, elle recherchait, avec cette agitation inquiète qu’on peut appeler le mal croissant de la passion, la possibilité de se retrouver auprès d’Arthur, de rencontrer encore son regard aimant, et d’entendre ses douces paroles.