Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome 3p. 303-311).

CHAPITRE TRENTE-NEUVIÈME



Prise de Louisbourg. — Nouvelles déportations. — Quatre mille Acadiens de l’Île Saint-Jean sont déportés en Angleterre ou en France. — Un des vaisseaux sombre dans la traversée. — Quatre cents Acadiens périssent dans ce naufrage.


Sans le journal de Winslow, nous ne connaîtrions à peu près rien des circonstances qui ont accompagné la déportation en masse opérée à Grand-Pré, Annapolis, Pigiquit et Beauséjour, dans l’automne de 1755. Ces dernières années, le manuscrit de Brown est venu jeter une nouvelle lumière sur la question ; mais il reste encore, en dehors de cette première déportation, des faits importants qui n’ont été touchés par aucun historien… Et l’on en a gardé l’impression générale que tout s’est borné aux événements de 1755. C’est là une grave erreur. Comme nous le verrons, les déportations de cette année ne furent que le commencement d’une persécution à outrance et systématique qui s’est continuée longtemps après la paix de 1763.

Ainsi que nous l’avons dit dans le chapitre précédent, il y avait encore environ 10,000 Acadiens réfugiés sur la Rivière St -Jean, les côtes du Golfe et l’Île St-Jean. Quel fut leur sort ? Environ 1500 ou peut-être 2,000 se rendirent à Québec par la voie du Saint-Laurent entre 1756 et 1758 ; quelques centaines remontèrent la rivière St -Jean en 1759 et 1760, et s’établirent dans le district des Trois-Rivières. Ceux qui adoptèrent ce dernier parti, en dépit dès difficultés que présentait ce voyage et qu’offrait leur établissement dans un pays qui souffrait de la disette, et des exactions commises par l’Intendant Bigot, furent néanmoins les plus fortunés de toute la population acadienne. Peu de temps après leur arrivée, ils purent se placer sur des terres, et, à force de travail et de persévérance, se reconstituer un patrimoine dans les fertiles domaines de Bécancour, Saint-Jacques l’Achigan, l’Acadie, etc. Leur nombre fut cependant affreusement réduit par la maladie, puisqu’à Québec seulement, cinq cents moururent de la petite vérole peu après leur arrivée.

Parkman, avec sa bonne foi ordinaire, a cherché à faire voir que le sort de ceux qui se réfugièrent au Canada fut de beaucoup le plus misérable. Il raconte que l’Intendant Bigot, pour favoriser un ami, lui confia le soin de nourrir un certain nombre de ces réfugiés à tant par tête, et que ce dernier priva tellement de la nourriture nécessaire ceux dont il avait la charge que plusieurs moururent de faim et de misère ; et là-dessus il se voile la face en s’écriant : Quel pays ! quelles mœurs[1] !

Le fait particulier qu’il raconte est exact ; mais ce qui ne l’est pas, c’est de généraliser ce cas, et de laisser croire que le sort du grand nombre fut aussi misérable et qu’on fit à tous un tel mauvais accueil. Nous savons, au contraire, à n’en pas douter, que les autorités religieuses et la population entière se portèrent à l’assistance de ces infortunés avec un empressement digne d’éloges. Parkman a cependant raison en ce qui concerne Bigot et ses complices. Pour son malheur, la France traversait l’une de ces périodes où, le patriotisme et les vertus civiques des classes dirigeantes achevant de se tarir, elle glissait vers des humiliations qui allaient la faire déchoir de son rang et fausser ses destinées. Mais la saturnale qui se menait au pied du trône, et qui se répercutait jusque dans l’administration et dans l’armée, n’avait pas encore atteint le corps de la nation ; et, indice consolant, il restait encore dans ce pays un fond d’honneur assez intact pour que Bigot et ses complices aient dû subir un procès retentissant suivi d’une infamante condamnation.

Tout en stigmatisant la conduite de Bigot, ainsi que nous n’hésitons pas à le faire nous-même, [Parkman est inexcusable de mettre en cause tout le peuple canadien. Nous nous sommes bien gardé de faire retomber sur toute la nation anglaise les crimes de Lawrence et de sa séquelle[2] ; ] il eût mieux fait de verser un peu de son indignation sur les horreurs qui se commettaient à Halifax envers tout un peuple ; sur Lawrence qui n’avait agi comme il avait fait qu’en vue de s’enrichir aux dépens du bétail des Acadiens ; sur ces conseillers qui devaient s’approprier les terres de ces derniers. Si les hommes de la trempe de Bigot méritent d’être stigmatisés, les écrivains qui faussent l’histoire ne le méritent pas moins : tôt ou tard le stigmate sera appliqué à Parkman. Que le lecteur nous pardonne les termes sévères que nous suggère notre indignation ! Nous avons largement usé de bienveillance envers tous ceux avec qui nous sommes venu en contact au cours de cet ouvrage ; mais, pour apprécier justement les motifs qui nous animent ici, il faudrait avoir été à même, ainsi que nous, de saisir les procédés de celui que nous caractérisons si sévèrement.

Il restait donc, en 1758, environ 8,000 Acadiens dans les Provinces Maritimes, dont à peu près 5,500 dans l’Île Saint-Jean. Les premiers établissements importants dans cette Ile datent de 1749, époque où se fondait Beauséjour. Le Loutre, comme on se le rappelle, avait commandé aux habitants de Beaubassin d’incendier leurs demeures, afin de les forcer à se réfugier du côté des Français, et aussi afin de faire le désert autour du fort que les Anglais se proposaient d’édifier sur la rive sud de la petite rivière Missagouetche. La moitié de ce district populeux s’était ainsi, contre le gré de ses habitants, trouvée transformée en une région vide. La plupart de ces Acadiens ainsi dépossédés passèrent immédiatement dans l’Île Saint-Jean, où ils recommencèrent de leur mieux à mener l’existence heureuse qui venait subitement de s’interrompre pour eux. D’autre part, après les événements de 1755, leur nombre s’accrût d’une partie considérable de ceux qui échappèrent à la déportation. Jusqu’à 1758, ils purent y mener la vie tranquille d’autrefois sans être inquiétés, protégés qu’ils étaient par la France qui détenait encore l’Île Royale, (Cap Breton,) et qui entretenait une garnison au fort La joie, dans l’Ile Saint-Jean. La prise de Louisbourg et la reddition de ces deux îles allaient fournir à Lawrence l’occasion qu’il attendait.

Louisbourg était à peine évacué que Boscawen — cœur-de-chêne — se présentait avec une flotte de transports pour enlever toute cette population. Prières, supplications, — rien ne pût toucher le cœur de ce « vaillant » patriote. Ces Acadiens avaient-ils commis quelque acte d’hostilité, — lequel eût été d’ailleurs justifiable, puisqu’ils étaient redevenus sujets français et qu’ils habitaient depuis neuf ans le territoire français ? Non ! S’étaient-ils présentés devant lui armés dans le but de lui offrir de la résistance ? Pas davantage. Mais qu’importait tout cela ? Pour Boscawen non moins que pour Lawrence, la question n’était pas là. Dès le principe, il avait été décidé qu’il ne resterait dans le pays pas un seul acadien, pas une de leurs habitations, pas un vestige propre à leur rappeler les lieux qu’ils avaient tant chéris, pas un nom qui pût informer les générations futures que ce pays avait été colonisé et habité pendant plus d’un siècle par un autre peuple. Le criminel n’efface-t-il pas, s’il le peut, tout ce qui dévoilerait son crime ? Le rapport officiel de Boscawen porte la population de l’Île Saint-Jean à 4100. Sans entrer dans les explications sur lesquelles s’appuie notre évaluation, nous avons raison de croire que celle de Boscawen était de beaucoup inférieure à la réalité[3] : le chiffre qu’il donne peut cependant s’expliquer par les départs qui s’étaient produits à la nouvelle de la chute de Louisbourg et avant son arrivée dans l’Île. Cet établissement était de date récente ; et Boscawen fait pourtant remarquer que « presque tout le bœuf et le blé qui ont servi à alimenter Québec depuis la guerre ont été tirés d’ici. Les habitants ont au delà de 10,000 têtes de bétail, et nombre d’entre eux m’ont déclaré qu’ils récoltaient chacun 1200 minots de blé par année[4] ». Boscawen ne parle pas des chevaux, moutons, porcs, etc. Ce chiffre de 10, 000 bêtes à cornes tend à confirmer nos estimés concernant le bétail que Lawrence aurait eu à sa disposition dans la péninsule ; car il ne faut pas oublier que plus de la moitié de la population de l’Île Saint-Jean se composait de ceux qui avaient échappé à la proscription de 1755, en se sauvant en toute hâte afin de ne pas tomber aux mains des soldats qui les poursuivaient ; ils avaient eu à passer auprès du fort Monckton sur la Baie Verte, en sorte qu’ils ne durent emporter avec eux que quelques effets et les ustensiles les plus indispensables. En outre, comme le dit Boscawen, l’Ile Saint-Jean, pendant les deux années précédentes, alimenta de viande, de bœuf et de blé le Canada qui souffrait de la disette. Lawrence, qui avait disposé de 40,000 têtes de bétail, sans compter les chevaux, etc., n’en parle que vaguement dans ses dépêches aux Lords du Commerce, et que comme d’une chose insignifiante, dont il ferait une distribution parmi les colons qui pourraient prendre ce bétail en hivernage. Il y avait cette différence entre Boscawen et Lawrence que l’un agissait de bonne foi, sans motifs intéressés, tandis que l’autre amoindrissait l’importance du bétail saisi pour mieux dépister le gouvernement. Ni l’un ni l’autre d’ailleurs n’avait d’entrailles ; mais Boscawen avait peut-être quelque conscience et certains principes d’honneur.

Trois ou quatre mille de ces infortunés Acadiens furent jetés pêle-mêle à fond de cale, dans des navires rassemblés à la hâte, sans égard à leur condition ou à leur destination, et dirigés vers l’Angleterre. Quel fut leur sort ? Nous l’ignorons, ou plutôt nous n’en pouvons former que des conjectures plus ou moins satisfaisantes. Leur destination était probablement l’Angleterre et non la France, puisque la guerre entre ces deux nations battait alors son plein. Cependant, d’après les relevés faits en Angleterre après la Paix, par M. de la Rochette, nous avons lieu de croire que grand nombre d’entre eux furent transportés directement en France. Nous savons que M. de Ville joint, qui commandait au Fort Lajoie avant la reddition de l’Île, put en prendre avec lui 700, qu’il débarqua à La Rochelle. D’autre part nous savons que le 26 décembre 1758, un navire poussé par la tempête entra dans le port de Boulogne-sur-Mer : 179 personnes en descendirent. Il est à peu près avéré qu’un ou deux navires auraient sombré en mer.

Un de ces naufrages est raconté comme suit par un certain capitaine Pile, commandant du navire Achilles vers la fin du siècle dernier : « Le capitaine Nichols, dit-il, commandant un transport venant d’Yarmouth, fut employé par le gouverneur de la Nouvelle-Écosse pour enlever de l’Ile Saint-Jean trois cents Acadiens, avec leurs familles. Avant de mettre à la voile, il représenta à l’agent du gouvernement qu’il était impossible que son navire, dans l’état où il était, pût arriver sans danger en France, surtout à l’époque avancée de la saison où l’on se trouvait. Malgré ses représentations, il fut forcé de recevoir les Acadiens à son bord et d’entreprendre le voyage. Arrivé à une centaine de lieues des côtes d’Angleterre, le navire faisait eau à tel point que, malgré tous les efforts de l’équipage, il était devenu impossible de l’empêcher de sombrer. Quelques minutes avant qu’il s’enfonçât, le capitaine fit venir le missionnaire qui était à bord, et lui dit que le seul moyen de sauver la vie d’un petit nombre était de faire consentir les passagers à laisser le capitaine et les matelots s’emparer des chaloupes. Le missionnaire fit une exhortation aux Acadiens, leur donna l’absolution, et les amena à se soumettre à leur malheureux sort. Un seul français s’embarqua dans une des chaloupes ; mais sa femme lui ayant reproché qu’il l’abandonnait avec ses enfants, il revint à bord. Peu d’instants après, le navire s’engloutit avec tous ses passagers. Les chaloupes, après avoir couru mille dangers, arrivèrent dans un port situé à l’ouest de l’Angleterre[5]. »

Ce récit surpasse, en tristesse dramatique et en héroïsme, tout ce que les poètes et les tragédiens ont pu inventer. Lorsqu’on songe à tout ce qui nous retient à la vie, en dépit des adversités et des afflictions ; lorsque l’on songe à l’affolement indescriptible qui s’empare des esprits à la vue d’une mort immédiate et certaine, l’on reste stupéfait devant un acte d’héroïsme qui dépasse nos conceptions. Ces pauvres gens avaient dû passer par le creuset d’inénarrables souffrances pour parvenir à une telle perfection dans la charité chrétienne, pour faire face à la mort avec autant de calme, pour écouter, peser et accepter une proposition qui leur enlevait leur dernier espoir humain.

Combien il devait être touchant et sublime de voir ce prêtre, les regards tournés vers le ciel, exhortant ces malheureux à accepter la mort pour donner la vie à leurs bourreaux ! Nous ne pouvons chasser de notre esprit qu’il se trouvait là peut-être des parents chéris de nos ancêtres, dont le sort fût pleuré amèrement pendant de longues années. Oh ! Lawrence ! Lawrence ! Que de larmes tu as fait verser ! Que d’indicibles angoisses tu as fait éprouver[6] !

Ce récit nous montre aussi de quels éléments se composait la clique dont Lawrence s’était entouré. Tel maître, tel serviteur. Celui-ci épie les goûts et les vices de son maître ; il sait que son avancement dépend de son habileté à flatter ses penchants. L’on savait que Lawrence n’était pas accessible à la pitié ; l’on savait, ou l’on se doutait, que cette déportation de tout un peuple cachait un crime dont l’auteur désirait effacer la trace. Qu’importaient alors les représentations de Nichols au sujet du délabrement de son navire ! Il périrait, voilà tout ! Le maître n’en serait que mieux servi.

  1. Rétablissons les choses. Parkman (Montcalm and Wolfe, I. VIII. 293,) à propos des Acadiens émigrés à Québec, et y souffrant de la misère, s’appuie d’abord sur le Journal des Ursulines de Québec, puis il fait deux citations du Journal de Bougainville (1756-1758), et la deuxième se lit comme suit : « A citizen of Québec, was in debt to one of the partners of the Great Company (Government officials leagued for plunder.) He had no means of paying. They gave him a great number of Acadians to board and lodge. He starved them with hunger and cold, got out of them what money they had, and paid the extortioner. » Quel pays ! Quelles mœurs ! — Ainsi, ces deux derniers mots, que Parkman aurait prononcés en se voilant la face, ne sont pas de Parkman, mais de Bougainville.
  2. Ce membre de phrase entre crochets est à la marge du fol. 809 du MS., et d’une écriture sensiblement différente de celle du texte.
  3. Cf. Rameau, II, XVI, tout le chapitre.
  4. Cf. Murdoch, II, XXIII, p. 347-8, d’où ces renseignements sont tirés.
  5. D’après Casgrain, Pèlerinage, p. 230-1, qui lui-même a pris ce récit dans Coll. of N. S. H. S. vol. III, p. 148. L’auteur de ce récit prête un rôle odieux et invraisemblable au missionnaire : celui-ci, seul de tout son troupeau qu’il aurait lâchement abandonné, se serait sauvé dans une chaloupe avec le capitaine et l’équipage. Casgrain — et Richard — ont sauté par-dessus ce « détail ».
  6. Dans l’édition anglaise (II. 277) tout ce paragraphe a été omis, si ce n’est les trois dernières phrases.