Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome Ip. 261-269).

CHAPITRE XIX

adam en un jour de travail

Malgré la prédiction de M. Craig, le nuage bleu foncé se fondit sans avoir amené ses conséquences menaçantes. « Le temps, comme il le fit observer le lendemain matin, le temps, voyez-vous, est une affaire délicate, et un imbécile pourra quelquefois bien rencontrer, tandis qu’un homme sage se sera trompé ; c’est comme cela que les almanachs obtiennent tant de confiance. C’est une de ces choses chanceuses qui font prospérer les sots. »

Toutefois, cette conduite peu raisonnable du temps ne déplaisait à personne à Hayslope qu’à M. Craig. Tous les ouvriers devant se trouver aux prairies le matin aussitôt que la rosée se serait dissipée, les fermières et leurs filles firent double travail dans les fermes, afin que les servantes pussent aider à ramasser le foin ; et tandis qu’Adam, son panier d’outils sur l’épaule, marchait le long des sentiers, il entendait le bruit des joyeuses conversations et des éclats de rire derrière les haies. Il vaut mieux les entendre à distance ; comme ces lourdes cloches au collier des vaches, qui ont un son assez grossier quand elles sont rapprochées, et peuvent vous écorcher désagréablement l’oreille ; mais de loin elles se mêlent très-agréablement avec les autres bruits joyeux de la nature. Les bras des hommes agissent mieux au milieu de la gaieté harmonieuse, quoique cette gaieté soit quelquefois d’un genre assez lourd et fort peu semblable à celle des oiseaux.

Le moment le plus gai d’une journée d’été est peut-être celui où la chaleur du soleil commence à triompher de la fraîcheur du matin ; quand cette fraîcheur matinale a encore le pouvoir de s’opposer à l’appesantissement qui se joint à la délicieuse influence de la chaleur. Adam suivait les sentiers en ce moment, appelé par son travail à une maison de campagne, à la distance de trois milles environ, qu’on devait commencer à réparer. Il s’était occupé dès le grand matin à faire charger des panneaux, des portes et des chambranles de cheminée sur un char qui était parti en avance, tandis que Jonathan Burge lui-même était allé à cheval pour le recevoir et diriger les ouvriers.

Cette petite promenade était un repos pour Adam, qui sans s’en douter était sous le charme du moment. Semblable matinée d’été se trouvait aussi dans son cœur, et il voyait Hetty dans la clarté du soleil ; un soleil non éblouissant, dont les rayons obliques scintillent entre les délicates ombres des feuilles. Il avait cru, la veille, quand il lui tendit la main à la sortie de l’église, qu’il y avait une teinte de bienveillante mélancolie sur son visage, qu’il ne connaissait pas auparavant, et il avait supposé que c’était la marque de quelque sympathie pour ses chagrins de famille. Pauvre Adam ! cette teinte de mélancolie venait d’une tout autre source ; mais comment aurait-il pu le savoir ? Nous regardons à la figure de la petite femme que nous aimons, comme nous regardons à l’apparence de la terre, et nous y découvrons toutes sortes de réponses à nos propres désirs. Il était impossible qu’Adam ne sentît pas que ce qui venait de se passer la dernière semaine n’eût pas rapproché de lui les perspectives de son mariage. Jusqu’alors il avait vivement redouté que quelqu’autre ne se mît en avant et ne prît possession du cœur et de la main d’Hetty, tandis que lui-même était encore dans une position qui le forçait à attendre. Même quand il aurait l’espoir qu’elle lui fût attachée, et cet espoir il était loin de l’avoir, il se trouvait accablé de trop de charges pour lui procurer une demeure telle qu’elle pût s’en contenter après l’aisance et l’abondance de la Ferme. Comme toutes les natures fortes, Adam avait confiance dans sa capacité pour arriver à quelque chose plus tard ; il se sentait sûr de pouvoir, s’il vivait, entretenir une famille et s’ouvrir une large route ; mais il avait le jugement assez sain pour apprécier complètement les obstacles qu’il aurait à surmonter. Puis le temps serait trop long ! Hetty était là, comme une pomme aux brillantes couleurs, suspendue au-dessus du mur du verger, en vue de chacun, et chacun devait en avoir envie ! Certainement, si elle l’aimait beaucoup, elle voudrait bien l’attendre ; mais l’aimait-elle ? Ses espérances ne s’étaient jamais élevées au point d’oser le lui demander. Il était assez clairvoyant pour s’apercevoir que l’oncle et la tante encourageaient ses espérances, et à la vérité sans cela il n’aurait jamais continué d’aller à la Ferme ; mais il lui était impossible d’arriver à autre chose qu’à des conclusions incertaines, à l’égard des dispositions d’Hetty. Comme une petite chatte, elle distribuait ses regards sans qu’ils eussent de signification.

Mais maintenant il ne pouvait s’empêcher de se dire que la portion la plus lourde de son fardeau était enlevée, et que, même à la fin de l’année suivante, sa position pouvait prendre une tournure qui lui permettrait de penser au mariage. Il y aurait toujours un rude conflit avec sa mère : il le savait ; elle serait jalouse de toute femme qu’il pourrait choisir, et elle avait surtout des idées peu favorables sur Hetty, peut-être par la seule raison qu’elle soupçonnait Hetty d’être la femme qu’il avait choisie. Cela n’irait jamais, craignait-il, que sa mère vécût dans la même maison que lui lorsqu’il serait marié ; et cependant comme elle trouverait dur qu’il lui demandât de la quitter ! Oui, il y aurait beaucoup de difficultés avec sa mère, mais il lui montrerait alors une volonté ferme, le résultat n’en serait que meilleur pour elle. Quant à lui, il désirait qu’ils pussent vivre tous ensemble jusqu’à ce que Seth se mariât, et ils auraient pu pour cela agrandir la vieille maison. Il n’aimait pas l’idée de se séparer de ce garçon ; ce qu’ils n’avaient encore jamais fait.

Mais Adam n’eut pas plutôt surpris son imagination s’élançant ainsi dans l’avenir et faisant des arrangements pour un futur incertain, qu’il s’arrêta. « Un joli bâtiment que j’édifie là, sans avoir seulement des briques et du bois. Je suis déjà vers le faîte, et je n’ai pas même creusé les fondations. » Toutes les fois qu’Adam était fortement convaincu d’une idée, elle devenait dans son esprit un principe d’après lequel il fallait agir. Peut-être était-ce là le secret de la dureté dont il s’était accusé ; il se sentait trop peu de sympathie pour la faiblesse qui hésite, en dépit des circonstances prévues. Sans cette sympathie, comment pouvons-nous avoir assez de patience et de charité pour les chutes de nos compagnons, dans le long et incertain pèlerinage de la vie ? Pour une âme forte et décidée, il n’y a qu’un seul moyen de la trouver : c’est d’envelopper de cordages d’amour les faibles et les égarés, afin de partager non-seulement les conséquences de leurs erreurs, mais aussi leurs souffrances intimes. C’est une longue et dure leçon ; Adam venait seulement d’en apprendre l’alphabet par la mort soudaine de son père, qui, en supprimant tout à coup ce qui avait excité son indignation, lui donnait de nouveaux aperçus sur l’être qui avait réclamé sa pitié et sa tendresse.

Mais ce fut sa force d’âme qui influa sur ses méditations de cette matinée. Il avait depuis longtemps décidé qu’il serait aussi mal qu’insensé à lui de se marier avec cette fraîche jeune fille, tant qu’il n’avait d’autre perspective que la pauvreté, croissant avec la famille. Ses économies avaient si souvent servi aux siens, outre la somme donnée pour un remplaçant de Seth dans la milice, qu’il n’avait pas assez d’avances pour meubler même une petite chaumière et garder une modeste réserve pour les mauvais jours. Il espérait bien pour l’avenir sur ses bras et sa tête ; mais il ne pouvait se contenter d’une confiance vague ; il lui fallait des plans achevés. Il ne devait point songer pour le présent à une association avec Jonathan Burge ; trop de choses, qu’il ne pouvait admettre, s’y liaient implicitement ; mais Adam pensa que lui et Seth pourraient faire cheminer de petits ouvrages à côté de leur travail d’ouvrier, en achetant du bois de bonne qualité et faisant des objets de mobilier de ménage, pour lesquels Adam avait des idées de perfectionnement sans fin. L’argent qu’ils gagneraient ainsi, réuni à sa paye de contre-maître, les mettrait bientôt à même d’avoir quelques avances, avec la manière économique dont ils allaient vivre. Ce petit plan ne fut pas plutôt formé dans sa pensée, qu’il commença à calculer exactement ce qu’il fallait acheter de bois et quel meuble il devait entreprendre le premier — un dressoir de cuisine de son invention, avec de si ingénieux arrangements de portes à glissoir, de tiroirs, de coins pour renfermer les provisions de ménage, et si agréable à voir, que chaque bonne ménagère en serait enchantée, et envieuse que son mari en fît l’acquisition. Adam se représentait madame Poyser l’examinant de son œil scrutateur, tâchant en vain d’y trouver un défaut ; et naturellement à côté de madame Poyser se tenait Hetty, et Adam fut de nouveau ramené de ses calculs et de ses inventions à des rêves et à des espérances. Oui, il irait et la verrait ce soir ; il y avait si longtemps qu’il n’était allé à la Grand’Ferme ! Il pensait à aller à l’école du soir, voir pourquoi Bartle Massey n’était pas la veille à l’église ; il craignait que son vieil ami ne fût malade ; mais, à moins de s’arranger à faire les deux visites le même jour, la dernière devait être renvoyée au lendemain ; il avait un trop vif désir de se trouver près d’Hetty et de lui parler encore.

Comme il venait de prendre cette détermination, il arriva très-près du but de sa course et entendit le bruit des marteaux. Ce bruit d’outils, pour un habile ouvrier qui aime son travail, est comme le son entraînant de l’orchestre pour le violoniste qui doit faire sa partie dans l’ouverture. Toute passion devient une force quand elle peut franchir les étroites limites de nous-même par le travail, l’habileté ou l’activité créatrice de notre pensée. Suivez Adam le reste de la journée, sur les échafaudages, l’équerre en main, sifflant doucement, tandis qu’il considère comment on peut surmonter quelque difficulté de solive, de plancher ou de cadre de fenêtre, ou qu’il pousse de côté l’un des plus jeunes ouvriers et prend sa place pour soulever une lourde pièce de bois, en disant : « Laisse ça, garçon ; tu as encore trop de lait dans les os, » ou qu’il examine les mouvements d’un ouvrier à l’autre bout de la salle, l’avertissant que ses distances ne sont pas justes. Regardez cet homme aux larges épaules, avec ses bras nus fortement musclés et ses épais cheveux noirs et roides mis en désordre chaque fois qu’il ôte son bonnet. Écoutez cette forte voix de baryton qui entonne de temps en temps quelque solennel chant de psaume, comme s’il cherchait une issue pour le superflu de sa force, et s’arrêtant toutefois immédiatement, l’esprit traversé probablement par quelque pensée en désaccord avec le chant. Peut-être, si vous n’étiez pas déjà dans le secret, n’auriez-vous jamais deviné quels tristes souvenirs, quelle chaude affection, quelles tendres agitations d’espoir avaient pris place dans ce corps athlétique, dans cet homme rude qui ne connaissait pas de meilleures poésies que celles qu’il pouvait trouver dans l’Ancien et le Nouveau Testament ou dans quelque hymne spécial ; qui ne savait que peu de l’histoire profane, et pour lequel le mouvement et la forme de la terre, le cours du soleil et le changement des saisons, restaient dans la région d’un mystère rendu plus évident par quelques éléments de science. Il avait fallu à Adam beaucoup de peine et de persévérance pendant les heures dont il pouvait disposer en dehors de son travail d’ouvrier pour acquérir une connaissance de la mécanique, du calcul et de la nature des matériaux qu’il employait, rendue facile par une faculté innée ; pour avoir une belle écriture, pouvoir écrire sans autres fautes que celles qu’on peut justement attribuer au caractère peu rationnel de l’orthographe, plutôt qu’à l’ignorance de l’écrivain, et surtout pour connaître les notes et chanter sa partie. Outre tout cela, il avait lu sa Bible, y compris les livres apocryphes ; l’Almanach du pauvre Richard, la Sainte Vie et la Mort de Taylor, la Route du pèlerin, avec la Vie et la Guerre sainte, de Bunyan, une grande partie du Dictionnaire de Bailey, Valentine et Orson et une partie de l’Histoire de Babylone, que Bartle Massey lui avait prêtés. Il aurait pu emprunter beaucoup d’autres livres de Bartle Massey ; mais il n’avait pas le temps de lire « l’imprimé ordinaire, » comme l’appelait Lisbeth, tant il s’occupait de calculs dans tous les moments de loisir qui n’étaient pas consacrés à quelque ouvrage supplémentaire de charpenterie.

Adam, comme vous voyez, n’était nullement un homme extraordinaire, ni à proprement parler un homme de génie ; cependant je ne voudrais point affirmer que ce fût un type fréquent parmi les ouvriers, et vous ne pourriez point en conclure sainement que le premier honnête homme que vous rencontreriez, avec son panier d’outils sur l’épaule, fût doué de la forte conscience, du sens droit et de l’empire sur lui-même que possédait notre ami Adam. Ce n’était pas non plus un artisan ordinaire. Cependant des hommes de cette espèce surgissent de temps en temps de chaque génération de nos ouvriers campagnards, par suite des affections de famille, d’une vie en communauté et de besoins d’activité, de facultés héréditaires développées par un courageux travail. Ils font leur chemin, rarement comme des génies, mais ordinairement comme d’honnêtes travailleurs, avec la ferme volonté et l’habileté nécessaires pour bien remplir la tâche qui leur est assignée. Leur vie n’a point d’écho qui résonne au loin, mais vous êtes presque toujours sûr d’y trouver de l’utilité, un bon emploi de leurs facultés à quelque construction, à quelque application des produits minéraux, à quelque perfectionnement dans l’agriculture, ou à quelque réforme dans leur paroisse, auxquels leur nom est associé par une ou deux générations après eux. Ceux qui les ont employés y ont trouvé leur intérêt, l’ouvrage qu’ils ont fait s’est bien conservé, et le travail de leur cerveau a su bien diriger l’activité des autres. Dans leur jeunesse, on les voyait en habits noircis par la poussière du charbon ou tachés de gypse ou de couleur rouge ; dans leur âge avancé, leurs cheveux blancs ont une place d’honneur à l’église et au marché, et ils racontent à leurs fils et filles bien vêtus, assis pendant les soirées d’hiver autour d’un feu brillant, quelle a été leur satisfaction quand ils ont commencé à gagner leurs cinq sous par jour. Il en est d’autres qui meurent pauvres et ne quittent jamais leur habit de travail de la semaine ; ils n’ont pas eu l’art de s’enrichir, mais ce sont des hommes sûrs, et quand ils meurent avant d’être incapables de travailler, c’est comme s’il manquait quelque vis importante à une machine ; le maître qui les employait se prend à dire : « Comment pourrai-je les remplacer ? »