Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXVII/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII/Du règne animal

Du règne animal.

» Les îles du grand Océan et les côtes des terres australes offrent une quantité assez considérable d’animaux, quoique ces animaux soient bornés à un petit nombre de classes. Nous avons vu par quels degrés la nature descend de l’émail charmant des îles de la Société à l’horrible stérilité de la terre de Sandwich ; de même le règne animal, magnifique, enchanteur, riche entre les tropiques, est difforme, dégoûtant et pauvre sur les côtes australes. On est ravi en parcourant les bocages de Taïti, qui offrent à chaque pas les points de vue champêtres les plus simples, les plus agréables ; on aperçoit le bonheur et la richesse. On ne voit de tous côtés que des troupeaux de cochons et de chiens couchés près de chaque hutte ; le coq y déploie, au milieu de son sérail, son joli plumage, ou bien il se juche sur les arbres fruitiers pour s’y reposer ; les petits oiseaux gazouillent tout le jour sur les branches, et de temps en temps le roucoulement amoureux des pigeons frappe l’oreille comme au milieu de nos bois. Les naturels s’occupent au bord de la mer à pêcher. Ils prennent des poissons dont les couleurs, surtout quand l’animal est près de mourir, varient à chaque instant, ou bien ils ramassent sur les récifs des coquillages connus, à la vérité, des naturalistes, mais dignes de l’attention du philosophe, qui admire l’élégance merveilleuse de la nature dans ses productions les plus communes comme dans les plus rares. Ce qui accroît encore le charme de ce spectacle, c’est que l’on ne rencontre point d’insectes incommodes dans cet heureux pays ; les moucherons et les mousquites n’y infestent pas les habitans comme dans les autres régions du tropique : les bêtes de proie et les reptiles venimeux n’y troublent jamais leur tranquillité.

» Si nous passons de là dans la zone tempérée, quel brusque changement, et quelle différence entre ces campagnes riantes, séjour de la félicité domestique, et les déserts de la Nouvelle-Zélande ! Ici les montagnes de rochers, les forêts, la nature humaine, tout porte l’empreinte de l’état sauvage : les animaux y sont moins heureux qu’entre les tropiques ; les faucons et les chouettes, tyrans des bois, y dévorent à loisir les oiseaux faibles et sans défense : cependant un ramage continuel, dont le charme pourrait le disputer à celui de nos rossignols, retentit dans toute la contrée. En marchant au sud et en traversant un océan immense, au milieu duquel quelques oiseaux solitaires voltigent sur les vagues et cherchent une subsistance précaire, on arrive à l’extrémité méridionale de l’Amérique : on aperçoit une côte affreuse et stérile, habitée par les plus misérables des hommes, et parsemée seulement de quelques arbrisseaux difformes : un grand nombre de vautours, de faucons, d’aigles toujours planant dans les airs, y guettent leur proie. Enfin on observe que la plupart des autres oiseaux vivent en troupes dans quelques cantons, tandis que les rochers sont occupés par une race de phoques, qui paraissent monstrueux et informes en comparaison des autres animaux.

» Les classes des oiseaux et des poissons sont les seules nombreuses dans les pays que nous avons visités : celles des quadrupèdes et des insectes n’offrent qu’une quantité très-petite d’espèces connues : celles des cétacés, des amphibies et des vers ne sont pas abondantes non plus, et les deux premières surtout présentent à peine quelque chose de nouveau.

» On ne trouve aux îles du tropique que quatre espèces de quadrupèdes, dont deux sont domestiques, et les deux autres, le vampire et le rat ordinaire, ne le sont pas. Ce dernier habite les Marquésas, les îles de la Société, les îles des Amis et les Nouvelles-Hébrides. On le rencontre aussi à la Nouvelle-Zélande ; mais on ne sait pas s’il y a été porté par nos vaisseaux ; nous ne l’avons pas aperçu à la Nouvelle-Calédonie. Il y en a une quantité incroyable aux îles de la Société, et surtout à Taïti, où ils vivent des restes d’alimens que les naturels laissent dans leurs huttes, des fleurs et des cosses de l’erythrina corallodendron, de bananes et d’autres fruits, et, à défaut de ces choses, de toute sorte d’excrémens : leur hardiesse va jusqu’à mordre quelquefois les pieds des naturels endormis. Ils sont beaucoup plus rares aux Marquésas et aux îles des Amis, et on les voit rarement aux Nouvelles-Hébrides.

» Le vampire, qui est la plus grande espèce de chauve-souris connue, ne se voit qu’aux îles les plus à l’ouest. Aux îles des Amis, ces vampires habitent ensemble en troupes de plusieurs centaines, et toute la journée on en trouve qui volent : j’en ai aperçu sur un grand casuarina plus de cinq cents en différentes attitudes. Les uns étaient suspendus par les pieds de derrière, les autres par les pieds de devant : ils se nourrissent principalement de fruits ; ils effleurent l’eau avec une agilité singulière ; et, quoique nous en ayons remarqué un qui nageait, je ne crois pas que cet exemple suffise pour en conclure qu’ils sont bons nageurs. On sait qu’ils se jettent à l’eau afin de laver l’ordure ou se débarrasser de la vermine qui s’attache à leur peau : leur odeur est désagréable. Quand on les irrite, ils mordent avec fureur ; mais ils ne font d’ailleurs aucun mal. Outre ces grosses chauves-souris, Tanna contient des myriades de chauves-souris plus petites ; nous les avons vues et entendues ; mais nous n’avons pas pu en prendre une seule pour l’examiner. Les naturels de la Nouvelle-Calédonie font des cordes et des glands de massues du poil des grosses chauves-souris, qu’ils entrelacent avec les fils qu’ils tirent d’une espèce de cyperus.

» Les deux quadrupèdes domestiques sont le cochon et le chien : les îles de la Société seules ont le bonheur de posséder l’un et l’autre : la Nouvelle-Zélande et les Îles-Basses n’ont que des chiens ; les Marquésas, les îles des Amis et les Nouvelles-Hébrides n’ont que des cochons ; l’île de Pâques et la Nouvelle-Calédonie sont privées de ces deux espèces d’animaux. La race des cochons est celle qu’on appelle chinoise. Ils ont le corps et les jambes courtes, le ventre pendant presque jusqu’à terre, les oreilles droites, et très-peu de soie : je n’en ai jamais mangé dont la chair fût aussi succulente et la graisse aussi agréable ; cette qualité ne peut être attribuée qu’à l’excellente nourriture qu’ils prennent : ils se nourrissent surtout de fruit à pain frais, ou de la pâte aigrie de ce fruit, d’ignames, d’eddoës, etc. Ils sont très-nombreux aux îles de la Société ; on en voit autour de presque toutes les maisons, quelques familles en ont un nombre considérable : ils sont abondans aussi aux Marquésas et à Tongatabou, l’une des îles des Amis, mais plus rares aux Nouvelles-Hébrides. La race des chiens du grand Océan est singulière ; ils ressemblent beaucoup aux chiens de berger ordinaires ; mais ils ont la tête prodigieusement grosse, les yeux d’une petitesse remarquable, les oreilles pointues, le poil long et la queue courte et touffue ; ils se nourrissent surtout de fruits aux îles de la Société : sur les Îles-Basses et à la Nouvelle-Zélande, ils ne mangent que du poisson : leur stupidité est extrême ; ils n’aboient que rarement, ou presque jamais, mais ils hurlent de temps en temps ; ils ont l’odorat très-faible, et ils sont excessivement paresseux : les naturels les engraissent pour leur chair, qu’ils aiment passionnément, et qu’ils préfèrent à celle du cochon ; ils fabriquent d’ailleurs avec leurs soies des ornemens ; ils en font des franges, des cuirasses aux îles de la Société, et ils en garnissent tous leurs vêtemens à la Nouvelle-Zélande.

» Outre le chien, la Nouvelle-Zélande a quatre autres quadrupèdes : l’un est le rat, le second une petite chauve-souris, le troisième et le quatrième deux espèces de phoques, l’un nommé l’ours de mer, l’autre le lion de mer', de la relation d’Anson.

» Comme, parmi les quadrupèdes du grand Océan, aucun ne forme une espèce nouvelle, on pourrait croire que cette classe est à peu près connue en entier ; mais l’observation que nous avons déjà faite par rapport aux plantes s’applique aussi au règne animal ; on n’a jamais remarqué une grande variété de quadrupèdes sur les petites îles : c’est de l’intérieur de l’Afrique, de l’Inde, et peut-être aussi de la Nouvelle-Hollande, qu’il faut attendre de nouvelles espèces ; et c’est là que les gouvernement devraient envoyer des naturalistes.

» Les cétacés que nous avons vus dans la mer du Sud sont le gibbar (balæna physalus), la baleine à museau pointu (balæna rostrata), le nord-caper (balæna glacialis), l’orque, le dauphin vulgaire, et le marsouin. Les deux derniers se trouvent par tout l’Océan, depuis la ligne jusqu’au cercle polaire antarctique ; nous n’avons pu examiner qu’une seule femelle du dauphin, qui répondait parfaitement aux descriptions des différens zoologistes. Elle fut harponnée, et nous la mangeâmes.

» Les oiseaux du grand Océan et de la Terre du Feu sont nombreux, et offrent une variété considérable d’espèces : on y remarque deux genres absolument nouveaux, et un troisième (le manchot) qu’on a jusqu’ici confondu avec d’autres. Tous ces oiseaux vivent tranquilles dans chaque buisson et sur chaque arbre : les naturels ne les troublent presque jamais : ils égaient les bois par des chants continuels, et leur plumage varié contribue à la splendeur de la nature. On croit communément que les oiseaux de couleurs diversifiées ne chantent pas bien ; mais, sans parler du chardonneret ordinaire, qui est peut-être un des plus beaux oiseaux du globe, et dont la voix est très-mélodieuse, il est facile de citer d’ailleurs un grand nombre d’exemples du contraire. Le chant des oiseaux retentit également dans les forêts sauvages de la Nouvelle-Zélande et dans les bocages cultivés de Taïti. À proprement parler, il n’existe qu’une espèce d’oiseaux apprivoisés aux îles du tropique du grand Océan : le coq ordinaire et la poule, qui sont de même nombreux à l’île de Pâques, où il n’y a pas d’autres animaux domestiques ; on en trouve également aux îles de la Société et aux îles des Amis, et sur ces dernières terres leur grosseur est prodigieuse. Ils ne sont pas rares aux Marquésas, aux Nouvelles-Hébrides, à la nouvelle-Calédonie ; mais les Îles-Basses et celles de la zone tempérée en manquent tout-à-fait. On ne peut pas compter les perroquets et les pigeons parmi les animaux domestiques ; car, quoique les naturels des îles des Amis et des îles de la Société apprivoisent quelques individus, ils n’en ont jamais de couvées. Nous avons compté cent quatorze nouveaux oiseaux, dont la moitié est aquatique. Nous avons remarqué en outre environ trente des espèces de Linné, dont plus de vingt sont aquatiques. Je suis persuadé que nous ne les avons pas toutes vues, comme nous n’avons pas rassemblé non plus une Flore complète de chacun de ces pays. La quantité des nouveaux oiseaux est donc étonnante, comparée à celle qui était connue des naturalistes. On peut concevoir de là de grandes espérances sur les continens qu’on n’a pas encore examinés. Les genres aquatiques sont très-nombreux, comme nous l’avons déjà dit, et l’observation que nous avons faite sur les plantes s’applique aussi aux oiseaux ; c’est que les genres les plus abondans sont ceux que nous avons le plus enrichis.

» Le peu d’animaux amphibies que nous avons trouvés dans le grand Océan habite les pays du tropique : 1o. le carret, qui donne l’écaille propre aux fabriques ; 2o. la tortue verte, qui est bonne à manger ; 3o. le lézard commun ; 4o. le gecko ; 5o. le serpent amphibie, et 6o. l’anguis platura de Linné. Aucun d’eux n’est venimeux.

» Le grand Océan est riche en poissons ; on y trouve une grande variété d’espèces. Nous avons eu toutes les peines du monde à faire des collections dans cette branche de l’histoire naturelle, parce que notre relâche à la plupart des îles a été courte, et qu’il nous a fallu avoir recours aux naturels des différens pays pour nous procurer des poissons, car nous manquions à bord de pêcheurs habiles ; cependant j’ai rassemblé en différens endroits soixante-quatorze espèces, et environ quarante autres décrites par Linné. Nous n’avons découvert qu’un nouveau genre qui avait jusqu’alors été compris parmi les chætodon mais qu’il faut en séparer. L’habile professeur Forskal, dont tous les naturalistes doivent déplorer la mort prématurée en Arabie, avait eu la même idée ; mais je n’en savais rien, car son ouvrage n’a été publié qu’après mon retour en Europe. Il donne à ce nouveau genre le nom d’acanthurus, et je l’ai appelé harpurus.

» La plupart des poissons du grand Océan sont bons à manger : plusieurs sont délicieux ; un petit nombre seulement des branchiostègues sont nuisibles.

» Il est difficile de trouver moins d’insectes que dans les îles du grand Océan. Nous n’en avons remarqué qu’un petit nombre, et ceux qui ont frappé nos regards étaient déjà connus. La Nouvelle-Calédonie est la seule île où ils soient assez nombreux, et je soupçonne que c’est un effet de sa proximité de la Nouvelle-Hollande. On rencontre un petit scorpion aux îles du tropique, mais il est plus commun dans les îles les plus occidentales qu’aux îles de la Société, et même je n’en ai pas aperçu un seul sur ces dernières. Oedidi nous dit qu’il ne fait point de mal ; cependant il est armé précisément de la même manière que les autres espèces congénères ; il reste à découvrir par quelles circonstances accidentelles le virus de l’aiguillon du scorpion devient plus ou moins venimeux. Les expériences de Maupertuis semblent annoncer que les individus de la même espèce ne sont pas tous également venimeux, et que le même individu est, à différens temps, plus ou moins dangereux.

» Les coquillages du grand Océan sont moins variés qu’on n’aurait lieu de l’attendre, et les récifs des îles du tropique donnent en général les coquillages les plus ordinaires dont parle Linné, tels que les porcelaines, les mîtres, les murex, les buccins les plus communs, les vis et les nérites. Il y a quelques espèces nouvelles à la Nouvelle-Zélande, la plupart très-petites : le peu de mollusques nouveaux que nous avons découverts ont été trouvés dans la mer Atlantique, et nous n’avons rien trouvé dans les autres ordres de la classe des vers.

» Le nombre total des espèces des plus grandes classes d’animaux, savoir, des quadrupèdes, des cétacés, des amphibies, des oiseaux et des poissons que nous avons vus dans le grand Océan, monte, d’après l’énumération faite ci-dessus, à peu près à deux cent soixante-dix, dont le tiers était déjà connu. Supposons que cette quantité forme les deux tiers des animaux de ces classes qui se trouvent actuellement sur les terres ou dans les eaux du grand Océan (quoique nous ayons lieu de croire que la Faune est beaucoup plus étendue), il y en aura plus de quatre cents ; et en supposant les classes des insectes et des vers de seulement cent cinquante espèces, toute la Faune des îles du grand Océan sera composée au moins de cinq cent cinquante espèces, quantité prodigieuse, comparée à celle de la Flore.

» Quoique la plupart des oiseaux de la Nouvelle-Zélande soient remarquables par les jolies couleurs de leur plumage, cependant à l’île Norfolk (qui contient exactement les mêmes espèces de plantes que la Nouvelle-Zélande), le plumage des oiseaux a des teintes plus vives et plus animées ; ce qui prouve que le climat influe prodigieusement sur les couleurs. Une espèce de martin-pêcheur, commun sur toutes les îles du grand Océan, offre des variétés qui, entre les tropiques, sont beaucoup plus brillantes que celles de la Nouvelle-Zélande. Le plumage dépend aussi du climat sous un autre rapport. Les oiseaux des pays chauds sont médiocrement couverts, tandis que ceux des pays froids, et surtout ceux qui voltigent sans cesse sur la mer, ont un plumage très-épais, et leurs plumes sont doubles, c’est-à-dire qu’il en sort deux de chaque tuyau : les plumes des manchots qui vivent presque toujours dans l’eau, sont courtes, oblongues, couchées l’une sur l’autre comme les écailles des poissons ; ils ont en même temps une enveloppe épaisse de graisse qui les met en état de résister au froid : il en est de même des phoques, des oies et des autres animaux aquatiques des terres australes. Les oiseaux terrestres en dedans et en dehors des tropiques construisent leurs nids sur les arbres, excepté la caille ordinaire de la Nouvelle-Zélande, qui a les mœurs et les habitudes de la caille d’Europe : quelques-uns des oiseaux aquatiques font leurs nids à terre, tels que les échassiers, qui ne vivent que deux ensemble, tandis que plusieurs espèces de nigauds vivent en troupes, les uns dans les arbres, et les autres dans les crevasses des rochers : les pétrels s’enfoncent par milliers dans des trous sous terre : ils y nourrissent leurs petits, et ils s’y retirent toutes les nuits. L’espèce la plus prolifique du grand Océan est celle des canards, qui font plusieurs œufs par couvée ; et quoique les nigauds, les manchots et les pétrels n’en fassent qu’un ou deux, ou tout au plus trois à la fois, cependant, comme on ne les trouble jamais, et qu’ils se tiennent toujours en troupes considérables, ils sont devenus les plus communs et les plus nombreux : les espèces de poissons les plus agréables à manger sont aussi les plus prolifiques ; mais il faut observer qu’aucune île du grand Océan n’offre autant de poissons que la Nouvelle-Zélande : voilà pourquoi le poisson est devenu la principale nourriture des naturels, qui ont trouvé cette manière de se nourrir plus commode et plus aisée, et par conséquent plus analogue à ce caractère indolent qu’ils partagent avec toutes les nations barbares.

» Il ne paraît pas que les individus du règne animal soient aussi sujets à varier dans le grand Océan que ceux du règne végétal : d’abord la domesticité, qui a fait dégénérer tant d’espèces parmi nous, est ici bornée à trois, celle du cochon, du chien et du coq ; secondement, cette domesticité ne diffère guère de l’état de nature. Les cochons et la plupart des volailles rôdent à leur gré tout le jour. Les volailles surtout font ce qu’elles veulent, car elles vivent uniquement de ce qu’elles recueillent, et on ne leur donne pas de nourriture régulière ; les insulaires, n’entretenant le chien que pour le manger, cet animal n’est pas obligé de subir le joug de l’esclavage auquel il est forcé de se soumettre dans nos pays policés ; il reste couché, s’il lui plaît, toute la journée ; on lui jette des alimens à certaines heures, et on n’exige de lui aucun service. Il ne perd donc rien de son état de nature. Ses facultés sensitives sont probablement inférieures à celles du chien sauvage (ce qui peut être l’effet des alimens dont il se nourrit) ; il n’a point la sagacité et la perception vive de nos chiens. Les oiseaux sauvages ont très-peu de variétés. Deux espèces de pigeon, deux de perroquet, une de martin-pêcheur, et une ou deux de gobe-mouche, sont les seules que je connaisse dans les différentes îles ; et relativement à quelques autres, on ne sait pas encore si ce que nous réputons variétés ne sont pas, ou des espèces distinctes, ou seulement des sexes différens d’une même espèce. Ces détails demandent une longue suite d’observations qui ne peuvent pas se faire en courant. Les variétés dans les autres classes sont encore moins considérables.

» Nous avons déjà observé que la plupart des animaux du grand Océan sont des espèces nouvelles : les espèces déjà connues, que nous avons remarquées entre les tropiques se voient communément sur toute la partie maritime de la zone torride : celles de la zone tempérée, étant principalement aquatiques, se trouvent à ces latitudes dans chaque mer, ou bien ce sont des espèces d’Europe. En tout, nous n’avons découvert que deux genres différens de ceux qu’on connaissait déjà, et toutes les autres espèces se rangent sous les anciens genres ; mais il n’est pas possible de les rapporter aux deux continens de l’Asie et de l’Amérique, comme nous l’avons fait pour les plantes, parce que quelques genres ne se rencontrent ni sur l’un ni sur l’autre ; nous bornerons pour le présent nos remarques sur les classes des animaux aux oiseaux aquatiques du grand Océan, et au nouveau genre de poissons que nous avons établi : le genre des pétrels, qui ne contient que six espèces, suivant la dernière édition du Système de Linné, a douze nouvelles espèces dans le grand Océan ; la plus grosse est l’oiseau que les Espagnols appellent quebrantahuessos ; la dernière est l’oiseau de tempête, qui se trouve également à toutes les latitudes des deux hémisphères. Brisson, que Buffon critique avec raison pour avoir multiplié les espèces et sous-divisé les genres, a divisé le petit nombre d’espèces connues en deux genres, d’après quelques légères différences dans le bec, qui ne méritent pas la moindre attention : d’un autre côté, Scopoli, avec aussi peu de raison, unit le diomedea, ou l’albatros, avec les procellariæ, ou pétrels, et il a été cdnduit à cette manière de classer par une véritable espèce du dernier genre, qu’il prend à tort, et sans que je devine sur quel fondement, pour l’oiseau que Linné appelle diomedea. Quelques naturalistes se sont trop attachés à découvrir les espèces individuelles, sans examiner l’enchaînement général des productions de la nature. C’est à cette cause qu’il faut attribuer les erreurs nombreuses qu’on a commises dans la sous-division ou dans la combinaison des genres ; d’autres, en fixant sans cesse leur attention sur l’ensemble de la nature, ont oublié de descendre aux détails de la classification qu’exigeait cependant l’état imparfait de la science : c’est en tenant un juste milieu entre ces deux extrémités que l’illustre Linné a dressé, pour classer toutes les productions de la nature, des méthodes qui attestent son extrême sagacité, ont rendu son nom si célèbre, et le feront reconnaître par la postérité pour le créateur de la science. C’est pour avoir commis la première faute que les naturalistes qui n’ont jamais voyagé chargent leurs livres d’énumérations de variétés, au lieu d’espèces ; d’un autre côté, l’éloquent Buffon, occupé du soin de contempler son sujet dans toute sa grandeur, commet quelquefois des négligences dans les détails ; les siècles futurs perfectionneront l’histoire naturelle, en réunissant ce que ces deux manières de la traiter offrent de bon. Quelque grande que soit la perte de Linné, elle ne sera pas extrêmement sentie tant qu’il nous restera des botanistes aussi éclairés que M. Banks et le docteur Solander, et des zoologistes doués d’autant de sagacité que Buffon et le professeur Pallas.

» M. Pennant a rétabli à sa véritable place le genre des manchots, qui avait été confondu parmi les genres des albatros et des pailles-en-queue, qui lui sont absolument étrangers. Le pingouin magellanique de Pennant, les deux espèces de Linné mal classées, et nos trois nouvelles espèces, l’ont augmenté considérablement : quoique l’épaisseur du bec varie, il a cependant le même caractère dans tous, excepté que quelques espèces ont la partie inférieure tronquée ; les narines sont toujours des ouvertures linéaires, ce qui prouve de nouveau qu’ils sont distingués des albatros. Tous ont les pieds exactement de la même forme ; ils ont seulement les moignons des ailes étendus en nageoires par une membrane ; et couverts de plumes placées si près les unes des autres, qu’elles ressemblent à des écailles : outre la forme du bec et du pied, cette particularité les distingue d’ailleurs du genre des macareux ; car ces derniers sont quelquefois incapables de voler, non pas parce qu’ils manquent de plumes, mais parce qu’ils en ont de trop courtes. Le corps des manchots est entièrement couvert de plumes oblongues, épaisses, dures et luisantes, qui forment une cotte de maille impénétrable à l’eau : cette cuirasse leur est nécessaire, car ils sont obligés de vivre presque continuellement dans la mer ; ils sont confinés dans les zones tempérées et froides, du moins je n’en connais point entre les tropiques.

» Le genre des pélicans pourrait peut-être se diviser en trois, pour de meilleures raisons que n’en ont eu les auteurs de faire tant d’autres sous-divisions. Le véritable pélican est fort différent de tout le reste du genre ; la frégate, le fou de bassan et les différentes espèces de boubies, forment une autre division, dont le cormoran et le nigaud sont encore fort différens ; mais les caractères du pied membraneux et de la peau nue autour des yeux, étant communs à tous, on peut les laisser dans un même genre. Quoique les fous et les boubies semblent faire leurs couvées dans des endroits particuliers, ils ne vivent pas en troupe comme les cormorans, qui construisent leurs nids tantôt sur le même arbre, tantôt dans les crevasses des rochers suspendus le long des côtes de la mer, tantôt à terre, tout à côté les uns des autres.

» Parmi les poissons, nous en avons séparé un genre des chætodon, dont il diffère en ce que les nageoires manquent d’écailles, qu’il a une épine de chaque côté de la queue, et un nombre différent de rayons à la membrane branchiostègue. Ce genre, auquel j’ai donné le nom d’harpurus, a sept espèces, dont trois sont nouvelles. Nous avons aussi augmenté de huit nouvelles espèces le genre sciæna de Linné. Ces huit espèces ont chacune les mêmes caractères génériques ; de sorte que ce genre est aujourd’hui mieux déterminé. Les genres du labrus et du sparus méritent la plus grande attention de la part des naturalistes, puisque chaque écrivain nous en donne des signes caractéristiques différens, et souvent contradictoires, comme on peut le voir en comparant les définitions de Linné.