Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXI/Quatrième partie/Livre IV/Chapitre VI

CHAPITRE VI.

Établissement au Groënland, depuis l’année 1733 jusqu’à l’an 1740.

Si l’avidité des hommes a pénétré dans les entrailles de la terre pour y chercher des trésors, il faut avouer qu’on doit en grande partie au zèle de la religion, sinon la connaissance, au moins la découverte de la surface du globe. Le prosélytisme s’est avancé dans les climats qui semblaient inaccessibles à l’avarice. L’or avait attiré les vaisseaux des rois et des marchands dans toutes les régions du Nouveau-Monde, où le soleil fait germer les métaux précieux et les diamans sous ses pas : le christianisme a conduit les Européens dans les forêts du Canada. Le commerce des Anglais s’est étendu le long des côtes de la mer qui baigne l’Amérique septentrionale ; mais ce sont des missionnaires catholiques qui ont parcouru les deux bords du fleuve Saint-Laurent, presque jusqu’à sa source, et visité les lacs et les pays, plutôt infestés qu’habités par des sauvages intraitables : ce sont des missionnaires jésuites qui ont découvert la Californie et défriché le Paraguay ; enfin des missionnaires luthériens ont fait retrouver les traces effacées du Groënland ; ils remplacent d’anciennes colonies perdues par de nouvelles qui seront plus utiles et plus durables. Ceux qu’on y voit établis aujourd’hui sont de cette institution singulière d’hommes de tous les états, la plupart laïques et gens sans lettres qui se réunirent en une espèce de congrégation religieuse sous la direction du comte de Zinzendorf. Ce seigneur allemand, à qui son enthousiasme fit une réputation fort étendue, mais équivoque, échauffé dans sa jeunesse par la lecture de la Bible, et surtout des prophètes, communiqua son esprit, eut des prosélytes, et leur bâtit en 1722 une maison à Berthelsdorff, dans la Haute-Lusace. Comme ce lieu s’appelait Herrnhut (la Garde du Seigneur), et que ceux qui s’y retirèrent les premiers venaient de la Moravie, on leur a donné le nom à d’herrnhuters, ou de frères moraves. Ces pieux ignorans ont toujours brûlé du zèle de la conversion des idolâtres ; se contentant, pour parler leur langage, de ne savoir et de n’enseigner que Jésus. Cette nouvelle société de Jésus, semblable à la première, envoie ses disciples dans les parties du monde les moins connues, jette sourdement ses racines dans les colonies, et cache ses fondemens sous des terres incultes.

Cette compagnie, se glorifiant d’ailleurs de l’ignorance et de la grossièreté des premiers apôtres du christianisme, suit, à bien des égards, les traces de l’institution des jésuites, débute comme eux par les missions et l’instruction des enfans ; mais au lieu d’éblouir, à leur exemple, par l’éclat des talens, elle étonne bien davantage par des succès aussi rapides, aussi grands, qu’elle ne doit, ce me semble, qu’à la petitesse même et à l’obscurité de ses moyens.

Cette société de Jésus consacra les premiers travaux de son apostolat aux nègres de Saint-Thomas, l’une des petites Antilles, qui sont dans la dépendance ou parmi les colonies du Danemarck. Un de ces nègres, baptisé sous le nom d’Antoine, s’étant lié avec les domestiques du comte de Zinzendorf, qui se trouvait à Copenhague, en 1731, au couronnement du roi Christian vi, suivit ce fondateur à Herrnhut, et fit entendre à sa congrégation que les nègres étaient trop surchargés d’occupations pour avoir le loisir d’assister à des instructions, et qu’un prédicateur ne pouvait espérer de les convertir, à moins qu’il ne fût esclave lui-même, et qu’en partageant leurs corvées, il ne profitât des heures du travail pour leur parler de religion. Peu de temps après, deux frères moraves écrivirent à la congrégation qu’ils se vendraient, s’il le fallait, et se feraient esclaves pour racheter les âmes des nègres. Mais les vœux d’une ferveur qui surpassait peut-être les forces humaines ne furent exaucés qu’après avoir été éprouvés par le temps.

Dans ces circonstances, on parlait beaucoup à Copenhague des mauvais succès du commerce des missions du Groënland. Le comte de Zinzendorf avait vu dans la capitale du Danemarck deux Groënlandais baptisés. Il venait d’envoyer, en 1732, de ses compagnons en Afrique ; il s’en offrit trois autres à lui pour aller au secours d’Égède, qui soutenait seul contre les obstacles réunis de la nature et de la fortune l’entreprise de la conversion du Groënland, qu’il avait seul formée et commencée.

La congrégation des herrnhuters était composée de pauvres réfugiés qui passaient de la Moravie en Lusace avec toute leur fortune sur le dos, c’est-à-dire leurs habits. Les trois missionnaires destinés au Groënland s’embarquèrent en cet équipage pour Copenhague au mois de janvier 1733. Là se multiplièrent devant eux toutes les difficultés qui devaient les empêcher d’aller plus loin ; car, s’étant adressés au premier gentilhomme de la chambre, Pless, qui avait engagé un négociant à équiper un vaisseau pour la baie de Disko, cet homme de cour reçut assez mal des gens qui, n’ayant ni le caractère ni la science propre à l’apostolat, voulaient s’ingérer dans une mission où les talens et les travaux de l’infatigable Égède avaient échoué jusqu’alors ; mais s’étant convaincu que la foi suffit pour coopérer efficacement aux progrès de la foi, Pless sollicita lui-même les bontés du roi pour qu’il fût permis à ces nouveaux missionnaires d’aller au Groënland. Le monarque écrivit de sa propre main à Égède de les bien accueillir, et de favoriser les efforts de leur zèle pour la conversion des infidèles.

Pless leur demanda cependant comment ils vivraient au Groënland. Du travail de nos mains, de la bénédiction du ciel, répondirent-ils ; nous cultiverons la terre et nous bâtirons une maison pour n’être à charge à personne. Mais il n’y a point de bois en ce pays-là, leur dit-on. Eh bien, nous y creuserons des fosses et nous y logerons. Non, répliqua le courtisan ; voilà cinquante écus d’Allemagne pour commencer à pouvoir vous pourvoir des matériaux et des outils nécessaires à la construction d’un logement. À l’exemple de ce seigneur, les grands de la cour voulurent contribuer à l’approvisionnement de ces missionnaires : ceux-ci eurent bientôt un petit fonds d’argent, avec lequel ils achetèrent dix douzaines de planches, des lattes et quarante-six solives, des semences et des racines de plantes, des filets et des instrumens pour la chasse et la pêche, enfin les provisions les plus pressantes pour le vêtement et la nourriture. Jamais des missionnaires ne furent plus dignes de la protection du gouvernement que ceux qui s’équipaient en colons et qui voulaient commencer leur mission par l’agriculture et le commerce, objet le plus naturel des transmigrations et des populations nouvelles. C’est peut-être encore un des avantages temporels que le clergé luthérien peut avoir sur celui de la religion catholique, d’inspirer à ses membres, en leur permettant le mariage, toutes les idées d’économie domestique relatives au bien-être des familles, et par conséquent à la police sociale.

Les trois frères moraves, partis de Copenhague le 10 avril 1733, arrivèrent au Groënland le 20 du mois suivant. Leur premier soin fut de chercher sur la côte un séjour habitable et commode pour y bâtir. Ils mirent aussitôt la main à l’œuvre, et, dressant pierre sur pierre avec de la mousse dans les intervalles, ils s’élevèrent à la hâte un asile contre la neige et la pluie, se procurant de la subsistance avec un vieux bateau, qu’ils avaient acheté du capitaine danois qui les avait amenés. Ils passèrent d’une tente où ils gelaient de froid dans cette hutte construite à la groënlandaise ; et dès le 15 juin ils commencèrent une maison danoise, où en cinq semaines ils eurent du logement.

Aussitôt qu’elle fut achevée, ils songèrent à faire leurs provisions de bouche pour l’hiver ; mais la chasse et la pêche leur réussirent d’abord assez mal, parce qu’ils n’y étaient guère exercés, et qu’ils avaient surtout peu d’adresse à mener un kaiak. Quand ils allaient chercher du bois flottant entre les îles, s’ils étaient surpris par le mauvais temps, après avoir gagné la terre avec beaucoup de peine, le vent de la nuit éparpillait leur bois, et la tempête emportait leur bateau, que les Groënlandais venaient leur rendre tout fracassé, quelques jours après. Mais, quand tout leur manquait, ils s’abandonnaient à la Providence ; et s’ils n’avaient pas d’autre chose à faire, ils se mettaient à filer pour gagner leur vie, à l’exemple de leurs frères de Moravie et de Lusace.

Ces difficultés n’étaient pourtant rien au prix de celles qu’ils avaient à surmonter pour remplir l’objet de leur mission ; car ils ignoraient même la langue danoise, dont ils avaient besoin pour apprendre celle du Groënland, et il n’y avait que les Danois qui pussent les initier dans les élémens de celle-ci. Pour surcroît d’embarras, on leur volait tous leurs livres et leurs papiers, à mesure qu’ils écrivaient leurs leçons ; comme si le démon, disent ces bons frères, avait voulu leur ôter tous les moyens de diminuer le nombre de ses vassaux. Mais la nature faisait tout pour les lui conserver. Les Groënlandais, trop occupés de leur subsistance, n’avaient pas le loisir d’assister à des catéchismes de religion. Ce n’est pas qu’il n’y eût autour de Bals-Fiord environ deux cents familles qui formaient près de deux mille âmes ; mais la plupart de ces habitans étaient dispersés dans les îles et les montagnes à la pêche des phoques, à la chasse des rennes ; et quand l’hiver approchait, ils allaient faire des voyages de deux cents lieues, tantôt au nord et tantôt au sud. Il n’y avait pas moyen de les joindre pour les instruire ; et les prédicateurs, ne pouvant suivre leur auditoire à la course, se contentaient de semer de temps en temps quelques germes de la parole divine lorsque la curiosité leur amenait par hasard des Groënlandais qui venaient voir leur maison ou leur demander des clous, des hameçons, des couteaux, qu’ils savaient bien voler au cas de refus. C’était peine perdue que d’aller d’une île à l’autre chercher des auditeurs, qu’on ne pouvait avoir même en les payant ; car, dès qu’on leur parlait de religion, ils disaient aux missionnaires : Ne voulez-vous pas retourner chez vous ?

Mais ce qui sembla devoir renverser toutes leurs espérances, ce fut une mortalité qui menaça de ruiner à jamais la population du Groënland. De six Groënlandais qu’on avait amenés en Danemarck deux ans auparavant, il ne restait qu’un garçon et une fille. Comme le climat étranger leur était contraire, on voulut les renvoyer dans leur pays. La fille mourut dans la traversée, et le garçon arriva sain et sauf, du moins en apparence ; mais il apportait de l’Europe un venin caché dans ses veines, et qui ne tarda pas à se manifester par une éruption cutanée, où l’on n’aperçut d’abord aucun danger. Il continua de courir et de jouer avec ses camarades qu’il infestait cependant de la contagion. Lui-même en mourut le premier au mois de septembre ; c’était l’année 1733. Celui qui le suivit de plus près au tombeau fut le jeune Frédéric Christian, dont Égède avait fait un excellent catéchiste, et qu’il regretta comme un sujet très-utile à la mission. Enfin on découvrit, par un malade de la colonie, que cette peste était la petite vérole. Aussitôt Égède dépêcha un exprès dans tous les pays pour avertir les Groënlandais de ne pas sortir de leurs habitations, s’ils ne voulaient pas gagner et répandre la peste européenne ; et de n’y laisser entrer aucun vagabond du voisinage, qui ne manquerait pas de la leur apporter. Mais ces avis furent inutiles dans un pays ouvert et libre, où l’on ne peut empêcher personne d’aller et de venir à son gré.

La contagion fit les progrès les plus rapides, et d’autant plus violens, que le froid du climat et le peu de précaution des habitans rendaient l’éruption du venin plus difficile. Les malades souffraient des tourmens incroyables, et la chaleur de leur température, jointe à une soif brûlante qu’ils ne savaient apaiser qu’avec de l’eau à la glace, les emportait en trois jours. Dans l’excès de leurs souffrances, quelques-uns se poignardaient eux-mêmes, ou s’allaient jeter dans la mer pour mettre fin à leurs maux. Un homme, dont le fils était mort de cette funeste épidémie, massacra sa belle-sœur, dans la persuasion qu’elle avait ensorcelé ce malheureux enfant. Les Danois craignaient avec raison un soulèvement de tout le pays contre eux, par le bruit qui s’était répandu qu’ils y avaient apporté cette peste. La frayeur même étendit la rage et l’influence de la contagion. Loin d’y apporter du remède, il semblait qu’on allât au-devant de ce fléau. Les malades restaient sans secours, et les morts sans sépulture. Quelques-uns invoquaient d’abord le Dieu dont les Européens leur avaient appris à bénir le nom ; mais quand ils ne se sentaient point soulagés dans leurs prières, ils le blasphémaient avec des imprécations horribles, ne voulant point croire à l’existence d’une divinité qui leur semblait un être impuissant ou méchant.

Égède était dans la plus cruelle affliction ; il allait de maison en maison, tantôt avec son fils, tantôt avec les frères moraves, consoler les malades ou les préparer à la mort. Partout il ne trouvait que l’image de la désolation : des cabanes désertes ou pleines de deuil et de cris de douleur, des cadavres étendus sur le seuil des portes, ou qui n’étaient enterrés qu’à moitié sous un tas de neige et de pierres. Dans une île entière ils ne virent qu’une pauvre fille, toute couverte des pustules de la petite vérole, avec trois de ses petits frères. Leur père, après avoir enseveli tous les habitans, s’était mis lui-même dans un tombeau avec le plus jeune de ses enfans attaqué de l’épidémie, laissant l’ordre à sa fille de couvrir sa tombe de pierres et de peaux pour mettre son corps à l’abri des renards et des corbeaux. Le reste de cette malheureuse famille vivait de quelque provision de harengs secs et de phoque, jusqu’à ce que le mal ou la famine eût épuisé de tristes jours plus douloureux à conserver qu’à finir. Égède, parmi les progrès d’une calamité qui dévorait les habitans, recevait les uns, allait chercher les autres, et les secourait de tous ses soins, de ses provisions, ou par des instructions consolantes. Ses œuvres de charité chrétienne et d’humanité firent plus d’impression sur les âmes pour les disposer à la religion que n’en avaient pu faire ses discours depuis dix ans : tant les hommes ont de penchant à croire une divinité bienfaisante, que ses apôtres sauront toujours faire aimer en donner l’exemple des vertus qu’ils prêchent ! L’épidémie continua ses ravages durant près d’un an, et s’étendit l’espace de quarante lieues nord, et pour le moins autant vers le midi. Quand les facteurs danois abordèrent sur ces côtes, ils trouvèrent les maisons entièrement désertes le long de plus de trente lieues. Aux environs de la colonie, il périt en trois mois jusqu’à cinq cents personnes dans l’espace de huit lieues. On peut juger par-là du nombre des habitans qui furent moissonnés par la petite vérole. Égède le fait monter à trois mille âmes, car il en réchappa très-peu, et l’on n’en sauva que huit ou neuf dans le seul canton de Bals-Fiord, qui était le plus peuplé.

Les Européens eux-mêmes se ressentirent, sinon des atteintes, du moins des suites de ce fléau, soit par les peines qu’ils avaient prises autour des malades, soit par la malignité que l’air avait contractée de l’infection des cadavres, soit enfin par le genre de vie qu’ils étaient obligés de mener, passant continuellement d’une étuve chaude à l’air excessivement froid. De quelque part que vînt le mal, Égède en perdit sa femme, qui mourut après avoir contribué de toutes ses ressources au soulagement des malades, ne manquant jamais de leur envoyer les cordiaux et les remèdes qu’elle avait chez elle. Les missionnaires furent attaqués à leur tour du scorbut, maladie du pays, occasionée, à ce qu’on croit, par les brusques vicissitudes du froid et du chaud, et par le changement trop subit d’une vie oisive et sédentaire en une suite de courses et de travaux pénibles et forcés.

Cependant ils se rétablirent avec le cochléaria du printemps, et recommencèrent leurs visites dans les habitations que les ravages de la petite vérole avaient changées en tombeaux. Ils avaient la consolation de soulager les malades, mais sans espérance de convertir les âmes. Christian David, cet homme, qui de charpentier était devenu l’une des premières colonnes du herrnhutisme, qui, dès la naissance de cette société, comme par un esprit de prédiction, lui avait tracé en 1722 le plan d’une cité, où dix ans après on compta six cents habitans ; cet homme singulier avait été envoyé par le comte de Zinzendorf au Groënland, pour servir de guide aux autres frères moraves, que son âge et son expérience le mettaient en état de diriger. Il trouva les Groënlandais tels qu’Égède les dépeint, et il en parle avec une franchise qui rend ses récits d’autant moins suspects, qu’ils ne sont pas toujours édifians. La vie que mène ce peuple, dit-il, est angélique en comparaison de celle de nos chrétiens d’Europe. Cependant les Groënlandais vivent sans connaître la Divinité, car ils tournent en dérision tout ce qu’on leur en dit. Qu’on leur en parle ou non, peu leur importe ; ils écoutent un hymne comme une chanson ; ils sont trop peu capables de réflexions pour avoir aucune idée de religion : on dirait même qu’ils n’ont pas de passions, tant ils paraissent insensibles. Ils ne pensent qu’à manger ; du reste, aussi stupides que les animaux dont ils se nourrissent. Mais, comme les bêtes, ils aiment beaucoup leur progéniture, sans s’occuper d’ailleurs de l’éducation de leurs enfans. Quant à la foi, Dieu seul voit et sait s’ils en sont capables.

Ainsi ce n’est jamais que l’intérêt qui les apprivoise avec les missionnaires qu’ils abordent ou qu’ils écoutent quand ils en espèrent quelque chose. Un jeune homme, par exemple, leur demanda de lui prêter main-forte pour ravoir sa femme ; et voici comment on la lui avait enlevée. Un père de famille, ayant épousé une veuve, avait donné au fils de cette femme sa fille en mariage, après l’avoir déjà fait épouser à un autre homme. Au bout de six mois, celui-ci rattrapa sa femme par ruse et par force, et le second mari vint réclamer le secours des Européens pour l’enlever encore au premier. Ce sont là les mœurs de ce peuple sans police et sans lois. Du reste, ils ne manquent pas d’un certain artifice ni de caresses engageantes pour exciter les Européens à la libéralité ; car ils auraient honte d’en obtenir rien par des prières. Mais dès qu’on leur parle de conversion, ils s’endorment, ou s’en vont avec un ris moqueur. Un missionnaire danois leur racontait un jour l’histoire de la création jusqu’au temps d’Abraham : ils dirent qu’ils croyaient tout cela : puis se mettant à débiter à leur tour les fables et les visions de leurs angekoks, ils demandèrent au missionnaire s’il ne les croyait pas aussi-bien qu’eux. Le Danois leur ayant répondu que non : Si tu ne nous en crois pas sur notre parole, lui dirent-ils, pourquoi veux-tu que sur ton simple témoignage nous croyions ce que nous ne pouvons comprendre ?

Malgré le peu de fruit et d’occupation que donnait aux nouveaux missionnaires l’entreprise de la conversion des Groënlandais, ils reçurent encore du Danemarck deux de leurs frères pour coopérateurs. Mais comme ce n’était pas de ces prédicateurs oiseux qui n’ont que le talent ou la manie de la parole, ils ne pouvaient arriver en trop grand nombre dans une terre qui ne demandait pas moins de cultivateurs que d’ouvriers évangéliques. Le Danemarck envoya donc trois vaisseaux, dont un attérit à Godhaab, et les deux autres abordèrent à l’île de Disko, avec des matériaux et des provisions pour y fonder une colonie. Christian David s’embarqua sur le premier de ces trois navires, qui le transporta de Godhaab à Disko, pour travailler au nouvel établissement en qualité de charpentier. C’était un homme excellent pour le bras et le conseil ; et comme il était trop âgé pour apprendre la langue du Groënland, il se chargeait plus volontiers des affaires temporelles de la mission que de la conversion des âmes.

L’année 1735 fut presque toute employée à des préparatifs pour le grand ouvrage du salut des Groënlandais. Il fallait d’ailleurs laisser repeupler leurs familles moissonnées par le fléau de la petite vérole. Les missionnaires consacrèrent donc leur temps à l’étude de la langue et à de petits voyages pour s’initier de plus en plus dans la connaissance du pays et des mœurs de ses habitans ; mais, au moment qu’ils allaient commencer leurs courses apostoliques, leur grand bateau de voyage fut enlevé de terre par un ouragan qui, après l’avoir fait pirouetter dans les airs à quelques centaines de pas, le brisa contre un rocher. Égède eut la bonté de leur fournir un vieux bateau d’Europe et des matériaux pour le radouber.

Deux des missionnaires, Matthieu Stach et Christian Stach, frères à double titre par les nœuds de la nature et de la religion, allèrent voyager, le premier au sud, le second au nord, tous deux en compagnie de marchands, auxquels ils ne furent point inutiles dans les dangers et le mauvais temps qu’ils eurent tous à souffrir. On ne trouva de part et d’autre que des maisons vides dont les habitans étaient morts, et quelques chiens qui depuis deux ans avaient vécu malgré les plus grands froids, soit de coquillages, soit de vieilles peaux qui couvraient les tentes. Les Groënlandais ne faisaient pas d’abord grand cas des frères moraves, parce que, leur voyant mettre la main à l’œuvre dans toutes les occasions, ils les prenaient pour les domestiques des facteurs. Ce n’est pas qu’ils méprisent chez eux les gens qu’ils appellent serviteurs, car tout le monde l’est, excepté le père ou le chef de famille ; mais parmi les étrangers ils apercevaient des distinctions si marquées entre les hommes, qu’ils s’informaient uniquement quel était le maître, et ne s’adressaient qu’à lui, jetant à peine un coup d’œil sur les autres : aussi les herrnhuters, qui craignaient de voir rejaillir sur leur ministère le mépris qu’on aurait pour leur personne, répondaient aux Groënlandais qui leur demandaient où était le maître : il n’y a point entre nous de maître ni de serviteur, et nous sommes tous frères. On les distinguait en effet des autres Européens par cet esprit d’égalité, d’union et de douceur qui caractérisa les premiers chrétiens et les nouvelles institutions religieuses.

Cette conduite leur attira par degrés la considération et la confiance des Groënlandais, qui se familiarisèrent avec ces étrangers au point d’aller sans cérémonie passer la nuit chez eux, quand elle les surprenait en chemin, ou qu’ils étaient accueillis de la tempête. Ils étaient même si fort accoutumés à prendre l’hospitalité chez les frères, ou à en recevoir des présens ou des vivres, qu’ils leur disaient franchement : « Nous ne viendrons pas vous écouter, si vous ne nous donnez rien » ; tant ils s’imaginaient qu’un prédicateur devait payer ses auditeurs.

En effet, les bons frères moraves ne pouvaient guère renvoyer ces pauvres sauvages, presque toujours attirés par la faim à l’instruction, sans leur donner à manger, surtout en hiver, où le froid excessif ne leur laissait aucune ressource pour vivre. Mais quand l’été ramenait les provisions en abondance, ce n’étaient plus les mêmes importunités, et les Groënlandais ne venaient guère à la mission que lorsqu’ils avaient passé toute la nuit à danser, comme si l’heure de l’instruction leur eût paru la plus propre au sommeil. À cela près qu’ils s’endormaient à la prière du matin, ils l’écoutaient avec assez de gravité, quoiqu’on la fît en allemand, qu’ils n’entendaient pas. Mais il y avait des textes de la Bible dont le sens faisait sur eux la plus grande impression quand on le leur expliquait. Ils furent frappés en particulier de ce passage d’Ézéchiel où le prophète disait au peuple hébreu : « Les infidèles qui sont autour de vous apprendront que je suis le Seigneur, moi qui rebâtis les maisons ruinées, et replante les terres désolées : je l’ai promis, et je le ferai. » Ce texte fit espérer aux Groënlandais que le Dieu des étrangers réparerait les ravages du fléau qui avait dévasté leurs cabanes. C’est ainsi que la religion se fraie des voies dans les âmes les moins disposées à la recevoir.

Mais rien ne la fait mieux triompher des esprits rebelles que les obstacles dont le zèle de ses apôtres est constamment traversé. Les frères moraves, qui jusqu’alors s’étaient soutenus dans un pays inhabitable par les bienfaits de leur patrie ou de la cour de Danemarck, se virent tout à coup oubliés et frustrés des secours qu’ils en attendaient. Ce délaissement les jeta dans la plus profonde détresse. Leurs provisions se réduisaient, pour toute l’année, à un baril et demi de gruau d’avoine dont ils avaient échangé une partie pour de la bière. Ajoutez à ce peu de ressources un demi-baril de pois, et du biscuit de bord en petite quantité ; encore fallait-il céder une portion de ces vivres à Christian David, qui repassait à Copenhague pour les affaires de la mission, le capitaine qui devait le prendre sur son bord ne voulant lui donner passage qu’à cette condition. La chasse et la pêche, dont l’art ne leur était pas encore familier, avaient moins rendu que jamais par la disette et la rareté du poisson et du gibier. Ils n’avaient donc d’autre ressource que celle d’acheter du phoque des Groënlandais ; mais les missionnaires se plaignent d’avoir éprouvé l’ingratitude et la dureté de ces sauvages au point que ceux qui leur avaient le plus d’obligation ne voulurent leur rien vendre, à quelque prix que ce fût.

Il fallait employer les instances et les prières pour obtenir de temps en temps quelque quartier de phoque, qu’ils achetaient encore fort chèrement ; et quand cette provision était consommée, ils étaient réduits à vivre de coquillages ou d’algue marine, qu’ils aimaient mieux manger crue que bouillie. Enfin, disent-ils, Dieu, qui envoya un corbeau porter la nourriture au prophète Élie, suscita un Groënlandais, nommé Ypegau, qui vint de quarante lieues au sud offrir aux missionnaires de leur vendre tout ce qu’il pourrait épargner de ses provisions. Cet homme s’était pris d’affection pour eux dans une occasion où, égarés de leur chemin, le hasard les avait amenés chez lui. Il y avait près d’un an qu’ils l’avaient oublié, quand il se présenta devant eux au moment de leur plus forte disette : il eut pitié de leur situation, et se chargea de pourvoir à leur subsistance durant ce temps critique. Ils s’accoutumèrent donc à manger le poisson et le gruau d’avoine, à l’huile de phoque, ragoût détestable sans doute, mais délicieux au prix des vieilles chandelles de suif dont ils avaient souvent été forcés d’assaisonner leurs mets.

La disette leur fut encore plus sensible par les périls qu’elle les obligea de courir ; car, pour aller chercher des vivres, ils s’exposèrent souvent sur un misérable esquif à la merci des courans et des orages. Une fois ils furent emportés loin de la côte et ballottés par les brisans, qui les jetèrent ensuite dans une île où ils passèrent trois ou quatre jours en plein air, et par le temps le plus froid, avec leurs habits mouillés. Une autre fois, après s’être épuisés à ramer toute la journée, ils s’arrêtèrent la nuit dans un endroit désert, où, faute de tente, ils furent réduits à se creuser un asile dans la neige, jusqu’à ce que, pour éviter de mourir de froid, et d’être ensevelis sous de nouveaux flocons qui s’entassaient sur leur tête, ils sortirent de ce mauvais abri, et se réchauffèrent à force de courir. C’est dans ces tribulations de toutes espèces qu’ils passèrent la troisième année de leur mission.

L’année suivante, mêmes travaux avec aussi peu de fruit. Une disette presque continuelle : on y remédia pourtant. Les bateliers, à la sollicitation d’Égède, retranchèrent de leurs provisions de la semaine pour en vendre une légère portion aux frères. Les missionnaires danois leur firent gagner aussi quelques vivres à écrire ou copier pour eux ; mais, se trouvant eux-mêmes bientôt à l’étroit, ils furent obligés d’envoyer à la baie de Disko, dès le mois de mai, pour renouveler leurs provisions. Ypegau, le bon ami des frères, se trouvait souvent dépourvu ; les autres Groënlandais gardaient tout ce qu’ils avaient pour leurs festins d’assemblée, et dans un seul repas, qui dura toute la nuit, les herrnhuters eurent la douleur de leur voir dévorer onze phoques, sans en vouloir céder la moindre partie pour de l’argent.

Cependant ces étrangers se soutinrent en assez bonne santé durant l’hiver : mais au printemps, réduits à l’algue marine, leurs forces diminuèrent au point que, n’étant plus en état de conduire leur bateau, ils devenaient le jouet des vents et des vagues. L’un d’entre eux se serait infailliblement noyé, si deux Groënlandais, qui se trouvaient à sa portée, ne l’eussent sauvé et conduit à terre en remorquant son bateau entre leurs kaiaks. Ces accidens étaient heureusement entremêlés de quelque faveur de la Providence. Une fois on trouva une baleine morte, dont on leur donna de quoi faire deux repas. Une autre fois qu’ils avaient passé cinq jours à ne manger que des coquillages, un Groënlandais leur apporta un marsouin tiré du ventre de la mère, mais qui ne put leur suffire que pour un repas. Dans une autre occasion, forcés par le vent contraire à relâcher dans une île déserte, en revenant de la pêche sans avoir rien pris, ils virent un aigle sur son nid, et le tuèrent d’un coup de fusil. Après avoir grimpé, non sans beaucoup de peine, à la hauteur du nid, ils y trouvèrent deux gros œufs, et l’oiseau mort qui pesait douze livres, et dont les ailes leur fournirent quatre-vingt-huit plumes à écrire ; ce qui fut pour eux une espèce de fortune.

Enfin un Groënlandais vint annoncer à la colonie qu’il était arrivé à trente lieues au sud un vaisseau allemand dont le capitaine avait des lettres pour les Européens. En effets bientôt après on vit une chaloupe qui apportait un tonneau de provisions avec une lettre d’Amsterdam. C’était un des frères moraves établis en Hollande qui faisait cet envoi, pour essai, à ceux du Groënland, les priant de lui donner des nouvelles de leur mission, et de marquer s’ils avaient reçu ce tonneau, et si la voie qu’on avait prise pour l’envoyer était propre à former une correspondance. Ils répondirent par le capitaine, qu’ils allèrent joindre avec leur bateau, que l’envoi était venu à bon port, qu’ils recevraient avec reconnaissance, par les vaisseaux allemands, tous les vivres qu’on voudrait leur faire passer, et qu’au défaut de provisions, ils priaient qu’on leur envoyât un bon canot pour s’en procurer eux-mêmes par leur industrie.

D’un autre côté, ces enfans de la Providence, qui se plaisait à les surprendre, ne reçurent pas, à beaucoup près, tous les secours qu’ils attendaient par les vaisseaux du Danemarck. Leur espérance à cet égard fut d’autant plus trompée, qu’on leur envoyait quatre personnes de plus avec moitié moins de vivres. Ce surcroît de famille était la mère de Matthieu Stach, âgée de quarante-cinq ans, avec ses deux filles, dont l’aînée avait vingt-deux ans, et la seconde douze. Elles étaient venues sous la garde de George Wiesner, qui, ayant le choix de rester au Groënland ou de s’en retourner, prit ce dernier parti l’année suivante.

Cette famille était venue au secours des frères pour les aider également dans les fonctions, soit spirituelles, soit temporelles de la mission ; mais ce soulagement fut contre-balancé par une perte considérable. Le même vaisseau qui avait débarqué ces trois femmes ramena Égède en Danemarck. Cet homme, vénérable par son zèle, son courage, ses travaux et ses peines, abandonné presque seul dans le Groënland aux traverses et aux disgrâces de la nature, avait eu la douleur de voir moissonner tous les fruits de son apostolat par l’épidémie de 1733, qui fit périr les enfans qu’il avait baptisés : il avait perdu sa femme, qui faisait sa consolation et son soutien dans les amertumes d’une mission ingrate et stérile. Ses enfans croissaient sans qu’il pût leur donner au Groënland l’éducation pour laquelle ils étaient nés. Tout dépérissait sous ses yeux : il était lui-même extrêmement affaibli de corps et d’esprit par les fatigues et les chagrins qu’il avait essuyés. Enfin il tomba malade du scorbut. Un an après avoir sollicité son retour en Danemarck, il obtint la permission qu’il demandait, et partit, le 9 août 1736, avec son plus jeune fils, ses deux filles et le corps de sa femme qu’il devait faire enterrer à Copenhague, où il arriva le 24 du mois suivant. Le premier objet de son empressement fut d’exposer au roi, dont il eut une audience, l’état où il avait laissé la mission du Groënland, les moyens de la ranimer et de la faire fleurir. On le nomma directeur de ce pieux établissement avec une pension annuelle de huit cents écus. En même temps il fut chargé d’ériger un séminaire de jeunes orphelins qu’on élèverait dans la langue du Groënland, et dans les études propres à en faire des missionnaires et des catéchistes pour ce pays aussi dépourvu des idées de religion que dénué de tous les biens de la terre. Il régit long-temps les affaires de cette mission ; et vers la fin de sa vie il se retira avec une de ses filles à l’île de Falster, où il mourut le 5 novembre 1758, âgé de soixante-treize ans.

Les frères moraves, qui restaient seuls chargés du fardeau de la conversion des Groënlandais, travaillèrent à défricher ce champ inculte et abandonné. Ils étaient au nombre de sept personnes, qui ne composaient qu’une famille, ou du moins qu’un ménage. Les femmes prirent soin du détail économique de la maison, sans renoncer pourtant aux fonctions spirituelles ; et les deux sœurs de Matthieu Stach apprirent la langue du pays pour catéchiser leur sexe ; mais les habitans n’avaient ni le loisir, ni l’envie d’écouter les instructions ; et quand on ne leur enseignait rien de nouveau, ils faisaient comprendre qu’ils avaient assez entendu parler de merveilles à des gens qui en savaient plus que les bons frères, et qu’ils étaient las d’apprendre et de croire de ces sortes de choses. Loin de se laisser convertir dans les assemblées de plaisir où l’on venait leur prêcher l’Évangile, ils tâchaient d’engager les prédicateurs à s’y divertir comme eux ; et lorsque ceux-ci voulaient conserver la décence et la gravité de leur ministère, on contrefaisait leur chant, leurs lectures et leurs prédications ; on ridiculisait surtout leur pauvreté. Si les missionnaires disaient qu’ils n’étaient pas venus au Groënland pour la bonne chère, mais pour le salut des âmes, on leur répondait : « Voilà de beaux prêcheurs ! Ne savons-nous pas que vous êtes des ignorans, qui feriez mieux d’étudier que d’enseigner ? » Comme ils souffraient tous ces sarcasmes sans altération, les sauvages abusaient de leur patience, et poussaient l’insulte et la dérision jusqu’à les poursuivre à coups de pierres, à leur sauter sur les épaules, à piller leur canot, ou le lancer à l’eau. Une nuit les frères, entendant du bruit autour de leur tente, sortirent et trouvèrent des gens le couteau à la main qui avaient déjà entamé les pelleteries dont leur logement était revêtu, pour les emporter ; ces voleurs ne voulurent même se retirer qu’après que les bons frères les eurent menacés de leurs fusils.

Jusqu’ici l’histoire de ces missionnaires du Groënland n’est que celle de leur misère. L’année 1737 fut pourtant un peu moins disetteuse que les précédentes. Quoique les frères eussent plus de personnes à nourrir, et que le bateau ne pût aller en mer, le jour de Pâques ils mangèrent encore du pain, avec une perdrix chacun. Ils échangeaient de la bière pour des pois, et buvaient de l’eau. Quelquefois un Groënlandais venait leur vendre du pain qu’on lui avait donné à la colonie ; d’autres fois on leur apportait des œufs. Un jour qu’ils trouvèrent un phoque mort avec le harpon dans le flanc, le pêcheur qui avait tué le monstre leur en offrit un autre pour ravoir son harpon. Ces soins de la Providence étaient mérités et secondés par leur industrie. Ils avaient été obligés de faire fondre la neige et la glace dans leur chambre pour boire durant tout l’hiver ; ils essayèrent de creuser un puits, et trouvèrent une source abondante qui ne les laissa plus manquer d’eau.

Christian Stach vint les rejoindre. Il était parti l’année précédente avec Égède, et ces deux missionnaires avaient essuyé de rudes tempêtes pendant leur retour en Danemarck ; une entre autres qui les accueillit sur la côte de la Norwége au milieu d’un brouillard épais, et qui, pour peu qu’elle eût duré, les aurait submergés sans ressource. Il revint au Groënland avec deux autres membres de sa congrégation. Ces frères, qui s’étaient embarqués à Copenhague le 11 mai, n’abordèrent que le 5 juillet dans un port du Groënland, à quatre lieues de la colonie ; ce qui prouve, en passant, que la traversée est souvent orageuse. Ils apportèrent à leurs confrères des nouvelles de la Hollande, d’où ils s’étaient rendus en Danemarck. Les frères d’Amsterdam devaient envoyer incessamment à ceux du Groënland un bateau neuf par les vaisseaux destinés à la pêche de la baleine. Les missionnaires allèrent donc à deux reprises voir s’il n’en arrivait aucun, et ce n’était pas sans besoin : ils avaient si souvent radoubé leur vieux bateau, qu’ils ne pouvaient plus s’en servir ; mais ne voyant point le vaisseau, qu’ils attendaient, ils le crurent perdu. Leur crainte était d’autant plus fondée, que la saison avait été des plus fâcheuses, car, même au mois de mai, les boissons s’étaient glacées dans les chambres à poêle, et l’on y avait eu le visage gelé. Les tempêtes avaient été si fréquentes, que le capitaine qui avait apporté aux missionnaires le premier envoi de Hollande avait perdu son vaisseau dans un port situé à cent vingt lieues au sud de la colonie. Heureusement l’équipage se sauva dans deux canots avec quelques provisions, mais il fut obligé d’aller à deux cents lieues au nord chercher un navire allemand.

Le mauvais temps avait commencé dès l’entrée de l’hiver qui précéda ce printemps, et les bateliers de la colonie en avaient souffert plus d’une fois. Mais surtout au mois de décembre qu’ils retournaient de leur trafic, un ouragan qui les saisit à quatre lieues de chez eux les emporta tout à coup au milieu des glaces où ils furent ballottés par les vagues durant quatre jours ; à la fin ils regagnèrent la terre, mais ce fut à vingt-huit lieues de leur port ; encore à peine furent-ils descendus, que le vent mit leurs bateaux en pièces et les fit dériver en haute mer. Par bonheur un Groënlandais recueillit les gens chez lui pendant quelques jours, et les mena sur son bateau jusqu’à moitié chemin pour regagner la colonie. Ils firent le reste de la route à pied, par un froid très-vif, dans un pays montagneux et sauvage, où ils se seraient perdus, s’ils n’avaient rencontré des guides qui achevèrent de les conduire à leur gîte.

Rien de plus rebutant sans doute que l’histoire uniforme d’un pays sans production, et presque sans habitans ; de voyages sans fruit ; de colonies sans progrès, et de travaux sans succès. Mais il n’est pas indifférent à la curiosité de l’esprit humain de voir, peut-être pour la première fois, l’exposition sincère et naïve des obstacles qu’une religion nouvelle trouve dans des âmes qui sortent des mains de la nature sans préjugés et sans science ; et tel est le tableau que nous présente Crantz dans la mission des frères moraves.

Il y avait cinq ans que ces apôtres luthériens étaient allés porter l’évangile aux Groënlandais. Mais que peuvent, disait-on à Copenhague, des ignorans sur l’esprit des sauvages ? Aussi ne voulait-on plus leur envoyer ni vivres ni secours. On se moquait de ces gens grossiers, qui ne devaient être comptés que pour le nombre et pour la dépense, et ne laissaient rien espérer de leur piété sans lumières. Mais le comte de Zinzendorf, d’ailleurs humilié des reproches qu’on faisait à ses disciples, ne se lassait point d’attendre de leur persévérance ce qu’on ne pouvait se promettre de leurs talens. Les Groënlandais, de leur côté, ne cessaient de repousser leurs instructions. Ce n’est pas qu’ils n’écoutassent avec quelque plaisir les prodiges de l’histoire des Juifs et les miracles des apôtres ; mais si les missionnaires leur parlaient de l’essence et des attributs de Dieu, de la chute de l’homme, de l’expiation du péché et de la grâce, et de la sanctification des âmes, ils s’endormaient, répondaient toujours oui, pour ne pas entrer en dispute, et s’esquivaient dans l’instant. Encore étaient-ce les plus patiens et les plus complaisans : car il y en avait qui, témoignant ouvertement leur désapprobation, réfutaient la doctrine des prédicateurs et disaient : « Montrez-nous le Dieu que vous prêchez, et nous y croirons. Vous le représentez comme un être trop sublime : comment se peut-il que nous allions à lui, ou qu’il descende jusqu’à nous ? Il n’en prend aucun souci ; nous l’avons invoqué quand nous n’avions rien à manger, ou que nous étions malades ; mais c’est comme s’il ne nous avait pas entendus. Nous croyons que ce que vous dites de lui n’est pas vrai ; si vous le connaissez mieux que nous, obtenez de lui, par vos prières, qu’il nous donne de quoi vivre, un corps sain, un temps serein, et tout ce qui nous manque. Notre âme n’est point malade. Vous êtes bien autrement insensés et corrompus que nous ; dans votre pays, il peut y avoir des âmes gâtées, et nous le voyons assez par les Européens qui viennent parmi nous ; sans doute ils ont besoin d’un sauveur et d’un médecin pour l’âme. Votre paradis et vos joies célestes ne nous touchent point, et n’ont rien que d’ennuyeux à notre gré. Il ne nous faut que du poisson et des oiseaux ; sans ce soutien, notre âme ne saurait pas plus subsister que nos corps. Il n’y a point de phoques dans votre paradis ; ainsi si nous vous l’abandonnons à vous et à tout ce qu’il y a de pis parmi les Groënlandais ; » mais pour nous qui devons aller dans le palais de Torngarsuk, nous y trouverons en abondance et sans peine tout ce qui manque à nos besoins. »

« C’est ainsi, dit Crantz, qu’ils écartaient toutes les idées spirituelles qui pouvaient intéresser le salut de leurs âmes. Je n’oserais rapporter, poursuit-il les railleries-indécentes qu’ils faisaient au seul nom du mystère de la Sainte-Trinité et de l’Eucharistie. Lorsqu’ils étaient en humeur et qu’on ne pouvait leur imposer silence, il n’y avait point de saintes vérités dont ils ne fissent un jeu d’esprit, et un sujet de plaisanterie, car les plus stupides Groënlandais peuvent abuser de leur raison. »

Ce récit est conforme au témoignage de tous les missionnaires du Groënland ; et Matthieu Stach, en particulier, entre dans des détails qui servent à confirmer jusqu’à quel point les Groënlandais sont obstinés dans leur incrédulité. « Un jour, dit-il, qu’il pleuvait très-fortement, ils me pressèrent de prier le fils de Dieu de leur donner du beau temps, afin que la pluie ne pénétrât pas dans leur maison par le toit. Je leur répondis qu’avec de bonnes peaux pour couvrir leurs tentes, ils n’avaient pas besoin de demander à Dieu de faire cesser la pluie, mais qu’il fallait le prier pour le salut de leurs âmes. Ils se moquèrent de moi, disant qu’ils ne comprenaient rien à ce langage……. J’étais indigné quelquefois de les entendre blasphémer le Dieu que je leur prêchais. Les enfans ne laissaient pas de m’écouter de temps en temps, attirés par mes caresses : mais pour peu qu’ils vissent ou qu’ils entendissent quelque chose de plus amusant, ils allaient bien vite oublier tous mes discours. Je voulus parler un jour des choses célestes, de la vie éternelle, du jugement dernier, des récompenses du paradis et des peines de l’enfer. « Si votre fils de Dieu est si terrible, me dit un Groënlandais, je ne veux point aller au ciel avec lui. Voulez-vous donc aller en enfer ? lui répliquai-je. Ni l’un ni l’autre, répondit-il, mais rester sur la terre. » Quand je lui dis qu’il fallait mourir, et après la mort aller dans un séjour de bonheur ou de malheur, il hésita un instant, puis me répondit qu’il n’entendait rien à cela, ni ne se souciait d’en savoir davantage. Un moment après il ajouta qu’il devait aller à la pêche, que sa femme manquait de vivres, et qu’il n’avait point d’oreilles pour écouter des choses incompréhensibles. »

Le frères moraves n’éprouvèrent donc que les peines et les dégoûts du ministère apostolique jusqu’à l’année 1738. Enfin, après six ans d’un travail infructueux, leur constance fut récompensée de quelque succès. Un jeune Groënlandais, nommé Manghek, vint s’offrir de rester avec eux, s’ils voulaient se charger de son entretien, à condition qu’il leur donnerait tout ce qu’il prendrait, soit à la chasse soit à la pêche. Ils crurent bien que cet engagement ne durerait de sa part que jusqu’à la belle saison ; mais il tint parole, et ne voulut plus les quitter, malgré les tentatives de toute espèce qu’employèrent les sauvages pour l’engager à déserter la mission, ou pour le faire chasser par les missionnaires en l’accusant de larcins dont il était innocent. L’exemple de ce jeune homme fut bientôt imité par un père de famille qui s’appelait Kaiarnak, et qui de disciple des frères devint l’apôtre de ses compatriotes. Sa famille, attirée par ses discours, vint au nombre de neuf personnes se loger, avec sa tente et son bagage, auprès des missionnaires. Deux autres familier suivirent de près celle-là. Il y eut encore des Groënlandais qui vinrent passer l’hiver avec Kaiarnak ; mais au printemps, ils allèrent à la chasse des rennes, promettant de revenir l’hiver suivant. Ils revinrent en effet, mais aussi sauvages que les bêtes qu’ils avaient poursuivies, toujours prêts à déserter. Kaiarnak resta seul fidèle aux bons frères, abandonné lui-même de ses parens. Ceux-ci, voyant qu’il ne voulait pas les suivre, emportèrent la tente et le bateau de la famille ; mais il aima mieux se voir dépouillé trois fois de tous ses effets par les sauvages que de retourner vivre avec eux. Après avoir essuyé bien des persécutions, des railleries et des mépris, il fit à son tour des prosélytes, et quelques-uns de ses proches et de ses amis vinrent prier les frères de leur accorder un emplacement dans leur voisinage, et de les aider à y bâtir une maison.

Dès le commencement d’octobre, quand la neige et la gelée ramenèrent les Groënlandais de leurs tentes amovibles dans les habitations fixes de l’hiver, environ vingt personnes allèrent se loger dans deux maisons, qui furent construites près de la mission. Dès lors les frères commencèrent à élever une petite école de catéchisme pour cinq enfans, à qui ils enseignèrent à lire, non sans beaucoup de peine. Ensuite ils s’érigèrent en médecins de ces familles ; et malgré leur ignorance ils réussirent quelquefois à guérir des malades. Mais ce fut surtout, disent-ils, en leur inspirant de la confiance au Dieu qu’ils invoquaient ; de sorte que, si leurs remèdes étaient inutiles au corps, ils ne l’étaient pas toujours à l’âme. Cependant il était difficile d’opérer la conversion sans la guérison. Comme les missionnaires exhortaient les malades à la prière, deux Groënlandais, ne sachant que dire à Dieu, demandèrent comment ils s’y prendraient pour implorer son assistance. Aussitôt les frères firent venir les enfans de ces malades, et leur ayant dit de demander quelque chose à leurs pères, ceux-ci n’eurent pas besoin d’autre modèle de prière pour s’adresser au père des hommes qui entend toutes les langues, et surtout la voix des affligés.

Quand les missionnaires eurent formé ce petit troupeau de néophytes, ils ne perdirent plus de vue leurs chères brebis, les suivant partout, de peur qu’on ne les enlevât du bercail. Ils les acccompagnèrent soit à la pêche, soit dans les foires, profitant de ces voyages pour attirer d’autres Groënlandais. Insensiblement leur troupeau grossit au point que le nombre de quatre pasteurs qu’ils étaient ne suffisait pas pour le conduire. Ils appelèrent donc encore deux de leurs frères d’Allemagne pour coopérateurs, soit dans les travaux qui ne demandent que des bras, soit dans les fonctions spirituelles du ministère évangélique.

L’année 1739 fut marquée par ces épreuves qui préparent les cœurs à la religion. Dès l’entrée de l’hiver le froid fut si rigoureux, et la glace ferma tellement les baies du sud, que les Groënlandais ne purent sortir pour aller chercher des provisions. Plusieurs d’entre eux périrent de faim et de froid faute de nourriture, et manquant d’huile pour entretenir leurs lampes, qui leur servent en même temps pour la cuisine et le chauffage. Dans cette double extrémité, les Groënlandais eurent recours aux Européens, leur ressource ordinaire. Quelques-uns furent obligés de faire six lieues sur les glaces, et d’autres de porter le kaiak sur la tête des journées entières avant de trouver l’eau pour ramer. Ils prièrent les missionnaires de leur prêter un asile, et de recueillir assez loin leurs femmes et leurs enfans qu’ils avaient laissés derrière eux dans les glaces. Les frères leur donnèrent tous les secours de l’humanité, et l’on envoya de la colonie un bateau pour sauver ces familles errantes. Mais comme la glace ne permit pas d’aborder à l’île où ces malheureux étaient arrêtés, on fut forcé de les laisser durant une semaine entière exposés à toutes les rigueurs de la misère, jusqu’à ce que le temps plus doux ouvrît les passages de la mer pour les transporter. Ces pauvres gens avaient été dix jours dans la neige, n’ayant pour nourriture que de vieilles peaux de tentes, le cuir de leurs souliers et de l’algue. Cependant un Groënlandais, plus hardi ou plus heureux que les autres, avait pénétré dans l’île pour sauver sa femme et ses enfans dans deux kaiaks. Il mit dans l’un la mère, qui portait le plus jeune de ses fils sur son dos ; et prenant lui-même l’autre enfant sur ses épaules, il remorqua le premier kaiak au second, qu’il conduisit tantôt sur la glace, tantôt sur l’eau, traînant et ramant tour à tour.

Les frères eurent leurs deux maisons si remplies de tout ce monde, qu’à peine leur restait-il une chambre pour eux. Ce fut un moment favorable à la mission ; car la charité ouvre toujours le chemin à la foi. Cependant Crantz ne veut pas qu’on imagine que ses confrères aient employé les moyens temporels de la bienfaisance comme un appât de séduction pour attirer les Groënlandais au christianisme. Autre chose est, dit-il, de faire des prosélytes par des présens, ou de tendre les bras à la misère humaine, n’ayant égard qu’à ses besoins, et sans autre motif que de la soulager. Aussi les frères portèrent-ils le désintéressement jusqu’à ne pas acheter le salut des âmes par la subsistance qu’ils procuraient aux infidèles. Un de ces réfugiés avait laissé sa femme en couche pour chercher sa vie auprès des missionnaires ; mais ils le renvoyèrent avec des provisions, lui disant que, s’il persistait dans le désir qu’il leur témoignait de se convertir, il pouvait revenir avec sa femme ; il ne reparut plus. Quand la dureté de la saison eut cessé, ces réfugiés demandèrent qu’on les ramenât chez eux, et les frères exaucèrent leurs vœux ; trop contens de garder une de ces familles, avec la promesse que leur firent la plupart de ces sauvages, de retourner l’hiver suivant vivre avec eux pour entendre la parole de Dieu.

Mais lorsque le temps de la pêche dispersait les Groënlandais, les frères profitaient de la belle saison pour faire leurs courses apostoliques. Ils les commencèrent cette année dès le mois de février, en traînant ou portant leurs bateaux à travers les glaces. Jean Beck, l’un de ces frères unis, se rendit à Kanghek, où la disette avait rassemblé plusieurs familles. Il avait avec lui Manghek et Kaiarnak, qui l’aidèrent à catéchiser leurs compatriotes ; mais ils n’y réussirent pas assez pour ne pas souhaiter de retourner à Neu-Herrnhut ; c’était l’habitation des frères.

De leur côté, les missionnaires danois voulaient continuer leurs visites annuelles ; mais souvent ils ne le pouvaient pas faute de bateau et de matelots : ainsi les frères se firent un devoir de zèle et de reconnaissance de les conduire eux-mêmes et de leur rendre une partie des bons offices qu’ils avaient reçus d’Égède et de ses compagnons. Crantz, membre de la congrégation des Herrnhuters, dit que ses confrères étaient quelquefois mieux accueillis des sauvages que les pasteurs du Danemarck, parce qu’ils se rendaient plus familiers, et que leur langage était plus à la portée de ce peuple grossier. Cependant leurs instructions ne faisaient pas des progrès bien rapides, les Groënlandais ne pouvant élever leur raison au delà de l’idée d’un Dieu. Les mystères du péché originel et de la rédemption n’entraient point dans leur faible intelligence. Quand on leur en parlait, ils redisaient toujours, nous croyons tout ; et cette réponse signifiait qu’on ne leur en parlât plus. Mais un d’entre eux donnant plus d’essor à ses réflexions, dit un jour aux catéchistes : « Est-ce que Dieu n’entendit pas le serpent quand il séduisit Ève par ses discours ? et s’il l’entendit, pourquoi n’avertit-il pas la femme de s’en défier, et ne prévint-il pas la chute du premier homme ? » Ainsi la stupidité des uns et le raisonnement des autres retardaient les fruits de la prédication de l’Évangile.

Les mœurs des Groënlandais étaient encore bien éloignées de ce que les Herrnhuters appelaient le royaume du ciel. Une vieille femme était morte la nuit, ou du moins l’avait paru. Son fils l’enveloppa d’abord dans une peau pour l’ensevelir. Mais une heure après elle poussa des cris lamentables. Un missionnaire obtint du fils qu’il découvrît le visage de sa mère pour y chercher quelque signe de vie ; mais comme elle ne parla point, on la remit dans son enveloppe mortuaire. Peu de temps après on entend de nouveaux gémissemens ; le fils découvre sa mère, et lui met dans la bouche un peu de graisse de poisson qu’elle avale, mais sans parler. On la recouvre encore ; enfin, au troisième réveil, elle répondit à des questions, et le missionnaire dit au fils de prendre soin de sa mère. Mais ce malheureux, dès qu’il fut resté seul l’enveloppa de nouveau, la descendit par sa fenêtre dans la mer, et de peur qu’on ne traversât une seconde fois son dessein, il alla l’ensevelir vivante dans une île voisine. Cependant on sut ce qu’il avait fait ; et quand on lui reprocha cette mauvaise action, il se défendit en disant que sa mère avait perdu l’usage de ses sens et de sa raison depuis quelques jours qu’elle avait passés sans manger, et qu’il avait cru faire un acte de piété filiale en mettant fin à ses peines.

Cependant les deux sauvages qui s’étaient particulièrement attachés aux missionnaires demandaient le baptême qu’on leur avait appris à désirer. Mais soit qu’on eût remarqué de l’inconstance dans le caractère de l’un d’entre eux (c’était Manghek), soit qu’il ne fût pas assez instruit, on lui refusa cette grâce : ainsi ce prosélyte rebuté alla rejoindre les sauvages et ne reparut plus à la mission. Les frères tournèrent alors leurs soins sur Kaiarnak et sa famille, qui, après une instruction suffisante, furent baptisés le jour de Pâques au nombre de quatre : le mari, la femme, un fils et une fille.

Mais il n’y avait pas un mois qu’ils avaient reçu le baptême, quand une troupe d’assassins, venus du nord, tuèrent le beau-frère de Kaiarnak, sous prétexte qu’il avait fait mourir par ses maléfices le fils du chef de cette bande. D’abord ils l’avaient attiré par adresse auprès de Kanghek, et l’avaient cruellement percé d’un harpon : il eut encore le bonheur d’arracher ce fer de son corps et de s’échapper de leurs mains. Mais ils le rattrapèrent ; et lui ayant donné treize coups de couteau, ils le précipitèrent en bas d’un rocher où il fut découvert après bien des recherches. Les meurtriers menaçaient encore d’assassiner Kaiarnak lui-même et son autre beau-frère, en dépit des Européens et des gens du sud. C’est ainsi qu’ils appelaient les Groënlandais qui habitaient ou commerçaient avec la colonie danoise et la mission ; ceux-ci prirent l’alarme et voulaient s’enfuir : mais on les rassura. Les officiers de la colonie firent arrêter le chef des assassins et quelques-uns de sa bande ; ils furent conduits prisonniers en présence de plus de cent Groënlandais. Le chef, interrogé, confessa qu’il avait commis trois meurtres de plus, et qu’il avait trempé dans trois autres. Comme il n’était pas sujet aux lois humaines, dit Crantz, parce qu’il ignorait même les lois divines, on lui lut le décalogue, en le menaçant des peines les plus sévères, s’il retombait dans l’homicide ; ensuite il fut élargi. Mais deux de ses complices, qui avaient été instruits de la loi de Dieu avant de la violer, furent punis du fouet. Quelque juste que fût cette différence de traitement, peut-être n’était-elle pas bien propre à favoriser la propagation de l’Évangile ; mais elle montrait de la part des juges et des chrétiens une impartialité qui faisait honneur à leur religion. Cependant Kaiarnak, cruellement effrayé de ces attentats, malgré le châtiment des deux coupables, voulut se dérober au danger, dans quelque retraite inconnue aux ennemis de sa famille et de sa vie. En vain on essaya de calmer ses alarmes en lui promettant protection ; en vain on lui rappela la promesse qu’il avait faite au baptême de ne pas quitter les missionnaires ; il fut touché jusqu’aux larmes de toutes leurs représentations, mais il ne put consentir à rester avec eux. À l’instant la mission fut désertée, à l’exception de deux tentes ; toutes les espérances des frères sur la conversion du Groënland s’évanouirent, et il ne leur resta que la confusion d’avoir baptisé des païens sans en faire des chrétiens. Mais ce reproche, qu’on ajoutait à leur affliction, ne fut pas solide ni de durée : car, avant la fin de l’année, ils virent arriver vingt-un bateaux de Groënlandais, parmi lesquels étaient quelques amis de Simek, l’un des sauvages qui avaient accompagné Kaiarnak. Simek revint lui-même avec sa famille ; en sorte que l’hiver suivant les frères eurent neuf familles dans leur voisinage. Ainsi les déserteurs, après avoir fait partout des recrues, vinrent insensiblement rejoindre les drapeaux de la foi, amenant plus de prosélytes qu’il n’y avait eu de transfuges.

Jusqu’ici l’on n’a parcouru qu’un volume de Crantz sur le Groënland. Il en reste un second encore plus long, mais qui roule tout entier sur les progrès de la religion chrétienne et de la mission des frères Moraves chez un peuple abandonné, ce semble, du ciel et de la terre. Cet ouvrage, beaucoup moins curieux et moins intéressant que les lettres édifiantes des missionnaires catholiques, respire un fanatisme que toutes les religions devraient également désavouer. On n’y reconnaît l’Évangile d’aucune communion chrétienne. Le langage extravagant d’un piétisme mielleux et pétri d’ignorance et de fadeur convient encore moins à la doctrine de Luther, qui sans doute ne voulut pas détruire le monachisme pour lui substituer une bigoterie puérile et superstitieuse. Aussi ne pourrait-on exposer aux yeux du public ce fatras de mysticité gothique sans compromettre le respect qui est dû à la religion établie sur de meilleurs fondemens que ceux de ces frères ignorans. Cependant l’histoire d’un peuple converti, même par des fanatiques errans, peut montrer par quels moyens on introduit une religion dans un pays où elle n’a pas encore été prêchée. Si ce tableau seul intéresse par lui-même un grand nombre de lecteurs, un précis des travaux apostoliques auxquels les frères Moraves se sont livrés pendant l’espace de vingt ans aura quelque chose de neuf, d’instructif et d’attrayant tout ensemble. On y prendra du moins une idée juste de la marche que doit suivre une religion même erronée, quand on veut la faire entrer dans les esprits par la voie douce et lente de la persuasion. Car on ne verra point ici ce que le christianisme abhorre, la croix multiplier les gibets ; le flambeau de l’Évangile allumer des bûchers ; des princes idolâtres étendus par des chrétiens sur des grils ardens ; les armes et les chaînes frayer un chemin de sang et de larmes aux missionnaires. Les Danois, quoique luthériens, quoique entêtés du système dur et tranchant de la prédestination, n’ont pas traité les Groënlandais comme les Russes traitent les Kamtchadales et les autres peuples idolâtres ; enfin ils ont voulu convertir avant de soumettre, et non pas conquérir avant de convertir.

Les frères Moraves, gens sans étude et sans capacité, n’avaient d’autre mission ni d’autres talens pour l’apostolat que leur enthousiasme. Ils se croyaient inspirés ; c’était leur unique moyen de convertir : le temps et les circonstances firent le reste ; car nous est-il permis, à nous catholiques, de penser qu’ils fussent aidés de la grâce pour changer des idolâtres ou des athées en luthériens ? Le ciel ne voulait point sans doute qu’on fermât une porte de l’enfer aux Groënlandais pour leur en ouvrir une autre. Aussi verra-t-on dans la conduite de ces missionnaires la main de l’homme au lieu du doigt de Dieu. Mais il faut convenir qu’ils ont employé d’ailleurs tous les moyens naturels que la vertu morale et la prudence humaine peuvent suggérer. D’abord ils vécurent en bonne intelligence avec ce qui restait de missionnaires danois, qui, professant la même religion qu’eux, avaient plus de lumières, et joignaient la science au zèle. Cet accord prévint les schismes, les disputes et les scandales, qui plus d’une fois ont fait avorter les progrès de l’Évangile à la Chine ou dans l’Inde. Si, d’une part, les institutions du monachisme inspirent plus vivement cet esprit de corps qui, augmentant la chaleur du zèle religieux, donne plus d’activité, de force et de succès aux travaux de l’apostolat, d’un autre côté, ce même esprit de corps est un germe de dissensions et de zizanie qui détruit ce qu’il édifie, en divisant par des rivalités et des jalousies funestes ceux qui combattent pour la même religion sous des chapeaux de diverses couleurs. Combien de fois a-t-on vu ces légions manquer ou perdre des conquêtes, dont chacune d’elles voulait seule avoir toute la gloire, sans parler de l’utilité ! Heureusement le Groënland n’offrait point de trésors ni de puissance à partager entre les prêtres luthériens du Danemarck et les frères ignorans de la Moravie. Aussi se rendaient-ils tous les devoirs mutuels de la charité chrétienne ; et ce concours de vues et de bons offices avançait ou préparait la conversion des sauvages. D’ailleurs on ne perdait rien de ce qui pouvait faire une impression salutaire sur ces esprits. simples : ils, étaient surtout édifiés et touchés de l’attention qu’avaient les frères à ensevelir tous les morts, tandis que les Groënlandais, qui ne rendent ce dernier devoir qu’à leurs plus proches parens, laissaient les autres morts sans sépulture. Tous les événemens concouraient à l’œuvre du salut. Un Groënlandais qui se noyait, ayant appelé à son secours l’être qui est au-dessus des mers, deux hommes de sa nation vinrent le sauver des eaux, et il se convertit au christianisme. Un autre sauvage, qui avait souvent entendu prêcher les frères sans se convertir, tombe et meurt subitement en jouant à la balle. Sa mort pouvait être naturelle, disent les missionnaires ; mais ils en prirent occasion d’exhorter les chrétiens à ne pas se mêler avec les païens, surtout dans les jeux et les divertissemens.

À Kokernen, la mer jeta sur le rivage une baleine morte. Aussitôt grand festin chez les Groënlandais, et la fête se termine par les danses. Deux chrétiens avertissent les idolâtres de ne pas se livrer à cette folle joie, mais de remercier Dieu de ses dons. Les sauvages se moquent de leurs remontrances. Avant la fin de l’assemblée, un des assistans tombe mort, bientôt après deux autres expirent aux yeux de tout le monde. Le lendemain il en meurt encore d’autres. Tous ceux qui avaient mangé de la baleine sont malades. Les frères Moraves les assistent, et leur font avaler des gouttes d’antidote. On leur avait dit que la baleine était verte et bleue du côté où le harpon l’avait blessée : ils en conclurent qu’elle devait être empoisonnée. En effet, les malades avaient d’abord les yeux fixes, puis la langue blanche. Peu de temps après ils perdaient la connaissance et le sentiment ; ils enflaient considérablement, et mouraient sans aucun signe de souffrance. Mais ceux qui résistaient quarante-huit heures et pouvaient vomir, en revenaient. Ceux qui avaient mangé de la chair verte où était le harpon moururent ; quelques-uns des autres guérirent par les remèdes et les secours des missionnaires. C’est ainsi que ceux-ci travaillaient à leur grand objet de la conversion des âmes. Crantz pense que ceux qui avaient blessé cette baleine d’un fer empoisonné devaient être des Espagnols, dont il était venu cette année deux vaisseaux à la pêche. L’un des deux, dit-il, avait fait naufrage à quarante lieues de Godhaab. L’équipage tenta de se sauver à terre dans la chaloupe ; mais on croit qu’il fut tué par les Groënlandais qui voulaient profiter des débris du naufrage. Cependant ceux-ci soutinrent qu’ils avaient trouvé ces malheureux morts de faim et de froid sur le rivage. Au reste, l’avidité des Européens à jeté tant d’alarme sur toutes les côtes des trois autres parties du monde, qu’ils doivent s’attendre à essuyer des hostilités et des trahisons partout où ils portent un appareil de guerre, de violence, d’avarice et de domination. Encore est-ce une espèce de bonheur pour eux que cette même religion qui, loin de réprimer leur injustice, semble irriter le feu de leur cupidité par un souffle de zèle souvent faux, et toujours excessif, ait inspiré à des âmes compatissantes et vertueuses les œuvres de charité qui peuvent gagner et persuader. Si le Danemarck vient à bout avec le temps de civiliser les Groënlandais, il devra sans doute une partie de ses établissemens en ce pays sauvage à la patience des frères Moraves, qui jusqu’ici n’ont eu que des mœurs et de la pitié pour soutien de leur prosélytisme.

Le bon exemple donne tant d’empire à la parole, que tout réussit à ceux qui prêchent une morale qu’ils pratiquent. Les songes même coopéraient aux succès des missionnaires.

Un angekok vit en songe un enfant qui lui montra d’abord un lieu de délices, puis un séjour de ténèbres. Cet homme se convertit. Crantz avoue que ce songe pouvait lui venir de ce qu’il avait entendu parler souvent de l’enfant Jésus, du paradis et de l’enfer. « Mais quoique la Divinité, dit-il, puisse se manifester par des voies invisibles, ces songes ne méritent pas une grande confiance. Ceux qui se convertissent à la religion après ces sortes de visions nocturnes de l’imagination, n’ont jamais eu des idées saines du christianisme. Cet angekok lui-même, qui d’ailleurs menait une vie irréprochable, ne connaissait pas la véritable nourriture qui fait la vie de l’âme.»

Les Groënlandais qui écoutaient la prédication étaient fort sujets à faire des songes sur des matières de religion. Comme ils en abusaient, les missionnaires leur défendirent de se les raconter les uns aux autres. En général, les histoires effrayantes, soit vraies ou fausses, agitent l’imagination durant le sommeil, et les rêves de la nuit troublent la raison des enfans durant le jour. Quelle avance y a-t-il à effrayer ainsi les esprits sous prétexte de les instruire ? On est dévot tant qu’on a peur, et, quand l’âge des passions rend le courage, on reste sans religion et sans morale.

Cependant les missionnaires ne repoussaient point les âmes qui recherchaient le christianisme, quel que fût le motif qui les y amenât. Un angekok rêva qu’il était dans l’enfer. Réveillé par ce songe, il pleura deux jours, et se convertit. C’était toujours un triomphe pour les frères Moraves. Quoiqu’il soit rare de voir un ministre de la superstition y renoncer parce que les motifs qui l’attachent à ses dogmes, ou les raisons qui l’en ont détrompé, doivent également les prévenir contre la plupart des autres croyances, cependant, s’il a du penchant pour la religion, il en changera d’autant plus aisément qu’il ne voit que les abus de celle qu’il quitte, et le merveilleux de celle qu’on lui propose. C’est du moins le faible de tous les caractères ardens et inconstans, quand ils n’ont pas assez de courage ou de lumières pour voir la vérité, de changer d’erreur ; et le luthéranisme n’est-il pas une erreur ?

Aussi les apôtres de cette doctrine conviennent-ils à chaque page des obstacles qu’ils trouvaient à l’établir. Parmi les raisons qui détournaient les angekoks du christianisme, un d’entre eux avoua que celle qui balançait le plus les semences de conversion qu’il sentait quelquefois au fond de son âme, était l’amour qu’il avait pour ses parens et ses enfans. Je ne pourrais, disait-il, goûter les joies du paradis tandis que ma famille serait en enfer. Cette objection, que tous les missionnaires chrétiens ont eue à résoudre dans toutes les parties du monde, méritait, ce semble, une réponse. Mais les frères Moraves, qui ne se vantent pas d’être théologiens, ne trouvaient pas sans doute dans la doctrine de Luther des armes défensives contre un si terrible assaut.

Un scandale plus grand encore que le raisonnement de cet angekok, fut l’exemple d’un Groënlandais qui, lassé d’assister aux conférences de religion, dit nettement « qu’il ne croyait rien de tout ce qu’on débitait ; qu’il n’y avait point de Dieu ; que tout était de soi-même, et serait toujours comme il est ; qu’enfin il voulait suivre à cet égard l’opinion et l’exemple de ses pères, qui n’avaient jamais entendu parler de religion. » Mais, répondent les missionnaires, ce langage frénétique venait du trouble de son âme, tourmentée par les impulsions de la grâce. La preuve en est qu’ayant entendu prêcher sur la mort dans une de nos assemblées, il se leva, après bien des contorsions, qui témoignaient son impatience, et sortit enfin, sans y reparaître depuis.

Un des moyens de prosélytisme que les Herrnhuters ont imaginé pour suppléer à la science, c’est le chant. Les Lacédémoniens employaient la musique dans les combats, comme un instrument de victoire. Les Hébreux marchèrent à la conquête de la Palestine en chantant des vers sacrés, et les Luthériens se servent encore de cantiques pour le maintien et la propagation de la religion. Mais les frères Moraves ont établi des écoles de chant au Groënland, surtout pour les enfans et les jeunes filles. Les hommes, qui n’ont pas le temps d’assister aux instructions, apprennent l’Évangile par les hymnes qu’on leur chante dans les cabanes. Les enfans ont la mémoire facile, et les filles la voix douce. Le chant est tendre, mélodieux, distinct et posé, sans éclats, sans efforts. Les païens, dit Crantz, s’arrêtent souvent pour écouter le chant des femmes, et ils entendent en passant le catéchisme et la prédication. Quand les cantiques ont préparé les âmes à l’attendrissement, l’orateur profite de ces heureux instans où l’auditoire se laisse plus aisément persuader que convaincre. C’est alors qu’on écoute avec avidité les histoires tragiques et touchantes qui ont fait triompher la religion chrétienne chez tous les peuples simples, et disposés par les disgrâces de la nature ou les injures de la fortune à se passionner pour la doctrine la plus propre à consoler des malheureux. Le nom de Jésus souffrant, ami des pauvres, ennemi du riche, réparateur des maux, et victime de ses vertus, fait sur les Groënlandais cette impression d’enthousiasme qu’on retrouve chez les Écossais qui firent la guerre à Charles 1er., et le livrèrent ou le vendirent à Cromwell. L’orateur, qui ne parle jamais sans se croire inspiré, dit avec confiance tout ce qui se présente plutôt à sa bouche qu’à son esprit ; et quand, la parole vient à lui manquer, il a recours aux larmes qui ont tant d’influence sur les âmes moins sensibles. Ces pleurs ont bien plus d’éloquence que les discours ; et c’est là que le missionnaire des sauvages est au-dessus de l’orateur des rois. C’est cet empire de la parole et des larmes sur les sens et le cœur des hommes assemblés qui sans doute a si rapidement étendu les progrès de l’Évangile chez les nations errantes de l’Amérique, qui a civilisé les habitans du Paraguay, qui les a mis sous le joug d’une société trop répandue et trop puissante pour n’avoir pas mêlé quelques artifices à de grandes vertus.

Les frères Moraves semblent avoir étudié l’histoire et la marche des jésuites dans leur établissement. Nés dans une plus grande obscurité, ils se sont multipliés en aussi peu de temps. C’est le même enthousiasme, la même ferveur, le même esprit d’union et de fraternité. Si ces missionnaires luthériens, plus ignorans, n’ont pas eu l’oreille des rois, et ne se sont pas attachés spécialement à une cour pour s’insinuer dans toutes les autres avec une adresse plus souterraine encore, ils commencent, en gagnant le bas peuple, à se glisser dans toutes sortes d’états et de conditions, à se faire en même temps commerçans, ouvriers et cultivateurs. Sous la direction de quelques grands qui fondent des châteaux au lieu de monastères, ils forment des peuplades, des colonies et des cités, dont ils sont à la fois les apôtres, les pères et les propagateurs par toutes les voies de la nature et de l’art, joignant les douceurs du mariage aux consolations de la piété, bâtissant l’édifice d’une grande société avec tous les leviers de la religion. À la vérité, les attachemens naturels et les soins domestiques inséparables de la vie conjugale relâchent ces nœuds factices qui lient et composent les sociétés monastiques et célibataires. Mais ce qu’on perd de l’esprit de fermentation et de vigueur, qui donne tout à coup un grand éclat et toute la célébrité de la renommée à un corps religieux, on le compense par le genre, le nombre et la solidité des établissemens qu’un peuple choisi, qui se mêle dans tous les autres, peut cimenter avec le temps. Peut-être les frères Moraves seront-ils dans la religion luthérienne ce que les quakers ont été dans la communion anglicane. Du moins citoyens et plus patriotes que les jésuites, enfans de la métropole et pères de la colonie, ils seront plus attachés par les liens du sang et par l’intérêt social à la patrie commune. Mais voyons avec quelle industrie ils jettent d’avance les germes de leur agrandissement et de cette félicité que tous les hommes ont le droit et même l’obligation de se procurer sur la terre. Quand leur enthousiasme opérera ce bien sans aucun trouble, il sera toujours utile ; mais l’enthousiasme entraîne souvent l’intolérance. Les missionnaires eux-mêmes s’en plaignent.

Un Groënlandais converti, se trouvant logé près d’une cabane où il y avait une assemblée de danse, et ne sachant comment éviter les tentations que lui donnait le bruit, se mit à genoux pour prier. Ensuite se levant, il entre dans l’assemblée, impose silence, ordonne qu’on l’écoute parler de Dieu, menaçant de briser le tambour sous ses pieds. Une femme, appelée Sara, ne s’arrêta pas aux menaces : dans une pareille assemblée, elle prit le tambour du bal et le mit en pièces. Mais nous l’avertîmes, disent les missionnaires, de ne pas troubler les jeux des inconvertis, et de se contenter d’instruire ceux qui voudraient l’écouter. Nous avons remarqué depuis, avouent ces bons frères, que notre Sara était pétulante, indocile et dédaigneuse. Ces défauts lui venaient des succès de sa prédication ; mais elle a reconnu ses fautes et sa faiblesse. En général, ils se sont aperçus que, dès qu’un Groënlandais était chrétien, il voulait être apôtre. Cependant ils bénissent les heureux fruits de cette ferveur, et tâchent de la répandre, quoiqu’en y mettant les bornes de la prudence.

L’hiver était la bonne saison pour les missionnaires. C’était alors qu’ils se faisaient à loisir pêcheurs d’hommes. Mais comme le temps de la véritable pêche dispersait au loin les Groënlandais, et qu’ils oubliaient en été tout ce qu’ils avaient appris de la religion en hiver, on fit un arrangement par lequel les femmes et les enfans orphelins demeurèrent dans des tentes auprès de la mission, sous la conduite d’un chrétien à qui l’on donna les moyens de pourvoir à leur subsistance, avec la charge de veiller à leur instruction. Cependant une femme chrétienne qui, sans être mariée, avait des liaisons trop charnelles avec un Groënlandais inconverti, se plaignit de cette innovation des missionnaires comme d’une gène imposée sur les consciences et d’une violence faite à la liberté. Ses murmures pouvaient exciter le mécontentement et la désertion dans le bercail. On y porta remède en séquestrant cette néophyte dyscole de la société des fidèles, jusqu’à ce qu’elle fût rentrée dans son devoir.

Mais outre le soin qu’on prit de ce petit troupeau, l’un des missionnaires suivit les hommes à la pêche et à la chasse, et il n’y perdit pas son temps. Sans parler de la prière qu’il faisait soir et matin à ses catéchumènes, il prit beaucoup de perdrix, et emporta plusieurs sacs de harengs, donnant l’exemple du travail, et gagnant en même temps de quoi subvenir à la disette. C’était un nouveau moyen de faire des prosélytes : on ne peut lire sans quelque intérêt certains endroits du journal que ces missionnaires donnent des voyages qu’ils font à la suite des pêcheurs et des chasseurs. Écoutons un moment Frédéric Boëhmish. C’est un des trois premiers frères Moraves qui allèrent au Groënland. Il s’y maria, en 1740, avec une fille de Matthieu Stach, son confrère. Il fit un voyage quatre ans après en Allemagne, pour aller rendre compte au synode de Herrnhut des succès de la mission du Groënland. En chemin, il fut arrêté par des soldats (prussiens sans doute) qui, le prenant pour un vagabond, voulurent l’enrôler par force, et le ballottèrent d’une place à l’autre. Mais il s’en défendit toujours, et fut enfin relâché par la médiation d’un abbé luthérien. Sa femme l’avait suivi partout avec deux enfans qu’elle portait au séminaire de Marienborn pour y être élevés et nourris par les soins et dans les principes de la société des Herrnhuters. Avant de repartir pour le Groënland, il reçut le sacerdoce, qui devait le mettre en état de remplir avec plus de fruit les fonctions de son apostolat. Voici le compte qu’il rend d’un voyage qu’il fit au mois de mai 1746 à la pêche du hareng.

« Le 19, dit-il, nous partîmes au chant des cantiques, sur quatorze umiaks et plusieurs kaiks. Nous fîmes quatre lieues. Le soir j’assistai à l’heure du chant. Ensuite quelques Groënlandais vinrent dans ma tente, où nous eûmes un entretien dont je ne puis rendre l’onction et la douceur ineffables. « Mais dans ces momens de la grâce…. quelle paupière pourrait retenir.… les larmes de joie ?…. Elles brisent leur écluse, et se débordent sur les joues…. comme un daim qui s’échappe et bondit à travers champs…. »

» Le 20, nous arrivâmes à Pissiksarbik. Il y avait sur le rivage six tentes de Groënlandais sauvages. Nous plantâmes les nôtres plus loin.

» Le 21, nos hommes allèrent à la pêche du phoque, et m’apportèrent quelques morceaux de chair de cet animal, dont je mangeai avec autant de plaisir qu’ils en témoignaient à me faire ce présent.

» Le 22, qui était le dimanche, je fis le matin l’office du jour. L’après-midi, j’allai visiter les tentes des sauvages. Le soir, mon catéchiste présida à l’heure du chant, et moi à l’instruction des baptisés.

» Le 23, le 24 et le 25, notre troupe fit la plus heureuse pêche de harengs, et moi aussi. Le temps était si chaud, que nous avions de la peine à porter nos habits. Mais le 26, le 27 et le 28, la neige amena un froid si vif, que je ne pouvais pas écrire.

» Le 29, je prêchai en plein air, et je lus ensuite à ma troupe des lettres de nos frères d’Europe.

» Le 1er. juin j’allai à la chasse, et je tuai un gros renne. Le lendemain j’en fis un régal à ma troupe, chez laquelle le démon, pendant ma courte absence, avait déjà semé de la zizanie ; mais je la dissipai. J’envoyai de nos nouvelles, avec de la viande fraîche, à Neu-Herrnhut. On m’en rapporta des lettres qui me firent grand plaisir. Nous étions dans la saison où il fait jour tout le temps de la nuit : j’en profitai pour aller à minuit pêcher du hareng dans un autre canton.

» Le 3, je fis une admonition à deux filles qui étaient aller chasser à mon insu avec d’autres hommes que leur chef de famille. Elles reconnurent leur faute, et n’y retombèrent plus. L’après-midi, je fis la fête d’Amour et le catéchisme à vingt-deux enfans. Je parlai à un homme veuf qui voulait se remarier à la façon de son pays, c’est-à-dire, vivre en concubinage. C’était un catéchumène ; je lui fis sentir l’indécence de cette conduite ; et, pour le sauver de la tentation, je l’engageai à retourner chez lui…

» Le 5 , je prêchai. Le 6, j’allai à la chasse. Simon (c’est un Groënlandais baptisé) prit un daim dont il régala toute la troupe. Durant le repas, il dit : « Je n’ai plus honte de me laisser guider comme un enfant par nos prédicateurs ; je sais par expérience que leur société est bonne ; ils n’ont point envie de nous dominer comme quelques-uns d’entre nous le pensent et le débitent. »

À ce journal de la pêche Crantz demande la permission d’en joindre un autre de la chasse. C’est Matthieu Stach qui va nous le donner.

« Le 3 septembre, dit-il, quelques Groënlandais allèrent à la chasse des rennes, et comme nous n’aimons pas à les laisser aller sans instruction, je les suivis. Dans une baie nous fûmes accueillis d’un grain qui sépara nos bateaux. Je fus obligé de louvoyer dans la baie, ne pouvant aborder à cause de la hauteur du rivage hérissé de rochers. Le courant était rapide, et les lames menaçaient de nous submerger. Le bateau des femmes roulait sur les vagues qui se repliaient comme un ver. À cette occasion je me souviens d’un verset de nos cantiques : Agneau, tu as fait l’univers ; mais souviens-toi que nous sommes tes petites créatures. Dans un quart d’heure tout fut calme, et nous étant mis à ramer deux lieues, nous allâmes planter nos tentes à Okeitsuk pour attendre les deux autres bateaux que l’orage avait écartés. Mais ils ne purent nous rejoindre que deux jours après. Ils avaient couru le plus grand danger, surtout un jeune Groënlandais dont le kaiak n’avait pu suivre les bateaux, les vagues lui ayant emporté sa bouée ou vessie de pêche ; tandis qu’il voulait la rattraper, il avait perdu sa rame, ce qui l’obligea de ramer avec ses deux mains, qui lui en tinrent lieu, jusqu’à ce qu’il l’eût recouvrée. Le mauvais temps nous empêcha de chasser durant six à sept jours.

» Le 12, j’allai à la chasse, et je tuai deux rennes ; les Groënlandais ne prirent rien : je leur donnai la moitié de ma chasse.

» Le 13, je pris encore un autre renne. Le matin, à l’heure de la prière, un Groënlandais vint me dire qu’il avait eu la pensée de prendre une verge et de battre sa femme, parce qu’elle ne voulait pas lui obéir. Je lui dis qu’on pouvait châtier ainsi les enfans, mais non les grandes personnes. Je parlerai, lui dis-je, à votre femme ; elle se corrigera. « Eh bien, répondit-il, je ne la battrai pas, mais je t’avertirai quand elle retombera dans la même faute. »

C’en est assez pour faire connaître le plan de direction spirituelle que suivent les frères Moraves avec les Groënlandais. On voit dans ce court extrait leur langage, leur genre de vie, le courage qu’ils puisent dans leur enthousiasme, l’empire que le fanatisme qui s’exhale de leur âme dans celle des sauvages doit leur assurer à la longue sur ces peuples simples et de bonne foi. C’est la même méthode, le même esprit dans l’histoire de vingt ans de missions. Ces heureux insensés se sont fait un art de l’inspiration pour étendre leurs dogmes et leur culte. Tous les moyens humains, mais les plus doux, ont été dans leurs mains des instrumens de prosélytisme ; et le prosélytisme à son tour deviendra peut-être un jour pour eux un instrument de puissance. Pourquoi faut-il qu’on soit obligé de louer et d’admirer la conduite de ces missionnaires luthériens qui, voulant policer les sauvages, corrompent leur raison pour les unir en société ! Ne peut-on donner des lois et des mœurs aux hommes, sans leur inspirer des erreurs ? N’y a-t-il que la force ou la ruse, et toujours la crainte qui nous puissent mener, même au bien ? Ne verra-t-on jamais une ligue formée par la raison et l’humanité pour la propagation des vérités utiles au bonheur du monde, pour l’accroissement et la perfection de la société, pour la paix des états et le soulagement des peuples ? Cette association, composée de gens sans parti, qui n’auraient que du courage, des lumières, de la vertu, du désintéressement, pourrait opérer avec le temps une révolution dans les opinions et les mœurs. Elle prendrait la place des sociétés qui jusqu’à présent n’ont été dirigées que par un fanatisme particulier de religion souvent mal entendue, et qui, sous prétexte de former de nouveaux établissemens, ne rassemblent que de nouvelles bandes de combattans. Car si l’état de nature est la guerre d’un seul contre un seul, l’état actuel de société est la guerre de tous contre tous. Qu’est-ce, en effet, qu’un sauvage que des missionnaires hérétiques attirent dans une peuplade catéchisée ? C’est un homme à qui l’on donne tantôt une boisson qui redouble sa soif au lieu de l’apaiser, tantôt un remède qui n’adoucit la mort qu’en aigrissant la vie. Sans parler ici des nations du Paraguay, qui sans doute sont des catholiques à la manière de leurs apôtres, mais qu’on ne connaît pas assez pour avoir le droit de préconiser ou de diffamer la société qui les a civilisées et dirigées, voyons par quelle suite et quelle combinaison de moyens les frères Moraves sont venus à bout de former au Groënland deux peuplades assez considérables d’hommes à demi policés sous le nom de chrétiens.

Crantz dit d’abord qu’on fut plusieurs années avant de faire part aux Groënlandais, même baptisés, du mystère de l’eucharistie. Les frères Moraves se faisaient un scrupule de leur en parler, par une sorte de défiance. « Je n’examine point ici, dit-il, si elle était bien ou mal fondée ; mais il est certain que les chrétiens du Groënland ne sentaient pas assez leur faiblesse et leur corruption pour participer à ce mystère. » On attendit qu’ils eussent une résignation de cœur à l’obéissance aveugle avant de les admettre à la communion. Aussi ce missionnaire ne date-t-il la congrégation ou l’église du Groënland que de l’année 1757, où l’on put bâtir une chapelle. Auparavant, dit-il, on avait catéchisé les Groënlandais en plein air, ce qui n’était commode ni pour l’auditoire ni pour le prédicateur. Depuis trois ans cependant on leur prêchait à couvert ; mais la chambre d’assemblée était trop petite. Les missionnaires du Groënland en firent de fréquentes plaintes à leur congrégation d’Europe. Au synode qu’elle tint à Zeyst, Jean Beck, l’un de ces ouvriers évangéliques, fit acheter, par les libéralités des frères unis, du bois de charpente, et l’on fréta exprès un vaisseau pour transporter ces matériaux à la nouvelle confrérie. Christian David, cet infatigable charpentier qui avait bâti au Groënland la première hutte des Herrnhuters, et la première école des enfans du pays, voulut aussi construire la première maison de la mission. Elle fut commencée le 5 juillet ; et malgré la neige qui tomba dans ce mois d’un soleil continuel, et qui augmenta dans le suivant, cet édifice fut assez avancé pour qu’on pût y tenir à couvert les assemblées de religion dès le 16 septembre. Un mois après on fit la consécration de la nouvelle église. Ce fut une joie inexprimable parmi les Groënlandais que d’avoir pour la première fois une maison de prière. L’église attira bientôt autour de ses murs une espèce de bourgade composée de six grandes maisons qui contenaient environ cent quatre-vingts personnes ; de sorte qu’avec celles de la colonie voisine on rassemblait à l’église près de trois cents personnes.

La peuplade de Neu-Herrnhut (ainsi s’appela la nouvelle maison des frères Moraves) fut partagée en trente bandes, neuf d’un sexe, et quinze de l’autre ; les premières dirigées chacune par un homme, et les autres par autant de femmes. Ensuite on établit une école de chant. Deux frères qui savaient un peu de musique instruisirent des enfans à chanter par routine, c’est-à-dire, avec la seule attention de l’oreille, sans employer l’étude des yeux. C’est à peu près ainsi qu’on devrait peut-être enseigner la musique et toutes les autres choses aux enfans, jusqu’à ce que l’âge des forces du corps et de l’esprit les mît en état d’appliquer la théorie à la pratique, et de chercher dans la réflexion les principes de tout ce qu’ils ont appris par les sens.

Quand on eut une église, on célébra des fêtes, entre autres celle de la congrégation. Elle se tint tous les mois ; on y baptisait les catéchumènes ; on prêchait, on faisait les offices, on y lisait les lettres des confrères d’Europe, et surtout, celles des élèves de tous les séminaires de l’unité, adressées aux jeunes chrétiens du Groënland. Ces lectures étaient interrompues par le chant de quelques versets, où le sang de l’agneau (mot de mysticité fréquemment répété) faisait couler les larmes. Toutes ces pieuses inventions attiraient insensiblement le concours à la nouvelle église, et la congrégation, augmentée de cinquante-deux personnes préparées depuis long-temps au baptême, se trouva composée, en 1747, de cent trente-quatre Groënlandais baptisés. Dès lors on commença de faire à l’église des mariages, des funérailles, et toutes les cérémonies qui, consacrant les actes et les engagemens les plus solennels de la vie civile par le sceau de la religion, donnent de la consistance au culte public, de l’autorité, puis du pouvoir et des richesses à ses ministres. Mais une observation singulière faite par Crantz, « c’est, dit-il, que, depuis qu’on a bâti une église au Groënland, les coups extraordinaires de la grâce y sont moins fréquens. Elle y agit avec moins d’éclat que dans les premiers temps de l’arrivée des missionnaires. Je fus d’abord étonné, poursuit-il, de ce changement, qui ne me paraissait pas favorable à la religion. Mais, en y regardant de plus près, je trouvai que les conversions miraculeuses, loin d’être nécessaires, auraient pu avoir de fâcheuses conséquences. La grâce n’avait plus besoin de susciter des témoins à l’Évangile lorsque la cité sainte brillait sur la montagne, et que le chandelier y éclairait au loin et auprès. Une nuée de témoins donnait plus d’éclat à cette lumière victorieuse que des flambeaux épars et isolés. »

C’est avec ce langage mystique et ces bénignes interprétations que les frères Moraves croient voir et montrer partout le doigt de Dieu dans leur propre ouvrage. Si la famine afflige les Groënlandais, c’est un châtiment du ciel contre ces infidèles. Si la disette les attire à la congrégation, où la charité, par une assistance gratuite, en retient quelques-uns à la nouvelle église, c’est la grâce qui les y appelle, les touche et les convertit. Si les pasteurs et leurs troupeaux de baptisés échappent aux dangers de la mer, aux glaces flottantes qui, dispersant leurs bateaux, les égarent et les ballottent des mois entiers, tantôt sous les eaux et tantôt au-dessus, sauvés enfin à la nage et à la rame, ils remercient l’agneau de ce miracle. Si, dans le rude mois de décembre, quand tout leur manque, ils trouvent sur le rivage une baleine morte de neuf brasses de longueur, trois cents personnes qui se mettent à la dépecer, après s’en être rassasiées et en avoir fait d’amples provisions, regardent cette heureuse rencontre comme un don du ciel, et croient cette baleine aussi miraculeuse que celle de Jonas. Ces luthériens enfin, ces frères illuminés, morts, réveillés, ignorans, divisés en autant de classes que l’académie des Arcades avait jadis de colonies distinguées par des noms ridicules, ces frères Moraves se voient toujours portés sur les ailes de l’amour divin, et se croient invincibles, invulnérables, tandis qu’ils nagent dans le sang qui coule des plaies de l’agneau. Cependant ils mêlent souvent au secours d’en-haut des armes et des moyens qui tiennent trop de la faiblesse humaine pour n’être pas suspects.

Un jour, après avoir admis dix-neuf Groënlandais au souper du Seigneur (c’est ainsi qu’ils appellent la communion), ils baptisèrent sept enfans du troupeau, parmi lesquels était une jeune fille qu’ils avaient sauvée quelques semaines auparavant du danger de la damnation ; on va voir comment. Cette brebis était allée avec un homme de sa cabane à Kanghek. Un sauvage groënlandais l’enleva par force, et voulut en faire sa femme à la façon violente du pays. L’hôte qui l’avait reçue était trop faible contre des païens qui prétendaient, en dépit des Européens, épouser les filles baptisées de même que les autres, sans attendre leur consentement, et malgré leur résistance. Il la laissa donc à ces barbares, et, le cœur rempli de chagrin, il vint avertir les missionnaires de cette étrange aventure. Comme il y avait trois jours que la fille était entre les mains des sauvages, on partit, dès la nuit même qu’on en fut informé, pour courir à sa délivrance. Un des libérateurs entrant dans la cabane où elle était enfermée, lui dit : « Comment es-tu venue ici ? Cet homme, dit-elle, en montrant son ravisseur, m’y a entraînée par force. Avais-tu du penchant pour lui ?… Non, puisqu’il m’a tirée par les cheveux…. Prends donc tes effets et suis-nous, car nous sommes venus exprès te chercher. » En même temps il entre un frère ou un député de la mission avec un fusil. Aussitôt les sauvages dirent à la fille de se dépêcher de partir, de peur qu’on ne les tuât tous. On les assura qu’il ne leur serait fait aucun mal, pourvu qu’ils ne s’avisassent pas une autre fois de mettre la main sur les brebis du bercail des frères. Les sauvages ne songèrent plus, dit le missionnaire, qu’à se voir délivrés de nous ; et la pauvre fille en fut quitte pour avoir été battue par de vieilles femmes qui avaient employé, en vertu de leur ministère, les voies de rigueur usitées au Groënland pour forcer la pudeur à se laisser ravir ce qu’elle n’ose accorder. C’est ainsi que les frères secondaient quelquefois les impulsions de la grâce. Ils firent cette année (1748) trente-cinq baptêmes et huit enterremens dans leur église, qui se peuplait et s’agrandissait en même temps de morts et de vivans. Tout leur réussit donc, et leurs travaux spirituels furent récompensés par des bénédictions même temporelles ; car la mer jeta presqu’à leur porte assez de bois flottant, non-seulement pour leur provision de chauffage, mais pour ajouter une aile à leur maison et construire une salle d’école.

L’année suivante la sœur Judith bâtit une espèce de couvent pour les filles. Cette Groënlandaise était allée, il y avait deux ans, en Allemagne, avec quatre autres personnes de son pays, sous la conduite du missionnaire Matthieu Stach. Deux de la troupe, mari et femme, moururent à la maison de Herrnhut, en Lusace. Les trois autres suivirent le frère Stach en Hollande, où le capitaine Gerrison, qui les avait amenés du Groënland sur le vaisseau l’Irène, les prit encore sur son bord pour aller à Londres, Les deux jeunes Groënlandais avaient traversé toute l’Allemagne à pied, sans se faire connaître. Ils gardèrent de même l’incognito en Angleterre, de peur d’exciter une curiosité qui ne devait que leur être importune. Cependant ils furent présentés au roi et à la cour, dont les regards pouvaient être accompagnés d’une bienfaisance utile à la mission.

De Londres, ils partirent sur l’Irène pour la Pensylvanie, où ils visitèrent les congrégations de Bethléem et de Nazareth, qui sont des établissemens du herrnhutisme. Ils trouvèrent là des Américains convertis qui leur donnèrent des lettres de dévotion pour leurs frères groënlandais. Christian David, qu’ils avaient pris en Allemagne, fit une bonne provision de lattes de cèdre et de bois de construction pour bâtir un magasin de vivres ; et la congrégation de Pensylvanie envoya ce présent à celle du Groënland en signe d’union et d’alliance spirituelle.

L’Irène passa de New-York à New-Herrnhut en trois semaines, avec les deux missionnaires et les trois Groënlandais. « Quand on connaît, dit Crantz, la simplicité des sauvages et la dépravation des chrétiens, on doit regarder comme un miracle que ces trois personnes n’aient pas été perverties dans un voyage de deux ans. » Mais les mauvaises impressions que ces étrangers avaient reçues en Europe s’effacèrent si vite de leur imagination, qu’ils coopérèrent même de leurs travaux et de leurs soins aux progrès de l’Évangile. La sœur Judith, en particulier, profita de tout ce qu’elle avait vu à Herrnhut en Lusace pour former au Groënland des institutions utiles à son sexe. Elle proposa à toutes les filles nubiles, et aux servantes qui n’étaient pas mariées de venir habiter avec elle dans une maison séparée, ou du moins de s’y rassembler le soir, après avoir fait leur tâche dans leur famille. Elles passent ainsi la nuit dans un dortoir commun. Cette séparation les met à l’abri de voir et d’entendre des choses qui, dans des maisons faites et disposées comme le sont celles des Groënlandais, peuvent occasioner des désirs ou des actions souvent peu conformes à la morale du christianisme, et surtout à la régularité du herrnhutisme.

C’est ainsi que l’arbre et le sauvageon croissaient et fleurissaient ensemble par tous les moyens que fournit un zèle actif et industrieux. Tantôt on mariait un missionnaire avec une sœur du herrnhutisme pour travailler de concert à la propagation des chrétiens par les voies de la nature et de la religion ; tantôt on pensionnait un Allemand qui avait appris le groënlandais pour être catéchiste ou maître d’école ; tantôt on apprenait l’allemand à des enfans du Groënland pour écrire, parler et chanter dans les deux langues des missionnaires et des néophytes, Crantz dit pourtant qu’aujourd’hui l’on n’enseigne point la langue allemande aux Groënlandais, parce qu’ils n’ont pas le temps de l’apprendre, et qu’elle n’est d’aucune utilité pour eux ni pour la mission.

Si celle-ci produit quelques bons effets, ce n’est pas sans un mélange de zizanie, dont elle a semé le germe entre les habitans baptisés et les sauvages inconvertis. En effet, on trouva parmi les chrétiens que la congrégation perdit cette année un homme assassiné par un sauvage pour une injure qu’il prétendit avoir reçue d’un chrétien. Il paraît que les Groënlandais en veulent aux missionnaires, parce qu’ils regardent comme enlevées à la nation des personnes qui quittent leur famille pour aller vivre avec ces étrangers. On se plaint déjà dans le Groënland que le christianisme divise le père d’avec son fils, et le frère d’avec sa sœur. C’est aux hurrnhuters de répondre à ce reproche.

D’un autre côté, la police de ce peuple se perfectionne dans leur société. Une femme chrétienne étant venue à mourir, un enfant qu’elle laissait resta à l’homme chez qui elle habitait : un sauvage de Kanghek vint réclamer cet enfant, parce qu’il était né chez lui, et qu’il l’avait adopté sous le nom d’un fils qui lui était mort. Mais, comme l’autre Groënlandais avait depuis ce temps-là fait vivre l’enfant et la mère, le procès fut jugé en faveur du chrétien chez qui la mère était morte, contre le sauvage chez qui l’enfant était né. Ce n’est pas que ce jugement ne fut susceptible de révision et d’appel dans la jurisprudence de nos tribunaux, où l’on verrait bientôt éclore des mémoires, et des factums, et des plaidoyers, et des consultations, et des sentences contradictoires sur cette belle question.

L’hiver de 1750 fut plus rude qu’on n’en avait encore vu. Le havre de Neu-Herrnhut, qui a six milles d’étendue dans sa moindre largeur, fut tellement couvert de glace, même dans le mois d’avril, qu’on n’y put avoir d’eau malgré la force des courans et des hautes marées de l’équinoxe. La famine fut générale dans le Groënland. Cependant on s’en ressentit moins qu’ailleurs à la mission, où l’on avait appris aux fidèles non-seulement à prier, mais à travailler, à faire des provisions, à vivre avec économie ; les inconvertis vinrent y chercher de l’assistance. On profita de leur détresse pour leur prêcher l’Évangile ; ce fut sans fruit. Ils admiraient le bon ordre et la sorte d’abondance qui régnaient à Neu-Herrnhut ; mais quand on leur demandait s’ils ne voulaient pas suivre l’exemple de leurs frères qui ne manquaient de rien dans un endroit qui n’était pas le mieux situé du Groënland, ils répondaient : « Saniessegalloar pogun, kissien ajournakau ; c’est-à-dire, nous nous convertirions volontiers, si ce n’était pas si difficile. » Ensuite continuait-on à leur parler de religion, ils s’enfuyaient, comme si c’eût été quelque sortilége, ou une maladie contagieuse.

Il paraît que ce qui choquait les Groënlandais était de voir leurs mœurs contrariées par ces missionnaires étrangers, dont la vie et la direction semblaient attenter à la liberté des sauvages. Un de ces inconvertis vint à la mission menacer les frères de brûler leur maison, s’ils ne lui rendaient une femme qu’ils avaient prise sous leur protection, après qu’elle s’était échappée de ses mains pour se soustraire au mariage. On se mit en garde contre ses menaces ; mais comme il rôdait toujours dans l’intention d’enlever cette femme, celle-ci n’étant pas encore au rang des catéchumènes, on la lui rendit en le priant de ne pas l’épouser par violence. On apprit par la suite qu’ils étaient d’accord l’un et l’autre ; ainsi la mission ne se mêla plus de cette querelle de ménage.

Le zèle de ces prédicateurs est quelquefois sujet à troubler le repos des familles. Une Groënlandaise s’étant retirée chez les chrétiens pour y recevoir le baptême, ses frères voulurent la ramener chez eux ; mais comme elle ne se souciait pas d’y retourner, et qu’elle s’était mise sous la protection d’un missionnaire, ils l’enlevèrent dans l’intention, dit-on, de la tuer. Pour obtenir grâce de la vie, elle entra dans un canot, et consentit à partir avec ces sauvages. Le missionnaire écrivit à la colonie de Bonne-Espérance pour faire arrêter les ravisseurs et relâcher la fille baptisée. On fit la garde à Kanghek, où ils devaient passer en allant au sud ; mais on ne la vit point, parce que ses frères l’avaient obligée de se tapir dans le bateau sons des peaux, en la menaçant de l’égorger, si elle remuait ou se montrait. À quatorze lieues plus loin, elle pria ses frères de la descendre un moment à terre pour aller cueillir des baies ou des fruits sauvages. Dès quelle fut débarquée, elle se cacha dans des rochers où on la chercha pendant deux jours sans pouvoir la trouver. Enfin les sauvages s’étant rembarqués, elle fit plusieurs lieues à pied dans les montagnes, jusqu’à ce qu’elle rencontra un Groënlandais qui la conduisit à son canot et la remit à la colonie. On ne peut excuser, ce semble, la conduite des missionnaires qui, dans l’intention de sauver des âmes, établissent une séparation entre les Groënlandais, et élèvent des familles spirituelles aux dépens de celles que la nature avait formées. Toute religion qui dérobe un fils ou une fille à ses parens, sous prétexte de rendre ou d’attacher ses enfans à Dieu, est une religion de discorde, de persécution, ennemie de la paix des états et du bonheur de la société générale. La conversion devient alors séduction ou violence. Rien ne rachète ce vice inhérent au prosélytisme. Cependant, s’il était permis de conquérir et de subjuguer des peuples sauvages, les voies insinuantes que le christianisme inspire aux missionnaires pour étendre la domination des princes de l’Europe sont peut-être les plus humaines que l’on puisse employer. Les frères Moraves ont pris au Groënland toutes les précautions pour rendre leurs chrétiens heureux. Ils ont fait des statuts de police extérieure, utiles au bon ordre, à la paix domestique, au bien du corps, lié de si près au bien de l’âme, dit Crantz, des règlemens, en un mot, qui tendent à former un peuple de mœurs réglées et sociales, également agréable à Dieu et aux hommes. Si quelqu’un manque à ces statuts, on l’y ramène par des admonitions d’abord secrètes, ensuite publiques ; par les corrections de la charité fraternelle ; par les lois pénales de la religion, dont la plus sévère est l’excommunication, toutefois passagère. C’est une loi convenable peut-être à des temps de ferveur, et salutaire tant qu’elle est révérée ; mais, dans des siècles où le relâchement des mœurs a gagné jusque dans le sanctuaire, ébranlé les dogmes, et miné les fondemens de la religion par les scandales de ses ministres, l’excommunication devient infructueuse contre les particuliers, insolente contre les princes, et ridicule, quand elle n’est pas séditieuse. Aussi le clergé luthérien, toujours soumis à la puissance de l’état, ne hasarde une arme aussi débile que dans un pays où sa nouveauté fait sa force. Il ne prête à ce glaive spirituel aucun pouvoir tranchant, et, satisfait de l’ascendant de confiance que la vertu donna toujours au sacerdoce, il ne compromet point imprudemment une autorité d’opinion avec celle qui naît des lois physiques.

C’est par de telles voies de douceur que les missionnaires du Groënland gouvernaient leur troupeau chéri de chrétiens. Ils les comparent à des enfans bien nés, dont le bon exemple inspirant l’émulation a plus d’influence pour entraîner au bien et prévenir le mal, que les préceptes et les châtimens d’un maître sévère. Les Groënlandais ne manquaient de rien sous la direction des frères Moraves, et c’était un des bons argumens que ceux-ci savaient employer en faveur de leur doctrine. Dans un endroit (disaient-ils à leurs néophytes) où deux familles pouvaient subsister, vous vivez au nombre de trois cents personnes ; et quand on meurt de faim, même dans les lieux où régnait l’abondance, vous êtes en état de secourir les indigens de votre superflu. Vous voyez donc que le Dieu qu’on vous prêche est bien votre père ou votre pourvoyeur. C’est sous ce dernier titre qu’on distingue au Groënland un père, ou un mari. Cette abondance tournait presque toujours au profit de la prédication, continue Crantz. Dans l’hiver de 1751, les îles d’alentour furent tellement couvertes de canards sauvages, qu’on les prenait avec la main en les chassant sur la côte. Ces canards firent l’effet de la manne dans le désert. Un samedi au soir les chasseurs revinrent avec leurs kaiaks remplis chacun de quarante ou cinquante pièces de gibier. Ceux qui voulurent aller le lendemain matin à la chasse, au lieu d’assister à l’office divin, s’en retournèrent les mains vides, et le corps bien fatigué. Les missionnaires leur dirent alors que, si la chasse avait été si heureuse le samedi, c’était afin qu’on pût sanctifier le dimanche.

Ces pieux sophismes étaient soutenus par des œuvres de charité plus persuasives. Un catéchiste de la mission, étant à la chasse, rencontra dans sa route un pauvre Groënlandais qui venait de perdre sa femme et se préparait à enterrer avec elle une fille de six mois, parce qu’il n’avait pas de quoi la nourrir. Il dépêche aussitôt vers cet homme un chrétien qui lui demande sa fille, l’emporte, la fait baptiser, et la donne aux sœurs de la congrégation pour l’élever. Voilà le triomphe de la religion et de l’humanité.

L’année 1752 est remarquable dans l’histoire du Groënland par la visite d’un évêque ; c’était Watteville, gendre du comte de Zinzendorf. Entré dans la famille et la congrégation de cet instituteur, il fut promu à l’épiscopat dans l’église luthérienne, et, à ce titre, nommé visiteur général des missions du herrnhutisme. Le voyage qu’il fit au Groënland est assez instructif et assez court pour ne pas être omis dans l’histoire des voyages. Voici le précis de la relation qu’il envoya de cette course apostolique au comte, son beau-père et son directeur.

« Le 1er. mai, nous partîmes d’Elseneur, d’où nous vîmes sortir en même temps que nous une flotte de soixante-quatre bâtimens. Nous longeâmes les côtes de Suède, et le 2 nous passâmes du Cattegat dans la mer du Nord ; elle nous parut couverte de harengs qui bouillonnaient comme de petites vagues. Le 4, nous vîmes la côte de Norwége, qui disparut le 6, et le 9 nous dépassâmes les îles de Shetland pour entrer dans la mer occidentale. Ces trois derniers jours, nous fîmes deux cents lieues par un bon vent d’est. Le mauvais temps nous obligea de relâcher le 14 durant vingt-quatre heures. Ensuite tout alla bien jusqu’au 21, que nous essuyâmes du gros temps pendant les trois fêtes de la Pentecôte, mais sans discontinuer d’avancer. Le 23, nous rencontrâmes deux vaisseaux pour la baie de Disko, partis huit jours avant nous. On se parla des trois bords, et la nuit nous sépara. Le 24, nous dépassâmes le cap Farewell pour entrer dans le détroit de Davis. Le 25, nous commençâmes à naviguer entre les glaces. Le 27, le vent, jusqu’alors favorable, tourna contre nous ; un brouillard continuel nous déroba tout, même notre route, jusqu’au 1er. juin. Alors il se dissipa pour nous laisser voir une grande île de glaces flottantes, qu’il fallut tourner. Le 3, on fut investi de ces glaces par trois côtés, n’ayant la mer ouverte qu’à la poupe, par le vent du sud. Le lendemain, nous fûmes entièrement pris des glaces, et l’on ne put que ramer au travers. Depuis le 4 jusqu’au 10, on se trouva toujours entre des montagnes et des plaines flottantes de glace. Le 12, nous découvrîmes la terre, mais à vingt-quatre lieues de distance, par la cime des montagnes couvertes de neige. À dix heures du matin, le ciel offrit à nos regards trois parélies, couronnés chacun de deux cercles de lumières. Aucun de nos navigateurs n’avait encore rien vu de pareil. Ce phénomène fut accompagné d’un léger vent d’ouest, bientôt remplacé par un bon vent du sud. Comme il nous portait trop en avant au nord, nous carguâmes les voiles le 13 au matin. À huit heures on gagna vers la terre, et le courant fut si favorable, qu’à dix heures nous touchâmes aux îles les plus voisines de la côte où nous allions. Ce fut là que je vis pour la première fois deux Groënlandais qui nageaient avec leurs kaiaks comme des canards, souvent entre deux eaux, toujours devant notre vaisseau, malgré les vagues et le gros temps. Nous embouchâmes entre Kanghek et Kokernen, dans le passage méridional de Bals-Fiord. Le vent, qui fraîchit toujours jusqu’au degré de la tempête nous obligea d’amener nos voiles l’une après l’autre, et cependant avec une demi-voile nous rasions les îles comme un trait. Enfin je vis la maison de Neu-Herrnhut, et à une heure après midi nous ancrâmes. Je ne savais encore si j’étais à terre ou sur mer, lorsque je sentis dans mes bras le frère Bech qui m’arrosa de ses larmes. La joie fut si vive, qu’il se trouva subitement délivré d’un accès de fièvre qui venait de le prendre. »

Crantz interrompt ici le journal du pieux évêque pour faire une courte description du rude hiver qu’on avait éprouvé cette année au Groënland. Depuis février jusqu’à Pâques, le froid fut si violent, qu’aucun kaiak ne trouva d’eau pour naviguer. Un jeune Groënlandais, qui avait pu risquer le sien entre les glaces brisées, fut emporté par les vagues, et retrouvé trois mois après dans sa nacelle, à moitié rongé par les corbeaux et les renards. Personne ne sortit de sa cabane sans y rentrer avec les mains et le visage perclus de froid. Un ouragan accompagné d’éclairs fit craquer la maison et la chapelle de Neu-Herrnhut, comme un vaisseau dans le naufrage, et faillit emporter ou renverser tout cet édifice. Les missionnaires, hors d’état d’aller faire leurs visites dans les bourgades chrétiennes, reçurent tous les Groënlandais qui venaient chez eux par bandes chercher un asile contre le froid et la famine. Toutes les provisions de leur maison et des meilleures cabanes furent distribuées entre les indigens les plus affamés, sans songer au lendemain. Le mois de mars ouvrit quelque passage à travers les glaces ; on se dispersa dans les baies, sur la côte, et parmi les îles, pour attraper des oiseaux, de petits poissons et quelques phoques. Mais les uns revinrent sans rien prendre, chassés et rebutés par le mauvais temps ; les autres restèrent emprisonnés dans les îles de glaces et les tempêtes.

Telle était la situation d’où sortaient les Groënlandais quand l’évêque Watteville arriva chez eux. Ce prélat, qui venait de visiter les congrégations de la Pensylvanie, trouva des rapports entre les habitans du Groënland et ceux de l’Amérique septentrionale. « C’est la même couleur, dit-il ; si les Groënlandais viennent de l’Amérique, ce doit être par la baie d’Hudson. Ils ressemblent plus aux Indiens de ces bords qu’à ceux du Canada. Le caractère des Groënlandais est flegmatique et sanguin, celui de l’Iroquois mélancolique et colère, plus grave et moins enfant que les Groënlandais.

» Le 14 juin, poursuit l’évêque, je visitai le paysage de Neu-Herrnhut. Rien de plus sauvage au premier aspect ; des rochers escarpés et rompus, rarement parsemés de quelques couches ou veines d’une terre qui n’est que du sable. Au milieu de cette horrible perspective s’élève une maison commode et riante, ornée d’un jardin, environnée de culture, et jouissant du plus beau feuillage sur un roc où l’herbe n’avait jamais percé. C’est le jardin du Seigneur planté dans le désert.

» Le 22, je vis l’exercice des kaiaks, où la jeunesse du Groënland fait les évolutions les plus surprenantes sur l’eau, et s’aguerrit de bonne heure aux tempêtes par les jeux de l’enfance. Les missionnaires ont soin d’exercer leurs jeunes néophytes à gouverner un kaiak, à manier la rame pour en faire de bons pêcheurs. C’est dans la même vue qu’ils les détournent de chasser aux rennes, et les encouragent à la pêche aux phoques, bien plus utile à la nation. »

Dans un long journal de toutes les fonctions d’une visite pastorale, on voit l’évêque Watteville prêcher, catéchiser, célébrer tous les offices de son ministère en langue allemande, assisté d’un missionnaire qui explique en groënlandais tout ce que dit et fait le prélat. Heureusement, dans ces sortes d’instructions, c’est moins le sens que le bruit de la parole qui fait impression sur ce peuple sauvage.

« Le 27, dit l’évêque luthérien, j’allai me promener sur la montagne aux Perdrix , où les frères font durant l’hiver une chasse qui leur coûte trop de peine pour qu’ils y soient attirés par un autre motif que la nécessité.

» Le 28 ils commencèrent leur provision de tourbe. Le soin de se pourvoir de bois et de tourbe est leur plus forte occupation de l’été. Dans les premières années, ils en trouvaient autour de leur maison ; Ils sont obligés aujourd’hui de faire deux lieues et plus pour en avoir. J’y allai avec eux.

» Le 30 ils y retournèrent avec onze bateaux groënlandais pour charger leur tourbes. Ils achetèrent aussi du bois et des œufs d’oiseaux. Les œufs font leur principale nourriture en été.

» Le 3 juillet on acheva la provision de tourbe. C’est un travail fatigant, et souvent aussi dangereux que celui de décharger les bateaux, et de transporter cette terre le long des rochers, où l’on est quelquefois surpris par des torrens de neige fondue qui grossissent tout à coup. Les frères avaient fait venir vingt bateaux de tourbe. Il leur fallut ensuite l’étaler sur les rochers pour la faire sécher.

» Le 4 j’allai par curiosité voir les sauvages du Groënland pour m’instruire et parler de leurs mœurs en témoin oculaire. Nous passâmes la nuit dans une de leurs tentes. Elles sont incomparablement mieux entendues et plus commodes que celles qu’on trouve dans les bois de la Pensylvanie.

» Le 11 j’allai à Kanneisut, de l’autre côté de Bals-Fiord, c’est-à-dire sur la presqu’île septentrionale de ce golfe. Cette langue de terre est surmontée de tertres rocailleux, qui ont pour bases d’assez grandes plaines, coupées de ruisseaux et d’étangs bordés de gazon. C’est une perspective charmante dans l’été, qui formerait un séjour très-agréable, si toutes ces eaux ne produisaient pas des essaims de moustiques ou moucherons beaucoup plus insupportables que ceux de Saint-Thomé en Afrique, et de la rivière Delaware, dans le New-Jersey. C’était un excellent quartier pour la chasse aux rennes ; et nos frères, dit le prélat, en faisaient bonne chère ; mais depuis que les fusils sont devenus communs chez les Groënlandais, un renne y est une rareté. La pêche du saumon supplée à cette disette. Les frères prennent quatre cents à six cents truites saumonées dans un coup de filet.

» Le 18 je fis une excursion pour voir le pays. Nous allâmes à Kanghek, où les Groënlandais du sud vont hiverner quelquefois par centaines ; ce qui est très-commode pour la mission de Neu-Herrnhut, qui n’en est qu’à quatre lieues. Je comptai dans cet endroit quatorze habitations ou maisons d’hiver. De là nous allâmes au détroit de Népisének. C’est un canal qui s’avance entre le continent et les îles ; le courant et le flux y poussent une quantité de phoques d’autant plus aisés à prendre que l’eau n’y est pas profonde : aussi cet endroit est-il fort fréquenté durant les étés et les automnes ; le concours des Groënlandais et la pêche contribuent à rendre cette situation agréable et florissante. »

L’évêque Watteville parle ensuite de baptêmes, d’enterremens et de mariages, dont il rendit les cérémonies plus solennelles par son ministère ou sa présence. Il eut des conférences avec les Groënlandais, coadjuteurs de la mission ; ils étaient au nombre de onze frères et douze sœurs. Tantôt il prêchait aux assemblées, tantôt il donnait des audiences particulières. Il allait d’un dortoir à l’autre, chez les garçons, chez les jeunes filles, chez les gens mariés, chez les veuves ; tous ces états forment autant de quartiers séparés. Celui des mariés était composé de quarante-huit ménages ; il n’y avait que deux hommes veufs, mais quarante veuves. La plupart sont assez belles, dit le prélat Herrnhut, quoiqu’il leur reste encore une certaine rudesse sauvage. Les filles, au nombre de quarante, ont aussi quelque chose de mâle et de dur, qu’elles tiennent sans doute de leurs travaux, plus convenable à l’homme qu’à leur sexe. Mais du reste elles ont du talent et du goût pour gagner des prosélytes, et il n’y a guère de femmes qui ne fassent leurs maris chrétien.

« Le 30, continue l’évêque, la pluie nous empêcha de tenir le chœur, c’est-à-dire d’assembler les classes à l’esprit. Je me contentai donc de prononcer dans ma chambre un discours sur les devoirs particuliers de chaque classe de la congrégation. Je fis voir comment chacune de ces classes pouvait s’appliquer les différens noms sous lesquels le Sauveur est désigné dans l’Écriture ; tels sont les doux noms de frère, d’ami, de bien-aimé, d’époux et de mari.

» Le 7 août on entreprit de clore un cimetière convenable aux idées religieuses que le christianisme ajoute à la vénération naturelle des hommes pour les cendres des morts. Les tombeaux furent couverts de terre et de gazon. Je pris plaisir à voir l’ardeur et l’activité avec laquelle les femmes groënlandaises se portèrent à cet ouvrage ; car les hommes ne travaillent jamais à la terre ; ils n’ont même aucune dextérité pour ce genre d’occupation. L’objet du travail amena l’entretien sur le mystère de la résurrection, qui fait envisager la mort avec moins d’effroi que les Groënlandais n’en ont ordinairement pour ce dernier terme. Il n’y a peut-être pas de peuple au monde pour qui la vie soit plus dure, et la mort plus redoutable. » Après avoir visité la colonie, et recommandé ses frères au missionnaire danois et au facteur, le prélat fit encore quelques fonctions de son ministère pastoral, revit le rituel, qui contenait la liturgie et les hymnes, prit congé des familles chrétiennes du Groënland, et se proposa de repartir au bout d’un séjour de deux mois. Mais le 11 août les glaces entrèrent dans le Bals-Fiord, et l’on apprit de quelques habitans des îles voisines que la mer en était toute couverte. Si le vent du sud qui les amenait eût duré quelques jours de plus, il fallait renoncer à se rembarquer ; mais il tourna dès ce même jour à l’ouest, et le soir au nord ; ce qui nettoya la baie.

« Le 12, reprend le pasteur, nous montâmes à bord du vaisseau dès les cinq heures du matin. En y allant, je trouvai sur mon chemin les rochers couverts de femmes et d’enfans, tandis que les hommes venaient nous escorter dans leurs kaiaks. À huit heures nous sortîmes du havre, et sur les dix heures nos frères et les Groënlandais prirent congé de nous à Kanghek. Le nombre des habitans baptisés montait, quand je partis, à trois cents. Il était mort cinquante-trois chrétiens depuis le commencement de la mission. C’était le fruit de vingt ans. Mais la semence de la parole divine donnait l’espérance de la plus abondante récolte. Je m’éloignai du Groënland avec cette consolation.

» Un vent assez fort nous mit promptement au large ; mais nous rencontrâmes bientôt les glaces qui nous forcèrent de gouverner toute la nuit entre les écueils flottans et les terres. Le 13 au matin nous trouvâmes une ouverture au sud-ouest. Nous passâmes et perdîmes la terre de vue, mais toujours ayant à côtoyer de grandes montagnes de glace. Jusqu’au 21, rien de fâcheux ; mais du 22 au 27 ce fut jour et nuit une tempête continuelle qui nous porta l’espace de cent quarante lieues vers l’Amérique, sans qu’il fût possible de virer de bord, qu’au risque d’être submergé par la grosse lame. Il fallut donc se laisser dériver au gré des courans et de l’orage, dans le danger d’être jeté sur quelque plage inconnue de l’Amérique. Enfin, le 27 à midi, la tempête diminua ; le 28, le temps se calma, et nous vîmes un bel arc-en-ciel. Le 29, on se trouva sous le 55° 53′ de latitude, c’est-à-dire à cent vingt lieues plus au sud que nous ne devions être. Le 4 septembre, nous rencontrâmes un vaisseau qui venait de la colonie du nord ou de la baie de Disko. Le 8, un second vaisseau parut ; nous apprîmes par cette rencontre que l’hiver de cette année avait fait de grands ravages dans la colonie du nord ; qu’il y avait eu beaucoup de Groënlandais morts de faim, et d’Européens malades du scorbut. Le 15, une tempête nous sépara de ces deux vaisseaux ; elle fut suivie le lendemain d’un calme soudain, mais accompagné d’une grosse lame plus dangereuse encore que la tempête. Enfin, le 2 octobre, nous ancrâmes à Elseneur, où nous vîmes le lendemain cent voiles sortir du Sund, et le 4 nous arrivâmes heureusement à Copenhague. »

Crantz ajoute à ce journal une courte notice de ce qui se passa durant le reste de cette année. Aussitôt après le départ du vaisseau qui ramena dans le Danemarck le visiteur des missions du Groënland, ce pays fut désolé par une maladie épidémique. C’étaient des espèces de pleurésies, accompagnées de maux de tête aigus. Les convertis surtout s’en ressentirent vivement. Trente baptisés en moururent. La plus grande mortalité régna depuis la mi-août jusqu’au milieu d’octobre. Les frères n’eurent point de relâche dans leurs peines, partagés entre les fonctions de médecins et de pasteurs. Quelques-uns en furent malades.

Les inconvertis remarquèrent très-bien que le mal était tombé singulièrement sur les chrétiens. Les nookleets, disaient-ils, les gens de la pointe, (car la mission de Neu-Herrnhut est sur une langue de terre), aimant trop le Sauveur, périssent d’amour. Nous voyons bien, dit une femme avec malignité, que ces gens-là sont les victimes de leur cher Agneau. Crantz observe que l’esprit de dérision s’empare aisément des Groënlandais qui résistent au Saint-Esprit, et qui se piquent plus de raisonner que de croire. Cependant ils eurent leur tour, et l’épidémie n’épargna pas plus les incrédules que les fidèles. Mais la contagion fut plus sensible peut-être à la mission qu’ailleurs, parce que les hommes y étaient plus rassemblés. Cela n’empêcha point les âmes bien disposées d’y venir, et même de vivre avec les frères, quoique les Groënlandais fuient comme la peste tout endroit où il est mort seulement deux ou trois personnes.

Parmi douze chrétiens qui furent emportés par ce fléau, et que Crantz a insérés dans une espèce de ménologe, on en trouve un dont la maladie est caractérisée par un délire qui marque bien l’enthousiasme et le fanatisme dont les frères Moraves enivrent les Groënlandais. Ce malade vit dans un songe une multitude de petits poissons qui, fuyant les monstres marins dont ils devraient être la proie, avaient trouvé sur une côte une retraite assez grande pour les recevoir, eux et tous ceux qui viendraient s’y réfugier. Au sortir de ce songe, revenu de son délire, il dit que cette côte était l’image du côté de Jésus, dont la plaie ouvrait un asile à tous les pécheurs. Les herrnhuters ne parlent jamais à ce peuple que des blessures de l’Agneau. Mais, l’impression qu’un tel langage fait sur l’imagination de ces nouveaux chrétiens leur donne une joie dans la vie, une patience dans les maux, un courage à mourir, qui semble multiplier les prosélytes. On dirait que chaque enterrement produit deux baptêmes, et que la mort même engendre les chrétiens. Cela prouve bien, dit Crantz, la vérité de ces vers d’un cantique : Le royaume du Christ n’est pas bâti dans les espaces imaginaires ; ce n’est pas un songe imposteur, enfanté par les ombres de la nuit, comme l’a dit un poëte profane. Quel est ce poëte ? Est-il Anglais, ou Suisse ? Mais les Groënlandais eux-mêmes ont quelquefois une raison qui résiste à la foi, selon l’expression d’un vieux cantique allemand. « Quand je leur parlais, dit un missionnaire, du Créateur qui s’était fait homme pour racheter leurs âmes, j’en ai trouvé qui traitaient mes sermons de romans. Mais si je leur disais de rentrer en eux-mêmes, ils confessaient la vérité, et leur cœur se rendait malgré les révoltes de leur raison. » Tant la charité des frères Moraves, leur union, l’onction de leurs discours, et surtout le don des larmes qui suppléait en eux au don de la parole, devaient faire impression sur ces âmes simples, qui ne pouvaient d’ailleurs reprocher aux prédicateurs le contraste choquant d’une vie molle et d’un faste audacieux avec la doctrine évangélique de la pauvreté et de l’humilité !

Crantz, poursuivant l’histoire des conquêtes apostoliques de ses frères, nous a menés à l’année 1753. Au mois de janvier, dit-il, on vit arriver à la mission un sauvage avec toute sa famille. L’aspect de ces voyageurs avait quelque chose d’effrayant. Ils étaient, pour ainsi dire, cuirassés de glace par le brouillard gelé qu’ils avaient traversé au milieu de la mer. On eût dit une cotte de mailles de l’acier le plus affiné. Ce sauvage s’appelait Kainek. C’était un grand du pays, c’est-à-dire, un homme issu d’un père, d’un grand-père et d’un bisaïeul renommés dans la pêche des phoques. Les missionnaires l’avaient connu en 1739, et leur doctrine avait touché son cœur. Le nom de ses aïeux et l’éclat de son rang s’opposaient à sa conversion ; il craignait, disent les frères, la dérision que l’on doit affronter à la suite de la croix, chez les Groënlandais comme chez les autres nations. Pour éviter les poursuites de la grâce, il avait fait deux voyages, l’un au sud, l’autre au nord ; mais ses inquiétudes augmentaient à proportion qu’il s’éloignait de la mission. Ce même homme qui avait menacé de brûler la maison des frères pour avoir une femme qui s’était réfugiée chez eux, fut converti par cette femme qu’on lui avait rendue. On les baptisa tous les deux ensemble. Ils allèrent dès ce moment s’établir à Neu-Herrnhut avec toute leur famille, au nombre de vingt personnes, qui reçurent le baptême l’une après l’autre. Cette conversion fit du bruit dans le Groënland, et grossit le concours des auditeurs à la mission. Les courses des baptisés, les visites des inconvertis, le commerce et l’industrie qui augmentaient à Neu-Herrnhut avec la population, l’abondance des uns, la disette des autres, le bien et le mal, tout servait au progrès du christianisme. Tous les événemens étaient mis à profit par les herrnhuters, qui ne manquaient pas de subordonner le cours de la nature aux vues et aux intérêts de leur zèle. Si quelque chrétien se noyait ou se sauvait à la pêche, le ciel l’avait pris ou laissé pour le salut de son âme. Dans une course que les missionnaires avaient faite sur mer pour se procurer des provisions de bouche, à peine eurent-ils mis le pied sur le rivage, que le bateau d’où ils venaient de débarquer creva sous le poids des phoques dont il était chargé. Tout le monde fut dès lors convaincu que l’ange du Seigneur avait veillé sur les fidèles. On verra dans l’histoire suivante comment les herrnhuters ont l’art d’interpréter en leur faveur les choses les plus contraires au succès de leur prédication.

Un certain Jacob, Groënlandais baptisé, s’étant trouvé impliqué dans une querelle à la colonie de Frédric-Haab, avait résolu de se réfugier chez les inconvertis du nord. Mais lorsqu’il se disposait à suivre ce projet dicté par le mécontentement, les gens d’un vaisseau allemand lui persuadèrent de venir en Europe avec eux. Il se livre à cette idée, et charge quelqu’un d’aller recommander aux missionnaires le soin de sa femme et de ses enfans pendant son absence. On se hâte de renvoyer au vaisseau pour arrêter le départ de cet homme, mais il était trop tard. Ce malheureux sauvage fut emmené en Hollande. Comme on l’y faisait voir pour de l’argent, on s’aperçut à certains signes qu’il était chrétien, et l’on conjectura qu’il avait été attiré au baptême par adresse ou par force. On lui répéta d’abord le nom de famille des frères Moraves qui étaient au Groënland ; mais ne les connaissant que sous leur nom de baptême, il ne comprit rien à ce qu’on lui disait. On lui chanta ensuite quelques versets d’un hymne. Aussitôt il se mit à chanter. Pour savoir s’il était de la mission des Danois ou de celle des herrnhuters allemands, on entonna quelques paroles sur un ton qui n’était pas celui du rituel ordinaire. Il continua sur ce même ton. Ensuite le même monde s’attroupant autour de lui, ce Groënlandais répéta souvent le nom de Jésus. Puis regardant les meubles de sa chambre avec un air de mépris, il frappa sur sa poitrine, et se mit à genoux. On comprit alors qu’il voulait parler du mépris du monde et prêcher l’amour de Jésus, s’imaginant avoir devant les yeux une troupe de païens à convertir. Cette singularité fit du bruit à Amsterdam, où ce sauvage avait excité la curiosité du public. Les matelots, qui craignaient les enquêtes du magistrat sur l’enlèvement de ce malheureux, le ramenèrent à bord de leur vaisseau. Matthieu Stach, qui était alors à Herrnhut, ayant été instruit de cette aventure, se dépêcha d’aller à Amsterdam pour délivrer ce sauvage du rôle pitoyable que l’avarice des chrétiens lui faisait jouer. Mais pendant que le missionnaire était en chemin, ce misérable mourut. Le frère Stach s’en consola, dans la persuasion que c’était un bonheur pour ce Groënlandais d’avoir été enterré dans un cimetière de chrétiens plutôt que d’être allé vivre avec des sauvages du nord, comme fit sa famille, qui déserta la mission et reprit les mœurs et les erreurs de sa nation.

Cette perte fut bientôt réparée, poursuit l’historien, par un concours de soixante-sept Groënlandais qui vinrent se joindre aux habitans de Neu-Herrnhut. Ce furent autant de nouveaux candidats pour le baptême. On distribua toute l’habitation en cinquante-deux classes, dont trente-une furent composées du sexe le plus enclin à l’amour de Jésus. Un catéchiste fut chargé de présider à l’instruction des garçons, et de les pourvoir chacun d’un kaiak équipé pour la pêche, aux frais du magasin des orphelins. Comme les assemblées se tenaient soir et matin à la lumière, pour laisser le jour, extrêmement court, au travail que demandaient les subsistances, on représenta aux sauvages la nécessité de contribuer à l’entretien des lampes, dont l’huile jusqu’alors avait été fournie aux dépens des frères Moraves. Tout le monde consentit à la collecte. Elle fut abondante, et le surplus de l’huile qui revint de cette contribution fut donné à ceux qui n’en avaient point. C’est ainsi que la religion prenait des accroissemens insensibles d’une année à l’autre.

En 1754, on comptait quatre cents Groënlandais baptisés depuis 1739 ; et dans cet espace de quinze ans il en était mort cent. Le froid, qui fut excessif cette année, amena la famine, en couvrant la terre de neige, et la mer de glace. On alla de la colonie de Bals-Fiord, et des îles voisines, à pied, par des intervalles de six lieues de mer. Dès que la communication fut libre par eau, les inconvertis vinrent de tous les côtés à la mission, attirés par la faim. Les chrétiens partagèrent leurs vivres avec eux tant qu’il leur en resta. Malgré ces largesses de la charité chrétienne, ils ne manquèrent de rien jusqu’au mois d’avril, que les glaces fondirent. La terre s’en déchargea dans la mer au printemps, comme la mer l’en avait bloquée en hiver. Ainsi ces deux élémens semblent se livrer une guerre perpétuelle avec les glaces dont ils se couvrent, et qu’ils se renvoient tour à tour. Les missionnaires profitèrent des chemins ouverts pour faire leurs visites et leurs excursions apostoliques chez les inconvertis. On les recevait avec quelque amitié, mais sans faire beaucoup d’attention à leurs sermons. Les jeunes gens, et ceux qui ne les avaient jamais entendus prêcher, étaient, disent-ils, plus frappés de leur doctrine que les personnes d’ancienne connaissance.

Ils célébrèrent cette année plusieurs fêtes chrétiennes, nouvelles pour le Groënland, entre autres celle de l’Épiphanie, de la Purification, de l’Annonciation ; mais toutes sous le nom de Jésus, et non sous celui de la Vierge, appelant la seconde de ces fêtes la Présentation de Jésus, et la troisième l’Humanité de Jésus. Peu de jours après, ils célébrèrent sa Passion et tous les autres mystères avec une partie des cérémonies touchantes que le clergé luthérien a retenues des rites de l’église romaine. Elles firent beaucoup d’impression sur les Groënlandais, soit baptisés, soit catéchumènes, soit même inconvertis. Les larmes des chrétiens attiraient celles des païens ; le chant et le sermon de la Passion faisaient également pleurer l’orateur, les ministres et l’assemblée. Tel est le pouvoir de l’harmonie, de l’éloquence, des représentations et de tout ce qui parle aux sens ; si l’on n’aime mieux attribuer à la grâce la conversion des idolâtres au luthéranisme.

Toutes ces impressions de piété furent détruites ou balancées par des chrétiens mêmes ; c’étaient des matelots hollandais qui étaient venus à la prédication. S’ils furent fort édifiés d’y voir une si nombreuse assemblée de Groënlandais, ils ne leur donnèrent pas lieu de se féliciter de leur abord. Ces Européens étaient de l’équipage d’une flotte de quatorze vaisseaux envoyés à la pêche de la baleine. Six de ces bâtimens, pour éviter les glaces, avaient été forcés d’entrer dans le Bals-Fiord, et d’y mouiller une quinzaine de jours à deux lieues de la colonie danoise. Les autres huit vaisseaux étaient restés comme emprisonnés dans les glaces. Cet accident fut par contre-coup funeste aux Groënlandais. Attirés par les provisions des Hollandais, ils se lièrent avec eux, mangèrent de tout ce qu’ils trouvèrent à bord des vaisseaux, surtout des pois, avec une voracité qui pouvait être irritée par la nouveauté des mets et par une famine de quelques mois. Outre le dérangement de conduite, les querelles et les désordres que produisirent ces excès de bouche parmi des sauvages excités à l’intempérance par l’exemple et l’invitation des matelots, les Groënlandais en contractèrent une espèce d’épidémie qui fit beaucoup de ravage dans le pays. La contagion était dans les vaisseaux. On s’en aperçut sur un cadavre que les Groënlandais portèrent à terre pour le faire ensevelir dans le cimetière de Neu-Herrnhut. Elle se répandit bientôt à quatorze lieues des environs, et plusieurs chrétiens en moururent.

Les sauvages, qui venaient, selon leur coutume, tous les ans à la mission, voyant que la maladie caractérisée par des toux, des maux d’oreille, des pleurésies, emportait tous les jours quelque chrétien au tombeau, s’enfuirent avec toutes les frayeurs de la mort, et n’osèrent plus reparaître. Mais ceux des inconvertis qui avaient passé l’hiver et le printemps à Neu-Herrnhut restèrent tranquillement exposés au danger. La contagion sembla ne tomber que sur les baptisés ; et les coadjuteurs de la mission en furent les premières victimes. La joie qu’ils témoignaient à mourir chrétiens balança le regret de leur perte. Mais la mort des meilleurs pères de famille, augmentant le nombre des veuves et des orphelins, fit un vide difficile et long à réparer. Cette calamité fut suivie de l’espèce d’anarchie et de licence qu’entraînent toujours les fléaux publics dans une société nouvellement formée. Ainsi, dit Crantz, les missionnaires ne savaient trop s’ils devaient prendre pour sujet de leurs discours funèbres, dans la déroute générale des esprits ; ce texte de l’Écriture, Son âme plaisait au Seigneur ; il s’est hâté de l’enlever ; ou ces autres paroles : Le temps est venu que le jugement doit commencer dans la maison du Seigneur. Les prêtres préférèrent ce dernier texte, pour jeter, disaient-ils, de salutaires alarmes dans les cœurs ; et ils virent mourir leurs fidèles dans des sentimens de résignation. Ces pieux luthériens ne cessent d’admirer les textes heureux qu’ils trouvaient dans l’office du jour, quand ils avaient quelqu’un à enterrer. « Un jour ce furent ces paroles de saint Jean : Encore un peu de temps, et vous me verrez. Un autre jour, par la plus heureuse allusion, on tomba sur ce verset du cantique des cantiques : Lorsque le roi s’est tourné vers moi, l’odeur de mes parfums est montée jusqu’à lui. » Quel abus du sens de la Bible, que de comparer les eaux de senteur dont se parfumait l’épouse de Salomon avec l’odeur d’un cadavre ! Est-ce là ce qu’on appelle prêcher la religion et convertir des âmes ? Quoi ! le Dieu de l’univers a créé les hommes, établi les rois, révélé ses oracles, institué ses ministres pour qu’on lui fit parler un semblable langage ? Anathème et dérision à tous ceux qui prêtent à l’Éternel des vues si peu dignes de sa sagesse ! La raison universelle, la vérité n’est pas dans le cœur des hypocrites, ni dans l’esprit des enthousiastes. Les herrnhuters ne peuvent être que l’un des deux. Il faut arracher cette ivraie qu’ils sèment dans la parole divine ; et, pour la faire sécher, il n’y a qu’à la montrer. Ne haïssons pas, ne méprisons pas les hommes jusqu’à les laisser dupes de ce fanatisme inspiré par l’ignorance et toléré par une aveugle politique. Ce serait se jouer de la Divinité même, de l’immortalité de l’âme, de tous les dogmes utiles que la raison et la saine religion embrassent avec joie, que de les faire recevoir avec ce mélange insensé d’erreurs et de puérilités mystiques.

Les Groënlandais sont heureux, dira-t-on, par les pieuses chimères dont on repaît leur crédulité. Leur dévotion est la consolation de leur misère. Mais quel remède que celui qui donne un mal aussi dangereux que l’est le fanatisme ! Semblable à l’opium, c’est un calmant qui finit par le délire. Écoutons le langage des chrétiens du Groënland. Une femme avait perdu son mari. Cet homme était un oracle, un modèle pour les Groënlandais. Ses exemples leur servaient de règle, et ses reproches de frein. Jour et nuit il leur parlait des souffrances de Jésus, et ce qu’il leur disait allait du cœur au cœur. Quand il fut mort, sa femme écrivit : « Le Sauveur est mon époux ; je soupire pour lui, je l’attends avec la même ardeur que je sentais pour mon mari Pierre quand il tardait trop long-temps à revenir de la mer. J’aime mon Sauveur parce qu’il m’a aimée le premier. Je l’ai toujours devant les yeux, et ne puis l’oublier. Mes fautes sont sans nombre, mais je les cache dans ses blessures. Mon cœur est à l’Agneau pour qu’il le remplisse de son sang. Comme les enfans croissent dans le sein de leur mère, je croîtrai dans le sang de l’Agneau. J’écris ces paroles pour nos frères et nos sœurs de la congrégation. » Tel est le langage que les herrnhuters parlent aux sauvages. C’est ainsi que ces illuminés font entrer des hommes égarés dans la maison du salut par la porte de l’erreur.

Ils se justifient sans doute en pensant que, dans la mortalité presque annuelle dont la famine des hivers afflige le Groënland, ils n’ont pu trouver que ces heureuses illusions pour consoler les mourans. En effet, il y eut tant de morts en 1754, qu’on fut obligé de consacrer un nouveau cimetière à Pissiksarbik, et le 12 juin on y enterra trois corps à la fois. Pissiksarbik est un lieu commode et fréquenté pour la pêche du hareng. Mais plusieurs des Groënlandais qui étaient venus cette année y chercher de la nourriture y trouvèrent la mort. Presque tout le monde y fut malade, entre autres le missionnaire Beck ; mais il fut secouru dans ses maux, et remplacé dans ses fonctions par son confrère Matthieu Stach, qui venait de Moravie, après avoir été dans le Labrador en Amérique. On voit que les voyages les plus longs et les plus périlleux ne coûtent rien à ces hommes de feu. Ils bravent toutes les glaces des mers et des terres du nord, tant ils ont le cœur échauffé, disent-ils, par le sang de l’Agneau. Ils vivent sans crainte au milieu des horreurs de la famine et de la contagion. Cette année, ils ensevelirent en trois mois trente-sept personnes dans une peuplade de deux ou trois cents, et parmi ce nombre de victimes il n’y eut que deux enfans. Ce fut une grande brèche dans le troupeau de Herrnhut.

La pêche du hareng ne fut pas abondante ; celle des fletans, qui se fait dans le mois d’août à Kokernen, rendit aussi très-peu de chose. Les missionnaires en achetèrent pour en faire sécher et saler environ le tiers de leur provision d’hiver. La pêche du saumon, qui se fait en septembre, ne donna presque rien ; mais elle fut compensée par celle des phoques, que la saison orageuse poussa en nombreuse quantité sous l’abri des îles. On en prit beaucoup, et l’on n’oublia pas d’en faire une forte provision pour nourrir les veuves et les orphelins que la mortalité de cette année avait laissés sans appui, sans soutien. Ainsi l’on ne put en vendre au facteur de la colonie que trente-six barils, ce qui faisait à peine la moitié de la vente ordinaire.

Au mois d’octobre on rentra dans les cabanes ou maisons d’hiver, et le premier soin des missionnaires fut de pourvoir au dérangement que la contagion avait causé dans la peuplade de Neu-Herrnhut. On songea d’abord aux familles qui avaient perdu leur chef. Les adultes en état de travailler furent chargés de l’entretien de leurs mères et de leurs frères ou sœurs. Les jeunes enfans sans tuteur furent distribués dans différentes familles, pour y être élevés dans l’unique profession du pays, ou pour y rendre les services domestiques qu’on pouvait attendre de leurs forces. Ceux du plus bas âge restaient avec leur mère ; ou, s’ils n’en avaient pas, on les confiait aux sœurs de la congrégation, qui leur donnaient le lait, s’ils étaient à la mamelle. C’est un grand sacrifice chez les Groënlandaises. Elles sont jalouses de n’allaiter que leurs propres enfans. Plutôt que de donner à leur fils un rival étranger, disent-elles, qui partage le suc de leurs mamelles, elles laisseront périr un orphelin sans la moindre pitié. Le christianisme a rectifié ce préjugé de l’amour maternel. Ces femmes font aujourd’hui par charité ce qu’elles ne faisaient pas autrefois par humanité ; mais on ne les voit pas accorder au vil intérêt ce qu’elles refusaient à la commisération naturelle ; arracher leur propre fils de leur sein pour y substituer le fils du riche ; vendre chèrement leur lait pour un nourrisson étranger, et racheter à bas pris une mamelle étrangère pour l’enfant de leurs entrailles ; trafic inhumain et sordide qui décèle une société dégénérée, où les mères semblent rompre à jamais tous les nœuds de la nature au moment que se déchire le viscère qui les unissait à leurs enfans. Ô sentiment délicieux de la tendresse maternelle, par combien de vices, et peut-être de crimes, il faudra remplacer tes douceurs et tes consolations !

Heureux encore les sauvages groënlandais au milieu de leurs frimas, si l’on compare leur vie aux peines que le luxe nous cause. La famine ne leur donne que la mort, et l’abondance nous procure mille maladies. On peut du moins remédier à leur disette. Si l’on en croit Crantz, toute l’attention des missionnaires se porte à les soulager de ce fléau, vice de leur climat. Mais, en nourrissant les enfans abandonnés, on leur enseigne en même temps à se nourrir eux-mêmes. « Car nos frères, dit-il, n’ont ni l’intention, ni le talent d’entretenir l’oisiveté des indigens qui n’ont pas appris de bonne heure à pourvoir à leur subsistance. Ils aiment mieux prodiguer leurs soins et toutes leurs ressources à l’éducation des enfans pour les mettre en état de travailler de leurs propres mains. »

Cette année finit à l’ordinaire par la fête du retour du soleil. Les frères Moraves permirent qu’on imitât cette réjouissance profane en donnant des festins dans quatre maisons principales. Mais, à l’exemple de la primitive Église, ils ont épuré cette solennité du paganisme par des espèces d’agapes chrétiennes, où les convives allient une joie innocente avec la décence qu’inspire la religion. Quand les inconvertis invitent un fidèle à leurs festins, « Vous savez bien, répond celui-ci, que nous avons des plaisirs qui ne sont pas les vôtres ; c’est le Sauveur et sa passion. Voilà ce qui nous plaît : suivez vos goûts, et ne troublez pas nos délices par un mélange profane de vos usages avec nos institutions. » Ainsi la société nationale est déjà rompue entre les Groënlandais par la société particulière que les frères Moraves y ont introduite.

L’année 1755 n’eut rien de remarquable au Groënland que pour les météorologistes ou les observateurs de la température des saisons. L’hiver fut extrêmement doux, et la pluie ne fut pas plus froide au mois de janvier qu’en été. Un temps si modéré n’était pas favorable aux oiseaux de mer ; ils cherchèrent le froid entre les îles ; mais il attira d’un autre côté beaucoup de phoques, qui sont rares dans cette saison. Une si douce température se soutint jusqu’au mois de mars, où elle fut troublée par de furieuses tempêtes qui rendirent la mer impraticable, et soulevèrent les vagues au point d’arracher du rivage les bateaux ancrés ou attachés. Au mois d’avril survint une fonte de neiges, accompagnée d’une pluie si abondante, que la nouvelle église de la colonie faillit à en être emportée. Les torrens s’y précipitèrent avec une impétuosité dont rien ne se sauva que les murailles de l’édifice. Heureusement les églises ne sont pas riches au Groënland ; aussi la piété n’y est que plus pure, et la Divinité n’en est que mieux adorée. Des âmes innocentes en font tout l’ornement : les ministres y pratiquent les devoirs qu’ils prêchent. Un clergé d’ailleurs peu nombreux n’y professe point un célibat qu’il ne peut garder. Cette même année il arriva de la Moravie un herrnhuter, qui venait d’y prendre en même temps une femme et le diaconat. Les sacremens de l’ordre et du mariage ne sont pas incompatibles chez les luthériens. Les pasteurs et les brebis en vivent plus tranquilles. Chez les herrnhuters, la femme d’un prêtre, devenue sœur de l’unité, participe en quelque sorte aux fonctions du sacerdoce. Elle peut veiller à l’éducation des filles, ou du moins à leur instruction. Il y a de l’analogie dans les devoirs et les occupations des deux époux. L’esprit intérieur de leur vie monastique et l’esprit public de leurs emplois ne sont pas opposés ni séparés. C’est peut-être un grand bien politique ; et quand la religion le permet, c’est une sage économie dans la discipline ecclésiastique. Au reste, les devoirs du sacerdoce sont d’autant plus faciles à remplir chez les herrnhuters, qu’ils laissent volontiers aux simples fidèles le soin d’instruire et de parler dans les églises. Chacun y peut dire ce que l’esprit de dévotion lui dicte. Les Groënlandais eux-mêmes, sans être catéchistes, prêchent dans les assemblées, et sont quelquefois mieux écoutés de leurs compatriotes que des missionnaires étrangers. C’est qu’ils parlent avec ingénuité, dit Crantz, plutôt de leurs propres faiblesses que des défauts des autres. Ils prient pour les fidèles, et n’invectivent pas contre les mécréans. Ils n’ont point l’art de dénaturer le sens des Écritures par des explications forcées ou par des allusions souvent téméraires et ridicules, comme le font quelquefois les herrnhuters eux-mêmes. Sans travail étudié, sans recherche d’esprit, sans air de suffisance et de capacité, ils font plus d’impression sur les âmes que s’ils leur reprochaient des vices et des scandales qu’une juste récrimination fait souvent rejaillir de l’auditoire sur le prédicateur. Il faut pourtant avouer que le langage de ces prêcheurs du Groënland n’est pas toujours bien digne de la Divinité dont ils se disent inspirés ; mais il est à la portée des Groënlandais, et conforme à leur génie. Comme tous les peuples simples et les nations originales, ils aiment les figures du langage ; mais il faut qu’on prenne ces images dans la nature et dans les mœurs de leur pays. « Vous savez, dit un de ces sauvages baptisés, combien nous abhorrons le sang de la baleine, et pour peu qu’il en tombe sur nos habits, nous les quittons aussitôt pour les laver. Il n’en est pas de même du sang de l’Agneau. Chaque goutte qui s’en répand est un ornement. Oh ! si vous en aviez goûté une fois, vous ne pourriez vous en rassasier. »

Le même orateur sauvage écrivait dans une lettre : « Lorsque je pense à mes péchés, mes larmes coulent de mes yeux ; mais, lorsque je vois l’Agneau sur la croix, je me sauve dans la blessure de son côté comme le poisson de Népisek se cache dans le trou d’un rocher. »

Ces peuples, échauffés par des enthousiastes, brûlent de soif pour le sang de l’Agneau. « Ils en sont altérés, disent-ils, tantôt comme la terre, qui, desséchée par le soleil continuel de l’été, redemande la pluie ; tantôt comme les moucherons ou les cousins qui s’abreuvent du sang de l’homme ; tantôt comme les enfans à la mamelle qui, dès qu’ils s’éveillent, crient après le lait. » Les frères Moraves se félicitent de faire désirer l’eau du baptême avec la même ardeur par les jeunes enfans qui peuvent chanter les hymnes de la mission. Ce désir passe quelquefois des enfans aux vieillards. « Une veuve, disent-ils, très-avancée en âge, vint à Neu-Herrnhut. Elle nous fit entendre par des gestes fort expressifs et curieux à voir qu’elle était restée ensevelie pendant deux jours, au bout desquels elle avait repris ses sens, et assez de force pour sortir du tombeau. Les missionnaires lui répondirent « que c’était le bon pasteur qui avait retiré sa brebis des serres de la mort. Elle fut étonnée d’apprendre que Dieu aimât les hommes à cet excès, et promit de revenir, ou du moins d’envoyer ses enfans à l’instruction. »

C’est avec ce langage, soutenu de tous les autres moyens de propagation qui viennent de la religion ou de ses ministres que les herrnhutistes baptisèrent en très-peu de temps vingt-huit catéchumènes, sans compter onze enfans. Cette année fut donc heureuse. Les Groënlandais eurent des vivres jusqu’à être surchargés de leur abondance. La prospérité attira la foule à la mission, et la mort n’y moissonna que treize baptisés.

Mais elle se dédommagea cruellement dans le printemps de l’année suivante. Dalager, facteur danois, étant allé à Kellingeit pour le commerce des huiles de poisson, en rapporta les plus tristes nouvelles. La famine y était extrême. Une jeune fille qu’il en avait amenée en était la preuve. Ses parens, réduits à ne pouvoir la nourrir, l’avaient laissée dans une caverne déserte pour s’épargner la douleur de la voir mourir de faim. Deux jours après, l’ayant retrouvée encore en vie, ils la jetèrent toute nue dans la mer. Comme elle ne put se noyer, un sauvage qui la rencontra sur le rivage en eut compassion, et, n’ayant rien à lui donner, la mit dans un magasin de vivres, mais déjà vide de provisions. Le facteur arriva dans cette conjoncture à Kellingeit. Touché de pitié, il prit cette enfant, qui n’était plus qu’un squelette desséché par le froid et la faim, la sustenta, l’habilla, la réchauffa de ses propres mains ; puis, lui ayant rendu insensiblement la vie, il l’envoya, dans un sac de fourrure, aux frères de Neu-Herrnhut, offrant de fournir à l’entretien d’une pauvre veuve qui voudrait prendre soin de cette fille. Elle est encore vivante pour la gloire et la satisfaction de son bienfaiteur. Puissent les bénédictions de celle qu’il a sauvée répandre la prospérité sur les jours de cet homme sensible ! C’est la prière que fait Crantz à la fin de ce récit. De pareils tableaux raniment l’Histoire des Voyages. Elle offre souvent des déserts si tristes et si arides, que l’écrivain et le lecteur se rebuteraient au milieu de leur course, si le cœur n’y trouvait pas quelquefois des sites et des momens de repos qui lui permettent de s’épanouir, respirer et s’attendrir.

La rigueur de la saison, disent les missionnaires, y ferma cette année tous les cœurs à la grâce. La faim rendait les esprits sourds à la prédication. On n’y vint point. Il n’y eut même que deux familles qui voulurent hiverner à Kanghek, place communément très-fréquentée. Cependant le froid amena beaucoup d’eiders ; car il paraît que la nature a des équivalens dans toutes ses vicissitudes, soit d’inclémence, soit de bénignité. Le froid, qui chasse les phoques, attire les oiseaux ; et le temps doux, qui n’est pas un attrait pour les oiseaux aquatiques, laisse entrer les phoques dans les baies. Quelle que fût l’âpreté de la saison, il fallut, dès le mois de mars, sortir des cabanes pour chercher de place en place quelques ressources contre la famine. À cette calamité des hivers se joignit l’incursion d’un pirate qui vint des côtes de l’Amérique infester celles du Groënland, sous prétexte que les glaces l’y poussaient. Ce même écumeur avait, dix ans auparavant, pillé les pauvres Groënlandais. Mais en ce moment il y avait de la mésintelligence entre le capitaine et l’équipage de ce navire. Cependant on se tint en garde sur les côtes, parce qu’il avait ses canons chargés. D’ailleurs, comme on avait emmené un Groënlandais à bord de ce vaisseau, le facteur de la colonie fit arrêter quelques gens de l’équipage qui étaient venus à terre, et on les y retint jusqu’à ce que le Groënlandais eût été renvoyé.

Le printemps amena par hasard plusieurs baleines sur les côtes de Bals-Fiord ; mais les habitans de cette baie n’étant pas exercés à la pêche de ce poisson, ils n’en prirent aucun. L’été leur fournit une baleine morte ; et l’automne fit tomber dans leur pêche une sorte d’espadon (connu sous le nom d’ardluit), qui fait la guerre aux phoques pour s’en nourrir. Ce monstre agresseur est si redoutable, qu’à son approche tous les phoques disparaissent. Il a tant de force et d’adresse, qu’il en prend quatre ou cinq à la fois, un dans la gueule, deux sous les nageoires, et un sous sa queue. Mais l’homme attaque à son tour, prend et mange ce poisson dévorant.

La mission n’offre rien de curieux cette année, si ce n’est quelques mots singuliers des Groënlandais, soit convertis, soit inconvertis. Un de ceux-ci disait au sujet du christianisme : « J’ai deux volontés : l’une qui cède, et l’autre qui résiste. Elles sont souvent aux prises ; mais la dernière l’emporte toujours. » « C’était celle de la chair, dit Crantz ; dans tous les temps elle a été l’ennemie de l’Évangile. » Cependant il admire la vivacité de la foi chez les Groënlandais. « Cette foi n’est plus, dit-il, en Israël, c’est-à-dire, en Europe. Il semble qu’elle se réfugie dans le Nord, chez les peuples barbares et sauvages. » Le caractère simple de ces peuples y est sans doute plus propre. On sait que, née en Asie et dans l’Égypte, quand elle vint dans l’empire romain, elle jeta ses premières racines dans l’esprit des nations barbares qui conquirent l’Europe. Après la décadence de Rome, les beaux génies de l’Orient et de l’Afrique, éteignant par leur savoir ou par leur doctrine les restes du goût de la littérature grecque et latine, s’emparèrent de la religion comme de leur domaine, et la firent germer et fleurir par leurs écrits au milieu de l’ignorance que l’invasion des Goths, des Francs et des Germains avait répandue avec les flots de sang, la ruine des villes et l’esclavage des nations policées. Mais sans doute alors comme aujourd’hui les prêtres du paganisme furent les derniers à se rendre : soit esprit d’intérêt ou dureté de cœur, ils ne veulent pas reconnaître la révélation de l’Évangile. Ceux du Groënland ont toujours des objections à faire contre ses dogmes. Un angekok disait un jour à un Groënlandais qui l’exhortait à se convertir : « Je ne vois pas quel avantage ont les croyans sur les mécréans ; car je vous avouerai de bonne foi que je ne me vante pas, comme les angekoks mes confrères, de voyager dans l’autre monde, d’y apporter et d’en rapporter des nouvelles. »

Le chrétien lui répondit : « Quant à nous, soyez sûr que nous devons aller dans un séjour de gloire dont nous ne pouvons pas faire la description, parce que nous ne l’avons jamais vu ; mais cette gloire consiste à voir Dieu de nos propres yeux. Cependant l’âme seule doit jouir de celte vision pendant que le corps retourne en poussière. Au reste, le Sauveur nous donnera sans doute un nouveau corps, parfait à tous égards, pour nous faire participer à sa gloire. »

Quoique Crantz paraisse très-édifié de cette explication des dogmes du christianisme, on peut douter qu’elle soit assez orthodoxe pour satisfaire les chrétiens qui ne sont pas de sa communion. Mais un Groënlandais n’est pas tenu sans doute d’en savoir plus qu’on ne lui en a enseigné sur une doctrine qui a besoin d’une révélation expresse et d’une foi bien vive pour soumettre la raison. Une preuve que la foi seule opère les effets de la foi, c’est qu’une Groënlandaîse qui n’avait pas reçu le baptême qu’elle demandait depuis long-temps, choquée de ce qu’on la renvoyait toujours à la fin du sermon, avec ces paroles liturgiques, ite, missa est, s’en alla si bien, quelle ne revint plus parmi les catéchumènes. Mais, pour une brebis perdue, il en resta plus de soixante dans le bercail, dont trente-six furent admises au bain sacré du baptême.

La moisson spirituelle se ressentit, l’année suivante, de la disette de l’hiver et des ravages de la famine. Les Européens n’en avaient pas encore vu de si cruelle. L’alternative des vents orageux et des temps de neige, jointe aux brouillards gelés qui semblaient exhaler dans les airs comme une atmosphère de glace, ces frimas et ces périls réunis fermèrent la communication des îles, soit entre elles, soit avec le continent. Il ne fut pas possible, jusqu’au mois de mars, d’aller chercher de la nourriture. Les enfans périssaient, d’un côté, sans sépulture ; de l’autre, on les enterrait encore vivans. Le sort de ces victimes perçait chaque jour le cœur des missionnaires : enfin ils se hasardèrent à profiter des premières trêves du froid pour arrêter ou diminuer le cours de cette calamité. Deux de ces frères charitables allèrent à Kanghek.

« Le 23 mars, disent-ils dans leur journal, nous nous mîmes en route. La brume de la mer était encore bien froide ; mais, à la faveur du vent, nous passâmes à Kanghek. En parcourant cette île, nous vîmes une maison qu’on avait abandonnée faute d’huile à brûler pour le chauffage. Près de là nous trouvâmes quinze personnes à demi mortes de faim, étendues dans une espèce de magasin creusé en terre, et si bas, que nous fumes obligés d’y entrer en rampant sur le ventre, sans pouvoir y rester debout. Ces malheureux étaient couchés les uns sur les autres pour s’échauffer mutuellement, sans feu, sans rien. De faiblesse ils ne purent ni se remuer ni parler. Un de nos gens alla leur chercher deux poissons à la mer. Une petite fille, image de la mort dévorante, en prit un, le déchira tout cru avec les dents, et l’avala sans le mâcher : quatre enfans de cette famille étaient déjà morts. Nous distribuâmes à ces misérables affamés une partie de nos provisions, en les exhortant à venir à la mission ; ce dont ils n avaient pas grande envie, par l’éloignement pour l’Évangile et les chrétiens.

» Le 26, nous retournâmes à Neu-Herrnhut. Mais le vent et la mer contraires nous obligèrent de relâcher dans un endroit où nous trouvâmes encore des gens qui n’avaient rien à manger. Les enfans criaient la faim : nous leur donnâmes un peu de farine, qu’ils avalèrent froide et crue. Enfin le soir nous arrivâmes chez nous. »

Ces deux ministres furent bientôt suivis de la famille qu’ils venaient d’arracher à la mort. On distribua ces tristes créatures dans les maisons des Groënlandais. D’abord elles n’y trouvèrent pas grande ressource ; mais à force de chercher elles ramassèrent dans les balayures des arêtes de poisson sucées et rongées, ou quelques pièces de vieux souliers. On les secourut, du reste, autant que le permirent la disette des provisions au-dedans, l’inutilité des courses pour la chasse, et l’impossibilité d’aller à la pêche par les mauvais temps. Cependant, malgré la rigueur de la saison, on attrapa quelques phoques, et l’on tua dans les îles un grand ours blanc, animal très-rare dans ces cantons.

Il fallut subsister de ces faibles ressources jusqu’à Pâques, où commença la pêche du hareng, qui finit à la Pentecôte. Cette pêche fut suivie de la chasse aux rennes, puis de la grande pêche aux phoques. On en prit jusqu’à cent dans un jour, et l’on fut en état d’en tirer pour le commerce cent soixante barils de graisse ou d’huile, tant la belle saison remplaça les vides de l’hiver.

La mission ne retira cette année aucun profit de la famine. L’adversité même, qui ramène à la religion, semblait en éloigner les Groënlandais. Non-seulement ceux qui vinrent réclamer la charité des frères avec le désir apparent ou le prétexte de se convertir s’en allèrent dès qu’ils n’eurent plus besoin d’assistance, mais il y en eut même qui témoignèrent la plus grande répugnance à recevoir les secours de l’humanité des mains des chrétiens, comme s’ils n’eussent vu dans la conversion de ceux-ci qu’une espèce de parjure envers la patrie. « Ces sentimens, dit Crantz, prouvent bien que le salut n’est que l’ouvrage de la grâce ; ni les fléaux du ciel ni les prodigalités de la mer ne pouvaient fléchir l’incrédulité des Groënlandais, jusqu’à ce que l’Esprit saint eût touché leur âme. » On a même vu ceux qui, malgré leur conviction intérieure, s’étaient raidis contre les assauts de l’indigence, se rendre, dans la liberté de l’aisance, aux douces semonces de la parole divine qui les appelait au christianisme. Ainsi, tandis que, dans les hivers précédens, la peuplade de Neu-Herrnhut s’était accrue de trente à soixante personnes, cette année elle n’augmenta que de sept. Cependant, à la fin de l’automne, le nombre des habitans monta jusqu’à quatre-vingt-douze.

Tout y était dans le meilleur état. L’abondance y ramena la joie et la santé. On ne perdit pas un seul homme à la pêche. Il y eut pourtant des accidens. Un pêcheur enfermé dans les glaces fut obligé de sauter sur un glaçon, et d’y suivre le courant, en traînant son kaiak où était pris un phoque. Il fut emporté avec sa pêche l’espace de trois milles ; après quoi son radeau de glace se rompit ou se déroba sous ses pieds, et le laissa, plongé dans l’eau jusqu’aux aisselles, gagner le bord comme il put. Un missionnaire aussi faillit à se noyer dans un umiak qui fit eau par le fond. Mais ayant été recueilli par un autre bateau, on recousit une pièce de cuir à son umiak, et les femmes se remirent à ramer.

La petite église de Neu-Herrnhut fut troublée par quelques scandales. Les courses avaient mis la dissipation dans le troupeau. Il fallut excommunier six chrétiens que le serpent avait débauchés, dit Crantz. Ces brebis chassées se perdirent tout-à-fait ; il leur arriva des malheurs loin du bercail, et les disgrâces qui suivirent leur punition aidèrent à contenir les fidèles dans l’obéissance. Mais les voies de la religion doivent être douces et persuasives. Pour gagner les cœurs, il faut les toucher. Rien ne faisait plus d’impression sur les Groënlandais que les lectures dont on les entretenait dans les assemblées de la congrégation. La longue nuit des jours d’hiver se passait à lire des lettres édifiantes ; tantôt c’était la vie de quelques enfans du herrnhutisme morts en Europe avec ces sentimens d’enthousiasme dont il est si facile, mais si dangereux de prévenir la raison dans le premier âge ; tantôt c’était une peinture de la misérable condition des nègres condamnés par leur naissance, leur faiblesse ou leur férocité même, à vivre dans un esclavage éternel. On leur représentait ces malheureux vendus à des maîtres impitoyables par des brigands d’Afrique ou d’Europe qui vont à la poursuite des nègres, comme les nègres vont à la chasse des tigres. Les Groënlandais frémissaient de rage à ce récit, et bénissaient les horreurs de leur climat qui les défendait de l’inhumanité des avides Européens ; car tous les fléaux de la nature ne révoltent pas le cœur humain comme les injures de l’homme. Ces sauvages, heureux sous le joug volontaire de la religion, trouvaient les tempêtes, les glaces, la disette et la famine, douces et légères au prix de la servitude personnelle, des travaux forcés et des outrages de toute espèce auxquels la race des hommes blancs a soumis celle des hommes noirs. De l’Afrique on transportait l’attention des nouveaux chrétiens sur l’Amérique, où les herrnhuters avaient aussi des frères et des sœurs. Quand on lut aux Groënlandais la perte de la congrégation de Gnadenhutten en Pensylvanie, ils en furent touchés jusqu’aux larmes. Cette catastrophe avait consumé dans les flammes quelques herrnhuters européens des deux sexes : mais les sauvages américains n’avaient perdu que leurs effets et s’étaient sauvés à Bethléem, où la commisération leur fit trouver des ressources pour le vêtement et la nourriture. La religion, qui dans des temps de ferveur étend et resserre les liens de l’humanité, fit la même impression de charité sur les Groënlandais que sur les Pensylvains. Ceux-là voulaient tous contribuer au soulagement de leurs frères de l’Amérique. « L’un dit, J’ai une belle peau de renne que je donnerai ; l’autre, J’ai une paire de bottes neuves que je veux envoyer ; un autre, Il faut que je donne un phoque pour la nourriture et le chauffage de ces pauvres gens. » Ces offres, accompagnées de larmes de joie, douce effusion d’une pitié secourable, ne furent point rejetées ; et quelle que fût la valeur de la contribution, on en convertit les effets en argent qu’on fit passer aux herrnhuters d’Europe pour l’employer en Amérique.

Ce seul trait dédommage de la stérilité d’événemens qui fait languir la curiosité dans les annales du Groënland. Les missionnaires remplissent ce vide de lambeaux de discours, édifians, si l’on veut, mais décousus, que l’imagination des sauvages enthousiastes leur dicte dans les accès de dévotion. Ce sont des comparaisons entre les brouillards de l’hiver et les ténèbres de l’incrédulité ; entre le courant du flux qui jette sur le rivage l’algue ou l’herbe de mer, et le sang de l’Agneau où les âmes chrétiennes nagent entraînées par les torrens de la grâce jusqu’au port du salut. Ensuite c’est le registre mortuaire de l’année. On y trouve la mort d’un enfant de neuf ans qui avait beaucoup de mémoire, et surtout de piété. On loue son assiduité à l’école, son goût pour le chant, et même pour la poésie, joint à une vivacité d’esprit qui se montrait quelquefois par un peu de folie.

Tous ces sentimens étaient autant de pas et de préparatifs pour la conversion du Groënland. L’année 1758 fait époque dans les annales du herrnhutisme par la fondation d’une seconde église ou mission qui fut érigée à Lichtenfels. Cet événement demande un récit préliminaire qu’il faut reprendre d’après Crantz.

La congrégation du Groënland, dit-il, s’était accrue jusqu’au nombre de quatre cents néophytes baptisés, sans en compter deux cents passés au rang des élus dans l’éternité. C’était avoir beaucoup fait dans l’espace de vingt ans pour un pays très-mal peuplé. La mission de Neu-Herrnhut ne devait guère en attendre davantage, surtout du Nord, parce que les colonies danoises, qui s’y étaient établies dans cet intervalle, avaient toutes un missionnaire de la métropole. Elle ne pouvait donc gagner des âmes que du côté du sud, où le Danemarck n’avait point de colonies.

Le Bals-Fiord, les îles de Kanghek et de Kokernen fournissaient du monde à la nouvelle peuplade, parce qu’elles offraient une station en hiver aux voyageurs du nord et du sud, qui allaient commercer les uns chez les autres. C’est là que les missionnaires faisaient leurs excursions et leurs recrues apostoliques, mais d’une manière peu suivie et précaire, comme chez des passans qui n’y avaient point d’établissemens. Quelque avantageuse que soit en effet la position de Bals-Fiord, la meilleure peut-être de tout le Groënland, les Groënlandais ne s’y fixaient point, soit par attachement pour le lieu de leur naissance, les insulaires n’aimant point le continent, et les habitans de la terre ferme ne pouvant s’habituer dans des îles ; soit parce que la pêche du phoque étant différente, selon les endroits que ces animaux fréquentent, on risquerait de mourir de faim un an ou deux avant de se former aux différentes méthodes de cette pêche. Aussi n’y avait-il que l’empire de la religion sur les esprits qui pût accoutumer ces sauvages étrangers au séjour de Neu-Herrnhut, qui est à cinq ou six lieues de la pleine mer. D’un autre côté, les missionnaires ne souhaitaient pas que leur peuplade se multipliât au delà de certaines limites. Les établissemens qu’embrasse leur institut ne se bornent pas à la prédication et aux fonctions purement spirituelles du zèle religieux, mais elles comprennent l’éducation et le gouvernement des hommes, depuis la naissance jusqu’au dernier âge. Une maison de nourricerie, les écoles, les assemblées de conférence et d’instruction de toute espèce exigent un emplacement et un entretien qui ne comportent pas une population fort nombreuse. Le Groënland n’est pas comme de certaines terres en friche qui ne demandent que de la culture pour nourrir beaucoup d’habitans. Le sol et le climat y repoussent les hommes ; ses rochers ne sont pas de ces pierres que Deucalion et Pyrrha n’avaient qu’à jeter sous la jambe ou par-dessus la tête pour repeupler l’espèce humaine.

Aussi les herrnhuters délibérèrent, en 1752, s’ils n’établiraient pas à Kanghek ou à Kariak, qui est à six lieues de Neu-Herrnhut, une paroisse succursale pour le soulagement de cette église. Mais leur délibération n’eut pas de suites. Deux ans après, le Danemarck ayant établi un comptoir à Fisker-Fiord, les Groënlandais qui étaient venus de cette côte à Bals-Fiord durant l’été s’en retournèrent chez eux ; et quelques-uns de ceux qui s’étaient fixés à Neu-Herrnhut dirent aux frères qu’ils ne pouvaient y rester, et que, si l’on voulait les convertir il fallait venir demeurer avec eux dans un séjour plus méridional. Deux herrnhuters ayant pris connaissance du local, instruisirent la congrégation de l’état des choses et du désir que témoignaient les Groënlandais de Fisker-Fiord. On présenta un mémoire au comte de Berkentin, alors président de la chambre du commerce du Groënland. La société apostolique offrait à la compagnie marchande d’aller s’établir dans ce comptoir si elle pouvait y être utile au commerce. Cette proposition fut agréée ; mais l’exécution en fut différée.

Enfin, en 1768, le temps vint de mettre la main à l’œuvre. Matthieu Stach, qui avait toujours montré la plus forte envie de porter l’Évangile aux Sud-Landais, en obtint la permission à Herrnhut, où il était ; il en partit avec deux frères qu’il y avait recrutés pour assistans. Ils traversèrent le théâtre de la guerre en Allemagne, et se rendirent à Copenhague par Hambourg. Ils s’embarquèrent le 4 mai. Dans la traversée, ils n’essuyèrent ni tempête, ni presque point de mauvais temps : ce bonheur singulier fut accompagné des meilleurs traitemens de la part des gens du vaisseau. La situation des frères Moraves avait bien changé depuis vingt ans. Dans les premiers voyages qu’ils firent au Groënland, comme on ne voyait en eux que des hommes grossiers, sans naissance, sans bien, sans éducation, qui obtenaient de la cour un passage gratuit sur les vaisseaux marchands, sans qu’on sût à quel titre et pour quel objet, ces mendians étaient accueillis avec très-peu d’égards et beaucoup de mépris. On les raillait, on les insultait, et les sarcasmes, disent-ils, rejaillissaient jusque sur la religion qu’ils allaient prêcher. Mais, en 1750, le commerce du Groënland ayant été donné à une compagnie royale, il fut réglé, pour ce qui concernait les missionnaires, que désormais, au lieu des franchises dont ils avaient joui jusqu’alors, ils paieraient un fret modéré. À cette condition les armateurs recherchèrent des passagers dont le transport, loin d’être à la charge des navigateurs, pouvait favoriser le commerce dans un pays où ils avaient beaucoup d’influence sur l’esprit des habitans. Aussi les trois frères reçurent toutes sortes de politesses et de marques d’attention, soit des officiers, soit de l’équipage du vaisseau sur lequel ils passèrent à la mission de Neu-Herrnhut. À peine y furent-ils arrivés, le 27 juin, que dès le 19 juillet suivant ils partirent avec quatre familles de Groënlandais, au nombre d’environ trente-six personnes, pour aller fonder une nouvelle église à Fisker-Fiord, près du comptoir de la colonie danoise. Leur guide, qui était né dans ce canton, les mena dans une île assez grande : après l’avoir parcourue, on reconnut un endroit appelé Akonamiok, à trois milles de la pleine mer. Cette situation avait l’inconvénient d’être fermée au midi par une haute montagne qui lui interceptait durant trois mois de l’année les rayons du soleil, si rares et si précieux au Groënland ; mais on y avait de l’eau courante qui ne gelait pas même en hiver, un bon abri pour les canots, un chemin toujours sec du côté de la mer : c’étaient autant d’avantages pour attacher, pour attirer les Groënlandais à la mission. On planta donc les tentes dans cet endroit, où était encore une vieille maison du pays.

Le premier soin fut d’en bâtir de semblables avec des pierres et des mottes. Comme chacun travaillait pour soi, les missionnaires, ne tirant pas de grands secours des Groënlandais, n’avancèrent pas beaucoup leur maison. L’un d’eux était obligé de faire la cuisine ; d’ailleurs ils n’avaient pu se procurer d’outils ni d’ustensiles, soit de Copenhague ou de Neu-Herrnhut. Ils étaient obligés de rouler des pierres à force de bras, de porter la terre dans des sacs, d’aller chercher des mottes par eau. Pour le toit, ils n’avaient que quelques lattes, sans soliveaux. Heureusement, à peine avaient-ils fini la maçonnerie, que le flux jeta sur les bords de leur île deux grosses pièces de bois de charpente. Ils les recueillirent, comme si c’eût été un présent du ciel apporté par les anges.

Leur maison fut composée d’une chambre de quinze pieds en carré, et d’une autre pièce qui servait de dépense et de cuisine. Le toit, à la hauteur de six pieds, plat et sans talus, fut appuyé sur deux piliers. Les lattes furent revêtues d’une double couche de mottes, et le tout couvert de vieilles peaux, de même que l’intérieur des murailles en était tapissé.

Les Groënlandais bâtirent pour eux une maison où ils entrèrent le 14 octobre. Mais les provisions commençaient à leur manquer, lorsqu’ils découvrirent assez près de chez eux une petite baie où il était entré des phoques. Après les avoir enfermés dans ce golfe, ils en tuèrent assez pour en fournir au facteur de la colonie voisine trois ou quatre barils d’huile. Comme les naturels du pays n’y avaient jamais vu venir de ces animaux, on ne manqua pas d’attribuer cet effet du hasard aux vues d’une providence miraculeuse.

Bientôt on vint de tous les environs, les uns pour voir, les autres pour entendre les missionnaires. Le comptoir danois était séparé de la mission par un chemin de six milles, coupé de rochers et de vallées. Les hommes venaient par eau, les femmes par terre. De leur côté, les missionnaires allaient chez les inconvertis ; mais le chemin était si dangereux, qu’un d’entre eux ayant glissé se serait brisé la tête, s’il ne fût heureusement tombé dans un abîme comblé de neige. Ainsi commença cette nouvelle fondation. On y établit le même ordre qu’à Neu-Herrnhut pour les exercices de la mission. Elle fut fréquentée beaucoup par les femmes, et très-peu par les hommes. Dès l’année suivante, dit Crantz, les maris oublièrent les prédicateurs, et renoncèrent au privilége inestimable d’être les premiers fruits de cette nouvelle plantation de la foi.

C’était la même disposition d’esprit dans les sauvages qui allaient à Neu-Herrnhut. Quelques-uns y rendaient visite à leurs parens, mais avec la précaution de ne pas trop écouter les prédicateurs : « Car ils s’étaient aperçus, disent-ils, que plusieurs de leur nation, et surtout des jeunes gens, après avoir entendu seulement une ou deux fois parler de la mort et de la croix de Jésus, s’en étaient laissé enticher, ou même ensorceler, au point de n’avoir plus eu de repos, jusqu’à ce qu’ils fussent venus vivre avec les croyans, au grand regret de leurs parens et de leurs amis. » « Est-il bien étonnant, ajoute Crantz, sur le mot ensorceler, que des païens regardent le christianisme comme un sortilége, quand des chrétiens éclairés attribuent à la magie des effets naturels qu’ils ne peuvent nier ni comprendre ? »

Ce missionnaire, achevant l’histoire de cette année, dit qu’elle fut très-douce et presque sans hiver, eu égard au climat. Janvier donna plus de pluie que de neige ; mais il neigea si fort et si long-temps en avril, qu’on fut obligé d’aller en raquettes ou souliers de neige jusqu’à la fin de mai. La pêche fut abondante, et la mer, toujours ouverte, parut enceinte ou grosse de harengs.

Dans le nécrologe qui termine les annales de 1758, on parle d’une chrétienne dont la vie eut quelque singularité. Présentée au baptême à l’âge de douze ans par ses parens, ils voulurent la ramener quelque temps après dans leur canton du sud, parmi les sauvages inconvertis. Elle implora le secours des Herrnhuters, qui la retinrent à la mission malgré sa famille. Deux ans après, son père et sa sœur revinrent pour l’enlever ; mais elle fut délivrée de leur persécution par leur mort, qui suivit de près leur arrivée. Un de ses parens essaya de nouveau de la faire revenir au lieu de sa naissance, mais sans succès. La chrétienne fut inébranlable. Trois ans après, elle se cassa la jambe, devint boiteuse ou percluse, tomba dans la consomption, et mourut au bout d’un an avec résignation.

La mission perdit encore un enfant de quatre ans, qui fut jeté par un coup de vent contre un rocher, et se brisa l’épine du dos. « Durant sa maladie, il disait : Je veux m’en aller. — Où, mon cher enfant ? lui demandait son père. — Trouver le cher Agneau, » répondait-il, parlant sans cesse du sang et des plaies de l’Agneau.

Après cet enfant, mourut cette même Judith dont on a déjà parlé. Elle était d’abord de la plus profonde stupidité ; mais dès qu’elle fut chrétienne, et qu’elle eut voyagé avec les frères Moraves en Allemagne, elle fit tant de progrès, qu’on la mit à la tête du bercail des sœurs du Groënland. Elle catéchisait, prêchait, enseignait ; elle écrivit plusieurs lettres dont Crantz donne un léger extrait. Entre autres, avant que de mourir, elle dicta ces mots pour une de ses sœurs spirituelles avec qui elle s’était intimement liée à Herrnhut. « Ma chère amie, je vous envoie le dernier baiser de mon cœur. Mon tabernacle tombe de faiblesse ; mais je verrai bientôt les blessures de l’Agneau. Je salue encore une fois toutes les sœurs qui sont avec vous. Je me sens trop épuisée pour en dire davantage. Votre chère Judith. » Ainsi meurent les inspirés du Groënland, avec le langage des premiers apôtres du christianisme, répétant dans leurs lettres les épîtres de saint Paul, et se croyant aussi remplis que lui des dons de l’esprit saint. Ils vivent dans l’erreur, mais ils meurent contens.

La suite des annales du Groënland ressemble au commencement. Ce sont toujours des prêcheurs illuminés, qui, par des discours inintelligibles, attirent des sauvages stupides à des cérémonies, ridicules sans doute, puisqu’elles ne sont pas consacrées au culte de la véritable église. Car, en ce genre, tout ce qui n’est pas révélé devient absurde, et ne peut qu’indigner la raison. Ainsi l’on doit faire grâce au lecteur de toutes les oraisons jaculatoires dont Crantz a rempli les trois quarts d’un assez gros volume. S’il espère par cette pieuse adresse augmenter en Europe le nombre des prosélytes du herrnhutisme, il doit craindre de diminuer encore davantage celui des vrais croyans. Que fait-il, si ce n’est démolir le temple auguste de la religion pour bâtir des autels aux idoles de son imagination ? Foulons en passant toutes les chimères des herrnhuters, et ne recueillons dans les légendes de leurs missions que ce qui s’y trouvera d’instructif ou de curieux pour l’esprit humain.

On y verra cette année une terreur panique. Elle fut répandue par un Groënlandais de la baie de Disko, qui avait fait un voyage en Hollande avec un pêcheur de baleine. Revenu dans son pays, il y sema le bruit qu’au printemps suivant il devait y venir une flotte pour exterminer les Européens et les nationaux qui se trouveraient mêlés avec eux. Cette fausse alarme fit déserter les Groënlandais du voisinage des missions. Vingt bateaux des habitans du sud retournèrent aussitôt vers la côte, avec tous les pêcheurs établis à Kanghek. Ainsi ce peuple était le jouet de toutes les erreurs qu’on lui débitait.

Les angekoks profitaient de ces désertions pour rétablir leur empire ; et quand ils ne pouvaient pas désabuser les esprits des prestiges du herrnhutisme, ils venaient étudier cet art de séduction pour en renforcer leurs artifices. Un angekok, chaque peuplade a le sien ; celles qui ne sont pas assez riches ou assez nombreuses pour en entretenir un de ces devins sont méprisées de toutes les autres ; un angekog vint avec sa femme à Litchtenfels dire qu’il voulait se convertir. Mais il avait l’intention, dit-on, en formant des liaisons avec des chrétiens, d’en être protégé contre des ennemis qui le poursuivaient pour un meurtre ; comme si le christianisme pouvait être un asile d’impunité pour les assassins. Ces imposteurs ont encore un autre dessein : c’est d’acquérir, en fréquentant les missionnaires, quelque nouveau charme pour fasciner les yeux d’un peuple grossier. L’association qu’ils font des saines idées de la religion avec leurs impostures est un appât de plus, qui sert à établir leur crédit et leur réputation. Aussi les coadjuteurs groënlandais de la mission n’aiment point à parler de l’Évangile avec les angekoks, parce que ceux-ci mêlent cet antidote à leur poison, dont ils espèrent augmenter le débit par cette supercherie. Enfin s’ils n’ont pas le talent de grossir le nombre de leurs dupes, ils cherchent du moins à débaucher les chrétiens. Ce qu’il y a de singulier, c’est que les femmes se mêlent toujours de la perversion comme de la conversion des hommes. Deux ou trois familles désertèrent la mission de Neu-Herrnhut à l’instigation ou par l’obstination de méchantes femmes, qui, dit Crantz, n’y trouvaient pas à satisfaire la double intempérance dont elles étaient tourmentées.

Cette année ne fournit rien de plus curieux à l’histoire, si ce n’est quelques effets du mauvais temps. Deux Groënlandais envoyés à la colonie de Frédrics-Haab pour y porter des lettres, furent au retour assaillis par les glaces qui ballottèrent leurs kaiaks deux jours entiers. Dans les fatigues qu’ils se donnèrent pour s’en débarrasser, la sueur qui perçait de leur corps se glaça sur leurs habits. Un de ces messagers eut une main gelée. Ils seraient morts de soif tous les deux, s’ils n’étaient arrivés la troisième nuit à leurs cabanes, où ils trouvèrent enfin de l’eau.

Au mois de septembre, la nouvelle maison de Litchtenfels essuya des secousses, comme d’un tremblement de terre, quoiqu’elle fût très-basse et qu’elle eût des murailles épaisses de quatre pieds. Les maisons d’alentour eurent leur toit fendu ; les bateaux à sec furent emportés par l’ouragan ; huit hommes se noyèrent en pleine mer. Cette tempête se fit sentir au loin ; car dans le même temps la Baltique et le Categat eurent plusieurs vaisseaux perdus. Cet ouragan fut précédé et suivi de tourbillons de feu qui parurent dans les airs. Un de ces météores tomba près d’une maison ; l’incendie y prit, mais fut éteint. Un semblable phénomène arriva la veille de Noël, à midi. Quelque extraordinaires que paraissent ces effets de la nature, Crantz parle encore d’une tempête arrivée deux ans auparavant. Elle éclata le 22 septembre 1757, avec un vent de sud accompagné de pluie et de neige. On vit des éclairs d’une force inouïe au Groënland, et rare en Europe, mais sans aucune suite de feu ni le moindre bruit de tonnerre. On crut sentir en même temps un tremblement de terre.

L’année 1760 ne fut pas fertile en événemens, non plus qu’en provisions. L’hiver enchaîna le Groënland dans une profonde inertie. Le froid excessif y fit sentir la disette de très-bonne heure. Les glaces y régnèrent en si grande quantité jusqu’à la fin de mai, que, même à Pâques, on ne put apercevoir, de la cime des plus hautes montagnes, le moindre espace ouvert à la navigation sur une étendue de mer très-considérable. Cependant la rigueur de la nature n’alla pas jusqu’à la famine ; et si la charité se trouva dépourvue de ressources, les besoins de l’indigence ne furent pas extrêmes.

Mais la mission se ressentit de cet engourdissement général, et la ferveur des chrétiens en parut refroidie. On vit, selon le proverbe allemand, le plus près de l’église, et le dernier dedans ; c’est-à-dire que les sauvages qui venaient de loin montraient plus d’ardeur pour la parole divine que ceux qui vivaient dans le voisinage des chrétiens, et surtout des Européens. « On peut comparer, dit Crantz, les sauvages de la nature à une terre inculte qui ne produit rien, mais qui n’attend que de la semence pour être fécondée ; et les Groënlandais qui ont été gâtés par le commerce des Européens, à une terre qui, donnant d’elle-même des ronces et des chardons, n’en est que plus difficile à défricher et à cultiver. » En général les Européens sont plus édifiés de la dévotion des Groënlandais que ceux-ci ne le sont du christianisme des Européens. La doctrine est plus pure en Europe, et la morale au Groënland. C’est qu’il est plus aisé d’inspirer des opinions que des mœurs : celles-ci tiennent aux besoins, qui ne reçoivent guère de loi que de la nature ; celles-là dépendent beaucoup de l’ignorance de l’esprit humain, qui, dans son incertitude, reçoit indifféremment toutes les erreurs ou les vérités qu’on lui présente. Il n’appartient pas toujours aux rois de donner des mœurs à leurs peuples : mais tout homme de génie, s’il est éloquent, peut donner des opinions à son siècle. Souvent même l’enthousiasme suffit aux ignorans pour répandre leurs idées. On le voit par les progrès que l’hétérodoxie du herrnhutisme a fait dans le Groënland.

La petite congrégation de Litchtenfels s’agrandit tout à coup cette année de neuf familles, qui composaient cinquante-cinq personnes. « Ce fut une grande joie, dit Crantz, de voir entrer dans le parc toutes ces brebis noires ou sauvages. ». C’était au mois d’août : comme la saison d’hiverner approchait, il fallut profiter du beau temps pour préparer un abri à ce petit troupeau. Les Groënlandais agrandirent leur habitation ou maison d’hiver jusqu’à soixante-quinze pieds de longueur sur quinze de largeur. Les filles et les veuves furent mises dans des logemens séparés. Mais la grande maison logea soixante-quatre personnes, et servit à tenir les assemblées de religion. C’est là qu’on retrouvait l’esprit de l’Évangile dans la paix et la concorde des familles, mais non dans le langage des néophytes, trop étranger à la raison pour être celui de la vérité.

« Comme Ève fut formée de la côte d’Adam, dit un de ces sauvages enthousiastes, ainsi le chrétien formé du côté de l’Agneau devient chair de sa chair, os de ses os. Vous savez, dit un autre, comment les moucherons (ce sont les cousins) se nourrissent, dans l’été, de notre sang, mais que nous les tuons ou les chassons. Jésus ne fait pas de même. Il se plaît à nous voir entrer dans ses blessures pour y rassasier notre âme de son sang. »

Voilà les comparaisons avec lesquelles on édifie peut-être les Groënlandais ou des frères Moraves ; mais on scandalise infailliblement les vrais chrétiens, qui se repaissent des vérités sublimes de l’Évangile, et non pas d’illusions et de similitudes ; honteux abus, jeux indécens de l’esprit humain. Hâtons-nous d’abréger sur des puérilités.

Ce fut l’année suivante que Crantz, avec un de ses confrères, s’embarqua pour le Groënland, dans l’intention de voir ce pays par lui-même, et d’y prendre des notions exactes pour en faire une histoire fidèle. « Je partis, dit-il, le 17 mai de Copenhague. Je ne pouvais être ni mieux traité par les hommes, ni plus mal par le temps. Les gens du vaisseau me comblèrent de prévenances ; mais, outre que nous fûmes trois semaines auprès des bas-fonds de Bus sans pourvoir faire plus de six lieues, j’eus cinq tempêtes à essuyer, dont la dernière, qui m’accueillit à la pointe du Groënland, fut la plus dangereuse. Cependant les vents de nord et d’ouest, qui nous retardèrent, avaient éclairci les glaces flottantes ; de façon qu’à quelques montagnes près, que nous vîmes même d’assez loin, la mer fut libre, et sembla nous ouvrir l’entrée de Bals-Fiord ; mais, avant d’y emboucher, un calme soudain nous prit, et, nous laissant à la merci du courant, faillit à faire échouer notre vaisseau contre les rochers de Kokernen. Heureusement, comme nous n’étions plus qu’à deux portées de fusil de cet écueil, un vent nous éloigna de la côte, et nous remit en pleine mer. Enfin nous arrivâmes à Neu-Herrnhut onze semaines après être partis de Copenhague.

» Dès le 3 et le 4 d’août nous vîmes arriver à la mission beaucoup de Sud-Landais ou sauvages méridionaux ; mais ils n’avaient pas la moindre idée de religion. Ils venaient dans nos chambres nous parler de la beauté de leur pays, en nous invitant à les y suivre. Voulions-nous les entretenir du bonheur des croyans, ils répondaient qu’ils n’entendaient rien aux discours des Européens, et que l’immortalité de l’âme, les noms de Créateur et de Sauveur, étaient pour eux des mots incompréhensibles. Alors nous appelâmes un Groënlandais, qui leur fit une explication très-claire de cette doctrine. Ils en furent frappés et agités. »

C’était le premier effet de la prédication de porter l’inquiétude dans l’âme des sauvages. Ils désiraient la vérité des dogmes du christianisme ; ils espéraient, ils craignaient, ils doutaient. Cette perplexité les suivait partout, jusqu’à ce qu’ils eussent ou rompu toute liaison, ou fait une alliance éternelle avec les chrétiens. Mais la jeunesse se rendait le plus souvent sans combattre. On voit une fille s’arracher de sa famille, et venir habiter à la mission. Son père et sa mère vont l’y chercher. Elle pleure et demande à se convertir. Rien ne peut la ramener à la cabane paternelle, ni la parole que lui donne son père de la laisser revenir au printemps, ni la tentation de beaux habits que lui promettent ses frères. Cependant son cœur se brise entre les mouvemens de la nature et les impulsions de la grâce. Elle tombe dans l’espèce de convulsion que de tels combats font toujours éprouver à la sensibilité du sexe et de l’âge les plus prompts à s’attendrir. Ce spectacle porte le trouble et la douleur dans les entrailles du père. Il ne peut quitter sa fille ; il reste avec elle à Neu-Herrnhut, tandis que ses fils désolés vont rejoindre à Kanghek leur frère aîné. La grâce n’est victorieuse qu’à demi. La nature souffre, une famille est mutilée, et ses membres déchirés palpitent dans l’angoisse. Telles sont les scènes touchantes et cruelles que donne une religion qui porte le glaive dans la chair et le sang, lorsque, pour se faire suivre, elle veut qu’on brise les nœuds les plus chers et les plus sacrés, les liens éternels qui unirent les familles avant les sociétés, et les sociétés avant les sectes. Est-ce, encore une fois, aux propagateurs de la doctrine de ce Luther qui rompit les barrières du cloître et du célibat monastique, est-ce à ses disciples de séparer, pour ainsi dire, ce qu’il avait rejoint, les pères et les enfans ? Aussi n’est-il pas étonnant qu’un Groënlandais à qui l’on demande s’il ne veut pas assister à la prédication des frères Moraves réponde : « Non, je ne veux pas y aller ; cela me rendrait malade. » Crantz dit que ces mots signifiaient que la prédication le mettrait mal avec lui-même ; mais on pourrait croire qu’un Groënlandais prenait ce mot à la lettre, quand on voit, en effet, la mission fréquentée surtout par des infirmes, des paralytiques et des estropiés. Un homme, entre autres, après avoir eu les pieds gelés par le froid, se les était laissé couper ; et cependant, ainsi mutilé, ce chrétien gouvernait un kaiak avec tant d’habileté, qu’il n’y avait pas de pêcheurs groënlandais qui vécut de son travail avec plus d’aisance.

Du reste, la congrégation de Neu-Herrnhut augmenta cette année, mais de quinze enfans sur vingt-cinq baptêmes. Elle perdit d’un autre côté seize néophytes, qui moururent ; un seul périt par accident. « Ce fut, dit Crantz, le petit Jonas, enfant de trois ans, qui ravissait les missionnaires par son chant. Il était assis au soleil pour y respirer une douce chaleur ; et pendant que sa mère allait lui chercher à boire, une pièce de glace fondue au dégel tomba sur le corps de cet enfant et l’écrasa. Telle est la vie que l’on mène au Groënland ; le dégel du printemps n’y est pas moins funeste que les glaces de l’hiver. Puisque l’Évangile est fait surtout pour les malheureux, il ne manquera jamais de disciples ; car il y a toujours des victimes à consoler : celles de la société chez les Européens, celles de la nature chez les Groënlandais. Un d’entre eux disait à une vieille femme, qui sentait avec effroi les approches de la mort : « Nous craignions comme toi, la peine de mourir ; mais depuis que nous espérons d’aller vivre avec le Sauveur, cette crainte s’est évanouie. Ah ! dit la mourante, que vous êtes heureux ! » C’est dans ce moment où l’homme soupire pour l’immortalité que la religion inspire ses terreurs ou ses espérances ; mais alors le juste n’a rien à craindre.

Le petit troupeau de Lichtenfels s’était accru de trente catéchumènes dans une année. Les missionnaires avaient besoin d’assistans ; mais comment pouvoir les loger ? Leur grande maison était trop petite, et d’ailleurs presqu’en ruine. Un pan de muraille était tombé deux fois ; les corbeaux en avaient rongé la couverture de cuir, et la pluie tombait à travers le toit par mille trous. Enfin il s’y était amoncelé tant de neige de toutes parts, qu’on passait sur la maison sans s’en apercevoir. La mission attendait une charpente d’Europe ; mais la saison était avancée, et l’on se disposait à réparer le vieil édifice, quand on apprit le 8 juillet qu’un vaisseau venait d’arriver à Frédrics-Haab, chargé de toutes les pièces de charpenterie prêtes à mettre une maison sur pied.

Quelle joie ! mais aussi quel embarras ! Il n’y avait que trois ouvriers, dont un était malade. Le reste de l’été ne laissait pas assez de temps pour achever cet édifice. On était même indécis sur l’emplacement ; mais un texte de l’Écriture qu’on trouva dans l’office du jour détermina les frères à mettre la main à l’œuvre ; car c’est l’espèce de sort qui les guide quand ils sont irrésolus. Une allusion, un rapport de leur lecture à leur situation est pour eux une inspiration. Il semble que l’esprit saint ait moins parlé aux Juifs qu’aux herrnhuters, ou que ceux-ci soient les seuls héritiers de l’ancien et du nouveau Testament.

Par un surcroît d’attention de la Providence sur eux, il était survenu cinq des confrères de Neu-Herrnhut à Lichtenfels. Tous se firent maçons ou charpentiers. Mais l’ouvrage allait lentement, à cause de la pente du terrain ; ils bâtissaient sur la croupe d’une colline. Il leur fallut donc élever un mur de dix pieds d’un côté, pour égaliser le plan de la maison. Ce travail coûta beaucoup de temps à un grand nombre d’ouvriers. Enfin il leur arriva du secours. Au retour de la pêche du hareng, les Groënlandais se mirent à porter des pierres sur leur dos, et de la terre dans leurs vieux habits d’hiver, faute de sacs. Le capitaine du vaisseau se prêta même au besoin des frères en venant décharger son bois de charpente dans un endroit assez voisin de leur habitation, au lieu de le débarquer au comptoir de la colonie, qui était à trois milles plus loin. Ces attentions, la bonne volonté des gens de l’équipage, l’empressement des Groënlandais, tout concourut si bien à hâter l’ouvrage, que, malgré le mauvais temps, l’édifice fut mis sur pied dans le court espace de trois semaines.

On poussa l’intérieur du logement avec la même activité. Dès le commencement d’octobre, il y eut deux chambres en état d’être habitées. Tous ces travaux furent précédés et accompagnés de prières et de sermons relatifs au but de cette pieuse fondation, et la ferveur de la dévotion ne faisait qu’échauffer l’ardeur des ouvriers.

Cependant l’année avait été fort rigoureuse. L’éternel ennemi de ce climat inhabitable, le froid avait affamé les Groënlandais jusqu’à la fin de mai. La terre, couverte de neige, et la mer de glaces, les avaient tenus bloqués dans leurs cabanes après la consommation de toutes les provisions. On avait extrêmement souffert sur les côtes du sud. Quoique les plus voisines du soleil, elles sont les plus exposées aux glaces flottantes que le nord y débouche par la mer orientale. Dès que ces obstacles cessèrent, on se répandit dans le Fisker-Fiord, pour attraper du poisson ; mais un coup de vent emporta les pêcheurs si loin, qu’ils eurent de la peine à regagner la terre. Sans tente et sans abri, ces malheureux, échappés du naufrage, restèrent deux jours et deux nuits exposés à toutes les rigueurs d’un ciel nébuleux, dont la rosée n’était que de glace. Quelques-uns en eurent les membres gelés, et ce ne fut qu’à force de se battre et de se tramer les uns les autres comme c’est l’usage au Groënland par les grands froids, qu’ils se garantirent de périr sur la glace.

À Lichtenfels, le commencement de l’hiver fut assez doux pour donner la facilité de prendre quelquefois jusqu’à dix phoques dans un jour ; mais la neige et la glace reprirent au printemps. La mer devint impraticable. Heureusement les eiders, ne pouvant respirer sous les glaces, venaient à terre ; et comme ils avaient la vue éblouie parla blancheur de la neige, on les prenait en vie avec la main. Ainsi les glaces, qui refusaient la pêche, donnaient les ressources de la chasse.

« Je passais un soir, dit un missionnaire dans son journal, c’était le 8 avril, je passais dans une maison à l’heure du souper. Je vis deux veuves avec leurs enfans tenant à la main une poignée d’algue qu’ils allaient manger avant de se coucher. C’était leur nourriture ordinaire, à laquelle ils ajoutaient quelques moules quand ils en trouvaient sur le sable à la basse marée. Cependant ils étaient contens, et ne se plaignaient jamais. Il est vrai qu’il régnait parmi tous ces malheureux une prévenance mutuelle. Si l’on prenait un phoque, toute la maison y avait part. Mais quand il fallait le dépecer entre soixante personnes les portions étaient petites, d’autant plus qu’on n’attaquait guère dans cette saison que de jeunes phoques. Le jour suivant nous partageâmes entre les indigens le peu de harengs qui s’était conservé de la pêche de l’été pour les besoins de l’hiver. On ne pouvait en faire une grande provision, il se gâtait à l’humidité ; car on n’avait point de magasin à Lichtenfels. »

Du reste, la belle saison y fut très-heureuse pour la pêche. Le facteur de la colonie voisine employa tout l’hiver à faire transporter et encaisser les huiles qu’il avait achetées en automne. Depuis que les herrnhuters se sont établis dans le Groënland, le commerce s’y est accru d’une année à l’autre, au point que leurs petites peuplades fournissent seules autant de cargaisons qu’on en tirait auparavant de tout le pays. C’est un objet d’environ cent cinquante tonneaux ou barils de marchandises.

Parmi les particularités de cette année, Crantz remarque un effet, ou du hasard ou de l’imagination, sur une maladie très-aiguë. C’était la goutte, dont un Groënlandais fut si tourmenté, qu’il voulait se fendre le pied où il en souffrait. Sa femme alla demander un remède aux missionnaires. On lui donna la première fiole de pharmacie qui se trouva sous la main. Le malade y prit confiance, et bientôt il se sentit non-seulement soulagé de sa douleur, mais guéri de l’enflure de la goutte. Le moindre changement de remède ou de régime est capable de rétablir un Groënlandais malade. Un morceau de pain noir, un plat de gruau d’avoine, quand ils en ont une forte envie, vaut une médecine pour ces sauvages, sur qui les sensations nouvelles ont d’autant plus d’activité qu’elles sont moins partagées et combattues.

Un phénomène qui n’a rien de singulier que d’avoir été observé au Groënland avec des yeux philosophiques, ce fut une éclipse totale de lune, qui parut le 12 novembre à sept heures et demie du matin. Le calendrier de Copenhague n’en fit pas mention ; mais elle fut annoncée dans celui de Berlin, comme invisible, environ pour une heure et demie de l’après-midi. On peut juger par cette différence de la distance qu’il y a entre le méridien de Berlin et celui du Groënland à Bals-Fiord.

Crantz, dont les annales finissent à 1762, entame l’histoire des missions de cette année par de longues plaintes sur le peu de disposition que témoignaient les Groënlandais du sud à se convertir. « Leurs cœurs, dit-il, sont impénétrables comme leurs rochers. Quand on leur parle du Créateur et du Sauveur, ils répondent qu’ils n’entendent pas ce langage ; et cela veut dire qu’ils ne veulent pas même l’entendre. Ils ont toujours des raisons pour ne pas écouter les catéchistes et les prédicateurs : l’un veut aller chercher de la poudre et du plomb pour chasser aux rennes, l’autre manger de l’ours, l’autre construire un canot. Enfin, continuent les missionnaires, nous voyons passer beaucoup de ces méridionaux qui vont au nord ou qui en reviennent ; mais le commerce qu’ils y font avec les Européens les rend en même temps et plus policés et plus prévenus contre le christianisme. » De tout temps les missionnaires du Nouveau-Monde ont avoué que la fréquentation des navigateurs et des marchands d’Europe détruisait auprès des Américains tous les fruits de la prédication de l’Évangile. C’est pour cela sans doute que les jésuites du Paraguay avaient obtenu que les vaisseaux de l’Espagne et du Portugal ne séjourneraient pas dans les ports voisins de leurs peuplades ; mais leur prétexte de religion cachait, dit-on, un projet d’ambition. Rien n’est pur sur la terre, et le nom du ciel même s’y corrompt dans la bouche des hommes : les uns prêchent une religion d’obéissance, et veulent dominer ; les autres professent une morale sainte, et vivent dans la débauche. Les sauvages qui voient les œuvres et n’entendent pas les discours méprisent la parole et suivent l’exemple. Cette conduite très-conséquente n’accélère pas les progrès du christianisme au Groënland. On s’y plaint que les habitans du midi sont quelquefois aussi libertins que les Européens, avec cette différence qu’ils ne connaissent pas les devoirs de morale et de religion, que ceux-ci croient naturels et révélés à l’homme. On voit les herrnhuters aux prises avec un Groënlandais, qui veut faire sa concubine d’une de leurs épouses du Seigneur ; l’un la poursuivre, les autres la cacher ; celui-là réclamer le droit de son pays, qui donne une femme à qui peut la ravir ; ceux-ci couvrir la pudeur du manteau de la religion. « Il semble que Satan, disent les frères Moraves, ait envoyé dans ces cantons l’écume de ses sujets, tant ils font gloire d’employer leurs jours et leurs nuits à son service, dans les festins, les danses, les jongleries, la débauche et le sortilége. C’est un torrent qui entraîne même les plus sensés des infidèles. » Cependant l’auteur de ces complaintes se félicite de ce que le petit troupeau de chrétiens n’est point infecté de la contagion. Les enfans mêmes, dès qu’ils entendent le bruit d’un bal de sauvages, fuient et sèment l’alarme, comme les coureurs d’une armée à l’approche de l’ennemi.

On sera moins étonné du peu de facilité que les herrnhuters ont à multiplier le nombre des chrétiens, quand on fera réflexion que l’ignorance même des sauvages est un obstacle à leur conversion. L’équivoque des langues suffit pour arrêter les fruits de la prédication. Au commencement, quand les Danois parlaient de l’existence de Dieu, leur mot gud (goud) embarrassait les Groënlandais, qui, confondant le sens avec le son, s’imaginaient qu’on voulait leur parler d’une rivière ; car Gud, qui chez les Danois signifie Dieu , ne veut dire que fleuve chez les Groënlandais. « Eh ! qui doute, disaient ceux-ci, que la rivière existe ? Comment ne croirai-je pas à Gud ? répondait un de ces sauvages : n’entends-je pas sa voix ? » C’était du bruit d’une rivière qu’il voulait parler. Les choses sublimes et inouïes qu’on leur racontait de la Divinité ne rapprochaient pas leurs esprits grossiers de la vérité. Les plus intelligens convenaient que Dieu avait pu créer l’homme ; mais que le Créateur se fût fait homme, et que l’auteur de la vie et de l’existence eût pu mourir, c’est ce qu’ils ne pouvaient croire. Il fallait donc suppléer aux raisonnemens théologiques, qui n’ont d’empire que sur l’esprit, par des moyens qui pussent agir sur les sens. Le chant était la ressource des missionnaires.

« Le chant des hymnes, disent-ils, quand il est doux, mélodieux, accompagné de l’onction du cœur, n’est pas la moindre partie d’un culte raisonnable. Cette espèce de théologie a toujours un heureux effet. Les hymnes s’apprennent aisément ; les enfans les chantent avec un son de voix qui pénètre. Les vérités les plus profondes s’insinuent par le charme de l’harmonie, et gravent dans les âmes une impression ineffaçable. » Dans les écoles de chant, ceux qui ne savent pas lire, assis sur un banc, apprennent à chanter l’un de l’autre. Les sœurs qui lisent presque toutes, savent encore mieux chanter. Elles n’ont pas autre chose à faire ; tandis que les hommes, qui passent toute la journée à la pêche ou à la chasse, revenant le soir bien fatigués, n’ont envie que de manger et de dormir. Mais Dieu supplée en leur faveur à ce moyen d’instruction. Tantôt il envoie des maladies, et tantôt des visions. C’est du moins ce que les herrnhuters appellent les voies de Dieu, lorsqu’ils veulent s’autoriser dans leur apostolat. Dans tout ce qu’ils disent ou qu’ils font, dans tous les événemens dont ils sont témoins, ils voient un dessein de la grâce, un moyen divin pour opérer la conversion des Groënlandais. On les trouve partout sur les traces des jésuites. Ils ont déjà l’usage des cantiques, introduit par cette société dans les missions. Bientôt ils emploîront comme elle les retraites, les congrégations, et tous ces moyens qui, dans la véritable Église, devraient produire des fruits permanens ; mais qui, dans une communion hétérodoxe, n’auront que des effets subits et passagers. Laissons encore une fois les exercices spirituels des herrnhuters pour jeter un coup d’œil sur des travaux plus relatifs à l’Histoire des Voyages.

Les missionnaires avaient à peine achevé de bâtir leur maison de Lichienfels, qu’ils furent obligés de la réparer ; il leur fallut relever une cheminée détruite par la gelée, calfater le toit avec de la mousse, goudronner l’enceinte, et faire le parquet avec quatre douzaines de planches qu’ils avaient fait venir de God-Haab. Enfin ils bâtirent une tour pour une cloche qu’on leur avait apportée de Copenhague. Ensuite ils radoubèrent leur vieux bateau, creusèrent un puits ; tracèrent un jardin sur un terrain humide, et l’entourèrent d’une muraille de dix pieds de hauteur. Tous ces travaux exigeaient des courses. On alla dans les îles chercher de la mousse, du bois flottant sur le bord de la mer, des taillis et des arbrisseaux dans les vallées. Ce ne fut pas sans périls, quoiqu’au milieu de l’été. La neige ou la glace arrêtèrent ou retardèrent plus d’une fois le transport de ces matériaux. D’ailleurs il y a moins de ressource pour le chauffage et la subsistance dans ce canton qu’à Bals-Fiord. Les rennes y sont rares, ainsi que les eiders. Il y manque plusieurs sortes de poissons. Aussi les Groënlandais n’eurent pas autant de provisions de bouche cette année que la précédente, et ils ne purent fournir au commerce que la moitié des huiles qu’il en tirait ordinairement.

Crantz répète encore ses lamentations sur l’endurcissement des Groënlandais inconvertis. « Ceux qui viennent du nord et du sud, dit-il et qui s’arrêtent à Kanghek, ne veulent pas écouter la prédication, craignant les syndérèses de leur conscience. Presque tous ont maintenant une notion de Dieu ; mais ils s’obstinent à ne pas changer de mœurs. La comparaison qu’ils font de leur vie avec celle des autres les tranquillise. Ils écoutent prêcher la morale de l’Évangile avec indifférence ; mais quand on veut leur parler de Jésus et de ses mérites, ils fuient comme si le feu les poursuivait. Les enfans ont une autre espèce de sensibilité : rarement on les entretient des souffrances du Sauveur sans leur arracher des soupirs, et quelquefois des larmes. Les vieillards au contraire s’irritent de ce langage. J’en ai vu, dit Crantz, touchés au point de trembler et de frissonner comme un daim, faire des contorsions, frapper du pied, secouer leurs habits, écouter enfin avec tous les signes d’impatience ; et quand le sermon était fini, courir avec précipitation, de peur que la parole divine ne s’attachât à leur âme. » Aussi de trente bateaux qui passèrent à Neu-Herrnhut, ne resta-t-il à la mission que deux jeunes filles.

Mais le missionnaire se console de ce peu de succès auprès des inconvertis par la prospérité du petit bercail des chrétiens. Dans les voyages et les travaux de la belle saison, il ne s’en perdit aucun. On prit beaucoup d’eiders et de phoques. Dès les premiers jours d’avril, on attrapa même un morse : c’était le second qu’on eût vu dans ces parages depuis trente ans. Ainsi l’année fut abondante pour la pêche ; mais elle finit par une sorte d’épidémie qui n’enleva cependant que dix-neuf chrétiens. Crantz finit cet article par un précis de la vie de ces justes. Elle est sans doute édifiante pour la congrégation des herrnhutistes. Ces pieuses histoires ne manqueront pas d’exciter la ferveur des uns, la charité des autres, et de hâter, par ces heureuses impressions, l’avancement des missions du Groënland ; mais elles doivent être au moins indifférentes à tous les chrétiens qui ne sont pas de sa secte, et ne peuvent qu’inspirer à tous les hommes raisonnables une sorte de pitié pour les victimes de l’enthousiasme. Si les mensonges, ou plutôt si l’erreur des herrnhuters console quelques sauvages mourans, on voit qu’elle afflige les vivans ; car la raison grossière de ce peuple stupide se scandalise souvent d’une doctrine prêchée sans la mission de l’Esprit saint, qui n’appelle point des luthériens à la propagation de l’Évangile, mais les invite plutôt à rentrer dans le sein de l’église universelle.

Crantz a cru devoir donner à la fin de son histoire du Groënland une description raccourcie de tous les établissemens que sa congrégation a formés. On y trouvera tous les détails de situation économique, de police civile et de discipline ecclésiastique qui concernent la mission des herrnhuters. Quoiqu’il n’ait fait, ce semble, son ouvrage que pour ses confrères, il devient essentiel, même aux savans, pour la connaissance du Groënland. La religion y ébauche la police d’un peuple sauvage. Les herrnhuters y jettent les fondemens de la société. La première église y forme la première bourgade. C’est un spectacle curieux de voir comment des étrangers sans science et sans richesses parviennent à rendre habitable un pays où les indigènes n’ont jamais su qu’errer, sans cesse
ballottés entre la mer et la terre qui les repoussent tour à tour, et semblent se faire un jouet de l’espèce humaine. L’ouvrage de Crantz, ennuyeux à parcourir au premier coup d’œil, attache à mesure qu’on y avance. Semblable à ces déserts sablonneux où, quand on a marché quelque temps, on est forcé d’achever sa route, de peur de perdre ses fatigues sans les abréger en revenant sur ses pas, cette histoire du Groënland, aride, effrayante comme le pays même dont elle est le tableau, rebute ou fait languir l’attention et la curiosité du lecteur ; mais quand on a franchi tant de glaces, il est triste d’avoir fait un si long voyage sans avoir rien vu, et, de ne pas rapporter au moins des cailloux d’un rivage sans culture. Il faut donc recevoir le précis qu’on va lire comme une collection de tout ce qu’il y a de curieux dans un pays où la nature est morte. Les hommes qui cherchent à la ranimer deviennent intéressans. Deux peuplades élevées au Groënland par six hommes obscurs soulagent un moment l’âme accablée de la dévastation de deux empires ruinés en Amérique par deux nations chrétiennes. L’humanité, la vertu, ne sont pas encore éteintes au fond de tous les cœurs.

Au sud-ouest de la presqu’île de Bals-Fiord est située la maison de Neu-Herrnhut, à trois milles de la mer, entre le havre de la baie et de la colonie de Godhaab. La côte y présente trois grandes plates-formes séparées par des rochers qui s’avancent dans la mer ; le rivage y est couvert de cailloux que cet élément semble y jeter comme une digue qu’il oppose à ses propres fureurs. La côte monte insensiblement entre les rochers, dans un vallon creusé par un ruisseau qui n’est qu’un chemin de glace en hiver. À quelques pas de ce ruisseau, sur la plate-forme du milieu, s’élève la maison de la mission ou de la congrégation. Son grand corps-de-logis, flanqué de deux ailes, lui donne l’air d’un palais. C’en est un du moins pour le Groënland, quoique cet édifice ne soit que d’un étage, construit de bois, couvert de planches et de joncs, avec un enduit de poix. Au milieu du faîte, s’offre de loin une petite tour qui renferme une cloche. La maison n’a que soixante-dix pieds de long sur trente de large. La plus grande pièce est l’église. Dans ce même corps de bâtiment sont quatre chambres et deux antichambres, dont l’une sert de salle à manger, et l’autre d’école pour les filles. L’aile droite, au nord, est composée d’une chambre pour le catéchiste, d’une antichambre et d’une école pour les garçons. L’aile gauche, au midi, ne comprend que deux magasins, l’un pour les provisions, l’autre pour le bois. À quelques pas de là est une étable de brebis. Dans les souterrains on a bâti la cuisine, la boulangerie et le four ; et on a creusé un puits. Sur le devant de la maison, à l’ouest, on a planté un jardin, qui ne fournit à la table que des laitues, des navets, des raves, des choux, des porreaux. Un chemin mène du jardin au rivage, où l’on a bâti un hangar à la groënlandaise pour y mettre deux grands bateaux et le bois de charpente à couvert des ouragans et de la neige.

À droite et à gauche du grand édifice, les Groënlandais ont construit sur la croupe des rochers qui descendent à la mer leurs habitations d’hiver ; et derrière ces maisons leurs magasins de vivres ou de provisions de chairs, de graisse et d’huile de poisson. Les caisses de harengs saures, qui font leur nourriture ordinaire ; les pelleteries pour les tentes, et les autres ustensiles, sont dans un grand magasin fait de lattes de pin. Au-dessus est le grenier à foin pour les brebis. Les tentes, en été, sont plantées entre les deux rangées de maisons, sur un terrain uni. En hiver, les umlaks sont le long de la côte, la quille renversée, et soutenus sur des pieux ; ils servent de couvert aux haiaks, aux tentes ployées, et aux ustensiles de la pêche. Du côté du nord, derrière les cabanes, sont deux cimetières, l’un pour les baptisés, l’autre pour les inconvertis. Les tombes sont faites de pierres taillées dans le roc, et sont couvertes de mottes de terre, qui verdissent et ressemblent de loin à des couches de jardinage, comme si les Groënlandais ne pouvaient engraisser et féconder la terre où ils sont nés que de leurs cendres mêmes. Cependant, en été, l’on voit le gazon et le cochléaria étendre des palissades de verdure autour de leurs cabanes et sur leurs toits. Dans l’hiver, ce coup d’œil est remplacé par une illumination presque continuelle des feux de chaque cabane, qui forment une perspective régulière et symétrique, comme les maisons qui, bâties toutes à la même hauteur, ont des ouvertures ou fenêtres uniformes à des distances égales.

Lichtenfels, à trente-six lieues au sud de Neu-Herrnhut, dans une île d’environ huit lieues de circuit, domine sur le voisinage de la mer, qui s’enfonce dans une baie entourée de rochers arides et pelés. Le bâtiment n’a qu’un étage, mais deux entrées. L’église est sans piliers, plus belle et plus solide, et même un peu plus large que celle de Neu-Herrnhut ; mais cet édifice est perché sur un roc où l’on n’imaginerait pas de trouver des hommes. Le corps-de-logis contient trois chambres à coucher, deux autres petites chambres et une cuisine : on y a joint une étable de brebis et un chantier de bois. Derrière la maison était une espèce de fondrière où l’on a fait un jardin. Devant ce logement il n’y a de la place que pour quatre maisons de Groënlandais ; mais de l’autre côté, où la mer laisse plus de terrain habitable, on est assez au large pour bâtir.

Neu-Herrnhut a seize maisons. Trois de ces logemens sont des cloîtres ou dortoirs. Le premier renferme cinquante-cinq jeunes gens ou petits garçons, un autre soixante-huit filles, soit en bas-âge, soit nubiles ; et le troisième, soixante-deux veuves. La plupart de celles-ci vivent ensemble ; mais les autres, qui ont des enfans, mangent avec leurs familles.

Treize maisons contiennent soixante-quatre familles, qui se réunissent sous un même toit, au moins deux, et sept au plus. Ce n’est pas tant par détresse ou par économie qu’on vit ainsi plusieurs ensemble que pour se réchauffer mutuellement par la cohabitation. Chaque famille est composée de huit à dix personnes. Les unes en ont moins, mais telle en aura seize. Elles ont chacune leur lampe ou foyer en hiver, comme leur tente en été. Chaque famille devrait aussi avoir son umiak ; mais il n’y en a que trente-deux qui possèdent un grand bateau. Du reste, chaque homme a son kaiak pour vivre de la petite pêche.

Les chrétiens suivent à cet égard le même arrangement que les sauvages, si ce n’est qu’ils n’ont pas la liberté d’errer et de se débander pour la subsistance. On croirait d’abord que cette gêne nuit à l’abondance des provisions et à la propagation de l’Évangile : mais l’expérience a prouvé, dit Crantz, que, si d’une part la dispersion donne plus d’avantage pour la pêche et la chasse, de l’autre, la règle et l’économie dans la distribution et le soin des vivres l’emportent sur la facilité de s’en procurer. Les sauvages, qui pêchent partout, manquent souvent de subsistance, tandis que les chrétiens, bornés à certaines côtes de pêcherie, ont un superflu qui supplée à la disette des autres. Quant à l’Évangile, c’est un flambeau qui a besoin de nourriture ; il s’éteint loin du foyer de la mission ; et si les néophytes vivaient parés, chacun dans le lieu de sa naissance, on verrait plus de chrétiens retomber dans les ténèbres, que de sauvages attirés à la lumière.

Malgré ces bornes que l’on met aux courses des chrétiens, chaque père de famille est le maître d’aller planter sa tente où il veut ; mais avant de partir, il avertit du lieu qu’il choisit, afin que les coadjuteurs puissent le trouver dans leur visites. On a de plus l’attention de ne pas laisser partir les néophytes avant Pâques. C’est un devoir qu’on a su leur imposer pour les faire participer aux grâces du mystère qu’on solennise dans cette fête. Mais comme on veut leur ôter tout besoin ou prétexte de s’absenter avant la célébration de la Pâque, quoique chacun soit libre de disposer de ses provisions, les pasteurs ont l'œil sur l'usage qui s’en fait, de peur que la dissipation ou la mauvaise économie ne les épuise avant la saison de les renouveler. C’est dans ce dessein qu’on à bâti un magasin où chacun apporte sa provision de harengs et de poissons séchés, dont il va prendre deux ou trois fois par semaine la quantité nécessaire pour la subsistance de chaque jour.

Au mois de mai les frères ont soin qu’on aille de bonne heure à la pêche du phoque, pour renvoyer les umiaks aux gens qui n’en ont point, et leur donner le moyen de faire leurs provisions. Un missionnaire suit chaque bande dans les différentes pêches, qui ont toutes leurs saisons. Celle du hareng dure un mois. C’est le temps où les païens font le plus de folies, et le pasteur alors doit veiller sur son troupeau. Il prend garde qu’aucune brebis ne reste en arrière ou ne s’égare. Les Groënlandais ont toujours conservé le goût le plus vif pour la chasse aux rennes ; et comme il est difficile de les y suivre, les missionnaires tâchent de les en détourner. Ces courses dérobent des mois entiers à l’instruction ; elles exposent une famille à traverser de grands déserts, où l’on ne trouve que des dangers et des tentations. Les peaux qu’on retire de cette chasse ne servent qu’aux luxe des fourrures, qui ne vaut pas les provisions de bouche. Ce sont les phoques qui doivent tout fournir aux Groënlandais ; tentes, bateaux, salaisons, chauffage, tous les besoins et les commodités de la vie en dépendent uniquement. Quiconque perd son temps à courir après les rennes risque évidemment de tomber dans la disette, et devient non-seulement inutile, mais onéreux au commerce, qui perd en profit tout ce que les oisifs consomment sans gagner. Telles sont les raisons que les missionnaires emploient en faveur de la pêche contre la chasse.

Comme il n’y a point de Groënlandais si riche qu’il ne puisse mourir de faim d’une année à l’autre, et comme les veuves surtout et les orphelins y sont les plus exposés, le soin particulier que la mission prend de ces femmes et de ces enfans, sans parler des autres indigens, est un des motifs de conversion les plus attrayans. La monogamie et la liberté de se choisir un mari fait aussi beaucoup de prosélytes parmi les femmes. D’un autre côté, les sauvages méprisent beaucoup ceux des nouveaux convertis qu’ils voient nourris de la charité publique ; mais l’industrie, loin d’avoir diminué chez les baptisés, s’étant accrue par l’assistance mutuelle qui règne entre eux, les peuplades chrétiennes sont en vénération.

Quand il se présente une famille nécessiteuse à la congrégation, on tient conseil dans la sacristie sur les moyens de la secourir. C’est ordinairement à qui s’offrira pour recevoir les réfugiés. Les enfans abandonnés trouvent un père qui les adopte ou une nourrice qui les ajoute à sa famille. Les néophytes pourvoient à la subsistance ; mais les missionnaires se chargent du reste, comme le vêtement et le kaiak.

Les vieillards et les infirmes des deux sexes ont un asile ouvert à Neu-Herrnhut. Bans la famine de 1572, cette peuplade ne fut, pour ainsi dire, composée que de pauvres, que la misère générale y fit réfugier de toutes parts. Depuis, on a si bien veillé à l’éducation des enfans, qu’ils sont en état, non-seulement de gagner leur vie, mais de soulager ceux qui tombent dans l’indigence, dont la charité les avait retirés eux-mêmes. Les mères de famille ont entre elles une émulation secrète pour secourir les malades, sans aucune ostentation, et même à l’insu les unes des autres. Ce n’est qu’à la fin de l’hiver qu’on sait, par les indigens, comment et par quelles mains ils ont été généreusement assistés. Un diacre de la congrégation est chargé de s’informer des besoins cachés, et de partager entre les familles les mieux pourvues celles qui sont sans ressource. Ainsi les frères Moraves se regardent plutôt, dit Crantz, comme les serviteurs des nouveaux chrétiens que comme des législateurs. Ce n’est point en maîtres qu’ils gouvernent leurs peuplades, mais c’est par la voie de la prière et de l’exemple qu’ils les dirigent ; car ils craindraient de fortifier le soupçon où penchent les Groënlandais, que, sous prétexte de les attacher au christianisme, on veut les priver de leur liberté. Le moindre attentat sur leur indépendance formerait un obstacle invincible au but du prosélytisme qu’on se propose.

De la police civile et domestique Crantz passe au gouvernement ecclésiastique. « Chaque peuplade, dit-il, a son missionnaire et deux diacres, tous gens mariés. Leurs femmes soignent le ménage, et dirigent les néophytes de leur sexe ; car les Groënlandais sont d’un caractère assez jaloux pour ne pas confier l’instruction de leurs femmes à des hommes, même sacrés. Il y a de plus un catéchiste pour tenir l’école des enfans, et un assistant ou coadjuteur de la mission chargés des soins économiques et de la réparation des bâtimens ; c’est un homme de main qui doit tout faire, maçonnerie, charpenterie, ouvrages et travaux, quels qu’ils soient.

Chaque mission est composée de cinq ouvriers évangéliques. Les voyages qu’il faut faire en été, les travaux de la pêche et de la chasse, qui ne sont point des amusemens, les peines de corps qu’exige la charge de veiller au salut des âmes, le besoin de parvenir à l’entretien de la vie dans un pays où le clergé n’a point encore de salaire, tant de soins demandent le concours de quelques hommes.

De plus, il a fallu du temps aux missionnaires pour apprendre la langue du Groënland. Un homme qui, dans trois ans d’étude, vient à bout d’entendre les sauvages de ce pays, et d’en être entendu, ne doit pas avoir un médiocre talent. Qu’on imagine donc l’extrême difficulté qu’eurent les trois premiers herrnhuters, qui, n’ayant jamais vu de grammaire, furent obligés d’apprendre le latin pour entendre les principes raisonnés de toute langue, et qui ne comprirent les termes latins qu’au moyen d’une version danoise qu’ils n’entendaient que par l’analogie du dialecte danois avec la langue allemande. D’ailleurs ils furent six ans sans avoir de commerce avec les Groënlandais, faute d’un idiome commun pour la conversation. Cependant à force d’application ces hommes sans lettres ont fait assez de progrès pour prêcher en groënlandais et traduire dans cette langue des hymnes et des passages très-difficiles de la Bible. Le lecteur conçoit ce que devient un sens très-obscur en lui-même, quand il passe par le canal de ces frères ignorans dans une langue étrangère à toutes les idées de religion, d’histoire et de mœurs asiatiques. Quelle serait l’indignation de Moïse, s’il revenait sur la terre avec Énoch, de voir ses livres sacrés mutilés, défigurés et travestis dans toutes les versions hétérodoxes qui en ont paru depuis trente siècles ! Si tel est le sort des choses divines, quel doit être celui des choses humaines !

Malgré les peines de toute espèce que les frères Moraves ont dû dévorer dans le Groënland, il est assez singulier qu’il n’en soit pas mort un seul dans l’espace de près de trente ans. Ils n’ont pas même essuyé de maladie aiguë, quoiqu’ils aient eu perpétuellement à lutter contre la faim, la soif, les frimas, les tempêtes, la fatigue des voyages aussi périlleux sur terre que sur mer. L’étonnement redouble en apprenant que dans les autres missions, et surtout dans les Antilles, les herrnhuters ont perdu presque tous leurs confrères. Crantz ne veut pas qu’on attribue uniquement cette différence à celle d’un climat plus pur et plus sain au nord que sous la zone torride, puisque le scorbut, dit-il, et même les maladies contagieuses, font beaucoup de ravage au Groënland ; mais il rend grâces de cette protection visible à la Providence, qui soutient les frères Moraves par des voies merveilleuses, comme si les miracles se multipliaient à proportion de l’ignorance et de la faiblesse des hommes.

Cependant les missionnaires ont soin de seconder les desseins de leur vocation par des voyages qu’ils font tour à tour en Allemagne, chacun à peu près tous les six ans, pour entretenir ou rétablir leur santé. On veille à la conserver, soit au Groënland, soit en Europe. Le diacre de la mission étrangère envoie à ceux de Herrnhut la liste de ce qui lui manque pour l’entretien des frères. On l’achète et on le transporte de Copenhague. Ils ont tous un traitement égal, sans salaire, ni présens, ni quêtes. Personne ne songe qu’aux besoins du moment ; et ce que l’un possède, tous le partagent. Leurs voyages de navigation sont payés par la congrégation. L’unité du herrnhutisme se charge de l’éducation physique et morale de leurs enfans, qui sont placés dans le commerce ou dans les colléges, selon les dispositions qu’ils montrent au sortir des nourriceries.

Pour fournir à toutes les dépenses des missions, l’unité n’a d’autre ressource que dans les frères. Le travail des uns et la charité des autres pourvoient aux besoins de tous. Le salut des païens coûte cher aux chrétiens ; mais chaque herrnhuter y contribue de ses facultés. Les enfans eux-mêmes sont jaloux de concourir à la propagation de la foi par le travail de leurs mains. Les plus pauvres ouvriers de journée aiment mieux retrancher sur leur nourriture que de ne pas coopérer à l’œuvre de Dieu chez les païens. Il y a des diacres chargés de faire la collecte de ces aumônes, et d’en employer le produit au bien des missions, sans aucune rétribution personnelle. Crantz remercie la Providence de ce que la libéralité des bienfaiteurs a rempli jusqu’à présent tous les engagemens contractés au nom des propagateurs de la foi. Ainsi, tandis que les missions de l’Amérique ont hâté la ruine d’une société religieuse en Europe, une nouvelle société chrétienne entretient et fonde des missions au Groënland. Il semble que les frères Moraves voudraient remplacer les jésuites dans la propagation de l’Évangile.

Les missionnaires du Groënland, se sont associé vingt coadjuteurs nationaux des deux sexes. Ils ont avec ces coopérateurs deux conférences par semaine sur l’état spirituel et temporel des néophytes. Il y a de plus des servans ou clercs de l’un et de l’autre sexe qui sont chargés de la propreté de l’église, de la lumière des lampes, de l’eau baptismale ; mais il n’y a point d’autres offices en titre, et personne n’est gagé ou payé pour remplir le sien. Le salaire, dit Crantz, ouvrirait l’entrée du sanctuaire à la corruption.

Chaque jour on s’assemble à six heures pour la prière du matin ; elle est courte, et seulement pour les baptisés. Les catéchumènes ont aussi leur assemblée à huit heures pour la lecture et le chant, mais d’une demi-heure : ensuite les hommes vont à la mer. Après cette assemblée vient celle des enfans, qui sont catéchisés, puis menés à l’école : les filles, sous un missionnaire ou un diacre marié ; les garçons, sous un catéchiste. On y apprend à lire et à écrire. Le soir, au retour de la mer, vient l’heure du chant, où tout le monde assiste. Après le souper, on fait la prière du soir.

Les dimanches, après la prière du matin, on tient le chœur, c’est-à-dire que les différentes classes de chrétiens, séparés par le sexe, l’âge et l’état, ont une courte assemblée. Quand le temps est mauvais ou qu’il y a peu de monde, cette assemblée devient générale et l’on y prêche ; elle se tient l’après-midi ; on y fait une homélie sur l’évangile du jour, et ce discours dure quelquefois une heure entière. Le prédicateur est devant une table, car il n’y a pas de chaire ; il se tient debout pour être mieux entendu de toute la salle et des chambres attenantes, qui sont pleines de monde. Le soir, on chante les litanies en chœur ; ensuite on administre la communion et le baptême avec une onction qui fait couler les larmes : aussi les enfans sont très-empressés de se trouver à cette cérémonie, et demandent à chanter les litanies pour y assister.

Crantz donne ensuite une courte description de la solennité des grandes fêtes. On ne doit point omettre ici ce qu’il rapporte ailleurs de la célébration de la nativité de Jésus. « On chanta toute la nuit (c’était en 1747) des noëls allemands et groënlandais. À trois heures et demie du matin on assembla le peuple au son des trompettes ; on prêcha sur l’humiliation du Sauveur qui s’est fait homme. Ensuite on donna des aiguilles et des couteaux, que les enfans de Herrnhut en Allemagne envoyaient en présens d’étrennes aux chrétiens des missions. La musique et le chant attirèrent tous les païens d’alentour. L’église avait été illuminée, et les fenêtres étaient garnies de lampions faits de coquilles de moule, étranges en symétrie. La fête des Innocens fut célébrée avec des enfans, auxquels on donna une fête d’amour, c’est-à-dire une espèce d’agape ou de repas, qui fut composé de harengs saures. Jamais, dit l’auteur de ce récit, on ne vit tant de dévotion que dans ces fêtes ; jamais on ne vit couler tant de larmes que dans ce petit troupeau de sauvages, que l’Agneau du Seigneur avait rassemblé sous le pôle du nord, et qu’il avait baignés de ses sueurs et de son sang.

Crantz ne cesse de s’extasier du chant des Groënlandaises. « Elles l’emportent, dit-il, pour la douceur, l’harmonie et l’accord, sur certaines congrégations du herrnhutisme en Europe. On croirait de loin n’entendre qu’une seule voix, tant elles y mettent de justesse et de concert : elles n’ont qu’un défaut, c’est que, traînant lentement sur chaque syllabe, l’haleine leur manque souvent pour finir la phrase du chant ou du vers, quand elle est un peu longue. On remédie à ce défaut en soutenant le chœur avec des instrumens. L’orchestre est composé de deux ou trois violons, deux flûtes et quelques guitares. Les Groënlandais ont de l’aptitude pour la musique ; il y en a qui savent sonner de la trompette et du cor. »

Quant à l’instruction, qui ne réussit pas aussi bien que le chant, Crantz s’étend avec complaisance sur une nouvelle méthode familière aux herrnhuters. « Ils ont éprouvé, dit-il, que rien n’était plus inutile que de parler aux Groënlandais de l’existence et de l’attribut de Dieu pour les préparer à la doctrine de l’expiation du péché. » Après six ans d’un travail infructueux pour faire entrer la religion dans les esprits par la voie du raisonnement, ils s’avisèrent de débuter par la passion et la mort de Jésus. « C’est, dit l’historien herrnbut, le plus sûr moyen d’éclaircir l’esprit épais et grossier des sauvages païens. » Presque tous les missionnaires des Indes orientales et occidentales ont fait la même expérience. On ne gagne rien auprès des idolâtres à leur représenter les perfections de la Divinité et les devoirs de la vertu, a dit un missionnaire luthérien de l’Inde. Un presbytérien d’Écosse, qui avait vécu long-temps en Pensylvanie et dans le New-Jersey, dit qu’il avait passé bien des années avant d’introduire les plus simples notions de Dieu chez les sauvages américains ; mais qu’à l’exemple des missionnaires voisins, s’étant hasardé à parler du mystère de la croix, tous les esprits s’étaient éveillés de leur sommeil, au grand étonnement du prédicateur. « Ce réveil, dit-il, ne s’est jamais manifesté au bruit des vérités effrayantes de la religion ; mais toutes les fois que je m’attachais aux scènes pathétiques de la mort et de la croix du Sauveur, à son amour pour les hommes, et sa vie exemplaire et pleine de bienfaisance, aux richesses de sa grâce et de sa miséricorde, j’ai senti parmi mes auditeurs une vive agitation qui passait de la componction du cœur à la lumière de l’esprit. » Crantz dit qu’il a observé les mêmes effets chez les Groënlandais. Les grandes questions de raisonnement laissaient le cœur vide, et remplissaient l’esprit d’une curiosité souvent funeste. On ne s’avise pas même d’apprendre le catéchisme aux Groënlandais par routine, parce que la répugnance qu’ils ont pour tout exercice forcé de la mémoire les éloignerait de la vérité. L’émulation du savoir, même en matière de religion, n’a pas encore troublé ni remué l’ignorance et l’incuriosité naturelle de ce peuple. Il n’y a que les enfans qui, apprenant à lire, savent bien des choses par cœur ; mais les adultes se contentent de croire sans réfléchir. C’est par le cœur que la foi vit en eux. Celui qui pleure sur sa misère, qui soupire pour la grâce, est admis au baptême avant celui qui sait et qui ne sent pas les vérités de la religion. Mais n’est-ce pas abuser à la fois de la révélation et de la raison que d’insinuer l’une dans l’esprit humain à l’insu de l’autre ? L’enthousiasme inspiré par la séduction des sens n’a qu’un moment ; la conviction intime est de tous les temps. Cent orateurs de toutes les sectes du monde, qui se succéderaient dans un même auditoire, le soulèveraient tour à tour chacun pour la sienne contre toutes les autres. Un peuple sauvage verserait son sang pour Amida, ou celui des autres pour Mahomet, si l’on venait lui mettre à la main des armes homicides ou des instrumens de macération. Dieu veut régner par la raison ; il l’a donnée à l’homme pour son bonheur ; elle doit le mener par cette vie à l’autre. L’Être Suprême s’est manifesté d’abord aux sens par la nature, et par les sens à la raison. Les cieux sont ses témoins ; c’est là sa grande révélation. La grâce elle-même entre dans l’âme par la route des sens. La foi vient de l’ouïe ; mais le témoignage de l’ouïe est subordonné au jugement des autres sens. Qui n’en surprend qu’un seul sera tôt ou tard démenti. N’est-ce pas même une profanation des vérités saintes, un renversement de l’esprit humain, de parler des merveilles d’un être dont on laisse l’existence incertaine ? Ce n’est pas ainsi qu’on procède dans les écoles d’une théologie orthodoxe. La philosophie elle-même parle de Dieu seul avant que celle-ci divise son essence. L’une et l’autre ne supposent pas, elles prouvent ; mais l’une met d’abord en question ce que l’autre doit établir en assertion. On peut donc regarder comme inconvertis des chrétiens qui ne savent pas même s’il est un Dieu. Si jamais le Groënland tombait en d’autres mains que celles des Danois, combien le zèle religieux aurait à détruire d’erreurs avant d’établir la première vérité ! Ne valait-il pas mieux laisser les Groënlandais dans les ténèbres et l’assoupissement d’une ignorance universelle, que de les réveiller avec le feu du herrnhutisme, qui brûle sans éclairer ? Non, l’eau du baptême, que les frères Moraves confèrent, n’est pas propre à éteindre l’incendie du fanatisme qu’ils allument dans les âmes. Leur baptême ! s’ils ne le croient pas essentiel au salut, pourquoi vont-ils le porter chez tous les sauvages des quatre parties du monde ? Ou s’ils le croient d’une nécessité indispensable, pourquoi ne baptisent-ils pas les enfans des inconvertis ? C’est pourtant leur méthode. Ils exigent le consentement des parens pour baptiser un enfant ; mais que fait la promesse ou le refus du père d’élever son enfant dans les dogmes des herrnhuters ? L’une donne-t-elle, l’autre ôte-il la grâce qui sanctifie ? Telles sont les inconséquences d’un prosélytisme aveugle, erroné, sans lumières, sans science, qui prend la vocation de l’apostolat ou dans le dégoût d’un métier obscur, ou dans l’envie de voyager, ou dans la présomption d’endoctriner, ou dans l’ambition de dominer sur les âmes, et de faire du bruit et du mouvement au loin. Un charpentier, en effet, qui va convertir des pêcheurs au Groënland, ne peut être animé que par une de ces passions et de ces inquiétudes secrètes du cœur humain. Mais ces passions sembleront peut-être excusables, si l’on considère que la peine et l’avilissement où la multitude est condamnée par les lois de notre société peuvent exciter toutes les âmes fortes à secouer une injustice qu’elles sentent vivement, et à chercher quelquefois chez les sauvages les plus maltraités de la nature une égalité ou une indépendance que la fortune refuse dans la police de nos climats. Or, rien ne provoque à cette indépendance naturelle comme les sentimens outrés du zèle religieux. Tel homme est chrétien pour ne pas obéir, et tel se fait apôtre pour commander.

Ce qu’il y a de singulier chez les herrnhuters, c’est que ces mêmes apôtres, qui ne veulent pas conférer le baptême aux enfans sans la formalité d’un consentement bien inutile à la vertu du sacrement, y admettent des adultes au prix d’une légère instruction. « Pourvu que ces sauvages aient, dit Crantz, une idée claire des vérités fondamentales de la doctrine chrétienne, et qu’ils entendent le symbole de Luther, on les baptise ; encore n’exige-t-on pas, surtout des gens âgés, qu’ils sachent ce symbole par cœur et mot à mot….. Mais on a plus d’égard à la droiture de leur âme qu’à la promptitude de leur conception, à la fidélité de leur mémoire, ou à la flexibilité de leur langue. » La raison des missionnaires pour ne pas insister sur ces formulaires de doctrine vient peut-être, dit l’historien, « de ce qu’ils ont vu avec douleur, même au milieu de la chrétienté, des années se passer à apprendre par cœur et à répéter les catéchismes, sans qu’on en réussît davantage à éclairer les esprits et à épurer les cœurs. » Aussi ces instructions préliminaires qu’on exige des catéchumènes au Groënland les conduisent au baptême en quatre semaines ; quoique tel Groënlandais pourrait être des années entières avant de bien digérer cette préparation.

On baptise les catéchumènes plusieurs à la fois, en certains jours solennels. Le missionnaire les exorcise par l’imposition des mains, et, délivrant leurs âmes de la puissance du démon, il les réclame au nom du Christ. Mais n’est-ce pas l’histoire de ce possédé de l’Évangile dont l’âme fut à peine délivrée d’un démon qu’aussitôt il y en entra sept autres pires que le premier ? En effet les missionnaires herrnhuters semblent ne retirer les Groënlandais des ténèbres du paganisme que pour les infecter des erreurs du luthéranisme.

Pour la communion, il faut, dit l’auteur, non pas une connaissance spéculative, mais une connaissance pratique ou animée, qui consiste dans une vie de lumière, un profond sentiment de la pauvreté d’esprit, une faim et une soif intérieures pour les choses divines ; en un mot, dans un état de l’âme qui rend les mystiques herrnhuters sublimes à leurs yeux, et ridicules aux yeux de tout le monde. Quand on est préparé par de fréquentes instructions au grand mystère, on est admis à voir administrer la communion. Jusqu’à ce moment, on n’en est pas même témoin, de peur de donner accès à des réflexions inutiles, et souvent dangereuses. On prévient ces doutes par des conférences secrètes. Deux époux qui veulent être admis au souper du Seigneur vont trouver le missionnaire et sa femme, qui prépare d’avance le goût de cette manne céleste, en irritant la soif des désirs qu’ils inspirent. On sait que les luthériens allemands n’ont jamais voulu renoncer à la réalité du pain et du vin dans le mystère de l’eucharistie. Leurs sens grossiers veulent bien admettre un miracle qu’ils n’aperçoivent pas, mais ne consentent point à perdre ce qu’ils voient. Ils aiment mieux boire à la fois le sang du Christ avec le vin de la consécration que de ne pouvoir jouir que d’un bien surnaturel. Combien de sang humain a-t-on versé pour leur ôter l’impanation ! combien en ont-ils perdu pour la garder ! C’est dans cette erreur que les herrnhuters élèvent les Groënlandais. Le pain est un double appât entre leurs mains pour amorcer les sauvages. Ils prennent ces pêcheurs du nord comme nos pêcheurs attrapent le poisson. Mais le pain eucharistique du luthéranisme est un poison pour les âmes. Malheur aux Groënlandais qui en goûtent ! ils sont enivrés d’un délire mortel. C’est bien alors qu’ils auraient besoin d’être réveillés de leur assoupissement, s’il est permis d’emprunter le langage des frères Moraves. Mais ceux-ci n’oublient rien pour les entretenir jusqu’au tombeau.

Le meilleur moyen qu’ils aient imaginé de bercer et d’endormir les âmes dans le songe de leurs erreurs, est l’établissement des chœurs. Leur motif est pourtant louable en apparence : « C’est, disent-ils, la déplorable expérience de la corruption générale des hommes, soit qu’ils vivent dans des pays froids ou chauds, en nations policées ou en peuplades sauvages ; c’est la corruption mutuelle des deux sexes qui a engagé les frères de l’Unité à les séparer…. » Les Groënlandais, dit Crantz, malgré leur réserve ou leur froideur extérieure, ne sont pas exempts de cette dépravation naturelle : on croyait qu’il serait impossible de les en corriger ; mais depuis que les filles, n’étant pas fort heureuses avec des maris qui les épousaient par force, ont consenti à vivre ensemble à part, les jeunes garçons ont suivi leur exemple, et ces classes ou bandes se sont multipliées par le penchant à l’imitation. La religion préside à ces séparations : elle les entretient par des instructions. Il y en a pour chaque classe. Le dimanche on assemble les nourrices, qui viennent à l’instruction avec leurs enfans à la mamelle. Le missionnaire leur fait chanter des cantiques relatifs à leur fonction maternelle, et leur donne quelques leçons sur la manière d’élever ou de préparer leurs nourrissons à la religion.

Ceux-ci, parvenus à l’âge de quatre ans, passent au sevrage à la classe de l’enfance. Les garçons et les filles séparées ont leur instruction à part chaque dimanche, et le catéchisme tous les jours. Les plus jeunes apprennent à lire, et les plus grands à écrire. Leurs premiers livres d’école sont les vies édifiantes de quelques enfans chrétiens. Quand ils sont plus avancés, on leur donne le catéchisme de Luther, et l’histoire de la passion du Sauveur. Comme la langue groënlandaise n’a point de caractères particuliers, on lui a prêté ceux de la langue latine. L’école se tient le matin. L’après-midi, les enfans vont travailler chez leurs parens, manier la rame et le harpon. En été, les écoles se ferment pour la pêche et la chasse. Malgré ces longues vacances, les enfans apprennent assez bien à lire, quelques-uns dans un seul hiver ; d’autres sans études savent par cœur tous les élémens et les prières de la religion à force de les entendre réciter. Mais tous s’instruisent et s’élèvent sans aucune voie de contrainte et de rigueur, par les caresses, l’exemple et l’émulation.

À douze ans, on fait monter les enfans à la grande classe, garçons ou filles, mais toujours séparément. Les garçons vont manger chez leurs parens ; mais les filles vont chercher leurs vivres, et reviennent manger ensemble. Tout est bien jusqu’alors. Le bas-âge et l’adolescence ont besoin de guides, et la direction des Herrnhuters ne peut qu’être utile, pourvu qu’elle soit bien entendue. Mais quand la raison a pris ses forces, il semble qu’ils devraient rendre l’homme à sa liberté naturelle, ou du moins à l’autorité paternelle, qui est la première et la plus légitime, parce qu’elle est établie sur les cœurs par ses bienfaits. Cependant les frères Moraves semblent vouloir ici prendre la place des pères, du moins à l’égard de ceux qui n’en ont pas.

À l’âge de vingt ans on songe au mariage. Chacun est libre de se choisir une femme. Mais quand un jeune homme ne paraît pas avoir fait de choix, ses parens lui proposent un parti ; si ce n’est eux, ce sont les missionnaires. On a, disent-ils, assez de confiance en leur zèle pour recevoir une épouse de leurs mains. Ils demandent donc à un jeune homme quel est l’objet de ses vœux. On approuve son choix dès qu’il n’est pas contraire au bonheur et au salut de son âme ; mais si la religion de l’époux devait en souffrir, les frères ne lui donneraient pas la bénédiction nuptiale. Quand l’homme s’est expliqué, l’on consulte la fille. Elle refuse d’abord, mais avec moins de simagrées que ne le veut l’ancien usage du pays. Cependant, si le refus est bien formel, on n’insiste plus, parce que les voies de force sont interdites, et que celles d’insinuation ne réussiraient point. On ne permet point le mariage entre les chrétiens et les païens, même dans l’espérance de faire un dévot chrétien d’un tendre amant ; on y a trop souvent été trompé. La polygamie est défendue, et le divorce n’est pas permis, quoiqu’il ne soit pas sans exemple dans la communion de Luther. On ne reçoit pas même à la peuplade un Groënlandais qui a quitté sa femme sous prétexte de se convertir : ce serait peut-être un secret amour pour une fille chrétienne qui ferait abandonner une femme païenne. On n’admet pas non plus au petit bercail une femme qui s’y réfugie sans le consentement de son mari sauvage. Les herrnhuters abhorrent, dit Crantz, cette propagation du christianisme, qui se fait par des vues purement charnelles. S’il se peuplait de tous les maris ou de toutes les femmes mécontens de leur union, que de baptêmes se feraient aux dépens du mariage ! Le bien de la religion veut que les sacremens soient d’accord. C’est pour cela sans doute que, dans l’église luthérienne, les prêtres sont mariés comme les simples fidèles. Si les frères Moraves soignent ainsi les âmes au Groënland, ils n’ont pas moins d’attention à la santé du corps.

Dès qu’il y a des malades, ils leur procurent des médecines ; ils se chargent même de les saigner. Ce remède, qu’ils ont introduit, est très-utile, disent-ils, dans un pays froid, où les maladies viennent d’abondance de sang. Après les fonctions de médecins, ils vaquent à l’une des plus utiles dans leur ministère, celle d’assister les mourans, et d’enterrer les morts. Ils mettent les corps dans une bière ; elle est couverte d’un drap blanc, où sont écrits en rubans rouges un texte de l’Écriture, ou des vers de quelque hymne. Les funérailles ne sont plus accompagnées et suivies de tant de pleurs et de lamentations si longues, depuis que l’espérance de la résurrection a soulagé les mourans et consolé les vivans.

Enfin l’ouvrage de Crantz est terminé par une récapitulation dont voici le sommaire. Depuis 1739 jusqu’en 1762, les herrnhuters ont baptisé sept cents Groënlandais. Il en est mort deux cent cinquante. Ce qui reste à Neu-Herrnhut monte à quatre cent vingt-un baptisés, dont cent soixante-quatorze communians. Cette congrégation a de plus trente-neuf catéchumènes. Lichtenfels a cent baptisés, trente-huit catéchumènes, et trente inconvertis. C’est peu, dit Crantz, dans une nation qui peut avoir dix mille âmes ; mais c’est beaucoup eu égard à notre siècle, où le nombre des mécréans augmente considérablement, et celui des païens ne diminue guère. « Je sais bien, dit ce pieux historien, qu’on ne regarde pas comme une acquisition pour le christianisme la conversion de quelques sauvages stupides, qui ont à peine une lueur de raison, et qui n’entendent rien de ce qu’on leur prêche. Mais le miracle n’en est que plus grand lorsqu’on considère que ces espèces de brutes qui se soumettent au joug de l’Évangile sont des hommes d’un caractère si indocile, qu’ils mourraient de faim, ou se donneraient la mort plutôt que de fléchir devant un homme. Quel étonnement ne doit-ce pas être de voir ces sauvages farouches se laisser guider par des hommes qu’ils regardaient d’abord et que les autres regardent encore comme des barbares ! N’est-ce pas une merveille visible de la grâce ? C’est la toute-puissance de la croix qui pénètre les cœurs, qui brise les rochers. » Crantz finit son livre comme beaucoup d’orateurs chrétiens commencent un sermon. Il applique aux frères Moraves un texte que les jésuites ont mis cent fois à la tête du panégyriste de l’apôtre des Indes et du Japon : C’est l’ouvrage du Seigneur ; et nos yeux ne se lassent point de l’admirer.