Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXVII/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII/Des montagnes

Des montagnes.

» On peut considérer toutes les îles des différentes mers que nous avons parcourues comme formant une chaîne de montagnes sous-marines, dont le sommet est saillant hors de l’eau ; le fond de l’Océan est la plaine sur laquelle s’élèvent ces hauteurs, soit isolées, soit rangées près l’une de l’autre, et souvent dans la même direction. Je me contenterai de donner une idée de ces différentes chaînes sous-marines que nous avons observées.

» Pendant notre relâche au cap de Bonne-Espérance, en 1772, on nous apprit que les Français avaient découvert une terre nouvelle dans le sud de la mer des Indes, aux environs du méridien de l’île Maurice (île de France), et par 48 degrés de latitude sud. Après avoir passé le cercle antarctique pour la première fois, nous parcourûmes ce parage sans retrouver cette terre ; mais différens indices nous portèrent à croire que nous en approchâmes beaucoup. À notre retour au Cap, en mars 1775, le capitaine Croset, qui venait de faire une expédition de découvertes avec le malheureux capitaine Marion, nous dit qu’il avait découvert aussi dans le sud de la mer des Indes plusieurs petites îles, et une plus considérable, toutes situées dans la direction de l’ouest à l’est, ou à peu près ; ces îles, ainsi que celles qu’a vues Kerguelen, ont été marquées pour la première fois sur une carte de l’hémisphère méridional, publiée par Robert de Vaugondi. Quoique nous n’ayons pas eu le bonheur de les retrouver, nous n’avons pas de raison de douter de leur existence ; et leur position sera vraisemblablement déterminée par le capitaine Cook, qui fait actuellement une troisième expédition[1]. Ces îles forment donc une chaîne de montagnes sous-marines qui se prolongent à peu près de l’ouest à l’est. Les terres visitées par nous et par d’autres navigateurs, dans les parties australes de l’Océan atlantique, telles que la terre de Sandwich, la Géorgie australe, les îles Falkland, la terre des États, ainsi que les îles qui dépendent de la Terre du Feu, forment une seconde chaîne de montagnes sous-marines situées presque dans la même direction que la première. Les îles basses à l’est de Taïti, ainsi que les îles de la société, les îles des Amis, les Nouvelles-Hébrides et la Nouvelle-Calédonie, avec les îles intermédiaires de Scilly, Howe, Pallisser, Palmerston, Sauvage, la Tortue, et celles de l’Espérance et des Cocos, les îles de la Reine Charlotte, du capitaine Carteret et plusieurs autres, forment une troisième chaîne de montagnes sous-marines qui, s’étendant jusqu’à la Nouvelle-Irlande, la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Guinée, comprend l’espace immense des trois quarts du grand Océan.

» L’île de Norfolk et la Nouvelle-Zélande semblent appartenir à un chaînon qui se détache de cette grande chaîne, en se prolongeant du nord au sud. Cette direction divergente des montagnes sous-marines peut les faire regarder comme destinées à donner plus de solidité et de force à la charpente de notre globe.

» La plus haute de toutes les montagnes que nous avons vues pendant le voyage, est, suivant mon opinion, le mont Egmont, sur l’île septentrionale de la Nouvelle-Zélande, la neige qui en couvrait le sommet, presque toujours enveloppé de nuages, descendait très-bas le long de ses flancs. Nous n’ayons aperçu distinctement sa cime que très-rarement.

» En France, par 46° de latitude nord, la ligne des neiges perpétuelles se trouve à la hauteur d’environ 1500 toises au-dessus du niveau de la mer. Sur le pic de Teyde, à l’île de Ténériffe, par les 28° de latitude nord ; on rencontre de la neige à la hauteur de 1800 toises. Le mont Egmont gît par environ 39° de latitude sud ; mais, comme nous avons toujours éprouvé que dans les latitudes australes le froid est beaucoup plus vif que dans les degrés correspondans de l’hémisphère boréal, je supposerai le climat du mont Egmont égal à celui de la France, et par conséquent que la ligne de la neige perpétuelle est à 1300 toises. Comme la neige paraissait occuper un tiers de sa hauteur, la montagne sera donc élevée de 1845 toises, ce qui est un peu moins que le pic de Ténériffe, haut de 1904 toises. Les sommets des autres montagnes dans l’intérieur de la Nouvelle-Zélande, tant au canal de la Reine Charlotte qu’à la baie Dusky, se sont toujours offerts à nos yeux couverts d’une neige éternelle dans un grand espace.

» En longeant la côte de la baie Dusky au mois de mai de l’année 1778, nous vîmes tous les sommets des montagnes couverts de neige, et nous avons remarqué la même chose au mois d’octobre de la même année, de l’autre côté de l’île méridionale, lorsque les vents contraires nous portèrent au loin le long de la côte sud-est, presque jusqu’à l’île Banks ; ce qui prouve que ces montagnes forment une chaîne continue qui se prolonge à travers toute l’île du sud, et qu’elles n’ont guère moins de 1600 à 1800 toises de hauteur. On peut conjecturer avec assez de probabilité qu’une si longue chaîne de montagnes renferme des veines métalliques très-riches et très-utiles.

» Les montagnes de la terre du Feu, de la Terre des États, de la Géorgie australe et de la Terre de Sandwich, sont toujours couvertes de neige ; cependant, sur les deux premières, les sommets seulement en ont ; mais sur les dernières elle s’étend partout jusqu’aux bords de la mer, au milieu de l’été : le climat est par conséquent d’une rigueur extrême, puisque la ligne de la neige perpétuelle descend si bas. Ce qui est encore plus remarquable, ces îles sont environnées d’une atmosphère douce et humide, qui sans doute tempère un peu la vivacité du froid et la rigueur du climat.

» La montagne située au milieu de la grande péninsule de Taïti ou de Tobréonou est, je crois, la plus haute de toutes les montagnes des îles du tropique ; dans plusieurs endroits sa pente est aisée ; elle est entrecoupée par un grand nombre de vallées très-profondes, qui convergent vers le milieu de l’île où se trouve le sommet le plus élevé, éloigné, d’après une estimation très-exacte, d’environ sept milles de la Pointe-Vénus. Suivant la carte du capitaine Cook, elle en est éloignée de neuf milles : mais, comme j’ai été deux fois au sommet de cette montagne, je pense que la distance marquée dans cette carte est un peu trop grande ; car l’étendue de la vallée de la rivière de Matavaï est à peine de six milles, et son extrémité dans l’intérieur est presqu’à la même distance de la mer que la cime de la montagne. M. Wales, notre astronome, mesura de son observatoire sur la Pointe-Vénus, la hauteur de la montagne, avec le quart de cercle astronomique, et il la trouva exactement de 15 degrés au-dessus du niveau de la mer ; car l’observatoire n’était qu’à quelques pieds au-dessus de ce niveau. En admettant l’exactitude de ces données, il s’ensuivra, d’après les calculs de la trigonométrie, que cette montagne a 1225 pieds de hauteur.

» La petite péninsule de Taïti ou de Tierrebou a aussi des montagnes dans son centre ; mais leurs sommets sont si escarpés et si déchirés, et, en quelques endroits, si irrégulièrement entassés, qu’à leur aspect on juge que de fortes commotions produites par des feux souterrains ou d’autre causes violentes leur ont fait subir des bouleversemens considérables. Les montagnes de toutes les autres îles du tropique sont d’une hauteur modérée, et moindres de plus d’un tiers que celles de Tobréonou. Quoiqu’elles soient assez élevées pour attirer les nuages, elles sont cependant fort éloignées de la ligne de neige perpétuelle, qu’au Pérou, sous l’équateur, on a trouvé de 2400 toises au-dessus de l’Océan.

  1. Le troisième voyage de Cook a complètement confirmé cette conjecture. Il a retrouvé ces îles en allant du cap de Bonne-Espérance à la Nouvelle-Zélande. (Note de Forster fils.)