Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXVII/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII/Du règne végétal

Du règne végétal.

» La végétation varie considérablement dans les différens pays que nous avons visités, et, suivant la nature de chacune de ces terres, offre des objets nouveaux et singuliers : les îles basses entre les tropiques, c’est-à-dire, les rochers de corail à peine couverts de sable ; les îles de la Société, d’une hauteur considérable, entourées de plaines fertiles et enfermées dans des récifs de corail ; enfin plusieurs autres groupes d’îles remplies de montagnes et privées de récifs et de plaines, nous ont offert des contrastes frappans ; mais la plus petite de ces terres du tropique surpasse en beauté les montagnes nues de la Nouvelle-Zélande ; les extrémités de l’Amérique sont plus affreuses encore que la Nouvelle-Zélande ; enfin rien de plus horrible que les côtes australes que nous avons découvertes. Ainsi que je l’ai déjà observé, c’est dans la même proportion que les plantes de ces terres diverses diffèrent par leur nombre, leur grandeur, leur beauté et leur usage.

» Les îles basses dispersées dans le grand Océan entre les tropiques sont peu considérables, et ne produisent en conséquence que peu d’espèces de plantes. Cependant le grand nombre de cocotiers qui y croissent leur donne de loin un aspect agréable ; des arbres et des arbustes qui poussent sur les rivages, un petit nombre de végétaux antiscorbutiques, et quelques plantes qui possèdent la propriété d’enivrer le poisson, composent toute leur Flore.

» Aux îles de la Société, la nature frappe le spectateur par la magnificence du coup d’œil : un accord brillant de toutes sortes de formes et de couleurs donne à l’esprit l’idée de chaque espèce de beauté. On y voit des plaines, des collines et une haute chaîne de montagnes où la végétation est variée de mille manières. Les plaines qui entourent ces îles offrent plus d’espace à la culture que les cantons montueux ; elles sont couvertes de plantations ainsi que les extrémités les plus éloignées des vallées qui se prolongent entre les collines ; elles sont habitées par des peuplades nombreuses, plus civilisées qu’aucune de leurs voisines : du milieu des terrains agrestes de la nature sauvage on passe tout à coup dans des jardins florissans et bien tenus ; le sol n’est plus chargé de branches et de feuilles pouries qui nourrissent des broussailles, des liserons, des fougères, et d’autres plantes parasites ; mais un lit de graminées en pare toute la surface, et forme ce gazon épais qui annonce toujours la culture ; des arbres fruitiers s’élèvent à des distances convenables les uns desautres ; l’ombre que répand leur feuillage abrite la nappe de verdure que les rayons brûlans du soleil des tropiques dévoreraient bientôt. Les habitations des naturels ont le même avantage ; car elles sont communément placées au milieu d’un groupe d’arbres, et souvent entourées d’arbrisseaux. La première chaîne de collines en dedans des plaines est entièrement privée d’arbres, et le soleil y dardant ses rayons sans obstacle, ne permet point aux graminées ni à aucune plante tendre d’y croître ; de sorte que tout cet espace est couvert d’une espèce de fougère très-sèche, et de deux espèces d’arbrisseaux qui peuvent affronter la violence d’un soleil vertical.

» À mesure que l’on avance, les flancs des montagnes commencent à se boiser ; enfin on arrive aux sommets les plus élevés, qui dominent entièrement les plus grands arbres des forêts. Ces sommets étant souvent enveloppés de nuages, la température de l’air y est douce ; et des végétaux de toute espèce y croissent en abondance : parmi beaucoup d’autres, les mousses, les fougères, les vanilles, et d’autres plantes semblables qui se plaisent surtout dans l’humidité, revêtent les troncs et les branches des arbres et tapissent le terrain.

» Les îles que Mendaña a nommées les Marquésas de Mendoza gisent au nord-est des îles de la Société, auxquelles on pourrait les comparer, si elles avaient des récifs et des plaines : les Marquésas sont plus boisées, mais n’offrent pas une aussi grande variété de plantes, parce que beaucoup de plantations se trouvent dans les bois.

» Après les îles de la Société, il faut placer, pour la richesse des productions et la beauté des points de vue le groupe découvert par Tasman, et qu’on a appelé avec assez de raison les îles des Amis, à cause du caractère doux et paisible des habitans. Elles sont tellement élevées au-dessus du niveau de la mer, qu’on ne peut plus les mettre au nombre des îles basses ; comme elles manquent de montagnes, elles ne sont pas de la même classe que les îles hautes ; elles sont fort peuplées ; le terrain est favorable aux progrès de la culture, et d’une extrémité à l’autre on les a entrecoupées de sentiers et de haies qui séparent les plantations. D’abord on est porté à croire que cette extrême culture offre au botaniste très-peu de plantes spontanées ; mais ces terres charmantes ont le mérite particulier de joindre l’utile à l’agréable : beaucoup d’espèces sauvages de différens genres croissent parmi les cultivées, et offrent cet aimable désordre qu’on admire tant dans les jardins de l’Angleterre.

» Les îles plus occidentales, appelées Nouvelles-Hébrides, présentent une végétation très-différente : elles sont sans plaines et sans récifs ; elles ont des vallées, des collines, des pentes douces et de hautes montagnes ; elles sont fertiles, et presque entièrement couvertes de forêts, au milieu desquelles les plantations des naturels ne forment que de petits cantons isolés ; car le nombre des habitans est peu considérable pour l’étendue des terres. Les plantes spontanées occupant un plus grand espace, la variété des espèces y est aussi plus considérable que sur les îles situées plus à l’est.

» Le sol aride de la Nouvelle-Calédonie, qui diffère de toutes les autres îles du grand Océan, produit un grand nombre de plantes, dont la plupart forment des genres très-distincts de ceux qu’on connaissait avant notre expédition. Un récif de rochers de corail y entoure les côtes à une distance considérable, de la même manière qu’aux îles de la Société ; les plaines étroites situées le long du rivage y sont également les seuls cantons cultivés ; mais les naturels, malgré leur travail assidu, en tirent à peine ce qui est nécessaire à leur subsistance ; ce qui est probablement la cause de leur petit nombre. D’après le témoignage unanime de plusieurs officiers qui ont fait le voyage sur l’Endeavour et sur la Résolution, nous pouvons assurer que les productions de cette grande île (les plaines exceptées) ressemblent à tous égards à celles des côtes de la Nouvelle-Hollande, qui n’en est pas éloignée.

» La Nouvelle-Zélande qui gît dans la zone tempérée, offre un aspect très-différent de toutes les contrées du tropique : l’île septentrionale, quoique remplie de montagnes comme l’autre, a cependant des plaines très-étendues, dont les naturels savent tirer parti en les cultivant ; mais comme nous n’avons pas débarqué sur cette île, nous bornerons nos remarques à l’île méridionale, où nous avons relâché dans la partie du sud et dans la partie du nord ; l’œil y aperçoit plusieurs chaînes de montagnes qui s’élèvent les unes au-dessus des autres, et dont la plus haute est couverte de neige à la cime : les rochers escarpés, les vallées étroites, tout est couvert d’épaisses forêts : la seule différence entre les extrémités nord et sud de l’île consiste en ce que plus on avance vers la dernière, plus les rochers deviennent âpres, et moins on rencontre de terrains unis sans bois, mais couverts de graminées, de joncs, etc., tels qu’on en trouve dans le nord. Le climat de cette île est si tempéré, que toutes les espèces de plantes de nos jardins d’Europe (que nous avons semées dans le voisinage du port de la Reine Charlotte), y croissent très-bien au milieu de l’hiver. La Flore indigène est très-féconde, et la variété des genres nouveaux et des espèces nouvelles considérable ; mais l’industrie n’ayant peut-être jamais fait sentir son influence à ce pays depuis sa première existence, les forêts y sont de véritables labyrinthes, rendus presque impénétrables par une quantité innombrable de liserons, de buissons et d’arbrisseaux entrelacés, qui d’ailleurs empêchent en grande partie les plantes herbacées de croître. Ces dernières ne se trouvent que sur les bords des forêts, et consistent principalement en végétaux antiscorbutiques et en herbes potagères.

» À mesure que l’on va au sud, l’aspect des terres devient de plus en plus stérile : la Terre du Feu, à l’extrémité méridionale de l’Amérique, gémit sous les rigueurs du froid ; toutes ses côtes occidentales offrent des montagnes de roches pelées, dont les sommets sont toujours couverts de neige. Dans une baie où nous mouillâmes, au nord-ouest du cap Horn, on voit à peine quelques traces de végétation, excepté sur des îlots bas, couverts de petites plantes marécageuses, analogues aux mousses, et dans le fond des vallées ou dans les crevasses de montagnes, où l’on aperçoit de chétifs arbrisseaux, qui bien rarement s’élèvent assez haut pour mériter le nom d’arbres : les parties plus élevées des montagnes sont des rochers noirs entièrement nus. Dans le petit nombre de plantes qui naissent sur cette terre désolée, j’ai remarqué le céleri, que la Providence a répandu sur la plus grande partie du globe, et qui est un des meilleurs antiscorbutiques connus. La côte nord-est de la Terre du Feu est disposée en pentes douces, et offre, au pied des montagnes, une plaine étendue ; mais nous n’y avons pas débarqué.

» En examinant les côtes stériles de la Terre du Feu, nous n’imaginions pas de pays plus affreux ; mais, après avoir navigué quelque temps à l’est, nous rencontrâmes sous la même latitude l’île de la Nouvelle-Géorgie, qui paraît si horrible, qu’avant d’y aborder nous la prenions pour une masse de glace. Il n’existe pas sur le globe de montagnes dont la forme soit aussi hachée et aussi aiguë : au milieu de l’été elles sont couvertes de masses de neige, presque jusqu’au bord de l’eau, où sans doute les végétaux sont plus abondans. Ce n’est que sur les pointes de terre que leur position rend accessibles à l’action du soleil que cette croûte gelée parvient à fondre, et que le rocher mis à nu montre son aspect noir et repoussant. Nous ne trouvâmes dans la baie de Possession que deux espèces de plantes, l’une nouvelle, particulière à l’hémisphère austral (ancistrum decumbens), et l’autre, une graminée déjà connue (dactylis cespitosa) : la maigreur et la petite taille de toutes les deux annoncent la misère du pays.

» Mais, comme si la nature eût voulu nous convaincre qu’elle peut produire une terre encore plus hideuse, nous en avons découvert une, quatre degrés au sud de celle-ci, plus haute en apparence, et absolument couverte de glace et de neige (excepté sur quelques rochers), et incapable, suivant toute apparence, de produire une seule plante ; elle est enveloppée de brumes presque continuelles ; nous ne pouvions l’apercevoir que par intervalles ; alors même nous n’en découvrions que les cantons les plus bas. Un volume immense de nuages occupe sans cesse le sommet des montagnes, comme si l’aspect de toutes ces horreurs était trop épouvantable pour être regardé par l’œil de l’homme ; mon imagination frissonne encore à son souvenir, et s’éloigne avec précipitation d’un objet si triste.

» Il résulte de ce qui précède que le froid rigoureux des régions antarctiques étouffe à peu près le germe des végétaux ; que les pays des zones tempérées produisent une diversité de plantes qui n’ont besoin que du secours de l’art pour égaler la richesse de la zone torride, et enfin que le climat et la culture donnent aux îles du tropique une végétation abondante ; mais le nombre des végétaux est communément proportionné à l’étendue du pays : voilà pourquoi les continens ont été remarquables dans tous les temps par l’immensité de leurs richesses en botanique. Celui de la Nouvelle-Hollande, entre autres, examiné dernièrement par MM. Banks et Solander, récompensa si bien leurs travaux, qu’ils donnèrent à un de ses havres le nom de baie de la Botanique. Les îles produisent un nombre plus ou moins grand d’espèces, suivant que leur circonférence est plus ou moins étendue ; ainsi je crois que la Nouvelle-Zélande et les îles du tropique sont proportionnellement riches en productions végétales. Il est impossible de déterminer avec quelque précision le nombre de leurs plantes, parce que nous avons eu peu d’occasions de les examiner ; nous avons trouvé à la Nouvelle-Zélande plus de cent cinquante espèces nouvelles, et nous n’en avons découvert que dix connues de Linné : proportion qui prouve combien les formes des végétaux de ce pays sont éloignées et différentes des nôtres. Nos récoltes en botanique n’ont eu lieu qu’au printemps, et une fois au commencement de l’hiver ; enfin nous n’avons visité que deux cantons de l’île méridionale. On a donc lieu de supposer qu’en y comprenant les deux îles, des recherches exactes porteraient la Flore de la Nouvelle-Zélande au moins à quatre ou cinq cents espèces, surtout si les botanistes y arrivaient dans une saison plus favorable que nous, et y séjournaient plus long-temps.

» Dans les îles du tropique, la proportion des espèces nouvelles aux espèces connues est très-différente de celle de la Nouvelle-Zélande. Nous y avons découvert environ deux cent quarante espèces nouvelles, et cent quarante décrites par Linné. Le nombre total est donc de trois cent quatre-vingts, dont un tiers était déjà connu. La culture contribue surtout à cette différence ; ces terres contiennent probablement des plantes que les premiers habitans de ces îles ont apportées avec eux des Indes orientales, leur demeure primitive ; il est par conséquent très-naturel qu’elles soient connues ; mais avec ces plantes cultivées, il est vraisemblable qu’il a pu venir aussi des semences de plusieurs plantes sauvages indigènes également des Indes orientales, et par conséquent connues des botanistes. Les nouvelles plantes ne peuvent donc être que des indigènes de ces îles, et celles qui ont échappé aux observations des Européens dans les Indes.

» Les trois cent quatre-vingts espèces que nous avons trouvées dans les îles du tropique ne composent pas toute la Flore de ces terres ; car nous n’avons pas eu assez de temps pour faire des recherches de botanique. Je suis porté à croire qu’en parcourant les campagnes attentivement, on en doublerait presque le nombre ; mais ce travail exigerait plusieurs années. Les îles qui semblent promettre davantage, sont les Nouvelles-Hébrides, parce qu’elles sont grandes, non cultivées, mais très-fertiles. La jalousie des insulaires ne nous a pas permis d’y faire des découvertes ; d’après les rivages du pays, nous pouvons juger de l’intérieur : afin de prouver, par exemple, que nous avons eu souvent des indications de nouvelles plantes sans que nous ayons pu les trouver, je ne parlerai que de la muscade sauvage de l’île de Tanna ; nous nous en sommes procuré plusieurs sans pouvoir jamais rencontrer l’arbre. La première que nous examinâmes était dans le jabot d’un pigeon que nous venions de tuer : ce pigeon était de l’espèce qui, suivant Rumphius, sème les véritables muscades dans les îles des Indes orientales ; elle était entourée d’une membrane d’un rouge brillant, connue sous le nom de macis. La noix avait la même couleur que la véritable muscade, mais elle était d’une forme plus oblongue, d’une saveur piquante et fortement aromatique, et n’avait point d’odeur. Les naturels nous en apportèrent ensuite d’autres. Quiros a donc raison de compter la muscade au nombre des productions de la Terre du Saint-Esprit, ce qui est une nouvelle preuve de la véracité de ce hardi navigateur ; et comme il dit aussi que l’argent, l’ébène, le poivre et la cannelle sont des productions de cette terre et des îles voisines, il est probable qu’on y en trouvera.

On rencontre peu de végétaux sur les îles basses, parce qu’elles sont extrêmement petites ; cependant nous n’avons débarqué sur aucune sans y en découvrir de nouveaux. L’île Sauvage n’est qu’une île basse, élevée de quelques pieds au-dessus de l’eau ; les rochers nus de corail dont elle est composée en attestent bien l’origine : ils offrent de nouvelles plantes qui croissent dans les fentes du corail sans la moindre portion de terre. Nous aurions pu rassembler dans l’intérieur plusieurs végétaux rares ; mais le caractère farouche des naturels nous en a empêchés.

» Pour former un contraste avec les îles du tropique, nous devons citer l’île de Pâques, qui en est si peu éloignée. Les Hollandais qui l’ont découverte en ont fait une description très-fausse, ou bien elle a été presque entièrement bouleversé depuis cette époque : son misérable sol, parsemé de pierres, n’offre que vingt espèces de plantes ; dix seulement sont cultivées : aucune ne parvient à la grandeur d’un arbre, et presque toutes sont petites, ridées et sèches. Dans la partie opposée, ou dans le parage le plus occidental du grand Océan, gît une petite île à laquelle nous avons donné le nom d’île Norfolk ; presque toutes ces plantes ont du rapport à celles de la Nouvelle-Zélande, dont elle n’est pas fort éloignée. On observe seulement une différence occasionée par la douceur plus grande du climat, qui donne à chaque plante plus de vigueur ; nous y avons découvert un arbre conifère qui est particulier à cette île, et à l’extrémité orientale de la Nouvelle-Calédonie : ses cônes font croire qu’il est de la classe des cyprès ; il prend une hauteur et une grosseur considérables, et le bois en est très-pesant.

» Comme le grand Océan est borné d’un côté par l’Amérique, et de l’autre par l’Asie, les plantes qui croissent sur ses îles ressemblent en partie à celles de ces deux continens ; elles participent plus ou moins de celui des deux dont elles sont plus ou moins proches : ainsi les îles les plus orientales produisent un plus grand nombre de plantes d’Amérique que de plantes de l’Inde ; et à mesure qu’on avance à l’ouest, la ressemblance des végétaux avec ceux de l’Inde se montre davantage : cette règle générale a cependant des exceptions ; par exemple, le gardenia et le mûrier à papier, qui sont tous les deux des plantes des Indes orientales, ne se trouvent que sur les îles des Amis et les îles de la Société, qui font partie des groupes orientaux ; le tacca pinnatifida, qui est une plante des Moluques, décrite d’abord par Rumphius, ne se rencontre qu’aux îles de la Société ; d’un autre côté, des espèces d’Amérique ne frappèrent nos regards que lorsque nous eûmes atteint les Nouvelles-Hébrides et la Nouvelle-Calédonie, qui sont cependant, de toutes les îles du grand Océan, les plus éloignées de ce continent : une partie de ces exceptions provient peut-être de ce que les habitans, étant plus civilisés aux îles de l’est, ont apporté avec eux des plantes de l’Inde que les autres ont négligées : on peut aussi expliquer par là l’introduction des espèces spontanées de l’Inde dans ces îles les plus orientales ; car j’ai déjà observé que probablement elles ont été transportées parmi les semences des espèces cultivées. J’ajouterai, à l’appui de ces conjectures, que les espèces de l’Inde se trouvent communément sur les plaines des îles de la Société, et les espèces spontanées de l’Amérique sur les montagnes. Un petit nombre de plantes est commun à tous les climats du grand Océan : le céleri et des espèces de crucifères se trouvent sur les îles basses entre les tropiques, sur les grèves de la Nouvelle-Zélande et les îles marécageuses de la Terre du Feu : plusieurs autres espèces semblent participer aux différences du climat par une taille plus haute ou plus basse ; une plante, par exemple, qui occupe les sommets les plus élevés des montagnes de Taïtî comme de toutes les autres îles de la Société, et qui n’y croît qu’en arbrisseau, se trouve à la Nouvelle-Zélande dans les vallées, et y forme un arbre d’une hauteur considérable : cette différence même est sensible dans les diverses parties de la Nouvelle-Zélande ; ainsi le pimelea gnidia, bel arbrisseau de la baie Dusky ou de l’extrémité méridionale, qui y croît dans la partie la plus basse du pays, n’est plus qu’un très-petit arbuste au port de la Reine Charlotte et dans la partie nord, où on ne le voit que sur les hautes montagnes. Une égalité de position et de climat occasione quelquefois une ressemblance de végétation, et voilà pourquoi les montagnes froides de la Terre du Feu produisent des plantes qui, en Europe, habitent la Laponie, les Pyrénées et les Alpes.

» La différence du sol et du climat produit plus de variétés dans les plantes des îles du tropique du grand Océan que dans celles des autres terres de cette mer : rien n’est plus commun que de voir sur ces îles deux, trois, quatre et un plus grand nombre de variétés de la même espèce de plante, dont les extrêmes auraient formé à nos yeux de nouvelles espèces, si nous n’avions pas connu les intermédiaires qui les unissent et qui en montrent la gradation. J’ai toujours remarqué que les parties les plus sujettes à varier sont les feuilles, les poils et quelques-uns des pédoncules de la fleur, et que toutes les parties de la fructification sont ce qu’il y a de plus constant : cette règle, ainsi que toutes les autres, n’est pourtant pas sans exception, et les variétés qui proviennent du sol y produisent quelquefois des différences ; mais elles sont trop peu considérables pour être rapportées. Un climat froid ou une exposition élevée réduisent un arbre à la taille d’un arbrisseau, et vice versa ; un sol sablonneux ou pierreux produit des feuilles succulentes, et donne de pareilles feuilles à des plantes qui, dans un sol gras, en ont de maigres et de flasques : une plante qui est très-amère dans un terrain sec perd toute son âcreté quand on la trouve dans un canton plus humide ; ce qui cause souvent de la différence parmi les variétés de la même espèce aux îles des Amis et sur les montagnes des îles de la Société ; car les premières, n’étant pas très-hautes, sont moins humides que celles des dernières terres, couvertes souvent de brumes et de brouillards.

» On sait que la culture produit de grandes variétés dans les plantes ; mais on le remarque surtout dans les îles du tropique du grand Océan, où l’arbre à pain seul a quatre ou cinq variétés et le dragonnier pourpre deux ; le tacca, dans son état cultivé, a un aspect tout différent du tacca sauvage, et le bananier varie presqu’à l’infini, comme notre pomme. Le règne végétal fournit aux naturels des terres équatoriales du grand Océan la plus grande partie de ce qui leur est nécessaire pour leur nourriture, leur habillement, leur habitation, leurs meubles, en un mot tous leurs besoins. Les habitans de la Nouvelle-Zélande, au contraire, vivent surtout de poisson, et les plantes spontanées leur fournissent des vétemens, de manière qu’ils ne s’occupent point de l’agriculture, particulièrement dans l’île méridionale. La plante dont ils font leurs étoffes, leurs lignes de pêche, leurs cordages, etc., forment un nouveau genre, que nous avons appelé phormium, et appartient proprement à l’ordre naturel des liliacées qu’elle rapproche intimement des glaïeuls ; mais dans les îles du tropique, où le climat conduit à la civilisation, les naturels aiment la variété dans les alimens, la commodité dans l’intérieur, la propreté et les ornemens dans leurs vêtemens : il arrive de là qu’ils cultivent à peu près cinquante espèces différentes de plantes, outre qu’ils en emploient plusieurs de spontanées. Le peu de travaux qu’entraîne l’agriculture, et les avantages considérables qui en résultent pour eux, ainsi que pour les insulaires des îles des Amis, font que le nombre des plantes cultivées sur ces îles surpasse de beaucoup celui des autres. Dans les Nouvelles-Hébrides, plus à l’ouest, le pays étant fort boisé partout, il est devenu très-difficile de mettre la terre en culture ; c’est pour cela qu’on y élève seulement les plantes les plus nécessaires, et que les mœurs des habitans sont plus grossières et plus sauvages : le sol de la Nouvelle-Calédonie paraît aussi être stérile, et récompenser faiblement les peines d’une population peu nombreuse.

» On a observé depuis long-temps que la culture ôte souvent aux plantes la faculté de se propager par semence ; cette remarque est confirmée par ce que nous avons vu dans ces îles, et surtout par l’exemple de l’arbre à pain, dont les pépins sont amaigris et perdus dans la grande quantité de pulpe farineuse : il en est de même de la banane, qui quelquefois conserve à peine des embryons de pépins. Le monbin de Taïti contient une capsule dure, dont les loges sont ordinairement vides ; le gardenia et l’hibiscus rosa sinensis donnent presque toujours des fleurs où le nombre des pétales se multiplie, et aucune d’elles ne produit de la graine ; mais le mûrier à papier est le plus extraordinaire de tous, car il ne fleurit jamais sur ces îles ; la raison en est simple : les naturels ne le laissent jamais croître jusqu’au temps des fleurs, parce qu’alors l’écorce leur serait inutile.

» L’extrême fertilité du sol de quelques-unes des îles du tropique est peut-être une des causes pour laquelle un certain nombre de leurs plantes appartiennent aux classes appelées par Linné monoécie, dioécie et polygamie ; il est à remarquer que les plantes que les botanistes ont trouvées hermaphrodites en Amérique portent, dans les îles du grand Océan, des fleurs mâles et femelles sur des individus différens ; ce qui peut confirmer l’opinion que la plupart des plantes dioïques se rencontrent aussi hermaphrodites : dans ce cas, cette classe n’existerait plus. On a cru également qu’on perfectionnerait le système sexuel si on retranchait les classes de la monoécie, de la dioécie et de la polygamie, et si on plaçait leurs genres suivant le nombre de leurs étamines : mais si l’on considère combien tomberaient par-là dans les classes qui sont déjà nombreuses, il est clair que ce changement ne servirait qu’à rendre la science plus embrouillée. Le nombre de cinq, suivant l’observation du grand Linné, est le plus fréquent dans la nature ; c’est par cette raison que la pentandrie a tant de genres ; la plupart des plantes que nous avons découvertes appartiennent à cette classe. Nous avons vu avec une sorte de regret tant de plantes augmenter encore cette classe, qui était déjà trop étendue. Comme cette particularité semblait hâter le renversement du système sexuel, elle contribua à nous rendre extrêmement circonspects quand il fallait créer de nouveaux genres.

» Les classes qui, en Europe, sont les plus abondantes, les ombellifères, les composées, les papilionacées, les bicornes, les siliqueuses, les personnées, les verticillées, ont très-peu de plantes congénères dans les îles du tropique. Les belles classes des ensatæ (glaïeuls, iridées), coronariæ (liliacées), sarmentaceæ (asparaginées), y sont également rares. Les graminées n’y sont pas nombreuses, et appartiennent principalement à la polygamie. Les piperitæ (aroïdes), les scitaminées (bananiers et balisiers), les hesperidæ (myrtes), les luridæ (solanées), les contortæ (apocynées), les columniferæ (malvacées), les tricoccæ (euphorbiacées), composent principalement la Flore de ces îles. Parmi les orchidées, un grand nombre d’epidendra très-variés habitent les cantons incultes ; la plupart de celles-ci sont nouvelles, et leurs fleurs si différentes, qu’on pourrait les distinguer en autant de genres avec la même facilité que les botanistes ont séparé le convolvus (liseron), et l’ipomœa, ou le nyctanthes (jasmin d’Arabie), et le jasmin, seulement, d’après de petites différences dans la forme de la fleur. Les espèces des liserons sont très-abondantes dans les îles du grand Océan, et se rapprochent tellement l’une de l’autre, qu’il est très-difficile de les déterminer. Linné a placé le genre des piper (poivres) dans la diandrie, quoiqu’il ait pris la plupart des espèces sur l’autorité du Plumier. Nous avons eu occasion d’en examiner plusieurs espèces, et nous avons toujours trouvé le nombre des étamines irrégulier et indéterminé, et la forme et le nombre des stigmates différens dans presque chaque espèce. Il est donc juste de rendre ce genre à la gynandrie, à laquelle il appartient véritablement, et avec lequel sa fructification est parfaitement d’accord : mais, en supposant même que des espèces de poivres ont régulièrement deux étamines dans chaque fleur, cette particularité ne suffira pas pour les ôter de cette classe, puisque nous voyons les arum sequinum, macrorizon, et esculentum, le dracontium et le pothos, qui ont régulièrement quatre, six ou sept étamines autour de chaque germe, rester pourtant dans la gynandrie-polyandrie.

» Tel est le résultat de nos observations sur la classification des plantes, et sur les classes que renferment principalement les îles du grand Océan. J’ajouterai seulement, touchant les descriptions et les définitions des espèces données par Linné, qu’en général nous les avons trouvées exactes pour les plantes d’Amérique, mais un peu moins pour celles des Indes orientales ; différence dont je vais tâcher d’expliquer l’origine. Les plantes d’Amérique ont été examinées et décrites sur leur propre sol par les plus habiles botanistes de ce siècle, Loefling, disciple de Linné ; Jacquin, Browne, Jussien, etc. ; au contraire, celles de l’Inde sont surtout connues par les herbiers, et par les descriptions inexactes, infidèles, et point du tout scientifiques, des botanistes du dernier siècle. Les disciples de Linné n’ont décrit que peu de ces plantes sur les lieux, leurs voyages ayant presque été bornés à celui de la Chine. Pendant ces expéditions ils allaient rarement à terre, et ils faisaient peu de séjour dans ces contrées dignes de l’attention d’un observateur curieux. On peut en conclure que l’Inde et les îles de cette partie du monde attendent un nouvel observateur exact, qui soit accompagné d’un fidèle dessinateur, accoutumé à faire des dessins d’histoire naturelle, afin de nous mieux montrer les trésors de ce vaste pays. Puisque l’empire de la Grande-Bretagne dans l’Inde est si étendu, si respecté, et que ses sujets sont si riches et si puissans, il est à désirer que quelques-uns d’entre eux s’y occupent de ces recherches et y étudient les différens objets relatifs aux sciences et aux arts.

» On pense généralement que les goémons ou varechs sont des indices certains de la proximité des terres. Il n’est pas nécessaire, pour rejeter cette assertion, de parler des immenses lits de goémon que l’on trouve constamment au milieu de l’Océan atlantique, puisque je puis citer le grand Océan qui, dans la zone tempérée, a au moins quinze cents lieues d’étendue depuis la Nouvelle-Zélande jusqu’en Amérique. Nous sommes bien sûrs que dans ce vaste espace il n’existe pas de terre, et cependant nous avons rencontré de temps en temps des monceaux de goémon nageant à la surface de la mer. Il est très-probable que quelques-uns de ces goémons ne prennent jamais racine sur un point solide, et croissent sur la mer, où le vent les ballotte, ainsi que d’autres plantes aquatiques ou des rivages. Mais, en supposant que cela n’est pas, il est aisé de concevoir que les gros vents d’ouest, presque constans dans ces parages, détachent ces goémons et les portent par tout l’Océan. Si cette dernière circonstance était bien constatée, il est probable que les goémons, une fois arrachés, commencent à dépérir ; et, à la seule inspection de l’état de ces plantes, on pourrait peut-être former une conjecture hasardée sur le voisinage des terres.