Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXVII/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII/De l’Océan

De l’Océan.

» La masse d’eau la plus considérable et la plus remarquable est l’Océan. Quelque peu importantes que soient mes observations sur ce sujet intéressant, je les présente au lecteur, parce qu’elles peuvent servir à confirmer quelques faits connus.

» Nous avons quelquefois, même étant hors de la vue de toute terre, essayé de mesurer la profondeur de l’Océan ; par exemple, le 5 septembre 1772, près de l’équateur, par 0 d. 52′ de latitude sud, nous ne trouvâmes pas fond avec une ligne de deux cent cinquante brasses. Le 8 février 1773, étant un peu au delà de 48° de latitude sud, et à l’est du méridien de l’Île-de-France, nous jetâmes à la mer une ligne de cent dix brasses sans trouver fond. Le 22 novembre 1774, nous sondâmes au milieu du grand Océan, avec une ligne de cent cinquante brasses, et le résultat fut le même que les précédens.

» Buffon a posé pour maxime que la profondeur de la mer le long des côtes est d’autant plus grande que les côtes sont plus élevées, et d’autant moindre qu’elles sont plus basses, et que l’inégalité du fond de la mer correspond généralement à l’inégalité de la surface du sol de la côte ; et Dampier est cité à l’appui de cette assertion. En supposant qu’elle soit exacte relativement aux continens, elle admet beaucoup d’exceptions pour toutes les îles basses qui entourent les îles de la Société ; car il devrait y avoir des sondes régulières autour de ces îles et de ces écueils ; mais le contraire a lieu. Tout auprès des côtes des îles et des récifs qui entourent d’autres îles, l’eau est d’une profondeur considérable, et quelquefois incommensurable. Près de l’île de la Tortue, nous vîmes un récif oblong partout couvert d’eau ; il renfermait une eau profonde, et le long de ses bords extérieurs, la profondeur de la mer était très-considérable.

» Partout où se trouve un banc ou un haut fond d’une grande étendue, la couleur de l’eau change ; mais cette circonstance même est sujette à beaucoup d’exceptions. Quelquefois l’on trouve des endroits extraordinairement clairs, et le fond, à la profondeur de plusieurs brasses, est aussi visible que s’il n’était qu’à quelques pieds de la surface. Quelquefois la mer prend une teinte grise, et paraît trouble comme si elle avait perdu sa limpidité. Mais quelquefois l’on est trompé par l’état du ciel et des nuages : un temps obscur et nébuleux répand un voile grisâtre sur tout l’Océan ; un temps clair et serein donne aux ondes la plus belle couleur de béril ou vert bleuâtre ; s’il survient un nuage, il répand sur un espace de la mer une teinte entièrement différente du reste, et si l’on n’y fait bien attention, alarme souvent le navigateur par la crainte des bas-fonds, et même des bancs.

» Il m’a été impossible, n’ayant pas eu le temps de me pourvoir des instrumens nécessaires, de faire des expériences sur les divers degrés de salure de la mer. Nous en avons distillé l’eau ; alors elle n’avait plus du tout le goût salé, et n’offrait pas non plus la moindre amertume.

» Nous avons fait plusieurs expériences pour déterminer le degré de chaleur de l’eau de la mer à une certaine profondeur. Le thermomètre dont nous nous sommes servis est de la construction de Fahrenheit, avec une échelle d’ivoire ; nous le mettions toujours dans une boîte cylindrique de fer-blanc, qui avait à chaque extrémité une soupape admettant l’eau aussi long-temps que descendait l’instrument. Cette soupape se fermait dès que l’instrument remontait. Le tableau ci-joint montrera le résultat des expériences.

deg. du thermom. de Fahrenheit.
Époques. Latitude. Dans l’air. À la surface de la mer. À une certaine profondeur en mer. Profondeur en brasses. Combien de temps le therm. a resté dans la mer Temps qu’on a mis à tirer le thermomètre.
1772.
Sept. 5.
0° 52′ N. 75° 74° 66° 85 30’ 27
27. 24° 44′ S. 72° 70° 68° 80 15’ 7’
Octob.
12.
34° 48′ S. 60° 59° 58° 100 20’ 6’
Décemb.
15.
55° S. 30° 30° 34° 100 17’ 5
23. 55° 26′ S. 33° 32° 34° 100 16’ 6
1773.
Janv. 13.
64° S. 37° 33° 32° 100 20’ 7’

» Il paraît par cette table que, sous la ligne et près des tropiques, l’eau est plus froide à une grande profondeur qu’à la surface ; et sous les hautes latitudes, tantôt plus chaude, tantôt plus froide, tantôt d’une température égale, suivant les variations antérieures de la température de l’atmosphère, ou de la direction et de la violence du vent ; car il faut observer que nos expériences ont toujours eu lieu dans un temps de calme, ou du moins lorsqu’il y avait peu de vent ; par un vent fort nous n’aurions pas pu nous tenir dans le canot. La glace est probablement une autre cause de la différence de la température de l’eau de la mer dans les latitudes élevées : l’eau d’une mer couverte d’îles de glaces hautes et étendues doit être plus froide que celle d’une mer qui se trouve éloignée de toute espèce de glace.

» On sait que l’eau de la mer est quelquefois lumineuse. Plusieurs écrivains ont essayé de développer les véritables causes de ce phénomène : quelques-uns l’ont attribué à un très-petit crustacé marin qui est lumineux ; d’autres à un des mollusques qui nagent partout dans l’Océan. Les chevrettes, ainsi que les mollusques, peuvent contribuer à rendre la mer lumineuse ; mais d’après les différens phénomènes que j’ai observés dans le cours de ce voyage, je n’oserais pas affirmer qu’il n’existe point d’autre cause de la phosphorescence de la mer.

» D’abord j’ai lieu de douter que l’apparence lumineuse de la mer soit partout de la même nature. Quelquefois la lumière ne s’étend pas à une grande distance du vaisseau : l’eau qui est près du bâtiment paraît seule lumineuse, et la lumière se communique tout au plus au sommet des vagues voisines, qui s’en détachent obliquement ; c’est ce qui arrive pour l’ordinaire par un vent frais.

» J’ai observé une autre espèce de lumière phosphorique dans un long calme, ou les momens qui suivent immédiatement un long calme, après un temps chaud : elle s’étendait plus loin que la première, et même elle se mêlait avec la masse des flots : en mettant de cette eau dans une barrique, elle y devenait sombre quand elle n’était plus en mouvement ; mais dès qu’on l’agitait violemment, elle redevenait lumineuse à l’endroit où le mouvement était produit ; elle semblait s’attacher un moment au doigt ou à la main qui remuait l’eau ; mais elle disparaissait aussitôt.

» La troisième espèce de lumière phosphorique est sans doute causée par des mollusques, dont toute la figure peut s’apercevoir dans l’eau, parce qu’ils sont lumineux. J’ai remarqué, rarement à la vérité, que les poissons et les coquillages produisent les mêmes effets ; et il peut y avoir des chevrettes et d’autres insectes phosphorescens, quoique je n’en aie jamais vu. Mais le phénomène le plus singulier et le plus étonnant de ce genre frappa nos regards la nuit du 29 au 30 octobre 1772, quand nous étions à la distance de quelques milles du cap de Bonne-Espérance, et par un vent frais. La nuit eut à peine étendu son voile sur la surface des flots, que la mer parut tout en feu ; chaque vague qui se brisait avait une cime lumineuse ; partout où les côtés du vaisseau touchaient les vagues, on apercevait une lumière phosphorique. L’œil découvrait de toutes parts cette lumière sur l’Océan ; le fond lui-même des lames les plus épaisses semblait imprégné de cette propriété brillante : nous voyions de grands corps lumineux se mouvoir ; quelques-uns marchaient le long du vaisseau, d’autres s’en écartaient avec une vitesse presque égale à celle d’un éclair. La forme de ces corps annonçait que c’étaient des poissons : plusieurs s’approchaient les uns des autres ; et lorsqu’un petit se trouvait à côté d’un plus gros, il s’enfuyait promptement pour échapper au danger. Je tirai un seau de cette eau lumineuse, afin de l’examiner : j’y remarquai un nombre infini de petits corps lumineux ronds, qui s’agitaient avec une vivacité surprenante ; après que cette eau se fut reposée un peu de temps, la quantité de petits objets étincelans paraissait diminuer ; mais, en remuant l’eau derechef, nous observâmes qu’elle redevenait entièrement lumineuse, et les petites étincelles se remuèrent de nouveau avec agilité en différentes directions. Quoique le seau qui contenait l’eau fût suspendu, afin d’être moins affecté du roulis du bâtiment, on y apercevait toujours des corps étincelans qui se remuaient ; de sorte que je me persuadai d’abord que ces atomes lumineux avaient un mouvement volontaire absolument indépendant de l’agitation de l’eau ou du vaisseau ; mais dès qu’à l’aide d’un bâton ou du doigt on remuait l’eau, on remarquait bientôt que la lumière s’accroissait. Souvent, en troublant l’eau, l’une de ces étincelles phosphoriques s’attachait à la main ou au doigt : elles étaient à peine de la grosseur de la plus petite tête d’épingle. En regardant ces atomes avec le verre le moins grossissant de mon microscope, nous les jugeâmes globulaires, gélatineux, transparens et un peu brunâtres. J’en observai un plus particulièrement, et je vis d’abord une espèce de tube mince qui entrait dans la substance de ce globe, par un orifice qui se trouvait à sa surface : l’intérieur était rempli de quatre ou cinq sacs intestinaux oblongs, joints au tube dont on vient de parler. Le verre qui grossissait le plus montrait les mêmes choses, mais plus distinctement. Je voulais examiner un des animalcules dans l’eau, et ensuite le placer sous le microscope, mais je n’en pus prendre aucun en vie ; ils mouraient avant que je pusse les séparer du doigt auquel ils s’étaient attachés. Quand nous quittâmes le cap de Bonne-Espérance, le 22 novembre, la mer était encore lumineuse de la même manière, par un vent très-fort : nous découvrîmes alors une nouvelle cause de cette lumière phosphorique. Mais, avant de continuer nos remarques, qu’il nous soit permis de faire une réflexion que suggère ce phénomène. L’Océan, parsemé de myriades d’animalcules doués de la vie, du mouvement et de la faculté de briller dans les ténèbres, ou de reprendre leur opacité naturelle, pénètre l’esprit du spectateur d’étonnement et d’admiration, et il est impossible de décrire cette merveille comme elle le mériterait.

» La première espèce de lumière semble produite par une cause absolument différente de celle des autres ; et, s’il m’est permis de dire mon opinion sur ce sujet, je crois que cette lumière provient de l’électricité. On sait que le mouvement d’un vaisseau dans les flots, par un vent frais, est très-vif, et qu’il a beaucoup de frottement ; car la mer, qu’agite un coup de vent, est beaucoup plus chaude que l’air. Les substances bitumineuses qui couvrent les côtés du vaisseau, les clous attachés au fond, et l’eau qui sert de conducteur, expliquent d’ailleurs ces effets électriques.

» La seconde espèce paraît être une véritable lumière phosphorique : plusieurs corps animés se pourissent et se dissolvent dans l’Océan, et presque chaque partie des corps animés, la plupart des minéraux, et l’air lui-même, contiennent l’acide du phosphore comme partie intégrante : tous ceux qui ont vu du poisson salé sécher doivent savoir que ce poisson devient presque toujours phosphorique. C’est aussi un fait bien établi, que la mer elle-même, après un long calme, devient puante et très-putride ; ce qui, suivant toute apparence, est l’effet de la putréfaction d’un grand nombre de substances animales qui meurent dans l’Océan, qui y flottent, et qui, dans les jours chauds des calmes, s’y pourissent souvent tout à coup. Il est reconnu également que les poissons et les mollusques renferment des particules huileuses et inflammables ; l’acide du phosphore, dégagé par la putréfaction du mélange primitif qui le retient dans les corps animés, peut se combiner avec quelques-unes des matières inflammables dont on vient de parler, et produire ainsi un phosphore qui flotte au sommet de la mer, et qui opère cette lumière que nous admirons tant.

» Enfin la troisième espèce de lumière phosphorique est causée par des animaux vivans qui flottent dans la mer : cet effet est dû à leur structure particulière, ou plutôt à la nature de leurs parties intégrantes : il serait à propos d’en faire l’examen, en analysant par la chimie quelques-uns des mollusques qui sont lumineux.