Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome 3p. 275-302).

CHAPITRE TRENTE-ET-HUITIÈME



Les Acadiens à Boston ; dans la Virginie. — Ces derniers ne sont pas autorisés à mettre pied à terre ; ils sont envoyés en Angleterre. — Effrayante mortalité. — Un des navires à destination de Philadelphie périt en mer, — Deux autres sont poussés par la tempête sur l’Île Saint-Domingue. — Un quatrième passe aux mains des Acadiens qu’il conduisait en exil et revient s’échouer à la Rivière Saint-Jean. — Habitants du cap Sable attaqués.


Lawrence avait sans doute espéré que la population de Boston et du Massachusetts, dont les intérêts étaient, sur beaucoup de points, identiques à ceux de la Nouvelle-Écosse, et dont les fils avaient concouru à l’exécution de la sentence d’expulsion prononcée contre les Acadiens, s’empresserait de favoriser ses projets. Là comme ailleurs, cependant, l’arrivée des exilés provoqua des objections sérieuses. Pendant plusieurs jours, la flotte resta en rade avec sa cargaison humaine, attendant le résultat des délibérations des autorités à son sujet.

« Ici, comme à Philadelphie, dit Philip H. Smith, un catholique romain était regardé comme l’un des pires ennemis de la société. Il y avait apparence également que ces réfugiés seraient un fardeau pour le public, et il se passa quelque temps avant que les autorités se décidassent à permettre le débarquement d’un millier de ces malheureux. Les souffrances des captifs à bord des vaisseaux furent, dit-on, effroyables. Hutchinson, qui fut plus tard gouverneur du Massachusetts, étant allé les visiter, a laissé le récit d’un cas particulièrement lamentable. Il s’agissait d’une pauvre femme qu’il trouva très malade et qui manquait des soins les plus indispensables ; mais les règlements s’opposaient à ce qu’elle fut mise en un autre lieu plus propice à son état. Elle avait avec elle trois enfants en bas âge. Afin de tâcher de lui sauver la vie, Hutchinson la fit descendre à terre, contrairement aux ordres et à ses propres risques, et la fit installer dans une maison près des quais, où la pauvre veuve fût traitée charitablement. Mais tant de détresse l’avait brisée et la guérison n’était plus possible. La mort approchait ; juste avant de rendre le dernier soupir, elle supplia son bienfaiteur « d’implorer du gouverneur de l’État, au nom de notre commun Sauveur, qu’il fût permis à ses enfants de demeurer à Boston[1] ».

Enfin, le débarquement fut autorisé, et les proscrits temporairement placés dans des baraques érigées sur la commune de la ville, puis distribués dans les villages et bourgs du Massachusetts. « Tout d’abord, dit le même auteur, ils revendiquèrent le titre de prisonniers de guerre, et refusèrent de travailler, mais ensuite ils formèrent une classe laborieuse. Il y avait cependant une difficulté qui les empêchait de trouver de l’emploi, et qui venait du préjugé régnant parmi la population contre l’admission d’un papiste dans son sein. Il ne semble pas qu’en cet endroit les neutres aient été l’objet de la même bonté dont ont joui leurs frères à Philadelphie. Il ne leur était pas permis d’aller d’un village à l’autre ; et s’ils étaient pris à voyager ainsi sans s’être munis d’un passeport signé par deux conseillers municipaux, ils étaient passibles d’être emprisonnés pendant cinq jours, ou de recevoir dix coups de fouet, ou peut-être des deux peines à la fois. Ce traitement, aussi cruel qu’inutile, eut pour effet de laisser les membres des mêmes familles séparés les uns des autres ainsi que de leurs amis. Les maigres archives que nous avons de cette époque nous montrent de nombreux cas de requêtes ou d’avis, à l’effet de retrouver des parents perdus ; — car l’un des côtés les plus sombres de cette tragédie est le doute affreux dans lequel étaient ces proscrits au sujet du sort fait à ceux qui leur étaient les plus proches et les plus chers. Dans un milieu où régnaient la méfiance et le fanatisme, ces pauvres Acadiens français furent l’objet de la plus stricte surveillance ; il n’y avait pas de crime dont on ne les crut capables ; et tout méfait commis dans leur voisinage, et dont l’auteur était inconnu, retombait toujours unanimement sur le dos des papistes.

« Une requête, de la part d’un village situé le long de la côte, demande la permission de transférer les neutres dans l’intérieur des terres, parce qu’il y a là une poudrière que l’on craint qu’ils ne fassent sauter. Le psychologue trouve en ceci une autre illustration du pouvoir que l’éducation et le préjugé exercent sur le jugement des hommes. Les Acadiens eux-mêmes font allusion à ce que les Anglais pensaient d’eux, à savoir qu’ils étaient adonnés au pillage et aux exploits de guerre. Dans l’un des mémoires, pour prouver qu’ils ne possédaient pas ce caractère belliqueux qui leur était attribué, ils apportent comme raison que ce fut précisément l’absence de qualités guerrières chez eux qui permit aux anglais de les dominer si complètement ; autrement, plusieurs milliers d’Acadiens ne se fussent jamais soumis à une poignée de soldats anglais[2]. »

Plusieurs cas d’abus et de cruautés sont cités par Mrs. Williams, dans son ouvrage The Neutral French, ainsi que par Smith et par Hutchinson, l’historien du Massachusetts ; on doit les en croire, puisque la législature de l’État prit des mesures pour prévenir le retour de pareilles choses. Cependant, de toutes leurs peines, celle dont ils se plaignent le plus amèrement dans leurs requêtes, c’est de la scission de leurs familles. « Il est évident, dit Mrs. Williams, que ce malheureux peuple eut beaucoup à souffrir de la pauvreté et des mauvais traitements, même après qu’il eût été adopté par le Massachusetts. Les différentes pétitions adressées au gouverneur Shirley, dans le temps, sont à fendre le cœur. L’auteur a essayé d’en copier quelques-unes aux Archives de la Secrétairerie d’État ; mais il s’est trouvé tellement aveuglé par les larmes qu’il a été obligé d’y renoncer [3]. »

Parkman a dû considérer comme ridicules les larmes de cet écrivain et la sentimentalité de Longfellow, tous deux ses compatriotes. Il devait avoir particulièrement en vue ces deux personnages éminents, lorsqu’il écrivait : « L’humanitarisme de la Nouvelle-Angleterre, se fondant en sentimentalité à un récit navrant, s’est fait tort à lui-même[4]. » De quels torts Parkman veut-il parler ? À quelles injustices entraîna cette sentimentalité ? Il est difficile de le voir, et Parkman ne nous le dit pas. [Peut-être veut-il insinuer que les rigueurs exercées envers les exilés étaient justes. Si c’est là sa pensée, ce n’est qu’un nouvel échantillon du coup de griffe de sa patte soyeuse][5]. Pour nous, comme pour bien d’autres, cette sentimentalité reposait sur les motifs les plus avouables ; elle n’a pas faussé l’histoire ; elle est le plus bel éloge qui puisse être adressé aux compatriotes de Parkman. Par contre, nous professons du mépris pour celui qui, selon toute apparence, a sciemment défiguré l’histoire afin d’empêcher ses lecteurs d’éprouver des sentiments que lui-même ne pouvait ou ne voulait ressentir. Parkman a préféré la nouveauté et les aperçus hardis à la monotonie des sentiers battus. Le public aime sans doute la nouveauté. Mais, en histoire, la vérité finit toujours par assurer longue vie aux travaux de ceux qui s’en font les défenseurs. Tôt ou tard, la statue aux pieds d’argile, que Parkman s’est édifiée, croulera pour ne plus se relever. Dans ce concert à peu près unanime en faveur d’un peuple injustement opprimé, nous oublions volontiers la voix discordante de Parkman, pour ne plus nous souvenir que des hommes distingués qui ont fait de Boston la métropole de ce continent par l’intelligence, le cœur et la science[6].

Nous avons lieu de croire, en nous basant sur la tradition, que les cas de mauvais traitements envers les Acadiens se firent de plus en plus rares dans le Massachusetts. Les habitudes paisibles et honnêtes de ces gens finirent par dissiper tout à fait les préventions de la première heure. Au dédain et à la cruauté, succéda, chez l’élite de la population anglo-américaine, une bienveillante sollicitude qui se manifesta assez généralement pour rejeter dans l’ombre les avanies auxquelles les proscrits furent encore exposés en certains endroits, et de la part de certaines autres classes de la société. Le sort de ces malheureux se trouva donc allégé de ce chef, mais rien ne pouvait les consoler de se voir séparés, ni rendre tolérable une situation qui n’admettait plus de remède, à ce point de vue.

Étrange destinée des choses humaines ! Ce petit peuple avait été accablé de tous les malheurs sous un simple prétexte de déloyauté ; et les derniers Acadiens n’avaient pas encore quitté Boston que l’étendard de la révolte flottait au-dessus de cette même ville. Chose plus surprenante encore, la même population qui avait eu à garder ces prétendus rebelles acclamait comme des sauveurs les soldats de la France, tandis que ceux qui ne voulaient pas se montrer déloyaux envers leur souverain britannique prenaient le chemin de l’exil, pour se réfugier sur les terres abandonnées de force par les mêmes Acadiens.


« Washington venait à peine d’arriver aux quartiers généraux de la Révolution, à Boston, dit Philip H. Smith, quand il s’aperçut que des préparatifs avaient été faits pour brûler le Pape en effigie. Son ordre mémorable du 5 novembre eût pour effet de mettre fin à la coutume « d’insulter à la religion de frères et collaborateurs ». Lorsque la flotte française parût devant Newport, Rhode Island, afin d’aider à la cause des coloniaux, la législature se hâta de rappeler une loi insérée dans ses Statuts, défendant sous peine de mort à tout catholique romain de mettre le pied sur le sol de cet État. À Boston, un cortège funèbre traversa les rues, précédé d’une croix, et comprenant des prêtres qui chantaient solennellement ; et l’on vit des commissaires du Boston puritain se joindre à la cérémonie, donnant ainsi au public une marque de respect envers la foi de leurs alliés[7]. »

La Virginie opposa la plus vive résistance au débarquement des 1500 Acadiens que Lawrence jetait sur les côtes de cette Province. Ni la maladie, qui faisait d’affreux ravages parmi cette cohue d’êtres humains, ni aucune autre considération ne put décider les Virginiens à assumer le fardeau que le gouverneur de la Nouvelle-Écosse leur imposait. Ils adressèrent aux autorités des protestations si énergiques que tous ces exilés, après plusieurs semaines d’attente à bord des bateaux, furent dirigés sur l’Angleterre.

Nous ignorons quelle fut la proportion de la mortalité parmi ce dernier contingent, avant qu’il pût toucher aux ports anglais. Mais lorsque l’on sait qu’elle fût de la moitié chez ceux qui furent transportés à Philadelphie, et très considérable également parmi les autres groupes ; lorsque l’on sait que leur séjour à bord des vaisseaux dura trois ou quatre fois plus longtemps que pour ceux qui furent débarqués dans les ports de la Nouvelle-Angleterre, il est permis de supposer qu’elle a été très grande. Nous avons des chiffres précis établissant qu’en 1763, c’est-à-dire huit années après, malgré l’apport des naissances, le nombre de ceux qui avaient été transportés en Angleterre était, depuis leur arrivée dans ce pays, réduit d’un tiers. Nous croyons donc ne rien exagérer en estimant qu’à la paix de 1763, ce nombre primitif de 1500 se trouvait réduit à moins de 500[8].

L’on peut juger par là de l’étendue du malheur et de l’affliction de ces pauvres infortunés, ainsi repoussés de tous les rivages et ballottés sur la mer, ne sachant où il leur serait possible d’aller souffrir et mourir. Quelle situation lamentable pour de pauvres mères de famille séparées de leurs maris, pour des enfants séparés de leurs parents ! Quelle détresse pour ces pères de famille, jadis cultivateurs à l’aise, vivant paisiblement sur leurs terres, dans leurs villages qu’ils n’avaient jamais quittés, de se voir ainsi jetés au milieu de l’océan, seuls, dénués de tout, loin de leurs femmes et de leurs enfants, par les ordres de Lawrence ou par la mort, entourés d’ennemis, sans avenir et sans espoir ! Si du moins, après ces huit années d’exil, ils eussent retrouvé tous, avec la paix, les restes de leurs familes décimées ! Mais leur vie entière se passa en recherches souvent infructueuses aux Antilles, en Louisiane, sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre, au Canada, dans les Provinces Maritimes, etc[9].

Longfellow, malgré sa puissance d’évocation et de narration, n’a pu faire concevoir toute l’étendue du malheur qui frappa les familles les plus affligées. [C’est le cas de dire que même les grands poèmes sont parfois au dessous de la réalité][10]. Le sort d’Évangéline est loin d’égaler, en tristesse et en force dramatique, celui de bien d’autres jeunes filles, séparées comme elle non seulement de leurs fiancés, mais encore de leurs parents et de leurs compagnons d’infortune[11].

Des vingt et quelques navires qui emportaient les Acadiens vers les ports de la Nouvelle-Angleterre, quatre n’arrivèrent pas à destination. Un de ceux qui faisaient voile vers Philadelphie périt en mer avec sa cargaison de captifs ; deux autres furent poussés par les vents jusqu’à Saint-Domingue où leurs passagers furent laissés. Un autre navire, contenant 226 Acadiens de Port-Royal, parmi lesquels se trouvaient des Boudreau, des Dugas, des Guillebaut, des Richard, des Bourgeois, des Doucet, des Landry, fut capturé par les exilés qu’il portait. Poursuivi et attaqué par l’un des convois qui accompagnaient la flotte, il put, après un petit choc sans conséquence, se soustraire à de nouvelles rencontres et aborder à la rivière Saint-Jean, où les voyageurs se réunirent à un groupe considérable de fugitifs qui avaient échappé à la déportation. Voici comment Casgrain raconte cette émouvante aventure :

« Pendant que les transports cinglaient sur la baie de Fundy, un Acadien de Port-Royal, du nom de Beaulieu, ancien navigateur au long cours, ayant demandé au capitaine du navire où il était détenu, avec deux cent vingt-quatre autres exilés, en quel lieu du monde il allait les conduire : — Dans la première île déserte que je rencontrerai, répondit-il insolemment. C’est tout ce que méritent des papistes français comme vous autres. — Hors de lui-même, Beaulieu, qui était d’une force peu ordinaire, lui asséna un coup de poing qui l’étendit sur le pont. Ce fut le signal pour les autres captifs, qui probablement s’étaient concertés d’avance. Quoique sans armes, ils se précipitèrent sur leurs gardes, en blessèrent quelques-uns, et mirent les autres hors de combat. Beaulieu prit ensuite le commandement du transport, et alla l’échouer dans la rivière Saint-Jean, près de la mission que dirigeaient alors les PP. Germain et de la Brosse[12]. »

Il restait encore un petit groupe d’Acadiens dans la Péninsule, au Cap Sable, à l’extrémité sud-ouest de la province. Cette petite colonie était comprise dans la baronnie de Pobomcoup, propriété des d’Entremont, et habitée en partie par les nombreux descendants de cette famille. Séparés d’Halifax et des autres établissements acadiens, sans autres moyens de communication que ceux qu’offrait la navigation, ils avaient vécu dans un isolement aussi absolu que s’ils eussent été dans une petite île, au milieu de l’Océan. Ils habitaient là depuis plus d’un siècle, réglant leurs affales comme ils le jugeaient convenable, sans que l’administration s’occupât plus d’eux que s’ils n’eussent pas existé[13].

C’est à peine s’ils eurent connaissance des persécutions de Lawrence et de l’obligation à laquelle il soumettait des Acadiens des autres parties de la province, sur l’affaire du serment. Il n’y avait donc, bien certainement, aucun motif d’expulsion contre ces habitants du Cap Sable, qui n’avaient même pu donner lieu aux prétextes qu’inventa Lawrence contre ceux de Port-Royal, de Grand-Pré et de Beauséjour. Ces pauvres gens, après la terrible calamité qui venait d’atteindre leurs frères, ne pouvaient avoir d’autre désir que de rester bien tranquilles dans leur retraite, d’être ou ignorés comme par le passé, ou laissés en paix comme quantité négligeable. Si Lawrence eût épargné cette colonie paisible et isolée, nous aurions là une preuve, qui, sans être tout-à-fait concluante, tendrait au moins à montrer qu’il agissait avec des motifs à peu près avouables, et avec un certain degré de discernement.

Il faut souvent bien du temps, ponctué par la répétition des mêmes actes, pour nous permettre de saisir et de voir à fond toute la malice dont sont capables ceux même avec qui nous sommes en contact journalier. Si vive que soit notre pénétration, il arrive qu’elle se laisse prendre, et que la dépravation humaine dépasse la limite qu’elle lui avait fixée. Nous en avons ici un exemple. Ces pauvres habitants du Cap Sable pouvaient espérer qu’ayant toujours été les plus pacifiques des hommes, et n’ayant jamais fourni l’occasion de sévir contre eux, l’on ne viendrait pas les molester dans leur lointaine retraite. Mais il ne devait pas en être ainsi ; la cruauté de Lawrence n’avait pas encore atteint ses dernières bornes. L’hiver qui avait suivi l’embarquement à Grand-Pré et autres lieux n’était pas terminé, que le gouverneur donnait au major Prebble, en partance pour Boston avec son régiment, l’ordre suivant, qui n’a pas besoin de commentaires :

« … Il vous est ordonné par les présentes de jeter l’ancre au cap Sable, d’y débarquer avec vos troupes, d’y saisir tout ce que vous pourrez d’habitants et de les emmener avec vous à Boston, où vous les remettrez à son Excellence le gouverneur Shirley, avec la lettre qui accompagne cet ordre-ci. En tout cas, vous devez détruire et brûler les maisons des dits habitants, emporter leurs mobiliers et leurs divers troupeaux, dont vous ferez une distribution à vos troupes, en récompense de ce service. Vous détruirez tout ce qui ne pourrait être facilement emporté.

« Donné à Halifax, sous mon sceing et sceau ce 9 avril 1756.

Chas. Lawrence. »

« Par ordre de son Excellence

« Wm. Cotterell[14]. »

Cette invitation au pillage, en surexcitant la cupidité du soldat, ne pouvait manquer de produire l’effet désiré, « Le 23 avril, raconte l’abbé Desenclaves, témoin oculaire, un village fut investi et enlevé ; tout fût brûlé, et les animaux tués ou pris. Entre autres exploits, ils enlevèrent la chevelure d’un des enfants de Joseph d’Entremont, après avoir pillé et brûlé sa maison[15]. » Peu après, Lawrence fit opérer une nouvelle descente où furent répétées les mêmes scènes de dévastation. Cette fois, les soldats purent s’emparer d’une partie des habitants, y compris l’abbé Desenclaves. Ceux qui avaient échappé à ces attaques se trouvaient réduits à une profonde misère ; leur bétail ayant été tué ou capturé, leurs maisons incendiées, il ne leur restait aucun moyen de subsistance, pas même la pêche, car, aller en mer eût été courir le risque d’être pris par l’ennemi ; avec cela, leurs parents, leurs frères, tramés en captivité… Tout espoir humain leur semblait interdit. N’eût-il pas mieux valu partager tous ensemble le même sort ?


Ces pauvres gens, n’attendant plus rien de la pitié de Lawrence, mais instruits du caractère humain de M. Pownall, le nouveau gouverneur du Massachusetts, s’adressèrent à lui par une requête qui peint bien l’extrémité dans laquelle ils se trouvaient :

« Cap Sable, 15 septembre, 1758.

« Nous, vos humbles suppliants, nous vous adressons ces quelques lignes, dans l’espérance qu’elles obtiendront l’heureux résultat que nous en attendons. Nous souhaitons, par-dessus toutes choses, que Votre Excellence ait pitié de nous, qui sommes vos semblables, réduits à la détresse, et que vous nous accordiez l’humble demande que nous implorons instamment de vous. Qu’il plaise à Votre Excellence de nous prendre sous son gouvernement et de nous établir ici sur cette terre où nous vivons. Nous regarderons toujours comme une stricte obligation de vous aimer et honorer jusqu’à votre dernier soupir ; et nous assurons Votre Excellence que nous sommes disposés de tout cœur à faire tout ce que vous exigerez de nous, autant qu’il nous sera possible. Nous sommes aussi prêts à payer au gouvernement de Votre Excellence nos taxes annuelles ; nous voulons bien aider à faire la guerre contre le Roi de France, aussi longtemps que nous vivons ; si jamais aucun dommage est causé dans nos endroits par les sauvages, il devra nous être imputé. Nous sommes en tout environ 40 familles, formant à peu près cent cinquante âmes ; les sauvages qui vivent entre ici et Halifax ne dépassent pas le nombre de vingt, et ils sont disposés à se soumettre au même gouvernement que nous… Et si nous avions le bonheur de gagner l’amitié de Votre Excellence au point d’être reçus dans son gouvernement, nous lui enverrions deux hommes avec la liste (le nos noms, et les sauvages en feraient autant, et nous nous soumettrions à tout ce qui serait exigé de nous ; et s’il se réfugiait chez nous des déserteurs, sauvages ou français, nous ne leur donnerons pas l’hospitalité, à moins d’en avoir reçu la permission de la main de votre Excellence. Enfin, si, par malheur, notre humble supplique n’était pas écoutée, nous nous soumettrons à ce que Votre Excellence jugera à propos dans sa bonté. Et nous demandons seulement que si nous ne pouvons demeurer ici plus longtemps, l’on nous reçoive en Nouvelle-Angleterre pour y vivre comme font les autres Neutres Français, car nous préférerions mourir ici qu’aller nous transporter en aucune possession française. Et, si nous sommes condamnés à être bannis d’ici, nous obéirons à Votre Excellence, et nous partirons, quoique ce départ nous soit aussi pénible que la mort. Cher Monsieur, faites ce qui est en votre pouvoir pour que nous puissions nous établir ici, et nous serons vos fidèles sujets jusqu’à la mort.

Joseph Landey[16]. »


Ému de ce cri de détresse, Pownall communiqua la requête au général Amherst qui se trouvait alors à Boston. Ensemble, ils avisèrent des moyens à prendre pour venir en aide à ces infortunés. Amherst était d’avis de payer les frais de leur transport à Boston ; mais une chose empêchait la réalisation de ce plan : ces gens relevaient de l’autorité de Lawrence, et le gouverneur du Massachusetts ne pouvait, sans l’approbation de ce dernier, décider de leur sort. Pownall transmit donc la supplique en question à Lawrence, en l’accompagnant de ces remarques : « La condition de ces pauvres gens du Cap Sable semble bien pénible et mériter tous les secours possibles. Puisse la politique acquiescer à des mesures de soulagement que l’humanité réclame hautement ! Je vous envoie, avec la copie de leur pétition, les minutes du journal du Conseil à leur sujet. Vous y verrez que le général Amherst avait la volonté de les secourir, si cela eût pu être fait ici, mais vous y remarquerez également que le Conseil ne se crut pas le droit de m’aviser de les recevoir en cette province. »

T. Powhnall. »[17]


Pour toute réponse, Lawrence expédia un navire au Cap Sable. Tout ce qui restait de cette population fut transporté à Halifax, et, quatre mois après, en Angleterre. Il dut se commettre à cette occasion de nouvelles atrocités, puisque la preuve s’en trouve consignée dans une lettre que le général Amherst lui-même adressait à Lawrence pour lui en témoigner sa désapprobation. Il lui signalait un certain capitaine Harsen comme le principal coupable, et il ajoutait : « Je blâmerai toujours que l’on massacre des femmes et des enfants sans défense[18]. »

Dès l’ouverture des hostilités entre la France et l’Angleterre, Lawrence, par une proclamation en date du 14 mai 1756, déclarait entr’autres : « Nous promettons par les présentes (par et avec l’avis et le consentement du Conseil de Sa Majesté,) une récompense de trente livres pour tout mâle indien prisonnier, âgé de plus de seize ans, livré vif ; vingt-cinq livres pour la chevelure d’un indien de la même catégorie ; et vingt-cinq livres pour toute femme ou enfant indien, livré vif[19]. »

L’on comprend que la conduite des sauvages en temps de guerre ait été de nature à exaspérer leurs ennemis. Mais la proclamation dont nous venons de citer un extrait, et qui ouvrait la campagne, n’était guère propre à adoucir les horreurs qui allaient accompagner cette nouvelle guerre. Ce n’était pas en devançant ces barbares dans leurs cruelles coutumes que l’on pouvait espérer adoucir leurs mœurs ni exercer sur eux la bienfaisante influence du christianisme. Rien ne peut nous étonner, cependant, de la part de Lawrence ; sous des dehors civilisés, il était encore plus barbare que les indiens ; et, s’il l’eût osé, il eût étendu ses offres alléchantes de primes pour toutes les chevelures d’Acadiens qu’on aurait trouvés en armes. Mais l’effet n’en a-t-il pas été le même ? Cet appel à la cupidité allait donner lieu, afin de bénéficier de la proclamation, à des subterfuges sur lesquels le gouverneur fermerait complaisamment les yeux. L’extrait suivant d’une lettre du Révérend Hugh Graham au Révérend Andrew Brown, datée de Cornwallis, mars 1791, nous donne la mesure de ce que l’on pouvait attendre d’une pareille proclamation :

« Un détachement de soldats, faisant partie d’un régiment spécialement chargé de surveiller le pays abandonné par les Français qui avaient été malheureusement bannis par la politique anglaise, tomba sur quatre français qui, avec toute la précaution possible, s’étaient aventurés hors de leur retraite pour aller à la recherche de quelques bestiaux errants ou de quelque trésor caché. Ces quatre misérables solitaires, si dignes de pitié, venaient de s’asseoir, tristes et fatigués, sur les bords d’un ruisseau désert pour y prendre un peu de nourriture et de repos, quand ils furent surpris et capturés par les soldats ; et comme une prime était offerte pour les chevelures d’indiens, — quelle tache sur le blason britannique ! — les soldats firent entendre la supplication d’usage en ces rencontres, les officiers tournèrent le dos, et les français furent immédiatement tués et scalpés. Un détachement rapporta en un jour 25 chevelures, prétendant qu’elles venaient d’indiens, et l’officier qui commandait le Fort, le colonel Wilmot, qui devint plus tard gouverneur (un pauvre instrument,) donna des ordres pour que les primes fussent payées en récompense de ce butin. Le capitaine Huston, qui avait alors la charge du trésor, fit des objections et représenta tout ce que la lettre et l’esprit d’un pareil procédé avaient d’irrégulier. Le colonel lui répondit que, d’après la loi, tous les français étaient hors de la province ; que la prime sur les chevelures d’indiens était conforme à la loi, et que si, en quelques cas donnés, la loi avait besoin d’être restreinte quelque peu, cependant il était nécessaire de recourir à de tels procédés. Alors Huston, sur présentation du compte, et pour obéir aux ordres, paya 250 livres, en disant « que le châtiment de Dieu atteindra toujours de tels actes coupables ». Un grand nombre de Français furent un jour surpris par un détachement de soldats le long de la rivière Petitcodiac : au premier cri d’alarme la plupart d’entre eux se jetèrent dans la rivière qu’ils traversèrent à la nage, et ainsi échappèrent aux coups de leurs sanguinaires ennemis, encore que la soldatesque sans merci eût réussi à en tuer quelques-uns au milieu des flots. L’on a remarqué que tous ces soldats, presque sans exception, ont fini leurs jours misérablement, en particulier un certain capitaine Danks, qui s’était signalé par sa barbarie. Durant l’insurrection de Cumberland, au cours de la dernière guerre, il fut soupçonné d’avoir des intelligences des deux côtés ; il dût quitter Cumberland, s’en aller à Windsor, où il arriva à moitié mort ; il a été enterré comme un chien ou à peine mieux. Il a vécu dans le mépris général, et personne ne l’a regretté[20]. »

Ce révérend Hugh Graham était, tout comme le Dr. Brown, contemporain des événements qu’il décrivait. Il avait habité la Nouvelle-Écosse, croyons-nous, au temps même de la déportation, et c’était là la raison pour laquelle Brown s’était adressé à lui afin d’en obtenir des éclaircissements sur tel ou tel aspect de cette question. Il nous paraît avoir été animé du même esprit que Brown, et, comme ce dernier, il a jugé sévèrement les actes et les auteurs de ce drame ; et c’est un jugement de même nature qu’ont porté d’ailleurs tous les hommes de cette époque qui ont été en mesure de se faire là-dessus une opinion éclairée et impartiale, ou dont le caractère avait assez d’élévation naturelle pour se mettre au-dessus des préjugés religieux ou nationaux.

Nous avons fourni au lecteur le moyen d’acquérir une connaissance exacte du caractère de Lawrence, en mettant sous ses yeux l’opinion que les citoyens d’Halifax entretenaient à l’égard de ce gouverneur ; ce qui précède nous permet également de nous former une idée du caractère de ce Wilmot, qui, quelques années plus tard, comme gouverneur de la province, devait à son tour faire peser sa tyrannie sur les Acadiens.

Le Cabinet de Londres, qui, ainsi que nous l’avons vu, avait été jeté dans une grande alarme à l’annonce des projets mal déguisés de Lawrence, avait dû accepter le fait accompli et laisser le gouverneur achever son œuvre de proscription. L’extrait suivant d’une lettre des Lords du Commerce à Lawrence, en date du 10 mars 1757, semble être une condamnation de sa conduite, tant au point de vue du caractère odieux et injustifiable d’une mesure aussi barbare qu’à celui des conséquences funestes qui pouvaient en résulter : « Il n’est aucune entreprise, si désespérée et si cruelle qu’on la conçoive, à quoi l’on ne puisse s’attendre de la part de personnes exaspérées comme doivent l’être celles-ci par le traitement qui leur a été infligé[21]. »

Et il devait, en effet, en être ainsi. L’homme le plus doux, le plus paisible, lorsqu’il se voit acculé, sans motifs avouables, dans une impasse où tout son bonheur s’est évanoui ; lorsque ses biens, son pays lui ont été enlevés ; •lorsque sa femme, ses enfants, ont été arrachés du foyer et précipités dans l’infortune, sinon séparés de lui, et dispersés eux-mêmes loin les uns des autres, lorsqu’il voit qu’il n’a plus à ménager un ennemi acharné à la destruction complète de tout ce qui l’attachait à la vie, cet homme peut se transformer en un lion furieux assoiffé de vengeance, capable de se porter à toutes les extrémités. Oui, et nous n’hésitons pas à le dire, une persécution aussi injuste et aussi extraordinaire constituait une provocation suffisante pour tourner la tête à l’homme le plus pacifique, pour faire de lui un pirate ou un brigand improvisé, s’embusquant au coin de la forêt pour faire la chasse à son bourreau. C’est ce que nous aurions fait, c’est ce que beaucoup de nos lecteurs eussent fait ; et c’est cependant ce que les Acadiens ne firent pas, à l’exception d’un fort petit nombre.

La tradition nous a conservé le souvenir des terribles vengeances exercées par quelques-uns de ces hommes, et plus particulièrement par Jean Le Blanc, Nicolas Gauthier et Noël Brassard dit Beausoleil.

Ce dernier habitait, avec toute sa famille, les cantons de Chipody et de Petitcodiac, au nord de la Baie de Fundy. Cette colonie avait été fondée en l’année 1699 par le meunier Thibaudeau et Jean-François Brassard. Thibaudeau avait été fait seigneur de Chipody, et une large concession avait été accordée à son ami Brassard. Les liens de la parenté vinrent bientôt unir plus étroitement les deux familles. Brassard, dont la femme, Catherine Richard, était la fille aînée de Michel Richard, premier du nom en Acadie, notre ancêtre, donna sa fille en mariage au fils du vieux Thibaudeau ; et les deux familles formèrent bientôt un groupe important et prospère. Nous avons vu qu’à l’époque de la déportation, un détachement de troupes avait été envoyé de Beauséjour, (Cumberland,) pour brûler les maisons de Chipody et de Petitcodiac, et enlever les habitants ; nous avons vu également que la population, prévenue de cette attaque, s’était embusquée à la lisière de la forêt, et qu’au moment où un groupe de ce détachement s’apprêtait à mettre le feu à l’Église, l’on s’était précipité sur les soldats avec une telle ardeur et un tel succès que ceux-ci avaient été forcés de s’éloigner. Celui qui avait dirigé cette attaque était Noël Brassard dit Beausoleil, fils de Jean-François et de Catherine Richard. Voici comment Casgrain, dans son Pèlerinage au Pays d’Évangéline, raconte la suite des événements en autant qu’ils concernent Noël Brassard, — événements qui sont encore profondément enracinés dans le souvenir des Acadiens des Provinces Maritimes :

« Aucun habitant du lieu n’avait plus d’intérêt que Noël Brassard à défendre ses foyers. Il était père de dix enfants dont le dernier avait à peine huit jours ; il avait avec lui sa vieille mère octogénaire. Son père, l’un des premiers colons de Peticoudiac, lui avait légué, avec la maison paternelle, une grande et belle terre en pleine culture, qui lui donnait une honnête aisance. Aussi Noël Brassard ne pouvait se résigner à la pensée de quitter Peticoudiac pour aller errer dans les bois avec sa famille, aux approches de nos terribles hivers. Il savait quelles misères les y attendaient ; il savait que les plus faibles y trouveraient une mort certaine. Dans l’assemblée des habitants où le départ fut décidé, Noël Brassard opina pour une lutte à outrance, et ce fut seulement après que toute la paroisse eût été abandonnée qu’il se décida à rejoindre les fugitifs. Tandis que sa femme, qui pouvait à peine se traîner, se dirigeait vers la lisière de la forêt, suivie de ses enfants, et portant le dernier né dans ses bras, il entassait dans une charrette le peu d’effets qu’il pouvait emporter, et y étendait sa vieille mère que les émotions des derniers jours avaient réduite à l’extrémité. Il eut bientôt rejoint sa famille sur le haut de la colline d’où l’on apercevait le village à moitié incendié et l’entrée du Peticoudiac. Ils s’arrêtèrent là silencieux ; les enfants se pressaient autour de leur mère en étouffant leurs sanglots ; pour Noël Brassard, il ne pleurait pas, mais il était pâle comme un mort, et ses lèvres tremblaient quand il regardait sa femme qui soupirait en essuyant ses larmes. Le soleil se couchait en arrière d’eux sur la cime des arbres, — un beau soleil d’automne qui réjouissait tout le paysage. Ses rayons obliques allumaient des reflets d’incendie aux fenêtres des maisons, et allongeaient leurs ombres dans la vallée.

« La mère Brassard, épuisée de force, avait paru à peu près insensible pendant le trajet ; mais alors elle ouvrit les yeux, et comme si l’éclat des objets l’eût ranimée, elle se mit à examiner l’une après l’autre chacune des maisons du village ; elle jeta un long regard d’adieu sur le toit où elle avait si longtemps vécu ; puis ses yeux restèrent fixés sur le cimetière dont les tombes et les croix blanches brillamment illuminées se dessinaient en relief sur l’herbe du gazon. — Je n’irai pas plus loin, soupira-t-elle à son fils ; je me sens mourir. Tu m’enterreras là, près de ton père. — La voiture se remit en marche ; mais quand elle eut fait quelques arpents sur le chemin cahoteux et mal tracé qui plongeait dans la forêt, Noël Brassard s’aperçut que le visage de sa mère devenait plus blanc que la cire ; une sueur froide perlait sur ses joues. Sa femme et lui s’empressèrent autour d’elle pour la ranimer, mais ce fut en vain. Elle était morte. Le lendemain au soir, deux hommes étaient occupés de creuser une fosse dans le cimetière de Peticoudiac. À côté d’eux attendait le missionnaire, M. Le Guerne, qu’ils avaient eu le temps d’aller prévenir. Noël Brassard et son beau-frère se hâtèrent d’achever leur besogne, car la Unie alors dans son plein montait rapidement à l’horizon et aurait pu facilement trahir leur présence. Quand la fosse fut terminée, le missionnaire revêtit son surplis avec son étole noire, et récita à voix basse les prières de l’absoute. Il aida ensuite les deux hommes à combler la fosse. — Avant de partir, leur dit-il, nous allons réciter un De Profundis au pied de la grande croix, afin de mettre nos morts sous la protection de Dieu et les défendre contre la profanation des hérétiques. — Un instant après, la porte du cimetière grinça sur ses gonds, et tout rentra dans le silence. Noël Brassard n’était qu’au commencement de ses peines. Malgré ses sinistres pressentiments, s’il avait pu prévoir tous les malheurs qui l’attendaient, il aurait reculé d’épouvante. Dans le cours de cet affreux hiver, il perdit sa femme et tous ses enfants, hormis deux, un garçon et une fille. De Peticoudiac à Ristigouche, où il arriva dans les premiers jours du printemps, on aurait pu suivre sa marche à la trace des tombes qu’il avait laissées derrière lui.

« Dans son désespoir, il ne pouvait entendre prononcer le nom d’un Yankee sans être saisi d’une espèce de frénésie. Il confia les deux enfants qui lui restaient à sa sœur Marguerite d’Entremont, qui elle-même avait perdu tous les siens, et il se remit à son ancien métier de chasseur ; mais cette fois, ce n’était pas pour faire la chasse aux animaux des bois, c’était pour faire la chasse à l’homme, la chasse à tout ce qui portait le nom de Yankee ou d’Anglais. À la tête de quelques partisans, habiles au tir comme lui, exaspérés par l’excès du malheur, il n’épargna rien pour faire à ses ennemis tout le mal qu’il en avait souffert. Pendant les cinq années qui suivirent, il se mit à la disposition des officiers français, qui l’employèrent à soulever les tribus sauvages et à les accompagner dans leurs sanglantes expéditions. Chaque fois qu’il abattait un ennemi, il faisait une entaille sur la crosse de son fusil. Ce fusil a été conservé par ses descendants, et l’on n’y compte pas moins de vingt-huit marques.

« Au printemps de 1760, Noël Brassard était de retour à Ristigouche. Quand le marquis de Danjac vint s’y réfugier avec ses quatre vaisseaux, il réclama le privilège de servir un des canons qui furent débarqués sur la pointe à la Batterie pour défendre l’embouchure de la rivière. Les artilleurs se firent tuer sur leurs pièces, et Noël Brassard, qui s’était battu comme un lion, pointait le dernier canon resté sur son affût, quand il fut coupé en deux par un boulet[22]. »

Lawrence faisait allusion aux exploits de Brassard, Gauthier et Le Blanc[23], lorsqu’il écrivait : « … ces brigands de grands chemins, devenus pirates, ont eu la hardiesse d’équiper des chaloupes avec lesquelles ils sont venus croiser sur nos côtes ; déjà seize ou dix-sept de nos vaisseaux, dont quelques-uns avaient une grande valeur, sont tombés entre leurs mains[24]. »

En autant que nous pouvons en juger par les maigres documents que nous possédons, il ne semble pas que la population acadienne réfugiée sur les côtes du Nouveau-Brunswick et dans l’Île Saint-Jean (Prince Édouard,) se soit adonnée activement à guerroyer contre les troupes anglaises. Les circonstances imposaient aux hommes le devoir de se tenir auprès de leurs familles pour subvenir aux besoins quotidiens d’une existence sans cesse menacée par la faim, le froid, les privations, la maladie, les dangers d’une surprise. L’on se tenait le plus souvent au bord de la mer, parce qu’elle offrait, en été, un moyen plus sûr de se procurer la nourriture nécessaire ; mais au moindre danger, l’on s’enfonçait dans la forêt.

Il restait encore sur les côtes du Golfe, sur la Rivière Saint-Jean, dans l’île Saint-Jean, environ 10,000 Acadiens, qui purent se maintenir dans leurs retraites jusqu’en 1758 et 1760. Mais, ainsi que nous le verrons ultérieurement, eux aussi devaient, pour le plus grand nombre, subir finalement le sort de ceux qui avaient été jetés sur les plages de la Nouvelle-Angleterre.



  1. Voici le texte de la pétition de Hutchinson. (French Neutrals).

    M. A. 23/206.

    To his Excellency William Shirley Esqv, Governor in chief the Hon. the Council and House of Representative of the Province aforesaid.

    The memorial of Thomas Hutchinson humbly shows.

    That upon your memorialist having been repeatedly informed of the distressed state of the french people on board the transports on their first arrivai from Nova Scotia he went down to one of the Vessels where he found divers of them in a perishing state from the hard thing they had endured and among the rest a grave elderly widow who had lain sick above a fortnight without any care taken of her. Your memorialist ordered her ashore into one of his tenements and ordered means for her relief but they were ineffectual and she died in a few days by means of the neglect and hardships aforesaid. Just before she died she begged for the sake of our common Saviour that your memorialist would have some pity on her children viz two sons two daughters and a grand child. They have accordingly frequently applied to sd. memorialist in the Town of Boston where they have remained. But they now inform your memorialist that the Sheriff is required to remove them to some remote town and are greatly distressed on that account.

    Your memorialist humbly prays that this small family of the name of Benoit may be suffered to romain at Boston or may be removed to Cambridge with the family of Robishau aud if it ho required your memorialist will give security for their orderly behaviour. And as in duty bound shall pray.

    Tho. Hutchinson.

    In Council Sept. 3, 1756. Read and ordered that Ezekiel Chuver and John Otis Esq. with such as the Hon. House shall join be a Coimittee to take this mem. under Considération and Report.

  2. A Lost Chapter in American History.
  3. Le MS. original — fol. 777 — prête cette citation à Hutchinson, tandis qu’elle est de Mrs. Williams, The Neutral French, p. 68.
  4. Montcalm and Wolfe. I, VIII, 294.
  5. La phrase entre crochets est à la marge du fol. 778, et certainement de la main du traducteur.
  6. Le MS. original — fol. 779 — porte la note suivante : « Nous tenons d’excellente source que Haliburton, dans ses conversations privées, qualifiait beaucoup plus sévèrement encore qu’il ne l’a fait dans son Histoire, la conduite de Lawrence envers les Acadiens. Ce fut lui qui inspira Longfellow et lui donna l’idée d’écrire le poème d’Évangeline. » Cf. notre Tome I. Préface. note 8
  7. A lost chapter.
  8. Le M S. original — fol. 782 — a la note qui suit : « Mémoire de M. de la Rochette. Déclarations des Acadiens qui s’établirent à Belle-Isle-en Mer. Le gouvernement français, à la sollicitation de l’abbé Le Loutre, revenu de sa captivité à Jersey, accorda des lopins de terre dans cette lie à 77 familles acadiennes. Tous les chefs de famille furent appelés à déclarer devant les Autorités leur filiation, depuis l’ancêtre fondateur de la souche en Acadie, jusqu’à eux. Ces déclarations, qui forment un manuscrit considérable, offrent de précieux renseignements, et donnent une idée très nette de la mortalité en mer et de la dislocation des familles. »

    Cf. au sujet des familles acadiennea qui s’établirent à Belle-Isle-en-Mer, Canada-Français, Doc. in. II. P. 165 et seq. — C’est 78 familles qui s’établirent en cet endroit ; l’abbé Le Loutre y débarqua le 8 novembre 1765, « bientôt suivi par soixante-dix-huit familles acadiennes que le roi voulait y établir. »

  9. Le MS. original — fol. 783 — porte la note suivante :

    « Mon arrière grand’mère Le Prince, (Rosalie Bourg,) mère de Mgr . Le Prince, avait 5 ans, lors de la déportation. Elle mourût en 1846, à l’âge de 96 ans. Elle se rappelait très nettement le départ de Grand-Pré, l’incendié des habitations, etc. Sa sœur, née en mer, était privée de la raison, et la mère, minée par le chagrin, mourût quelques années plus tard. — Douée d’une grande intelligence et habituellement fort gaie, le récit de ces malheurs avait l’effet de plonger mon arrière grand’mère dans une tristesse si profonde, que toute allusion à ces événements était soigneusement évitée par la famille. »

  10. Cette phrase est en marge du fol. 783 du MS. original et de la main du traducteur.
  11. Dans l’édition anglaise, II, 255, la phrase se termine après parents. Dans le MS. orig. id. fol. — de leurs compagnons d’infortune a été ajouté après coup.
  12. Pèlerinage… Ch. V. P. 145. — Il est aussi question de ce fait dans une lettre des habitants de la rivière Saint-Jean à leur ancien curé, l’abbé Daudin, en date du 31 juillet 1756. L’abbé Daudin, passé en France, était mort quand cette lettre y parvint ; elle fut ouverte par l’abbé de l’Isle-Dieu et remise par lui au Garde des Sceaux. Elle se trouve aux Archives de la Marine. Paris. Casgrain la cite, ibid. p. 164 et seq. — Cf. également la Lettre de Le Guerne à Prévost.
  13. Cf. sur la Baronnie de Pobomcoup, Rameau, Une Colonie. App. Ve Série. P. 412 et seq.
  14. Cf. N. S. Doc. P. 300. Dans le MS. orig. fol. 787, est donné le texte anglais. Nous en empruntons la traduction à Casgrain, Pèlerinage… ch. XI, p. 209. Le membre de phrase concernant Shirley est omis par Casgrain mais se trouve dans Richard.
  15. Cité d’après Casgrain, p. 210, qui met en note : « archives de l’archevêché de Québec. Lettre de l’abbé Désenclaves, 22 juin 1756, citée au long, p. 146. »
  16. Le texte anglais de cette lettre est dans Akins, N. S. D. p. 306. — Le MS. original renvoie à Casgrain pour le texte français ; nous empruntons donc à ce dernier la traduction, sauf que nous ajoutons quelques membres de phrases, omis dans un Pèlerinage, et que porte la citation, plus complète, faite par Richard.
  17. N. S. D. P. 304-5. Pownall to Lawrence. Boston. Jany 2nd 1759. — La résolution du conseil avait été prise en séance du 4 décembre 1758. Dans Akins, elle fait suite à la lettre de Joseph Landry, p. 307.
  18. Can.-Fr. Doc. in. Pièce 93. Cette lettre est datée d’Albany, le 29 mai 1759. Page 140 du tome II.
  19. Cette proclamation est citée dans Murdoch, II, XXI, p. 308. — La note que nous donnons, d’après le MS. original — fol. 729 — est tirée du même endroit de Murdoch :

    « It is impossible to read the solemn orders for destroying and annihilating the homes and their surroundings of our fellow-creatures — the possible capture and removal of families — the rewards in money to the soldier for the scalp of au enemy, and many other proceedings of those in authority at this period, without strong sensations of pain and disgust… This brought into active play one of the lowest, meanest and most brutalizing features of humanity — a miserable avarice — a thirst of gain, to be required by cruelty, and spent most probably in the most deprading sensual pursuits. Nothing could be calculated to lower and disfigure the character of the soldiers more thau the appeal to his selfishness and his basest appetites. »

  20. Coll. of N. S. H. S. vol. II. P. 141-2, (Halifax, 1881.) Le MS. original — fol. 795 — après cette longue citation, porte la note suivante, laquelle, dans l’édit. anglaise, (II, 262,) est renvoyée quelques lignes plus loin : « Après la prise de Beauséjour, où furent faits prisonniers un grand nombre d’Acadiens, pendant qu’on sommait leurs familles de venir les rejoindre en menaçant d’incendier leurs maisons, de pauvres femmes furent fouettées au point de tomber mortes sous les coups. » (Vaudreuil au Ministre, 30 octobre 1755.) « Vers le même temps, un parti de 14 sauvages de la rivière St-Jean ayant été surpris et capturé, les soldats s’étaient amusés à les couper par morceaux comme de la viande de porc, et à éparpiller sur le sol ces terribles restes. » (Vaudreuil au Ministre, 18 octobre 1755.)

    Ces 2 lettres de Vaudreuil sont dans A. C. Gén. etc. P. 237-8-9. — App. II.

  21. L’on peut faire dire ce que l’on veut à une phrase isolée de son contexte. L’auteur d’Acadie eût été bien empêché de soutenir l’opinion qu’il émet ici touchant la manière de voir des Lords, si, au lieu de citer une toute petite phrase de leur dite Lettre, il l’eut donnée au long telle qu’elle se trouve dans Akins ; et pour bien montrer le côté précaire de son raisonnement, nous allons suppléer à cette lacune :

    « We are extremely sorry to find that nothwithstanding the great expense which the public has been at in removing the French inhabitants, there should yet be enough of them remaining to molest and disturb the settlements, and interrupt and destruct our partys passing from one place to another ; it is certainly very much to be wished that they could he entirely driven out of the Peninsula, because until that is done, it will be in their power, by the knowledge they have of the country, however small their numbers, to distress and harass the out-settlements, and even His Majesty’s troops, so as greatly to obstruct the settlement of the Colony ; as to the conduct of the Southern Colonys, in permitting those who were removed to coast along from one province to another in order that they might get back to Nova Scotia, nothing coud hâave been more absurd and blameable, and hd not the governor of New York and Massachusetts Bay stopped them, there is no attempt however desperate and cruel which might not have been expected from persons exasperated as they must have been by the treatment they have met with. » Nova Sco. Doc. p. 304. — Cette page achève de nous édifier sur l’état d’esprit du cabinet de Londres. Il faudrait d’autres documents que celui-ci pour nous faire croire aux sentiments humains des Lords. Je ne vois pas comment l’on peut en inférer que cens-ci ont condamné la politique de Lawrence à l’égard des Acadiens. C’est le contraire qui est vrai.

  22. Chapitre II. P. 20 et 55.
  23. Le MS. orig. — fol. 805 — porte ici la note suivante : « Ce Jean Le Blanc était fils de Jean Le Blanc et de Marguerite Richard, sœur d’un de mes ancêtres René Richard, mort à St-Grégoire, district des Trois-Rivières, en 1776. »
  24. N. S. B. Lawrence to Lords of Trade. Halifax. Sept. 20th 1759. P. 308.