Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome Ip. 220-232).

LIVRE DEUXIÈME


CHAPITRE XVII

où l’histoire s’arrête un peu

Le Recteur de Broxton n’est guère meilleur qu’un païen ! entends-je dire à une de mes lectrices. Comme il eût été plus édifiant de lui faire donner à Arthur quelque bon conseil spirituel ! Vous auriez pu placer dans sa bouche de belles choses, cela aurait valu la lecture d’un sermon.

— Certainement je l’aurais pu, ma belle lectrice, si j’étais un habile romancier, point obligé de s’attacher servilement à la nature et aux faits, mais capable de représenter les choses comme elles n’ont jamais été et ne seront jamais. Alors mes personnages seraient entièrement de mon propre choix, et j’aurais pu prendre le type le plus habituel du ministre, mettre en toute occasion dans sa bouche mes admirables opinions personnelles. Mais vous avez dû vous apercevoir depuis longtemps que je n’ai point une vocation aussi élevée, et que je n’aspire qu’à représenter fidèlement les hommes et les choses qui se sont reflétés dans mon esprit. Le miroir est doublement défectueux ; les contours y seront quelquefois faussés ; l’image faible ou confuse ; mais je me crois tenu de vous montrer aussi précisément que je le puis quel est ce reflet, comme si j’étais sur le banc des témoins, faisant ma déposition sous serment.

Il y a soixante ans, — c’est un temps bien éloigné, — il n’est pas étonnant que les choses aient changé, les ministres n’avaient pas tous du zèle ; en vérité on peut raisonnablement croire que le nombre de ceux qui en montraient est restreint, et il est probable que si un membre de cette petite minorité avait été le titulaire des cures de Broxton et de Hayslope en l’année 1799, vous ne l’auriez pas mieux aimé que vous n’aimez M. Irwine. Il y a dix à parier contre un que vous auriez trouvé que c’était un homme sans goût, indiscret et méthodiste. Il est si rare de rencontrer ce juste milieu que réclament nos opinions éclairées et notre goût raffiné ! Peut-être direz-vous : Arrangez un peu les faits alors, pour qu’ils concordent mieux avec ces vues correctes que nous avons le privilège de posséder. Le monde n’est pas tout à fait ce que nous voudrions ; donnez-y quelques retouches de bon goût, et faites qu’on ne le trouve pas une chose si mélangée et si embrouillée. Que tous ceux qui ont des opinions irréprochables agissent en conséquence. Que vos caractères les plus vicieux soient toujours coupables, et que les vertueux agissent toujours vertueusement. De cette manière nous verrons au premier coup d’œil les gens et les choses que nous devons condamner. Alors il nous sera permis d’admirer sans altérer en rien nos idées préconçues ; nous pourrons haïr et mépriser avec ce plaisir délectable qui est le propre d’une confiance justifiée.

— Mais, ma chère amie, que ferez-vous donc de ce paroissien qui contredit votre mari dans la sacristie ? de ce nouveau vicaire dont vous trouvez la manière de prêcher désagréable et au dessous de celle de son prédécesseur ? de cette honnête domestique qui tourmente votre âme par les manquements de la sienne ? de votre voisine, mademoiselle Green, qui a été vraiment très-bonne pour vous pendant votre dernière maladie, mais qui a dit de vous plusieurs méchancetés depuis votre convalescence ? bien plus, de votre mari lui-même, qui a plusieurs habitudes irritantes, outre celle de ne pas s’essuyer les pieds. Tous ces mortels, vos semblables, doivent être acceptés tels qu’ils sont ; et ce sont ces gens, au milieu desquels votre vie se passe, qu’il faut que vous sachiez tolérer, plaindre et aimer. Ce sont ces gens plus ou moins laids, sans esprit, insociables, dont il faut être capable d’admirer les bons mouvements, en faveur desquels vous devez charitablement toujours espérer. Je ne voudrais pas, même si j’en avais le choix, être l’habile romancier qui pourrait créer un monde tellement supérieur à celui où nous nous levons le matin pour nous livrer à nos travaux journaliers, que vous en viendriez peut-être à regarder d’un œil dur et froid les routes poudreuses et les champs d’un vert ordinaire ; ces hommes et ces femmes réellement existants, qui peuvent être glacés par votre indifférence ou souffrir de vos préjugés, qui peuvent être réjouis et encouragés par votre sympathie, votre support, vos bons conseils, votre justice équitable.

Aussi je me contente de raconter cette simple histoire, sans essayer de faire paraître les choses meilleures qu’elles n’étaient ; ne craignant rien, si ce n’est le faux, qui, en dépit de nos meilleurs efforts est toujours à redouter. L’erreur est si aisée, la vérité si difficile ! Le crayon se prête avec la plus agréable facilité à dessiner un griffon ; plus longues sont les griffes et plus grandes sont les ailes, mieux cela vaut ; mais cette merveilleuse facilité que nous prenions pour du génie est sujette à nous abandonner dès que nous voulons dessiner sans exagération un lion véritable. Examinez bien vos paroles, et vous trouverez que, lors même que vous n’avez aucun motif d’être faux, il est très-difficile de dire l’exacte vérité, même à l’égard de vos sentiments immédiats, beaucoup plus difficile que de dire à leur sujet quelque chose de beau qui n’est pas positivement vrai.

— C’est pour cette rare et précieuse qualité de vérité que je prends tant de plaisir à plusieurs de ces peintures hollandaises que méprisent les gens à esprit supérieur. Je trouve une source de délicieuse sympathie dans les représentations fidèles d’une monotone existence intérieure, qui a été le sort d’un bien plus grand nombre de mes semblables plutôt qu’une vie de grandeur ou d’indigence absolue, ou de souffrances tragiques, ou d’actions éclatantes. Je passe sans hésiter de l’auréole des anges, des prophètes, des sibylles, des héros militaires à une vieille femme penchée sur son pot à fleurs, ou faisant un repas solitaire, tandis que la lumière du jour, adoucie peut-être par un écran de feuillage, tombe sur son béguin et frappe le bord de son rouet, sa cruche de terre, et tous ces objets de bas prix qui sont pour elle les précieuses nécessités de la vie ; je suis aussi attiré par cette noce de village, renfermée entre quatre murs noircis, où un lourdaud de marié ouvre le bal avec une mariée aux épaules remontantes et à large face ; tandis que des amis vieux ou d’âge mûr, aux traits peu réguliers, les regardent cependant avec une indubitable expression de contentement et de bienveillance. Pouah ! dit mon ami l’idéaliste, quels détails vulgaires ! À quoi bon prendre tant de peine pour reproduire la ressemblance exacte de vieilles femmes et de lourdauds ? Quel bas échelon de l’existence ! que ces gens sont grossiers et laids !

— Mais, grâce à Dieu, il est des choses qu’on peut aimer, quoiqu’elles ne soient pas précisément belles, j’espère ! Je ne suis pas du tout sûr que la majorité de la race humaine ne soit pas laide ; et même parmi ces seigneurs de leur espèce, les habitants de la Grande-Bretagne, les figures trapues, les nez mal dessinés et les peaux brunes ne sont pas des exceptions rares. Pourtant il y a beaucoup de tendresse et d’affection dans nos familles. J’ai un ou deux amis dont le genre de traits est tel, que la boucle d’Apollon sur le haut de leur front serait dérisoire ; cependant, à ma connaissance certaine, de tendres cœurs ont battu pour eux, et leurs portraits, peu jolis quoique flattés, sont baisés en secret par des lèvres maternelles. J’ai vu plus d’une excellente matrone, qui dans ses jeunes années n’avait jamais pu être belle, avoir dans un tiroir secret un vieux paquet de lettres d’amour, et dont les doux enfants couvraient de baisers les pâles joues. Je crois qu’il y a eu bon nombre de jeunes héros, de taille moyenne et barbe rare, qui se croyaient dans l’impossibilité de jamais aimer quelque chose de moins qu’une Diane, et qui pourtant se sont, au milieu de leur vie, trouvés unis avec une femme quelque peu difforme. Oui ! Dieu merci, l’amour humain est comme les puissantes rivières qui fécondent la terre ; il n’attend pas la beauté, il s’élance avec une force irrésistible et la porte avec lui.

Honneur et respect à la perfection divine de la forme. Recherchons-la autant que possible chez les hommes, les femmes et les enfants, dans nos jardins et nos demeures. Mais sachons aussi aimer cette autre beauté qui ne réside point dans les secrets de la proportion, mais dans ceux d’une profonde sympathie humaine. Peignez, si vous le voulez, un ange à la robe violette et au visage éclatant de lumière céleste ; peignez encore plus souvent une madone à douce figure levée vers le ciel, étendant les bras pour recevoir la gloire divine ; mais ne nous imposez aucune règle esthétique qui doive bannir des régions de l’art ces vieilles femmes préparant des carottes de leurs mains desséchées, ces lourds danseurs faisant fête dans une taverne enfumée ; ces dos arrondis, ces visages simples et halés qui se sont courbés sur la bêche et ont supporté le rude travail de ce monde ; ces intérieurs avec leurs plats d’étain, leurs cruches brunes, leurs chiens au poil grossier et leurs chaînes d’oignons. Il se trouve tant de ces gens communs et grossiers, dont la vie n’offre aucune infortune sentimentalement pittoresque ! Il est nécessaire que nous nous rappelions leur existence, autrement nous pourrions en venir à les laisser tout à fait en dehors de notre religion et de notre philosophie, et établir des théories si élevées qu’elles ne s’adapteraient qu’à un monde exceptionnel. Que la peinture, en conséquence, nous les rappelle toujours ; ayons constamment des hommes prêts à donner, avec amour, le travail de leur vie à la représentation fidèle des choses simples, des hommes qui sachent voir la beauté des objets ordinaires, et trouvent leur bonheur à montrer comment la lumière des cieux prend plaisir à les éclairer. Il y a peu de prophètes dans le monde, peu de femmes d’une beauté sublime, peu de héros. Je ne puis parvenir à donner tout mon amour et tout mon respect à de telles raretés. J’ai besoin d’une partie de ces sentiments pour mes semblables de chaque jour, surtout pour le petit nombre de ceux qui forment pour moi le premier plan de cette grande multitude, ceux dont je connais le visage, dont je serre la main et auxquels je dois céder le pas avec une bienveillante politesse. Les pittoresques lazzaroni ou les criminels dramatiques ne se rencontrent pas si fréquemment que notre laboureur ordinaire qui gagne honorablement son pain et le mange prosaïquement avec son couteau de poche. Il est plus nécessaire qu’une fibre sympathique me relie à ce citoyen vulgaire qui pèse mon sucre, en cravate mal assortie à son gilet, qu’avec ce superbe scélérat en écharpe rouge et plumes vertes ; je préfère que mon cœur se gonfle de tendre admiration pour quelque trait d’aimable bonté des gens médiocres qui prennent place à mon foyer, ou du modeste ministre de ma paroisse, quoiqu’il ne soit pas un Oberlin ou un Tillotson, que pour les hauts faits de héros que je ne connais que par ouï-dire, ou pour le plus admirable composé de grâces cléricales qui ait jamais été conçu par un habile romancier.

Et maintenant je reviens à M. Irwine, pour lequel je vous prie d’avoir une charité parfaite, quelque éloigné qu’il soit de répondre à ce que vous attendez du caractère ecclésiastique. Peut-être pensez-vous qu’il n’était pas, comme il aurait dû l’être, la vivante démonstration des bienfaits attachés à une église nationale ? Mais je ne suis point sûr de cela ; je sais, tout au moins, que les gens de Broxton et d’Hayslope eussent été très-fâchés de se séparer de leur pasteur, et que la plupart des visages s’illuminaient à son approche ; et jusqu’à ce qu’on puisse prouver que la haine est plus salutaire pour l’âme que l’amour, je croirai que l’influence de M. Irwine dans sa paroisse était plus utile que celle du zélé M. Ryde, qui, vingt ans plus tard, succéda à M. Irwine, lorsque celui-ci fut rappelé vers ses pères. Il est vrai que M. Ryde insistait fortement sur les doctrines de la réformation, faisait beaucoup de visites à ses paroissiens, condamnait sévèrement les convoitises de la chair, et fit cesser enfin les rondes de Noël des chanteurs d’église, comme favorisant l’ivrognerie et traitant trop légèrement les choses saintes. Mais j’ai recueilli de la bouche d’Adam Bede, auquel je parlais de cela dans sa vieillesse, que peu de ministres eussent moins pu gagner les cœurs de leurs paroissiens que M. Ryde. Il insistait beaucoup sur les opinions et les points de doctrine, en sorte que presque chacun des cinquante assistants au service commença à distinguer le pur Évangile de ce qui ne semblait pas précisément en faire partie, aussi bien que s’il était né et eût été élevé au milieu des dissidents. Pendant quelque temps, après son arrivée, il sembla réellement qu’il y eût un mouvement religieux dans ce tranquille district rural. « Mais, ajoutait Adam, j’ai vu bien clairement, depuis que je n’ai plus été un tout jeune homme, que la religion est quelque chose de plus que des opinions. Ce ne sont pas les opinions qui amènent les gens à faire de bonnes actions : ce sont les sentiments. Il en est des opinions en religion comme des mathématiques ; un homme peut être très-capable de résoudre de tête des problèmes en fumant sa pipe au coin du feu ; mais s’il s’agit de construire une machine ou un bâtiment, il faut qu’il ait de la volonté, de la résolution, et qu’il aime quelque chose de mieux que ses aises. De manière ou d’autre, la congrégation commença à décliner, et les gens se mirent à parler légèrement de M. Ryde. Je crois que, dans le fond, ses intentions étaient bonnes ; mais, voyez-vous, il avait le caractère difficile, il voulait diminuer le salaire de ceux qui travaillaient pour lui, et sa prédication ne pouvait pas bien s’accommoder de cette sauce. Il voulait faire le seigneur juge dans la paroisse, punir les gens qui se conduisaient mal ; il les tançait du haut de la chaire comme l’eût pu faire un prêcheur illuminé ; et cependant il ne pouvait souffrir les dissidents et leur faisait une beaucoup plus forte guerre que M. Irwine. Et puis il ne savait pas se restreindre à son revenu, car il parut croire à l’origine que six cents livres (sterling) par année devaient en faire un homme aussi important que M. Donnithorne ; c’est une triste sottise que j’ai souvent rencontrée chez des ministres pauvres qui arrivaient tout d’un coup à une cure de quelque importance. M. Hyde avait au loin de la réputation, à ce que je crois, et il écrivait des livres ; mais il était aussi ignorant qu’une femme sur les mathématiques et la nature des choses. Il était très-savant sur les dogmes et les appelait les boulevards de la réformation ; mais je me suis toujours méfié de cette espèce de savoir qui laisse les gens ignorants en affaires. M. Irwine était aussi différent de cela que possible ; il était si pénétrant ! il comprenait ce qu’on voulait dire à la minute ; il connaissait tout ce qui a rapport à la bâtisse, et savait voir si on faisait du bon ouvrage. Il se conduisait en gentilhomme avec les fermiers, les vieilles femmes et les laboureurs comme avec les messieurs. On ne le voyait jamais s’imposer, gronder ou essayer de faire le souverain. Ah ! c’était le plus joli homme qu’on ait jamais vu, et si bon pour sa mère et ses sœurs. Cette pauvre malade miss Anne, il avait l’air de s’en occuper plus que de personne au monde. Pas une âme dans la paroisse n’avait un mot à dire contre lui, et ses domestiques restaient chez lui jusqu’à ce qu’ils fussent assez vieux et impotents pour qu’il fût obligé d’en engager d’autres.

— Très-bien ! dis-je ; c’était une excellente manière de prêcher dans la semaine ; mais peut-être si votre vieil ami, M. Irwine, pouvait revenir à la vie et monter en chaire dimanche prochain, vous seriez bien honteux qu’il ne prêchât pas mieux, après tous vos éloges.

— Non, non, dit Adam se redressant et se renversant sur sa chaise comme s’il était prêt à accepter toutes les conséquences de ce qu’il avait dit, personne ne m’a jamais entendu dire que M. Irwine fût un fameux prédicateur. Il n’allait pas très-profond dans l’expérience morale ; je sais bien qu’il y a beaucoup de choses, dans la vie intérieure, que vous ne pouvez pas mesurer à l’équerre, et dire : « Faites ceci, et il s’ensuivra cela ; » ou bien : « Faites cela, et il s’ensuivra ceci. » Il se passe de telles choses dans l’âme qu’il y a des moments où les sentiments vous pénètrent ainsi qu’un vent impétueux, comme dit l’Écriture, et séparent presque votre vie en deux, en sorte que vous vous regardez vous-même comme si vous étiez quelqu’un d’autre. Ces choses-là ne peuvent pas se renfermer dans un « faites ceci et faites cela, » et c’est ce que je soutiendrai au plus fort méthodiste. Cela me prouve qu’il y a en religion des choses profondes, des choses abstraites. Vous ne pouvez pas trop les exprimer par des paroles, mais vous pouvez les sentir. M. Irwine n’abordait pas ces sujets-là ; il faisait de courts sermons de morale, et c’était tout. Mais aussi se conduisait-il d’une manière très-conforme à ce qu’il disait ; il ne se posait pas comme un homme différent des autres un jour, et leur ressemblant le lendemain comme deux pois. Il se faisait aimer et respecter, ce qui valait mieux que de remuer la bile des gens en étant trop incisif. Madame Poyser avait coutume de dire, vous savez qu’elle avait son mot sur chaque chose ; elle disait donc « que M. Irwine était comme un bon plat de nourriture dont vous vous trouviez bien sans y penser, et M. Ryde comme une dose de médecine qui vous grippait, vous tourmentait et vous laissait après sans vous avoir beaucoup changé. »

— Mais M. Ryde ne prêchait-il pas beaucoup plus sur cette partie spirituelle de la religion dont vous parlez, Adam ? Ne pouviez-vous pas tirer de ses sermons plus que de ceux de M. Irwine ?

— Hé, je ne sais pas. Il prêchait beaucoup sur les dogmes. Mais, comme je vous l’ai déjà dit, j’ai assez clairement vu depuis que je n’étais plus un enfant, que la religion est quelque chose de plus que des dogmes et des opinions. Il me semble que les dogmes sont comme des noms qu’on trouve pour ses sentiments, de manière à en pouvoir parler quand même on ne les a jamais connus, de même qu’un homme peut parler des outils dont il sait les noms, quand même il ne les a jamais vus et encore moins maniés. J’ai beaucoup entendu parler dogme dans mon temps, car j’accompagnais souvent Seth pour écouter les prédicateurs dissidents lorsque j’avais seize ans, et j’étais très-perplexe au sujet des arminiens et des calvinistes. Les Wesleyens, vous savez, sont pour les arminiens ; et Seth, qui n’a jamais pu supporter rien d’austère et qui a toujours voulu espérer le progrès moral, se prononça d’emblée pour les Wesleyens ; mais pour moi je croyais pouvoir découvrir quelques points faibles dans leurs opinions, et je me mis à discuter avec un des maîtres de classe à Treddleston. Je le harcelai si fort, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, qu’à la fin il me dit : « Jeune homme, c’est le démon qui se sert de votre orgueil et de votre présomption comme d’une épée de guerre contre la simplicité de la vérité. » Je ne pus alors m’empêcher de rire ; mais en retournant à la maison, je trouvai que cet homme n’avait pas tort. Je commençai à voir que toute cette manière de peser et retourner ce que signifiait tel ou tel texte, et si les gens n’étaient sauvés que par la grâce de Dieu, ou si une once de leur propre volonté s’y trouvait pour quelque chose, n’était point une partie essentielle de la religion. Vous pouvez parler des heures sans fin sur ces choses, et vous n’en serez que plus infatué et entêté. Aussi je ne voulus plus aller autre part qu’à l’église paroissiale et n’entendre que M. Irwine, car il ne disait rien qui ne fût bon et propre à vous rendre plus sage, si vous vous en souveniez. Je trouvai meilleur pour mon âme d’être humble devant les mystères des voies de Dieu, et de ne pas babiller sur les choses que je ne pouvais jamais comprendre. Ce sont des questions oiseuses après tout ; car, y a-t-il quelque chose en dedans ou en dehors de nous qui ne vienne de Dieu ? Si nous avons pris la résolution de bien faire, il nous l’a donnée un moment ou un autre, je pense ; mais je vois assez clairement que nous ne le ferons jamais sans une ferme volonté, et cela me suffit. »

Adam, vous le voyez, était un chaud admirateur, peut-être un juge partial de M. Irwine, comme, heureusement, quelques-uns de nous le sont de ceux avec lesquels ils ont vécu familièrement. Sans aucun doute, cette admiration sera méprisée comme une faiblesse par cet ordre élevé d’intelligences qui aspirent à l’idéal, et sont oppressées par la conviction que leurs impressions sont d’un caractère trop exquis pour trouver des objets qui en soient dignes parmi leurs semblables de tous les jours. J’ai été souvent favorisé de confidences de ces natures d’élite, et je trouve qu’elles concourent à prouver que les grands hommes sont beaucoup trop estimés, et les hommes médiocres trop dédaignés. Si vous voulez conserver la plus légère croyance à l’héroïsme humain, il ne vous faut jamais faire de pèlerinage pour voir le héros. J’avoue que j’ai souvent lâchement évité de faire à ces messieurs accomplis et subtils la confession de ma propre expérience. J’ai peur de les avoir souvent approuvés d’un sourire hypocrite, ou encouragés par une épigramme sur la nature changeante de nos illusions, ce que toute personne un peu au fait de la littérature française peut trouver à un moment donné. La conversation, comme je pense que l’ont remarqué plusieurs sages, n’est pas toujours sévèrement sincère. Mais ici je décharge ma conscience et déclare que j’ai eu de vrais mouvements enthousiastes d’admiration pour de vieux messieurs, qui parlaient le plus mauvais anglais possible, qui avaient quelquefois le caractère maussade, et qui n’avaient jamais agi dans une sphère d’influence au-dessus de celle d’inspecteurs de paroisse, par exemple. La manière dont j’en suis venu à conclure que la nature humaine mérite d’être aimée, celle qui m’a appris quelque chose de sa profonde éloquence et de ses sublimes mystères, a été de beaucoup vivre avec des gens plus ou moins lieux-communs, même vulgaires, desquels vous n’entendriez peut-être rien dire de très-remarquable si vous alliez aux informations dans le voisinage de leurs demeures. Il y a dix à parier contre un que les petits boutiquiers qui les entourent n’ont absolument rien vu en eux. Car j’ai observé que ces natures choisies qui aspirent à l’idéal et ne trouvent dans ce qui les entoure rien d’assez grand pour obtenir leur respect ou leur amour, ressemblent singulièrement aux natures les plus rétrécies et les plus mesquines. Par exemple, j’ai souvent entendu M. Gedge, l’aubergiste du Chêne-Royal, qui avait l’habitude de porter un regard de mépris sur ses voisins du village de Shepperton, résumer son opinion sur eux, et c’étaient les seuls gens qu’il connût, par ces emphatiques paroles : « Ah, monsieur, je vous l’ai souvent dit, et je le redirai encore ; ce sont de pauvres sires dans cette paroisse, de pauvres sires, grands et petits. » Je crois qu’il avait une idée confuse que s’il pouvait émigrer dans quelque paroisse éloignée, il trouverait des voisins dignes de lui ; et effectivement il se transporta plus tard à la Tête du Sarrasin, qui faisait de tristes affaires, dans une rue reculée d’une petite ville voisine. Mais, ce qui est assez original, il a trouvé les gens de cette rue précisément comme ceux de Shepperton. « De pauvres sires, monsieur, grands et petits, et ceux qui consomment beaucoup ne valent pas mieux que ceux qui ne consomment que pour quelques sous, de pauvres sires. »