Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome Ip. 369-390).

APPENDICE I


ÉDOUARD RICHARD ET SON ŒUVRE « ACADIA »[1]


Par J. E. Prince, Docteur-en-Droit (Laval)


Édouard Richard, voici un écrivain d’un rare mérite, mais un écrivain dont l’œuvre est en réalité peu connue parmi nous, et le motif en est facile à comprendre : l’unique ouvrage, pour bien dire, qu’il ait laissé, « Acadia », a paru en anglais. Richard avait d’abord composé son livre en français, mais en reprenant la question acadienne comme il le faisait, il crut qu’il importait surtout d’atteindre le public anglais. Il fit donc préparer sans délai la version anglaise, seul travail livré à la publicité jusqu’ici. Des voyages, puis un événement toujours inattendu, la mort, empêchèrent l’auteur de mettre au jour le manuscrit original. En attendant que quelque ami de l’histoire exécute ce dessein pieux, nous n’avons malheureusement pour juger de son œuvre qu’une traduction. C’est peut-être assez pour parler de l’historien, ce ne l’est guère pour parler de l’écrivain. Sans doute, pour quiconque connaît la manière de penser d’Édouard Richard, la tournure originale de son esprit, ses opinions intimes sur divers sujets, l’on sent bien que l’anglais n’est pas étranger à la composition française : mais enfin le livre est écrit en anglais. Au reste les critiques l’ont loué unanimement : et le style et la langue y seraient tels qu’il est impossible de ne pas lui reconnaître la valeur d’un original. C’est un éloge que l’on aime à donner en passant au traducteur, le Rév. P. Drummond, de la Compagnie de Jésus, déjà apprécié dans les lettres et qui a, — avec quelle réserve discrète ! — si généreusement mis son talent au service d’une cause chère au patriotisme français. Si l’ouvrage a obtenu de la réputation, l’on ne saurait douter qu’une bonne part d’honneur n’en revienne à celui qui les a su le revêtir d’une forme de langage aussi parfaite.

I


Édouard Richard est descendant d’Acadien dans les deux branches paternelle et maternelle. Il naquit à Princeville, le 14 mars 1844, du mariage de Louis Richard et d’Hermine le Prince, lesquels avaient de bonne heure quitté St-Grégoire, dans le district des Trois-Rivières, pour aller s’établir dans les Cantons de l’Est. Son père, négociant important et qui fut plus tard membre du Conseil Législatif, appartenait à l’une des plus anciennes et des plus nombreuses familles originaires de l’Acadie. Sa mère, une de ces femmes dont on vénère à jamais la mémoire pieuse et sainte, était la sœur de feu le chanoine le Prince, professeur au séminaire de St-Hyacinthe, et, par conséquent, nièce de Mgr Jean-Charles le Prince, premier évêque de St-Hyacinthe.

Les ancêtres de notre écrivain ont donc été, la plupart, victimes de la fameuse dispersion acadienne de 1755.

La carrière d’Édouard Richard n’offre rien de bien particulier. Ses études terminées à Nicolet, il va quelque temps à l’École d’agriculture de Ste-Anne, passe les années 65-66, 66-67, à Laval, où il étudie le droit, pour aller terminer à McGill, où il prit ses degrés. Peu de temps après, l’on retrouve Richard à Paris, où il est censé suivre les cours de jurisprudence, ou étudier en compagnie de son ami Gérin-Lajoie, futur fondateur du journal Le Constitutionnel, aux Trois-Rivières. De retour d’Europe, il forme une société à Arthabaskaville, laquelle dura sept ans, — la société légale Laurier et Richard, mais on ne voit guère ce dernier plaider ; il laisse ce soin à Laurier qui, plein d’ardeur, possède le don d’émerveiller par ses discours, préparant ainsi, à l’exemple de Cicéron, chez les Romains, et de Berryer, chez les Français, ses futurs succès de tribune parlementaire.

De 1872 à 1878, Édouard Richard représente le comté de Mégantic aux Communes du Canada, mais la politique — la politique active j’entends — ne va guère à son tempérament. Vers 1878, il part pour Winnipeg, d’où il exerce la charge de bailli des Territoires jusqu’à 1883. La carrière politique l’ayant de nouveau tenté, il se présente, en 1887, dans le comté de Provancher, où il est défait par l’honorable Larivière. Enfin, nommé par le gouvernement fédéral pour aller recueillir des documents devant servir à l’histoire, il passera huit ans à Paris d’où il reviendra dans l’Ouest finir ses jours, en 1904. Mais c’est avant son départ, pendant les loisirs que n’ont pas voulu, heureusement, lui ôter les électeurs de Provancher et que lui procura toujours, du reste, une belle aisance, qu’il conçoit le projet d’écrire sur la question acadienne.

Sobre, rangé, méditatif, Édouard Richard ne jouit cependant jamais d’une santé parfaite. Il alla toujours traînant plus ou moins sa vie, incapable pendant longtemps de se livrer à aucun genre d’étude. Mais il en était arrivé là précisément par l’abus du travail, aussitôt après sa sortie de l’Université. L’ambition de s’instruire s’était emparée de lui, il se plongeait dans la lecture et se livrait aux études diverses avec une sorte de frénésie. Un moment vint où il devait payer cher de tels écarts. Il en était là vers 1870-71 et les années suivantes, quand je le connus. Mais si Édouard Richard n’étudiait plus beaucoup, il avait bonne mémoire, et cette vertu du méditatif qui allait si bien à son esprit ne pouvait manquer de grandir avec le temps. Curieux par état — les oisifs le sont tous — avide de savoir, possédant un esprit compréhensif et une manière libre d’envisager tous les sujets, adonné aux spéculations de tout genre, sans préjugés, la causerie, surtout la causerie politique, était son éternel délassement. Que de problèmes il aimait à creuser ! Il pouvait deviser sans fin sur les questions d’histoire, de religion, de progrès, de liberté, etc. Les choses de l’art lui étaient peu familières, les penchants naturels de son esprit le portant peu vers les fantaisies légères de l’imagination. Il était pourtant curieux de musique à ses heures, mais la musique même pour lui était plutôt intéressante comme phénomène révélateur du caractère et de l’âme, que comme délassement d’artiste. Le littérateur, si peu qu’il ait produit, en dehors de sa grande Histoire, marque du goût. Sa manière a de l’élégance ; elle atteste particulièrement un caractère noble et un esprit ouvert. Il y aurait plaisir à esquisser pleinement cette figure originale du penseur, très doux, quelque peu adonné au songe. En 1872, Richard ne sachant qu’inventer pour échapper à l’ennui, parvenait à organiser une grande assemblée à laquelle des théoriciens, de beaux parleurs, devaient prendre part. La réunion avait lieu à Princeville. L’on trouverait probablement, dans les journaux du temps, des détails piquants sur cette réunion extraordinaire. Parmi les assistants figuraient Lucien Turcotte, Gérin-Lajoie, Arthur Buies. Des discours éloquents étaient prononcés par Gérin-Lajoie et d’autres par Richard lui-même. Lucien Turcotte déclina l’honneur de parler, au grand désappointement de tous, mais Buies était là. Il ne se fit pas prier. Il prononça, ce jour-là, une harangue que tout le monde ne dut pas comprendre, mais une harangue à laquelle on applaudit beaucoup. La péroraison, surtout, fut vibrante. Le bras tendu, Buies terminait par ces paroles prophétiques : « Un jour viendra où la liberté luira comme une vaste aurore au-dessus des peuples… » Quand on est jeune on retient ces mouvements qui font frémir. Il serait difficile de dire quel fut le résultat du grand conventum politique. Je ne crois pas que l’on comprit grand’chose au discours de Richard.

Ces dispositions d’esprit, chez lui, cette tendance accusée vers l’examen des divers problèmes sociaux, pour ne pas toujours revêtir une forme très pratique, n’en attestaient pas moins l’activité de la pensée. Après avoir habité quelque temps l’Ouest, pays neuf, aux grands horizons, où le climat, le mouvement des affaires auquel il se mêlait, devaient heureusement influer sur sa santé, Richard put reprendre des études longtemps interrompues, et l’on sait avec quel fruit.

Ayant vécu son enfance au milieu de descendants d’Acadiens, notre ami avait souvent entendu parler du pays ancestral, de l’année du « grand dérangement ». Un de ses vieux parents, Raphaël Richard, tenait de la bouche même de l’une des déportées l’histoire si lugubre du départ de Grand-Pré. L’écrivain nous dit dans son livre les impressions profondes que son jeune esprit en avait gardées. Ces traditions mélancoliques que le récit du foyer avait lentement déposées dans son âme, ne devaient pas se perdre. Un jour, à la faveur de certaine culture, quand viendrait la maturité, cette semence en apparence éteinte porterait des fruits. L’âme des ancêtres ne meurt jamais ; elle passe avec le dépôt sacré des traditions dans l’âme des descendants, comme un écho qui relie les générations les unes aux autres et qui fait de tout un peuple une seule voix, une seule vie. Richard lit l’histoire ; il lit Rameau, ce savant et illustre interprète des choses de l’Acadie ; il lit Casgrain, cet autre écrivain sympathique qui a si bien parlé de la race opprimée. En 1893, un journal de Toronto, le Week, ayant attaqué les Acadiens, Richard prépare toute une série d’articles en réponse à l’auteur ; mais ce dernier — Pierce Hamilton, — s’étant tout-à-coup donné la mort, dans un moment d’hallucination, les articles ne sont pas publiés : ces premières pages hâtives seront le premier noyau de l’œuvre dont nous allons parler.

Chose bizarre et qui peint bien le caractère de l’auteur, il entreprendra ce grand procès, non pas tant pour revendiquer les droits des Acadiens, si cruellement éprouvés, que pour découvrir les motifs cachés qui doivent avoir justifié, au moins dans une certaine mesure, la persécution. « Il me semble, dit-il, que si je pouvais trouver quelque justification, je saurais mieux me résigner, » et sans doute ce sentiment est bien dans la nature. Il craint que Rameau ne soit partial. Il dit, tant son désir d’impartialité est grand : « Quand j’aurais pu mettre en question, parfois, la sincérité de quelques historiens, j’ai plutôt usé d’indulgence et me suis rangé de leur côté. » Une telle attitude provient, chez Richard, de l’instinct de la justice, instinct porté jusqu’au scrupule, et c’est au moins une garantie donnée à l’adversaire qu’il va combattre, mais c’en est une autre encore pour le lecteur qui pourrait redouter les emportements de la passion chez l’écrivain. La justice n’est peut-être juste qu’en raison de certaine indulgence. « En cherchant le juste, dit la Sagesse, craignez de tomber dans l’injuste ! »


II


L’ouvrage « Acadia » n’est pas précisément une histoire de l’Acadie, à la façon de plusieurs autres qui l’ont précédé. Il ne rappelle guère la méthode de Rameau qui embrasse tout. Il ressemble encore moins à celui de Casgrain « Un pèlerinage au pays d’Évangeline », l’un des derniers qui aient paru en français sur les Acadiens, et qui est moins une histoire qu’une causerie sur l’histoire. Richard n’a entrepris de parler que d’une époque particulière de l’histoire acadienne, celle qui commence en 1710, un siècle et plus après la fondation de Port-Royal, pour se terminer vers l’année 1755, qui marque le principal acte du drame de la déportation. Son but est alors rempli. Ce n’en est pas moins un travail de deux volumes in 8° de quatre cents pages chacun, aussi considérable pour le moins que celui d’« Une colonie féodale en Amérique » de Rameau, et c’est le double du « Pèlerinage au pays d’Évangéline ».

Les événements qui précèdent la prise de Port-Royal, en 1710, occupent sa pensée, mais seulement dans la mesure il est utile pour mieux mettre le sujet en lumière. Il en est de même de ceux qui suivent cette grande phase historique. C’est le procès de la dispersion des Acadiens que Richard entend refaire, et son travail est surtout un travail d’analyse et de discussion. C’est un débat auquel des pièces nombreuses, souvent neuves, quelquefois imprévues, sont apportées, où de nombreux témoignages sont discutés, mais où la dialectique et l’âpreté de l’enquête n’ôtent rien à la conscience de l’enquêteur ou à la solidité de ses jugements.

M. de Monts fonde Port-Royal en 1605, et Marc Lescarbot écrit ces paroles si françaises : « Le Sieur de Poutrincourt ayant trouvé le lieu à son gré, il le demanda avec les terres y continentes au sieur de Monts ; ce qui lui fut octroyé et, depuis, en a pris lettres de confirmation de Sa Majesté, en intention de se retirer avec sa famille pour y établir le nom chrestien et françois tant que son pouvoir s’étendra… »

L’expédition, partie le 7 mars 1604, avait à bord cent vingt engagés et ouvriers divers. C’est la première tentative de colonisation faite en Amérique, il me semble, quoique la nation acadienne n’ait vraiment pris naissance qu’en 1632. Port-Royal devait jouer en Acadie un rôle analogue à celui de Québec dans la Nouvelle-France. « C’est à Port-Royal, dit Richard, que les aventuriers devaient organiser des expéditions contre la Nouvelle-Angleterre, c’est contre Port-Royal également que devaient être dirigées les attaques des Anglais contre les Français. C’était un champ favorable à l’attaque et à la défense. Que les deux nations, l’Angleterre et la France, soient en guerre ou en paix, il n’importe. Un grief quelconque, un simple prétexte suffit pour allumer les hostilités. Les Bostonais et les Acadiens luttent pour leur propre compte, ajoutant ainsi la guerre intérieure à la guerre extérieure. Le siècle qui précède la chute finale de Port-Royal, en 1710, et celle de toute l’Acadie, trois ans plus tard, est rempli d’événements tragiques tels qu’on les dirait tirés de l’épopée ou de la légende ; mais ces gestes sont peu faits pour avancer l’œuvre de la colonisation. Fait important et touchant à la fois, dès les débuts de ce pays, l’on voit se former une alliance entre Français et Indiens qui fait le plus grand honneur à l’humanité des premiers colons de France, nos ancêtres. « L’histoire des Acadiens a cela de particulier, dit Rameau, que jamais la bonne harmonie ne fut troublée entre eux et les Micmacs. Pendant cent cinquante ans, il est sans exemple qu’un seul coup de fusil, une seule discussion ait troublé l’alliance des Acadiens et de leurs sauvages amis. »

En 1613, Port-Royal, qui n’a encore que huit ans d’existence, est assiégé et pris par les Anglais, mais pour revenir à ses premiers maîtres, en 1632, par le traité de St-Germain-en-Laye. Richelieu donne alors une vive impulsion à la colonie ; les missionnaires évangélisent les sauvages et instruisent les premiers habitants du pays.

L’Acadie est à la France depuis 1632 ; mais voici qu’en 1654, alors que les deux Couronnes sont en paix, Cromwell donne ordre d’attaquer Port-Royal ; les Anglais s’en emparent ; treize ans plus tard, en 1667, le Traité de Bréda rend l’Acadie aux Français. C’est ainsi que dans cette période et dans celles qui suivent, les nouvelles colonies sont le jouet ou la proie de leurs propres querelles d’abord, puis de celles qui troublent les deux grandes nations, de l’autre côté de la mer.

Par malheur, dans les conditions où elle se trouve réduite, la France ne peut guère envoyer de nouveaux colons, les ressources sont insuffisantes et les établissements sont laissés à eux-mêmes pour se défendre. Par contre, la Nouvelle-Angleterre ne cesse de s’accroître. En 1710, le fort de Port-Royal n’a pas 500 habitants, l’Acadie entière en possède à peine 2,000, tandis que la colonie voisine en a déjà 150,000.

Malgré cette inégalité, de 1667 à 1710, espace de 40 ans, Port-Royal n’essuiera pas moins de cinq sièges avant de tomber définitivement au pouvoir des Anglais. Les Français se battent vingt contre un. D’où leur vient cette vaillance extraordinaire ? L’on peut répondre sans peine : de leurs vertus privées.

Les historiens sont unanimes à exalter les mœurs des anciens Acadiens. Le courage de ces premiers habitants de notre Amérique, leur amour du travail, leur persévérance, leur simplicité, leur foi inébranlable ont été le sujet de panégyriques que l’intérêt seul ne suffirait pas à expliquer. Malgré les troubles que l’ambition de certains chefs suscite et dont la population est plutôt victime, les Acadiens réalisent chez eux cet idéal que tant de théoriciens jusque-là auront vainement esquissé dans leur cerveau : celui d’une communauté fraternelle se gouvernant elle-même librement dans le respect du droit. Comme Longfellow l’a chanté dans son Évangéline :


« Thus dwelt together in love these simple Acadian farmers,
Dwelt in the love of God and of man. Alike were they
Free from Fear that reigns with the tyrant, and envy the vice of republics. »


Au moment où les Acadiens passent sous la domination anglaise, ces habitants tiennent déjà profondément au sol où ils se sont implantés. Ils possèdent une physionomie distincte. « Pendant un siècle, dit Richard, ils ont vécu étrangers à la France et au Canada ; ils ont contracté des habitudes, ils possèdent des traditions, toutes choses qui caractérisent un peuple. L’immigration n’a rien ajouté à leur nombre ; ils se sont multipliés par eux-mêmes, » ce qui explique encore leur union, leur harmonie, leur homogénéité. Quel malheur que la France n’ait pu secourir davantage cette petite nation des provinces maritimes ! Une défense hardie eût pesé si heureusement sur les destinées du Canada, peut-être de toute l’Amérique du Nord. Abandonnés à eux-mêmes, les Acadiens devaient à la fin succomber. Dans les dernières années du régime français, toutes les calamités, du reste, s’abattent sur les Anglais aussi bien que sur eux. Il était impossible que cet état de guerre et de rivalité incessante, d’où toute sécurité était bannie, durât plus longtemps. En vain des efforts se multiplient, en vain des guerriers comme Subercase, par exemple, l’un des derniers héros des guerres d’Acadie, veulent prolonger la résistance, l’Acadie va succomber. Le drame si grave qui se déroule sous les murs de Port-Royal rappelle la malheureuse campagne qui a eu pour issue la prise de Québec.

Dans le siège de Port-Royal où l’ennemi possède au-delà de 3,400 combattants contre 2 à 300 défenseurs, les Anglais sont plus d’une fois repoussés, mais trop faible pour s’aventurer hors du fort, manquant de tout, Subercase est forcé de capituler. Cet événement n’est que le prélude de la chute de toute la colonie en 1713.


III


L’Acte de capitulation de 1710, après la chute de Port-Royal, garantissait déjà aux Acadiens la liberté civile et religieuse. Il les exemptait en outre de l’obligation de porter les armes contre les Français et leurs Indiens alliés. La Paix d’Utrecht, signée le 13 avril 1713, cédait toute l’Acadie aux Anglais. Ce Traité réglait définitivement le sort des Acadiens. Le 23 juin suivant, une Lettre de la reine Anne y ajoutait des dispositions tout à l’avantage de ces derniers.

Par l’article XIV du Traité, il est expressément convenu que « dans toutes les dites places et colonies… les sujets du dit Roy auront la liberté, pendant un an, de se retirer dans un autre lieu, à leur convenance, en emportant leurs biens meubles ; mais ceux qui voudront rester et être sujets du Roy d’Angleterre, jouiront du libre exercice de leur religion, selon l’usage de l’Église de Rome, aussi loin que les lois de la Grande-Bretagne peuvent le supporter. »

La Lettre de la reine Anne au gouverneur Nicholson dit à son tour : « Eu égard à la bienveillance avec laquelle le Roy très-chrétien a remis leurs peines à plusieurs de ses sujets pour cause de leur attachement à la Réforme ; c’est notre vouloir et bon plaisir que tous ceux qui tiennent des terres sous notre gouvernement en Acadie et Terreneuve, qui sont devenus nos sujets par le dernier traité de paix et qui ont voulu rester sous notre autorité, aient le droit de garder leurs dites terres et héritages, et d’en jouir sans aucune inquiétude, aussi pleinement et aussi librement que nos autres sujets peuvent posséder les leurs, et aussi qu’ils puissent les vendre de même, s’ils viennent à préférer aller s’établir ailleurs. »

Les établissements situés sur la rive droite de la Baie-de-Fundy, ceux de la vallée de la rivière St-Jean — environ 500 habitants — ne sont pas cependant considérés appartenir au territoire cédé. Ce dernier se compose surtout de Port-Royal, des Mines, de Beaubassin et de Chipody, lesquels ont une population d’à peu près 2,000 âmes.

Le Traité d’Utrecht accorde donc aux habitants l’alternative suivante :

Ou partir dans l’année pour aller résider en tout autre lieu, à leur convenance, avec faculté d’emporter avec eux tous leurs biens meubles.

Ou demeurer au pays en devenant sujets anglais, et alors ils jouiront du libre exercice de leur religion.

Par certaines clauses du traité, on voit que les habitants sont cédés au roi d’Angleterre avec tous leurs biens, mais l’expression « tous leurs biens », ne veut pas dire que ces biens sont confisqués. Cela s’entend simplement de la cession générale du territoire. La lettre de la reine Anne, qui équivaut à un décret, fait disparaître tout doute à l’égard des propriétés immobilières.

Or, dès l’automne de la même année, Richard prouve que le départ des Acadiens est résolu. Mais voici que commence la série interminable des tracasseries auxquelles on va les soumettre. Pendant 17 ans, de 1713 à 1730, — et nous ne sommes qu’au début — il n’y a pas d’artifices, de subterfuges qu’on n’invente pour les empêcher de partir, en même temps que pour les forcer à prêter un serment absolu d’allégeance. Jusqu’à Richard, cette partie de l’histoire n’avait jamais été parfaitement mise en lumière ; le public anglais possédait là-dessus des notions confuses, erronées ; mais voici que paraît un personnage dont les manœuvres déloyales fausseront pour longtemps la vérité sur cette question. Nous voulons parler du compilateur des Archives de la Nouvelle-Écosse.

En 1858 ou 1859, Thomas B. Akins avait été chargé par l’Assemblée Législative de la Nouvelle-Écosse de « recueillir les anciens mémoires et documents pouvant servir à éclairer l’histoire et les progrès de la Province » Cette mesure était l’œuvre de l’honorable Joseph Howe, l’un des hommes les plus éminents qu’ait produits la province sœur, l’un de ses plus nobles esprits. Akins se rend en Angleterre, consulte les papiers d’État, feuillette à loisir les documents du gouvernement canadien, ceux qu’il est chargé d’interroger et de copier à Québec, puis opère soigneusement le triage des pièces qui doivent entrer dans son volume. Tout ce qui peut favoriser les Acadiens, dit Richard, est consciencieusement omis, tout ce qui peut leur être défavorable est noté. Tout ce qui paraît excuser la déportation est recueilli, le reste systématiquement arrangé ou écarté. Le volume des archives néo-écossaises est publié en 1869. Chose facile à prévoir, tous les écrivains futurs sur l’Acadie devront aller puiser dans le volume préparé par Akins. Campbell a dû le faire quand il écrivait son histoire de la Nouvelle-Écosse, en 1873 ; Moreau, quand il écrivait la sienne, la même année ; Hannay, en 1879, Smith & Parkman en 1884. En 1888 vient Casgrain et, l’année suivante, Rameau, mais ces derniers forment un cas à part et sont d’ailleurs allés eux-mêmes aux sources. Rameau a consacré 40 ans à ses travaux historiques sur l’Acadie. Si maintenant des écrivains anglais de la Nouvelle-Écosse, vous passez à ceux des États-Unis — il est vrai que je ne les connais guère et Richard lui-même n’indique que Parkman pour bien dire, si vous descendez aux folliculaires dont le rôle se borne à copier les devanciers, vous pouvez aisément juger de l’opinion générale. Richard, à force de recherches, parvient à découvrir les documents les plus ignorés, il rétablit ceux qu’on a falsifiés, il apporte des témoignages nouveaux à l’enquête, il les compare, les discute, et de cet examen infatigable, de ce travail auquel il met un incomparable talent d’analyse, découlent les conclusions les plus convaincantes, sinon toujours les plus neuves. Je dis « sinon toujours les plus neuves », car certains parmi les historiens anglais avaient déjà deviné ici et là la fraude, l’imposture, et blâmé la déportation. Bancroft, aux États-Unis, l’avait fait. Haliburton, qui écrivait dès 1829, a dit : « Je soupçonne au fond de cette affaire des Acadiens une immense canaillerie. » D’autres avaient exprimé le même sentiment, quoique d’une manière voilée. Mais là où les écrivains ne font qu’effleurer le sujet, Richard plonge jusqu’au fond un regard impitoyable. Il confirme le soupçon des uns, complète le récit des autres, et le rétablissement, l’assainissement de certaines sources constitue l’un des grands mérites de son ouvrage.

Ths. B. Akins n’ouvre son volume d’archives qu’en novembre 1714, omettant ainsi du coup bien des sources de renseignements qu’il eut fallu connaître, au préalable. Or, « cette omission, dit Richard, a suffi pour induire en erreur la plupart des historiens de la Nouvelle-Écosse. Ils commencent, dit-il, où le compilateur commence, ils finissent où il finit ». Que ces écrivains aient été peu curieux ou avertis, la question de légèreté, celle de bonne foi importe peu pour le moment, il suffit qu’ils ne soient pas allés plus loin et aient induit en erreur les écrivains qui les ont voulu consulter[2].


IV


Richard établit, documents en mains, que les Acadiens ont décidé de quitter le pays après la Paix d’Utrecht, dès l’automne de 1713, qu’ils ont prévenu le lieutenant-gouverneur Vetch de leur intention, qu’en ce moment ils ont commencé leurs préparatifs, mais que Vetch les empêche de mettre leur projet à exécution sous prétexte que le gouverneur Nicholson est absent ; il établit que ce dernier, sur des représentations de M. de Costabelle, gouverneur de Louisbourg, promet de laisser partir les Acadiens, mais qu’à la fin il les en empêche encore, sous prétexte qu’il veut en appeler à la reine, quoiqu’il soit en possession d’un ordre de sa souveraine lui commandant de les laisser partir s’ils le veulent ; il établit qu’immédiatement après, Nicholson refuse aux Acadiens de s’embarquer à bord de vaisseaux de transports anglais ; qu’il leur défend également de prendre passage à bord de vaisseaux français ; que la détermination des Acadiens était telle qu’ayant construit eux-mêmes des embarcations, ils essaient en vain de les équiper à Louisbourg, la permission leur en étant refusée ; que cherchant à obtenir la même chose à Boston, leur demande est encore écartée et qu’enfin les vaisseaux qu’ils ont construits eux-mêmes sont saisis. Des correspondances ont été échangées entre Louisbourg et Port-Royal, des réunions tenues, des délibérations, des requêtes, des ordres ont existé : point de traces de cela dans le volume Akins, quoique tout cela existe à Londres, à Paris ou ailleurs, puisqu’on l’a retrouvé. Qu’a fait Akins de la lettre du gouverneur Costabelle ? Qu’a-t-il fait de la réponse de Nicholson, des ordres de la reine Anne ? Qu’a-t-il fait du reste ? Le zélé compilateur des archives va plus loin, il manipule les documents de façon à leur faire dire que si les Acadiens n’ont pas quitté, c’est leur faute. Richard accable le misérable faussaire au moyen des pièces que celui-ci a nécessairement eues sous les yeux ; il démasque la mauvaise foi d’Akins. On ne saurait rien ajouter à la force de sa démonstration. Haliburton, avec la sagacité d’un vieux magistrat, comme parle Rameau, avait déjà émis des doutes sur l’intégrité des Archives de la N.-É. — L’auteur d’Acadie montre clairement combien ces soupçons étaient fondés.

Le Traité de 1713 avait spécifié un délai d’un an pendant lequel les Acadiens auraient la liberté de quitter le pays. Qui le croirait ? Voilà qu’on prétend maintenant que la condition n’a pas été remplie, que le délai étant écoulé on ne peut plus partir.

Deux ans seulement ont passé depuis la cession du pays à l’Angleterre. En 1715, le gouverneur Caulfield a succédé à Vetch. Ordre aussitôt est donné à ses officiers de proclamer l’avènement du roi George, et de faire prêter serment d’allégeance aux Acadiens, dans la forme prescrite. Les habitants des Mines s’excusent en disant qu’ils veulent laisser le pays, et qu’ils se sont engagés à cela envers le gouverneur de Louisbourg. Leur réponse, motivée, existe à Londres, dans les documents coloniaux de la Nouvelle-Écosse, non dans le volume des archives. L’ordre de faire prêter le serment seul s’y trouve, et par suite du fait que la réponse n’y paraît pas, les Acadiens des Mines sont censés avoir refusé sans motif la prestation du serment d’allégeance au Souverain. C’est donc de prime abord un acte de désobéissance à l’autorité. On ne manquera pas de l’invoquer contre eux.

En 1717, un nouveau gouverneur, Doucette, à son tour, cherche à imposer le serment. Jusqu’ici, les Acadiens, déterminés à s’en aller, ont refusé d’en prêter un d’aucune sorte. Devant les obstacles qu’on oppose à leur départ, et fatigués des entraves qu’on leur suscite, ils consentent à la prestation d’un serment conditionnel. Ils prêtent serment d’allégeance à l’autorité souveraine, mais à condition que leurs droits civils et religieux soient sauvegardés, à condition qu’ils soient exemptés de porter les armes contre les Français, leurs frères, et les Indiens, leurs alliés. Qui pourrait contester la légitimité de ces réserves ? Ne voyons-nous pas, plus tard, en 1775, ainsi que le fait observer Richard, l’Angleterre accorder volontiers pareille demande aux Loyalistes passés en Acadie ou au Canada ?

Sur cette question de serment qui devait tant agiter les esprits, Richard constate l’omission des documents les plus importants dans les archives de la Nouvelle-Écosse. Mais on y tenait au serment ! Sans le Traité d’Utrecht et les conditions particulières dans lesquelles se trouvait le peuple acadien, nul doute que l’attitude de ce dernier n’eût été normale vis-à-vis du pouvoir. Le sujet doit obéissance absolue au souverain. L’on prétendait que le refus de prêter serment purement et simplement autorisait la confiscation des biens. Mais, alors, pourquoi s’opposer au départ des rebelles ? Oh ! c’est qu’il y avait pour le moment — du moins pour le moment — de sérieux motifs d’empêcher pareil exode. Nous sommes en 1720, et jusqu’en 1740 il n’y aura pas une demi-douzaine de colons anglais dans la Nouvelle-Écosse. On ne voit que le personnel de l’administration et de la garde des forts ; qui cultivera les terres ? Si les Acadiens passent du côté des Français, comment contenir les Sauvages irréconciliables ? Comment défendre la colonie ? Et puis va-t-on permettre aux Français voisins de se renforcer de la sorte ? C’est ce que les Lords du commerce, à Londres, comprennent à merveille. C’est pourquoi, tout en faisant mine de sauver l’honneur du roi, lequel n’est pas en danger, ils envoient des gouverneurs avec instructions d’insister sur la formalité du serment absolu, qui oblige les Acadiens à porter les armes en faveur des Anglais, tout en se gardant bien de les laisser s’échapper. Tout cela ressort clairement des faits. Les guerres fréquentes du temps, la seule perspective qu’il y en eût devait rendre, à la fin, la position des Acadiens extrêmement difficile. Leur tort irrémédiable est de n’avoir pas quitté le pays, en dépit des obstacles, puisqu’on les traitait au mépris des conventions les plus sacrées. Ils en avaient le droit et ils en avaient le moyen ; mais les Acadiens, cette bonne paysannerie du xviie siècle, avaient un respect si aveugle du pouvoir qu’ils se fussent crus en conscience de secouer la tyrannie qui les accablait. Au fait, ce même fétichisme de la légalité existe encore chez le peuple de France.

En 1720, le général Philipps arrive en Acadie, revêtu de toute la pompe vice-royale. L’on sent qu’il a été l’objet d’un choix tout particulier. À peine est-il débarqué à Port-Royal qu’il intime à tous les Acadiens l’ordre de prêter serment absolu d’allégeance. La proclamation dit néanmoins qu’ils peuvent partir, mais s’ils choisissent cette alternative, défense leur est faite de vendre ou d’emporter leurs biens. Au grand désappointement de Philipps, ils n’hésitèrent pas à déclarer qu’ils vont partir. Le manipulateur des archives ignore cette proclamation ; il insère au volume les lettres du vice-roi et omet les réponses qui leur ont été faites. Notre historien en compte au moins six qu’il a sous la main. Pas moins de vingt documents importants manquent jusqu’ici. De 1722 à 1725, le volume n’en contient pas un seul. En 1725, Armstrong, devenu gouverneur, menace de traverser en armes toute la Nouvelle-Écosse pour réduire à l’obéissance ces vilains habitants français. Bon nombre se sauvent ; d’autres ayant osé formuler des explications, leurs délégués sont jetés en prison. À la fin, l’envoyé d’Armstrong est contraint de se contenter du serment conditionnel. Le Conseil, irrité, déclare ce serment nul, mais en même temps, chose inouïe ! — les rebelles sont proclamés les sujets du roi. Quand la nouvelle des événements arrive à Londres, les Lords du commerce sont furieux et renvoient Philipps en Acadie. Ce dernier, revenu en toute hâte, se met à l’œuvre encore une fois. Le 2 septembre 1729, il annonce gravement aux autorités qu’il est parvenu à faire prêter le serment tant désiré et que la paix est enfin rétablie. C’est vrai et les Acadiens ont prêté le serment, mais lequel ? Tout simplement le serment conditionnel ; seulement la réserve habituelle de neutralité, etc., n’apparaît pas au document écrit. Que s’est-il passé ? Richard discute la chose et croit que le serment a été fait par écrit, mais que les Acadiens se sont contentés d’assurances verbales de la part de Philipps, au sujet de l’exemption qu’ils réclamaient. L’historien Haliburton dit que les conditions ont dû être écrites sur un papier facile à détacher et qu’on a fait disparaître. L’hypothèse de Haliburton nous semble la plus probable. S’il en était autrement, les Acadiens eussent manqué à la prudence la plus élémentaire, et l’on ne se serait pas fait faute non plus de nier les conditions en temps opportun. Or, les gouverneurs les plus antipathiques aux Acadiens, Cornwallis, en 1749, et l’auteur même de la déportation, Lawrence, admettent les réserves de la part des Acadiens. Mascarène et Hopson, deux autres gouverneurs, le premier en 1748, le second en 1752, les admettent aussi. C’est enfin à compter du moment où ce serment est pris que les Acadiens sont désignés sous le nom de « Français neutres », « French Neutrals ». L’hypothèse la plus probable est donc qu’il y a eu fraude de la part des autorités.

De 1725 à 1740, espace de 15 années, Richard note ce fait que pas un seul écrit de la part des Acadiens ou de leurs prêtres ne paraît aux archives. D’autre part, les lettres qui contiennent des plaintes contre eux, et encore quelques-unes sont altérées, existent dans le grand volume. L’on conçoit quel labeur a dû s’imposer le critique pour mettre à nu tant d’artifices. Armstrong, dont le règne devait peser si lourdement sur ce peuple, finit par le suicide, décembre 1739. C’est un des gouverneurs les plus tyranniques qu’ait eus l’Acadie.

Mascarène, qui lui succède, semble, par la douceur de son administration, le père de ses sujets. Il informe le duc de Newcastle des excellentes dispositions des Acadiens. Pendant qu’il est aux affaires, en 1744, éclate la guerre entre l’Angleterre et la France. Quatre fois l’Acadie est envahie ; Annapolis est trois fois assiégée. La neutralité fidèle des habitants sauve le pays. Si les Acadiens eussent cédé au ressentiment, c’en était fait des Anglais. C’est la coutume des colonies françaises d’Amérique de jouer de ces tours à l’Angleterre. Les Acadiens en ont les premiers donné l’exemple. Après eux sont venus les Canadiens, en 1775 et en 1812.

Mais ces services avanceront-ils la cause acadienne ? Vers l’année 1746, Shirley, gouverneur du Massachusetts, soumet aux autorités de Londres le plan de convertir les Acadiens à la Réforme, d’implanter des colons anglais parmi eux et de leur concéder les terres qui appartiennent aux habitants.

Le duc de New Castle répudie, naturellement, les visées du gouverneur, mais ce dernier n’en demeure pas moins attaché à son projet. Toutes ces menées, qui annoncent de loin la tempête, sont clairement exposées par Richard.

En 1749, les Anglais fondent la ville d’Halifax, où bientôt siégera le Conseil administratif de la Province. Cette fondation d’une ville dans la fameuse baie de Chibouctou devait être un appoint considérable pour les Anglais.

Près de 40 ans se sont écoulés depuis le Traité d’Utrecht. La population acadienne, nonobstant ses épreuves, n’a pas cessé de s’accroître. En 1713, elle était de 2,500 âmes ; en 1739, de 7,114, et 10 ans après, en 1749, de 12,500. — De ce nombre, environ 3,500 habitent le territoire français, au nord.

Le règne de Mascarène a été paisible. Avec Cornwallis, qui lui succède, renaît la vieille querelle du serment. Le gouverneur menace les Acadiens de confisquer leurs biens. Les choses tournant contre son gré, Cornwallis, dans un premier moment de frayeur, veut saisir hommes, femmes et enfants pour avoir des otages. Encore un peu, et l’émigration allait être générale.

Quelle situation pour ces pauvres enfants du sol, ne demandant qu’à vivre paisiblement sur leurs terres, ne voulant qu’un peu de cette liberté qui fait qu’on respire sur le sol natal !

Cornwallis n’osant mettre ses menaces à exécution, fait mine de leur donner la liberté de partir. Il exige seulement qu’ils sèment leurs terres avant de quitter… nouvelle hypocrisie en en attendant une autre. Le calme se rétablit temporairement. En 1750, il écrit en Angleterre qu’il espère voir arriver des colons, et qu’alors il exigera péremptoirement le serment, ce qui veut dire que si les Acadiens refusent de se rendre à ses ordres, ils seront chassés du pays. — Pourquoi donc ne les laisse-t-il pas s’en aller ? On n’est pas encore prêt à leur voler leurs biens. Un dernier article sera qu’il n’est pas permis de quitter sans un passe-port du gouverneur…

Quand on examine froidement tous ces faits, l’on est pris de pitié pour les publicistes qui cherchent encore aujourd’hui à pallier la faute des persécuteurs. L’un d’eux, le Dr Ganong, M. A., Ph. D., a publié dans les annales de la Société Royale du Canada de 1905, une étude sur l’histoire du Nouveau-Brunswick, où il explique à sa façon les causes qui ont amené la dispersion. D’autres avant lui avaient argué de « la raison d’État ». C’était une nécessité politique. Le nouveau docteur dit que la question n’est pas de savoir si cette mesure était nécessaire, mais si les auteurs l’avaient crue nécessaire. Ce dernier refuge ne vaut pas mieux que le premier. Quand on connaît les dispositions pacifiques de ce petit peuple, son respect aveugle du pouvoir, sa soumission si entière, sa patience sans bornes, les obstacles sans nombre que, pendant plus de 40 ans, l’on dresse sur sa route pour l’empêcher de partir, l’on se demande sur quoi le Dr Ganong s’appuie pour prouver sa « nécessité militaire ». C’est un véritable comble que de prêter le sentiment de la peur à des maîtres du calibre de Lawrence, ou à ses acolytes roués. Non, les Anglais n’avaient à craindre la révolte de personne en la Nouvelle-Écosse, lors des conflits même qui devaient aboutir à la Cession du Canada, ni celle des Acadiens dont on connaissait d’expérience le caractère inoffensif et qu’on avait d’ailleurs pris la peine de désarmer, ni celle des Indiens, leurs alliés ordinaires. Quant à ces derniers, c’était les Micmacs qui eussent pu être à redouter ; mais le gouverneur avait eu l’habileté de conclure un traité de paix avec le chef de la tribu habitant la côte orientale de la Nouvelle-Écosse, en 1753, deux ans avant de chasser les Acadiens de la Péninsule. (Arch. Can. de 1905, vol. I, p. 4). Les Anglais gouvernaient le pays depuis plus de 40 ans, ils s’étaient accrus en nombre, ils avaient eu le temps de se fortifier, les Français étaient occupés au Canada : que pouvaient, que devaient raisonnablement craindre les Anglais ? Le thème du Dr Ganong ne tient pas debout. C’est ce qui ressort, du reste, abondamment de l’ouvrage de Richard, que le nouveau philosophe anglais affecte d’ignorer, besogne plus commode infiniment que celle de lui répondre.

V


Tout comme il a fait dans son introduction, Richard, en arrivant au chapitre où il va parler de Lawrence, l’auteur immédiat de la déportation, écrit ces singulières paroles : « Parmi les faits que m’a révélés le volume des archives, j’ai choisi ceux qui étaient plutôt défavorables aux Acadiens. » J’ai déjà fait observer combien ce procédé est peu rigoureux en matière historique. Sans le vouloir, pourtant, l’écrivain fait acte de diplomatie. L’exposé clair des événements, par un effet qu’on pourrait tout d’abord redouter, n’établit que plus fortement la futilité des torts qu’on reproche aux Acadiens. Toute la partie de l’ouvrage qui se rapporte à Lawrence est supérieurement traitée.

Un an avant le premier acte du drame final, le 1er août 1754, Lawrence écrit aux Lords du commerce que les Acadiens possèdent les plus belles terres de la Province, et que s’ils persistent à refuser de prêter serment d’allégeance, il vaut mieux les chasser du pays, quoiqu’il ne veuille pas entreprendre une pareille tâche, dit-il, sans le consentement des autorités. En répondant à Lawrence, les Lords du commerce feignant d’ignorer les obstacles qu’on a suscités aux Acadiens, pour les empêcher de partir, dès la première année de la Paix d’Utrecht, rappellent, néanmoins, la disposition du Traité. Ils regrettent leur manque de loyalisme ; ils désirent en référer à Sa Majesté. Cette lettre est à lire.

Un trait décèle les dispositions du gouverneur Lawrence. Cinq jours après cette lettre des Lords, qui ne décide rien, ou dont le silence décide de tout, il écrit au commandant du fort Pigiguit : « Vous n’avez pas à barguigner avec les Acadiens pour le paiement de ce qu’ils vous apportent, et dont vous avez besoin. Délivrez-leur des certificats qui leur permettent de venir à Halifax où ils seront payés ce qui sera jugé bon. S’ils s’obstinent, informez-les que la contrainte militaire les attend. » Partout ailleurs des ordres semblables sont expédiés. Un autre message, un peu plus tard, porte que nulle excuse ne doit être acceptée, et que si l’on n’apporte du bois de chauffage, les soldats démoliront les habitations pour s’en procurer. Naturellement ces pièces intéressantes sont indignes de figurer au volume des archives.

Partout les ordres donnés sont obéis. Les habitants de Pigiguit ayant le malheur de tarder un peu, le Conseil de Lawrence envoie un ordre à l’Abbé Daudin, missionnaire, et à cinq autres habitants de venir sur-le-champ expliquer leur conduite. Un détachement de soldats les accompagne. L’on se croirait en temps de guerre où les réquisitions sont forcées. Détenus pendant huit jours, les malheureux toutefois sont relâchés, sauf l’Abbé Daudin que l’on médite de chasser de la Province : Il a osé présenter des excuses ! Richard n’en trouve rien dans le volume Akins, mais une lettre de Murray, l’un des officiers dévoués de Lawrence, nous révèle que l’Abbé Daudin ignorait les instructions du gouverneur envoyées à Pigiguit, et que s’il les eut connues, il y eut obéi. Qui le croirait ? L’affaire de Pigiguit est l’un des actes d’insubordination sur lesquels on va s’appuyer pour justifier la déportation générale. Richard excelle dans toutes ces recherches. Il ne laisse rien échapper.

En dépit du mal que s’est donné le compilateur des archives d’Halifax, les deux seuls reproches imputés aux Acadiens et qu’on rencontre dans son volume, se réduisent aux suivants : En premier lieu le retard des habitants de Pigiguit à obéir aux injonctions de Lawrence, en second lieu celui que des soldats français étant venus du Canada pour induire les Acadiens de la frontière à se ranger de leur côté, quelques-uns ont cédé à l’invitation. Richard ajoutera à ces griefs celui tiré de la conduite de certain missionnaire du nom de Le Loutre, dont le rôle actif a été diversement apprécié.

D’abord l’acte d’insubordination, s’il est sérieux, n’est le fait que de particuliers et, tant de misères et de tracasseries incessantes ne l’ont-ils pas cent fois provoqué ? Est-il bien étonnant que l’on ait pensé une fois, au moins, à se tourner contre les autorités d’un pays où, depuis cinquante ans, l’on a été traité avec tant de mépris, où l’on a tant souffert ? Au surplus, la trahison invoquée n’est qu’un misérable prétexte. Quant à la conduite de l’abbé Le Loutre, Richard, avec un laisser aller et une candeur qui ne cadrent guère avec les règles de la critique, prétend que cet abbé a fourni le prétexte à la déportation, mais ses propres allégués le contredisent si absolument, et les autorités qu’il invoque sur ce point, après en avoir fait le procès sur d’autres, sont si discutables, que le missionnaire, loin d’apparaître comme un fauteur de troubles, semble plutôt devoir être considéré comme un patriote et un voyant. Plût au ciel que les Acadiens eussent eu plus de Le Loutre pour les gouverner !

Il serait trop long de raconter les mauvais traitements auxquels, d’ailleurs, les Acadiens, avec leurs admirables missionnaires, furent soumis. Il existe dans les archives canadiennes, aujourd’hui, des instructions qui en disent long sur le prosélytisme protestant des autorités anglaises. L’on peut assez bien se figurer la douce paix, le bonheur dont ils pouvaient jouir sous un homme tel que Lawrence, par exemple, dont les Anglais eux-mêmes ont tracé les touchantes vertus. « Lawrence, dit un document, est dédaigneux, hautain, sourd à tous les conseils et se conduit en tyran. Il n’a pas d’amis, il est méprisé par ses officiers, excepté ceux qui servent ses instincts d’oppresseur. Il est plein de bassesse, si la bassesse peut servir ses fins politiques ; il est flatteur consommé, servile envers les étrangers qui peuvent lui être utiles. C’est ainsi qu’il a fait son chemin. Cet individu est toujours prêt à détruire avec acharnement tous ceux qui pourraient lui faire obstacle. Toujours prêt à mépriser et à maltraiter ses inférieurs. Enfin, il a publiquement qualifié le Conseil de repaire de vilains et de banqueroutiers. » Pour achever une peinture si flatteuse, l’écrit ajoute que « Lawrence a fait passer en Angleterre le peuple pour rebelle… »

Or, ce document, écrit presque aussitôt après la déportation, et qui a été trouvé dans les papiers du Rév. Andrew Brown, auteur d’un manuscrit historique sur les Acadiens, ce document n’est ni plus ni moins qu’une requête signée par les citoyens de la ville d’Halifax, en 1759, et adressée à Londres. Il n’est pas dit sans doute à quel personnage elle est adressée, et, à cause de cela, peut-être doit-on l’apprécier avec réserve. Un point essentiel pourtant c’est qu’elle est signée par les citoyens de la ville d’Halifax, et le malheur pour Lawrence c’est qu’elle concorde avec ce que l’histoire nous apprend de son caractère. Si les compatriotes de ce singulier chef d’État avaient à se plaindre à ce point de son gouvernement, que ne devaient pas souffrir les pauvres Acadiens ? Lawrence, tel est l’auteur immédiat de la déportation. Richard raconte très simplement mais avec fidélité le drame si navrant qui se déroule en 1755 et les années suivantes. Il y met une exactitude, une précision et un relief dignes de son grand talent.

En sa qualité de critique, l’écrivain devait en toute justice faire la part des temps pour établir les responsabilités. Je ne sache pas toutefois qu’il ait réussi à diminuer la gravité des fautes de l’Angleterre, en nous montrant les cupidités énormes qui s’étalaient alors dans les Indes ou ailleurs. Sans doute la fièvre des découvertes, le spectacle des trésors apportés de Madras, de Calcutta et d’ailleurs, les exploits de Clives et de Hastings, étaient bien propres à exciter la convoitise. Un grand orgueil de domination s’était emparé des esprits en Angleterre depuis les jours de l’Armada. Mais voilà qui est expliquer plutôt qu’excuser. Décidément, tout n’est pas mauvais ; mais à côté d’actions dont on ne saurait méconnaître la grandeur héroïque, que d’iniquités, que de complots tragiques remplissent l’histoire des premières colonisations en Amérique ! Pour certains acteurs puissants, ces choses qu’on appelle la vertu simple, la bonne foi et les traités, que valent-elles ? Les Acadiens eurent la naïveté de croire qu’il leur suffisait d’être fidèles à la foi des ancêtres, à leurs affections si légitimes ; ils crurent jusqu’à la fin dans ces retours que parfois la justice humaine apporte à l’opprimé. Combien leur soumission et leur patience devaient être cruellement déçues !

Shirley, on l’a vu, avait clairement exprimé l’avis que ces gens devaient être protestantisés ou dépouillés de leurs biens. L’affaire du serment était bien un motif ! Dans une citation, à Halifax, les Acadiens ont une idée ingénieuse. Sentant qu’ils sont menacés des plus grands maux et devinant fort bien les intentions du conseil, ils font mine de se rendre à ses exigences en offrant de prêter le serment demandé. « Il est trop tard, à présent, dit le gouverneur… » Cette réponse, prévue, a été consignée par Parkman lui-même.

Richard démontre avec force que les motifs, les vrais motifs de la déportation, furent la peur et surtout l’intérêt. C’est le mépris que l’on ressent pour cette paysannerie humble ; c’est ensuite la cupidité, ce sont des biens que l’on convoite. « Cette convoitise, dit Rameau, datait depuis cinquante ans. » Le reste n’est qu’un voile pour masquer la conduite. Les temps sont mûrs : les colons de la Nouvelle-Angleterre ou d’ailleurs sont prêts à venir prendre les armes. La France est de plus en plus lointaine, comme de moins en moins soucieuse des dénouements qui se préparent. Les dernières mesures sont prises. Personne ne doit échapper et le gouverneur recommande en particulier d’avoir soin du bétail. L’habileté de Lawrence égale sa perversité, et ses officiers le secondent. C’est un accord touchant. À les entendre, jamais les Anglais n’auront accompli plus glorieux exploit en Amérique que celui de chasser les Acadiens de leur propre pays. C’est en toutes lettres dans la correspondance. Malheureusement, il faut le répéter : jamais la ruse et l’audace n’avaient trouvé champ plus favorable ; jamais gens n’avaient été mieux préparés à subir l’oppression. Quand on lit le récit circonstancié de la conspiration, l’on est choqué de la simplicité, de l’aveuglement de ce peuple. Les ennemis ne sont qu’une poignée. À la veille d’être déportés, les Acadiens sont 18,000 âmes. En un tour de main, les persécuteurs peuvent être jetés à la mer. Mais non, quand il est évident que le cordon se resserre pour les étouffer, ils livrent leurs armes à deux reprises pour les redemander ensuite naïvement. Lawrence fait saisir leurs prêtres, il s’empare des archives. Nulle résistance. Les malheureux courbent l’échine au moindre signe, ils tendent leurs mains vers les chaînes. Lawrence reçoit des pétitions dont le ton soumis n’est propre qu’à exciter son mépris. Le spectacle de leur embarquement à Grand-Pré et à Beauséjour est véritablement lugubre. Où donc cette fierté que rien n’entame et qui défie les tyrans ? Chez l’Acadien, habitué à la vie paisible, entouré des siens, sans autre ambition que celle qui noue l’idylle des champs à celle du foyer, l’horizon se borne aux vertus familiales. Du reste, ce qu’on entend par patriotisme ou vertu civique, nulle part encore n’a pénétré dans les masses. Le courant vers la liberté telle qu’on l’entend aujourd’hui a été pendant longtemps ignoré ou refoulé. À l’époque des émigrations, les maximes césariennes sont en honneur. « L’État, c’est moi », dit Louis XIV. « Je suis de droit divin, » dit le roi George, ce qui est vrai, non toutefois dans le sens où le monarque l’entend. Mais, après tout, ne serait-ce pas là vues trop humaines ? La Providence qui mène les événements et les hommes, n’aurait-elle pas voulu ménager dans les vertus privées de cet admirable petit peuple une leçon et un exemple ? « Ils furent le sel de la terre, » a dit quelqu’un, avec peut-être beaucoup de philosophie. En retrouvant, aujourd’hui, disséminés sur tous les chemins de l’exil, les descendants de ceux qui furent persécutés pour leur foi en Dieu et ces sentiments qui honorèrent leur cœur, le spectacle de leur progrès, les espérances d’avenir qu’ils font concevoir, ont quelque chose de consolant. Nous assistons certainement à une rénovation du peuple acadien au cœur même de la vieille Acadie. Puisque nul ne sait l’heure, sachons donc attendre !

Les Acadiens, Richard l’a observé, ont rencontré — cela ne pouvait manquer — des écrivains peu sympathiques à leur cause. Goldwin Smith, chez nous, en est un. L’un des plus brillants, et naguère au moins, le plus à la mode, aux États-Unis, Parkman, en est un autre. Richard a consacré plusieurs pages à réfuter ce dernier. Mais en passant des erreurs historiques à la manière d’écrire de l’auteur, il semble avoir dépassé la mesure. Il a vu la méthode de Parkman sous un jour irritant et l’a dit, voilà qui est bien, mais ce qui l’est moins ou ne l’est pas du tout, c’est d’avoir traité l’écrivain avec autant de mépris.

Au fait, Parkman n’avait guère d’excuse pour écrire ainsi qu’il l’a fait, sachant ce qu’il savait, mais au moment où « Acadia » était sur le métier, il avait déjà rétracté quelques erreurs importantes contenues dans « Montcalm et Wolfe », et il est regrettable que Richard n’ait pas usé de plus de réserve à son égard.


VI


Une question soulevée par l’écrivain canadien et qui a beaucoup préoccupé son esprit, c’est celle de la responsabilité du gouvernement anglais dans l’œuvre de la déportation.

« The Government, dit Richard, had nothing to do with the Deportation. » Voilà qui est bien catégorique. Je ne sais si je me trompe, mais à venir jusqu’à ces dernières années, l’on s’était peu avisé de distinguer aussi nettement entre la métropole et ses colonies, ces dernières étant considérées comme de pures dépendances administratives. Nos historiens classiques, si j’ai bonne mémoire, n’en ont rien fait.

Une pareille distinction a lieu de surprendre de la part d’un critique aussi avisé que Richard. Voici deux puissances qui luttent pour la suprématie coloniale, pendant cent cinquante ans. Les deux cabinets de Londres et de Paris suivent jour par jour — on le voit maintenant par la publication des archives, de la correspondance, des mémoires — le détail des événements qui se passent aux colonies. En Acadie, les gouverneurs se succèdent en moyenne tous les trois ans. Ils reçoivent des instructions, envoient des rapports ; un bureau spécial suit pas à pas les choses d’outre-mer. Supposé que l’on veuille un moment cacher aux autorités certains projets importants, est-il possible que cela dure longtemps sans qu’on le découvre ? Quand on lit l’histoire de ces temps qui nous paraissent trop reculés, l’on est étonné de voir avec quelle rapidité, quelle exactitude les nouvelles sont connues, malgré la lenteur apparente des communications. Les documents analysés par Richard, les questions soumises à Londres et à Paris, tous ces faits, petits ou grands, qui se touchent, se déroulent et s’enchaînent, les expéditions nombreuses, les voyages, l’espionnage des pouvoirs rivaux qui fait que rien n’échappe à l’attention, produisent une conviction morale, telle qu’il est impossible à l’esprit d’y échapper. Les surprises, si surprises il y a, ne sauraient être jamais que temporaires ou momentanées. Il y a une suite dans les faits qui atteste une prudence, presque jamais en défaut. Voyons maintenant comment s’opère la déportation générale. Est-ce d’un seul coup, en un seul moment ? Loin de là, si l’on considère que l’on a dû prendre, et qu’en effet l’on a pris les mesures nécessaires pour en assurer le succès. Si c’était l’exil d’un individu, d’une famille, d’un groupe de familles, s’il s’agissait de dépeupler un port ou même une ville — on a vu ces choses, si rarement que ce soit, en temps d’invasions par exemple ; — mais non, c’est 18,000 habitants dont bon nombre disséminés sur un vaste territoire, qu’il s’agit de faire disparaître et de disperser sur tous les rivages ; il faut des mois pour préparer la flotte de transports où l’on va les embarquer. De 1755 à 1758 — les deux dates comprises — c’est une véritable chasse à l’Acadien. Les premiers chargements n’ayant pas suffi, l’amiral Boscowen paraît avec ses bateaux à l’Île du Prince-Édouard, où il s’empare de tous les habitants qu’il peut trouver. Pour que les autorités de Londres soient impliquées dans ces actes de piraterie ouverte qui durent si longtemps, vraiment qu’exige-t-on ? Veut-on que le Cabinet de Londres se transporte sur les lieux pour pousser les victimes à la mer ? Sans doute, sa diplomatie hésite, tâtonne, elle fait mine de ne pas saisir toute la portée des rapports qu’on lui soumet ; elle va même, à certains moments, jusqu’à s’opposer aux projets que l’on médite, mais à qui fera-t-on croire aujourd’hui que ces politiciens à l’œil ouvert ignorent ce qui se complote à Halifax ou à Boston ? Un secrétaire d’État, Craggs, a eu l’indiscrétion, depuis longtemps, d’approuver la déportation des Acadiens. Chose étrange, parce que ce personnage est suspect, Richard n’y veut voir aucune preuve que Londres soit renseigné. Au surplus, l’histoire contient des faits qui ne manquent pas d’importance pour exonérer le Cabinet de tout blâme, et l’opinion de l’écrivain est partagée par bon nombre de publicistes, parmi lesquels quelques Acadiens, et Casgrain lui-même. Elle ne l’est pas par Rameau, qui a consacré 40 ans de sa vie à l’étude de l’histoire acadienne et qui, de l’avis de Richard, est le mieux informé et le plus complet des écrivains en la matière. Elle ne l’est pas davantage par les critiques américains, si je m’en rapporte à certaines études de l’ouvrage de Richard. Du reste, il est assez instructif de rechercher, ne fut-ce que très sommairement, le sentiment anglais pour les Acadiens depuis la dispersion.

Voici que l’Acadie a été transformée en désert. Il reste à peine 2,000 Acadiens dispersés dans les bois ou autres endroits inaccessibles. Les terres sont libres, appel est fait aux sujets de Sa Majesté, dans la Nouvelle-Angleterre ou ailleurs, pour venir remplacer les déportés. Oh ! la distribution et le partage sont commencés. Lawrence a choisi des chevaux pour les expédier je ne sais plus à quel marché. Les membres du Conseil se sont attribués chacun 20,000 acres de terre. Je cherche en vain l’émotion. Où sont les doléances du cabinet londonien ? Où ses protestations ? La France fera un procès à Bigot et à ses complices, dont plusieurs seront punis, à commencer par l’intendant lui-même. Belcher et Wilmot, deux membres du conseil de Lawrence, au contraire, sont faits successivement gouverneurs généraux du pays. Quant à Armstrong et à Lawrence, on peut assez bien juger quel eût été leur sort, s’ils eussent assez vécu pour récolter le fruit de leurs exploits.

Richard concède qu’en 1766 les Lords du commerce sont au fait de tout. Cela aurait pris 11 ans ? L’historien canadien oublie, évidemment, ce qu’il écrit, en suivant les Acadiens exilés. Il oublie par exemple, qu’une partie assez notable des victimes a traversé l’Angleterre après avoir erré, ici et là, tombant sur les chemins. Je ne veux citer qu’un document :

« Lettre des Lords du commerce au gouverneur Lawrence, le 8 juillet 1756 : — Je cite dans la langue où c’est écrit :

« Notwithstanding what you say in your letter of the Acadians being received in the several provinces to which they were sent, we must inform you (le Cabinet de Londres qui informe Lawrence !) that several hundreds of them have since been sent over here from Virginia, and several from South Carolina, and that His Majesty has given orders to the Lords of Admiralty, to direct the commissioners for sick and hurt seamen to secure and maintain them. » (Can. Archives, Vol. II, 1905, No. 18). Et ce ne fût que 10 ans plus tard, en 1766, que les Lords du commerce furent pleinement renseignés ! Enfin, supposons qu’ils ne savent bien tout qu’en 1766. Quels regrets, bien plus, quelle indignation ils vont éprouver ! Nul doute qu’à la première occasion le gouvernement va s’empresser de réparer les désastres commis. Voici la guerre de l’indépendance américaine. Les Loyalistes passent la frontière. Qu’arrive-t-il ? Un reste d’Acadiens vit retiré sur la Rivière St-Jean. C’est un petit noyau d’habitants qui ont échappé à la dispersion. Le gouvernement leur ôte leurs terres pour les donner aux Loyalistes. Allons, les Acadiens reprennent encore une fois les bois. Ce sont eux qui ouvrent la région connue sous le nom de Madawaska, peuplée aujourd’hui par leurs descendants.

Plus tard, en 1798, il existe quelques cents familles d’autres Acadiens dans les Îles de la Madeleine où l’on n’avait pu qu’imparfaitement pousser la poursuite, trente ans auparavant, et où quelques-uns avaient trouvé un refuge. Paraît un favori du pouvoir, Isaac Coffin. Il s’agit de récompenser ses services. Le gouvernement accorde à Isaac Coffin les Îles de la Madeleine, à titre de fief. Les Acadiens, de propriétaires qu’ils sont, deviennent tout à coup censitaires. Quels regrets ! Quelle réparation ! Continuons.

Les misères de l’exil, le souvenir de la patrie lointaine ayant poussé quelques familles à retourner habiter quelques coins isolés du sol natal, ces familles, avec quelques débris d’autres qui ont pu échapper à la dispersion, se sont multipliées au point de reconstituer un peuple que l’on avait cru à jamais éteint. Qu’a fait jusqu’ici l’Angleterre pour réparer les anciennes fautes ? Nous ne voyons pas que le serment du test ait été aboli plus tôt à la Nouvelle-Écosse qu’ailleurs, c’est-à-dire pas avant 1827. Combien a-t-il fallu de temps pour permettre à un prêtre catholique de pénétrer en territoire néo-écossais ? Et depuis ? Richard écrit que le gouvernement anglais, une fois l’acte consommé, dut bien en accepter les conséquences. La manière d’agir de l’Angleterre, en ce cas, constituerait tout au plus ce que son propre code de lois criminelles appelle la complicité après le fait ; c’est une bien pauvre excuse aux yeux de la morale. Un fait terrible se dresse contre la métropole anglaise, à savoir : l’un des plus lourdes fautes de sa politique coloniale en Amérique, un crime national sans nom, a été perpétré et est resté sans réparation !

Pour achever cette discussion déjà si longue sur un point particulier, ne semblerait-il pas que si la France doit être tenue responsable des malheurs qui ont affecté ses établissements d’Amérique, l’Angleterre doit répondre aussi des siens ? Or, voici encore un reproche que je ferai à l’auteur d’« Acadia », et c’est celui de n’avoir eu que des duretés pour le pays de ses ancêtres, tandis qu’il exalte outre mesure ce lieu commun qui s’appelle la sagesse anglaise. Le succès a le don d’entraîner les meilleurs esprits. L’Algérie, les contrées orientales conquises par la France, et même notre Canada français, achèvent, heureusement, de tuer cette légende que la France n’a pas d’aptitudes colonisatrices. Qui ne sait, à présent, les conditions politiques si différentes dans lesquelles luttèrent la France et l’Angleterre pour la suprématie coloniale ? Il eut fallu beaucoup de patiente étude pour comparer les deux pays, et distribuer ensuite des brevets de supériorité à l’un aux dépens de l’autre. Richard n’avait eu ni le temps ni le loisir de faire cet examen, et c’est dommage, car je crois qu’il eut tiré de là des considérations intéressantes, qui eussent probablement modifié son jugement. Faute de s’y être livré, en tout cas, les comparaisons qu’il fait entre la sagesse anglaise et la légèreté française, outre qu’elles sont bien rebattues, sont d’une philosophie douteuse, superficielle et, disons le mot, sans portée aucune. Il n’est pas sans à propos de remarquer qu’en faisant ce procès sommaire des deux nations rivales au cours de son ouvrage, Richard, après avoir vanté la marche régulière du progrès, chez l’une, sa sagesse traditionnelle, finit par dire que les hommes d’État anglais, pas plus que les hommes d’État français, ne prévirent l’avenir des colonies, que l’Angleterre, enfin, n’a été mue que par l’égoïsme, tandis que la France l’a été par des sentiments d’humanité. Ce n’est pas si bien pour la sagesse britannique et ce n’est pas si mal pour la légèreté française. Au demeurant, ces grandes généralisations sont trop générales pour valoir quelque chose.


CONCLUSION


L’ouvrage de Richard comprend, ainsi que je l’ai dit, deux volumes de 400 pages chacun. C’est long ! L’écrivain se répète et s’attarde souvent à des considérations éloignées du sujet. Il a le défaut de n’indiquer qu’imparfaitement, même quand il les indique, les sources où il a puisé. La matière est parfois mêlée et les opinions sur quelques points bien surannées. Il y aurait à chicaner sur les principes concernant le progrès et la liberté. Voilà des réserves, et quelques autres peut-être encore, que l’on pourrait faire. Mais quels que soient les reproches qu’on puisse adresser à l’auteur, son ouvrage possède d’éminentes qualités de fond. Richard n’est ni un imitateur ni un simple collectionneur de faits ou d’anecdotes. C’est un chercheur patient, un analyste pénétrant et de la plus délicate probité. Il pense par lui-même, c’est pourquoi il a écrit un livre original et qui restera. C’est un grand mérite d’avoir pu ajouter, ainsi qu’il l’a fait, à Rameau et à Casgrain. En somme, son ouvrage constitue un réquisitoire formidable et, à travers les nombreuses critiques dont il a été l’objet, il n’y a eu qu’une voix pour en reconnaître la supériorité. Dès 1894, l’auteur était fait Docteur ès-lettres de l’Université Laval et membre de la Société Royale du Canada. Il est peu de journaux anglais, parmi ceux qui comptent, qui n’aient su gré à l’auteur de son impartialité. Sa manière a plu à de nobles esprits, indignés de la fraude criminelle qui avait jusque-là égaré l’opinion. Quant aux Acadiens, l’on se figure aisément l’accueil que cet ouvrage devait recevoir chez eux. « Ah ! Monsieur, » nous disait, il y a deux ans, un publiciste acadien, M. Landry, du journal L’Évangeline de Moncton, « l’ouvrage de Richard est notre résurrection ! » De fait, jusqu’à 1894, l’on avait bien écrit en français, et même en anglais, sur les malheurs des Acadiens, mais il restait de nouvelles lumières à apporter sur le grand drame de la dispersion. Richard a fait tomber les derniers masques, et cloué pour jamais au pilori de l’histoire les sinistres coryphées de cette tragédie.

Vivement impressionné par la lecture du livre, je me suis demandé parfois s’il n’était pas dangereux de parcourir ces pages, où la race au milieu de laquelle nous sommes appelés à vivre apparaît sous un jour aussi défavorable. Mais l’histoire comme la justice n’a-t-elle pas des droits imprescriptibles ?

À travers cette revendication si forte du droit contre la persécution et l’outrage, par un descendant même du peuple martyr, l’on sent passer comme un écho de la parole biblique : « Les fils des opprimés seront comme des flèches lancées par une main puissante. »



  1. Travail lu à l’Université Laval, à Québec, le 1er avril 1909.
  2. Si l’on veut savoir jusqu’à quel point les archives de la N.-É. sont défectueuses, il faut lire, outre Richard, la requête que les Acadiens des Provinces adressèrent au Lieutenant-Gouverneur, le 15 août 1908, et que L’Évangeline de Moncton a publiée le 22 août dernier.