Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XX/Quatrième partie/Livre IV/Chapitre V

CHAPITRE V.

Premiers établissemens danois dans le Groënland.

« J’écrivis en 1709, dit Égède, à un de mes parens de Bergen, qui avait navigué dans le Groënland, pour lui demander des éclaircissemens sur ce pays. Il me répondit que dans le Groënland qu’on appelait méridional, et qui était connu depuis le 60e. degré de latitude jusqu’au 74e., on voyait des hommes sauvages ; et que, pour la partie orientale, où s’étaient anciennement établies des colonies norwégiennes, on ne pouvait plus en avoir connaissance, à cause des glaces flottantes qui défendaient l’approche des côtes.

» Cette réponse me toucha. D’un côté, je voyais des sauvages à éclairer, des Norwégiens à conserver soit au christianisme, soit à la patrie ; et de l’autre j’étais chargé non-seulement du soin d’une paroisse, mais d’une femme et d’un enfant. Je ne savais à quoi me résoudre, incertain et flottant entre le bien de la religion qui m’appelait au loin, et les cris de la nature qui me retenaient au sein de ma famille. Je restai dans cette perplexité jusqu’en 1710, où je me déterminai à dresser un plan pour la conversion et l’instruction des Groënlandais. Je l’envoyai dans un mémoire à l’évêque de Bergen, parce que c’était le port de Norwége d’où partaient les navires destinés pour le commerce du Groënland.

» Ce prélat octogénaire me répondit qu’il avait envoyé mon mémoire à la cour. Du reste, en louant mon projet, il me disait : Comme vous voulez quitter votre cure pour aller vous-même instruire dans la religion chrétienne les peuples du Groënland, je ne vois pas comment la chose pourrait réussir, puisque ces barbares ont une langue particulière que nous n’entendons point, et qu’ils n’entendent point la nôtre. Jésus-Christ n’envoya ses apôtres dans tout le monde pour instruire les peuples qu’après leur avoir communiqué le don des langues.

» L’évêque de Drontheim, à qui j’avais aussi communiqué mon plan, parce que j’étais son diocésain, me répondit en 1711 : « Il y a eu autrefois des évêques dans le Groënland qui ont été sacrés à Drontheim, dont ils étaient suffragans. Si quelque homme de Dieu voulait aller examiner la qualité du pays et le naturel des habitans, il n’y a pas de doute que le roi, qui depuis quelques mois a destiné les revenus des postes à des œuvres pies (ad pias causas), ne favorisât un projet aussi chrétien que le vôtre, surtout si le commerce pouvait fleurir par ce moyen. Le Groënland est, on n’en saurait douter, une partie de l’Amérique, et il ne doit pas être fort éloigné de Cuba et d’Hispaniola, où se trouve une grande abondance d’or. Mais personne n’est plus propre à aller chercher ces trésors que les navigateurs de Bergen. Le seul que je sache qui ait parcouru ces pays-là, c’est Louis Hennepin, missionnaire français, religieux récollet, qui a voyagé long-temps dans des pays qui ne peuvent être que le vieux Groënland, et qu’il nomme, dans sa carte, Nova Dania. »

On voit dans cette réponse que le bon évêque de Drontheim ne connaissait pas trop la situation du Groënland ; et son erreur paraît d’autant plus excusable que ce pays n’était pas encore découvert. Mais si Égède était encouragé par les prélats, il avait à combattre ses parens et ses amis, qui tous blâmaient sa résolution. Les prières et les pleurs de sa femme surtout lui firent tant d’impression, que, son projet lui paraissant une folie, il promit de rester dans sa cure. Il était tranquille, comme s’il eût été délivré d’une sorte de tentation ; « mais ce calme, dit-il, ne fut pas long. J’avais toujours dans l’esprit ces paroles de l’Évangile : « Celui qui aime père ou mère, femme, enfans, frères et sœurs plus que moi, n’est pas digne de moi. » Je ne pus réfléchir à cet oracle sans trembler ; j’y voyais ma condamnation, et mon âme en était dans un trouble continuel. Ma femme, à qui je ne pouvais cacher mon inquiétude, après avoir tout fait pour me tranquilliser, me dit un jour : « Je suis bien malheureuse d’avoir donné mon cœur et ma personne à un homme qui veut nous jeter, lui et moi, dans les plus grands malheurs. »

» Ces discours me désespéraient, et si cet état avait duré, je crois que j’en serais mort. Enfin le temps, et quelques chagrins qui me furent suscités par la haine et la calomnie, déterminèrent ma femme à quitter avec moi un séjour qui nous était désagréable pour aller dans le Groënland. Dès que je fus assuré de sa résignation, je redoublai mes efforts et mes instances auprès de ceux qui pouvaient appuyer ou seconder mon projet. Mais à l’opposition de mes amis, qui continuaient à m’en détourner, se joignit celle de mes ennemis, qui me prêtaient des vues trop inhumaines pour ne pas m’arrêter dans mes poursuites. Je publiai donc une apologie en 1715, où je répondis à toutes les objections qu’on me faisait. Elles consistaient dans la rigueur du climat, dans les difficultés et les périls de la navigation, dans le danger évident auquel j’exposais une femme et des enfans dont je devais répondre devant Dieu, dans l’espèce de folie qu’il y avait à quitter une cure pour une chose aussi incertaine que l’était le fruit d’une mission au Groënland ; on y ajoutait enfin quelques raisons de mécontentement et l’ambition de me faire un nom, comme autant de motifs secrets qui se mêlaient à mon zèle. » Égède rapporte les objections, et non pas les réponses, qui sont, dit-il, trop étendues, mais sa bonne foi et ses succès le dispensent de toute autre justification.

» Pendant que je travaillais, poursuit-il, à surmonter tous ces obstacles, un bruit se répandit qu’un navire marchand de Bergen ayant péri dans les glaces voisines du Groënland, les gens de l’équipage qui s’étaient sauvés sur la côte avaient été tués et mangés par les habitans. Mais la fausseté de cette nouvelle se découvrit bientôt, et dissipa la terreur passagère qui s’était emparée de ma famille. Cependant le temps s’écoulait, et la guerre durait en Danemarck. Personne ne pensait plus au Groënland ; j’étais le seul qui ne pouvais l’oublier. J’écrivis donc, en 1717, à l’évêque de Drontheim, et lui remis ma cure, dans laquelle il ne tarda pas à me nommer un successeur. Ce fut alors que je sentis la plus forte douleur de quitter mes paroissiens et mes amis ; la raison, la chair et le sang, tout semblait m’attacher plus que jamais au séjour de mes pères, et redoubler à mes yeux les horreurs du pays auquel je sacrifiais l’amour de la patrie. Mais, dans cet état critique, mon épouse, me rendant mes forces, me représenta qu’il était trop tard pour me repentir. « Vous avez formé, vous avez poursuivi votre entreprise au nom de Dieu, me dit-elle ; pourquoi perdez-vous courage au moment de l’exécuter ? » J’accomplis donc ce que j’avais commencé. Après des adieux tendres et douloureux que je fis à mes chers paroissiens, à ma mère, à ma sœur et à mes amis, je me mis en route au mois de juin 1718, avec ma femme et quatre enfans, dont le dernier n’avait pas encore un an, et nous arrivâmes à Bergen.

» Là, dès qu’on fut informé du motif de mon voyage, chacun en parla diversement : les uns me traitaient de visionnaire, les antres de fou ; quelques-uns applaudissaient à mon zèle, dont les fruits pouvaient devenir utiles à l’état.

» Mon premier soin fut de chercher des gens capables d’entreprendre le commerce et la navigation du Groënland. J’en trouvai qui, après avoir envoyé des vaisseaux, dégoûtés de ce commerce par la prépondérance de celui des Hollandais, qui augmentait en ce pays-là d’une année à l’autre. Cependant quelques-uns promirent que, si la paix se faisait, et que le roi voulût les protéger et les aider, ils tenteraient d’équiper encore un vaisseau pour le Groënland. J’attendis donc la fin de la guerre, que la mort de Charles xii, roi de Suède, éteignit tout à coup en 1719. Dès le printemps de cette année, je me rendis à Copenhague, où je restai jusqu’au retour du roi, qui était encore en Norwége. À son arrivée, on lui présenta mon mémoire, et j’eus l’honneur d’être admis à son audience. Il approuva mon dessein, et me parut dans les meilleures intentions sur les moyens de porter l’Évangile aux Groënlandais. J’appris bientôt après qu’il envoyait un ordre aux magistrats de Bergen de proposer aux marchands de cette ville l’entreprise du commerce et de la navigation du Groënland, avec des priviléges et sous la protection du gouvernement. Je retournai donc à Bergen. Tous les maîtres de navires et les pilotes qui avaient déjà fait le voyage du Groënland furent appelés à l’hôtel de ville afin d’y donner leur avis sur la nature du pays et l’espèce de commerce qu’on pouvait y faire. Mais ces gens de mer, craignant qu’on ne les forçât d’aller au Groënland, ou même d’y demeurer, répondirent que c’était le pays le plus mauvais de la terre, et le moins abordable par les dangers de la navigation. J’aurais passé pour un imposteur, si je n’avais justifié l’exposé du mémoire que j’avais présenté sur ce sujet par une lettre d’un de ces marins qui parlait assez avantageusement du commerce du Groënland. Mais cette démarche de la cour ne produisit aucun effet, non plus que les instances que je fis auprès d’un grand nombre de marchands de la ville pour seconder les avances de la protection du roi. Je passai tout l’hiver de 1720 sans espérance de secours ni de succès, exposé même aux railleries de bien des gens qui conseillaient à ma femme de me faire renoncer à mon entreprise. Mais, comme elle ne montrait pas moins de résolution que j’en avais, on nous dit nettement que nous étions des fous.

» Enfin, à force de sollicitations, j’obtins de quelques marchands qu’ils s’assembleraient avec moi pour délibérer sur les moyens de former une compagnie de commerce et une entreprise de navigation pour ce pays si redouté. Ils prirent mon dessein à cœur, et s’engagèrent à m’assister, pourvu qu’on trouvât un assez grand nombre d’intéressés dans cette affaire. Nous ouvrîmes une souscription. Je m’y engageai pour trois cents rixdales, et quelques autres pour de moindres sommes. J’allai avec l’original de la souscription chez l’évêque et les principaux du clergé de la ville qui voulurent concourir à l’œuvre du ciel : bientôt des marchands souscrivirent à l’exemple des pasteurs, et je fus assuré d’un fonds de dix mille rixdales.

» Quoique cette somme ne fût pas suffisante pour achever l’entreprise, on commença par acheter un vaisseau nommé l’Espérance, qui devait nous transporter au Groënland, et même y passer l’hiver. La Compagnie fréta deux autres bâtimens, l’un pour la pêche de la baleine, et l’autre pour nous suivre et rapporter à Bergen des nouvelles de notre arrivée.

» Dans ce même temps, on m’écrivit de Copenhague, le 15 mars 1721, que le roi m’allait nommer son missionnaire pour le Groënland, avec une pension de trois cents rixdales, sans compter deux cents autres pour les préparatifs de mon voyage. Tout étant disposé pour le départ, l’équipage se rendit le 2 mai suivant à bord du vaisseau l’Espérance, et dès le lendemain nous mîmes à la voile au nombre de quarante-six personnes, en y comprenant ma famille. À peine fûmes-nous sortis du port, qu’un vent contraire nous força de mouiller jusqu’au 12 du mois, que nous eûmes un temps favorable : il se soutint jusqu’au 4 juin , où nous aperçûmes le Statenhoek ou cap des États. Le pays était encore couvert de glace et de neige. La tempête et les glaces qui flottaient jusqu’à dix ou douze milles loin des côtes nous repoussaient toujours des rives du sud où nous voulions aborder. Quand le vent et la mer le permettaient, nous avancions à la voile le long des glaces, cherchant quelque passage pour gagner la terre ; mais elles étaient si fort pressées, et comme attachées le» unes contre les autres, que nous essayâmes, pour nous en éloigner, de tirer vers l’ouest en pleine mer. Tout nous rejetait contre ces écueils flottans que nous voulions éviter. Alors les maîtres de navire parlèrent de retourner à Bergen, comme s’il n’y eût point eu d’espérance d’aborder au Groënland. J’insistai contre ce parti dicté par le découragement.

» Cependant nous courûmes le plus grand danger. Un jour que nous étions entièrement renfermés dans les glaces, entre lesquelles il n’y avait pas un espace libre au delà de deux portées de fusil, l’alarme s’empara de l’équipage : elle redoubla bientôt quand on vit, par un signal que faisait la galiote qui nous avait toujours suivis depuis Bergen, qu’elle avait donné contre la glace qui l’avait percée. Cependant le dommage fut réparé ; mais le capitaine de notre navire vint dire à ma femme et à mes enfans qu’il fallait se préparer à la mort. Le péril était grand, le vent violent ; un brouillard épais couvrit l’air jusqu’à minuit ; mais nous nous trouvâmes insensiblement plus au large ; le vent tomba, le brouillard disparut, et nous vîmes que nous étions entièrement dégagés des glaces. Le reste de la route se fit gaiement, et le 3 juillet nous abordâmes enfin la terre après laquelle nous avions tant soupiré. »

C’est à Bals-Fiord que débarqua Égède, dit Crantz, qui continue ou répète l’histoire de ce zélé missionnaire, d’après le journal que celui-ci donna lui-même de ses travaux ; journal qui contient l'espace de quinze ans, et qui fut imprimé en 1738.

Aussitôt que le vaisseau fut arrivé, l’équipage se bâtit une maison de pierre et de terre, revêtue de planches. Ce fut dans une île qu’on appela l’île de l’Espérance, du nom du vaisseau. La maison fut occupée dès le dernier jour du mois d’août.

Les Groënlandais virent d’abord leurs nouveaux hôtes d’assez bon œil, quoique avec une sorte d’inquiétude de ce qu’ils étaient venus avec des femmes et des enfans. L’étonnement fit place à la frayeur quand ils comprirent, en leur voyant bâtir un logement, que ce n’était pas pour un trafic de quelques mois, mais pour s’établir dans ce pays, et dès lors ils ne voulurent plus recevoir ces étrangers dans les tentes ou les cabanes. Cependant on vint à bout, par des présens et des prévenances, de rendre les sauvages moins inaccessibles ; et ils se laissèrent voir, non pas d’abord chez eux, mais dans une maison isolée qu’ils vidèrent exprès, et où ils mirent un espion pour veiller toute la nuit. À la fin, ils se familiarisèrent jusqu’à recevoir les visites des Européens, et à les leur rendre dans toutes les maisons.

Égède ne perdit pas une occasion d’apprendre leur langue ; et dès qu’il sut que leur mot kina signifiait qu’est-ce, il s’en servit pour leur demander le nom de tout ce qui frappait ses sens, et il écrivit tous ces mots à mesure qu’on les lui prononçait. S’étant aperçu qu’un Groënlandais, qui s’appelait Arok, avait pris pour un Européen nommé Aaron cette affection que la seule ressemblance des noms peut inspirer à des gens qui n’ont que ce rapport entre eux, il engagea celui-ci à s’insinuer chez ce peuple, pour tâcher de savoir la langue et les particularités du pays. Quelque temps après il affecta de le laisser parmi eux ; et comme ils vinrent aussitôt lui faire entendre qu’il avait oublié un des siens, il feignit de ne pas les comprendre ; mais ils ne tardèrent pas à revenir dire qu’Aaron était chez eux, et qu’il fallait le rappeler, parce que les Groënlandais n’aiment pas à demeurer avec un étranger.

On dissipa leur méfiance par de nouveaux présens, et ils consentirent à garder Aaron tout l’hiver. Il n’y trouvait pas grand avantage ; on le tourmentait, on lui volait tantôt une chose et tantôt l’autre ; de sorte qu’un jour, dans un emportement de colère, en étant venu aux mains, il fut battu jusqu’au sang : cependant, après lui avoir pris son fusil, de peur qu’il ne se vengeât, les sauvages tâchèrent de l’apaiser par de bons traitemens, en le priant de ne pas se plaindre au ministre, qui pourrait les punir. Égède fit semblant d’ignorer leur conduite à l’égard d’Aaron, et lorsqu’il alla les voir, il leur laissa encore un autre de ses gens.

Cependant les Groënlandais redoutaient si fort ce pasteur, qu’ils chargèrent leurs angekoks de le conjurer lui et son peuple, comme un fléau dont la nation ne pouvait trop tôt être délivrée. Ces devins, voyant aisément qu’ils n’y réussiraient pas, persuadèrent aux sauvages qu’il était lui-même un puissant angekok, mais de la bonne espèce, ou de ceux qui ne faisaient point de mal. La crainte se changea donc en vénération pour un personnage qu’on voyait si respecté de sa nation. Égède, qui brûlait du désir de faire connaître aux Groënlandais les mystères qu’il prêchait aux Danois, mit sous les yeux des sauvages quelques tableaux des principaux événemens de la Bible dessinés ou peints par son fils aîné. Ces tableaux leur donnant occasion de lui faire des questions, il apprenait insensiblement leur langage, et les préparait en même temps aux dogmes dont il voulait les instruire. À propos de la résurrection d’un mort qu’on leur présenta parmi les images ou les tableaux des miracles du Christ, les Groënlandais prièrent Égède, en qualité d’ambassadeur de son Dieu, de souffler sur leurs malades, afin de les guérir, comme faisaient les angekoks. Le pasteur danois fut obligé, pour gagner le cœur de ce peuple, de condescendre à ces demandes. Mais il ne se vanta point d’avoir exaucé tous leurs vœux, ni mérité leur confiance par des guérisons, en cela plus modeste que la plupart des missionnaires.

Le commerce ne fit pas dans les commencemens beaucoup plus de progrès que la religion. Les Groënlandais étaient pauvres, et le peu de superflu qui leur restait à la fin de l’hiver, ils le réservaient pour les Allemands, accoutumés depuis bien des années à trafiquer avec ce peuple. Ainsi, dès le printemps de 1722, les Danois virent avec peine une petite flotte de vaisseaux allemands aborder au Groënland, et acheter en une demi-heure plus de marchandises qu’ils n’en avaient eux-mêmes pu avoir dans tout l’hiver.

Déjà les provisions menaçaient de leur manquer : car, s’étant figuré la pêche et la chasse beaucoup plus abondantes au Groënland qu’elles ne l’étaient réellement, ils avaient embarqué très-peu de viande et de poisson. Comme ils ne connaissaient pas le pays, que les rennes et les lièvres y étaient rares, et que la pêche au filet ne leur rendait presque rien, la disette se fit sentir avant la fin de l’année, et plusieurs d’entre eux, furent attaqués du scorbut. Alors on commença à murmurer contre le ministre qui était l’auteur ou la cause de ce malheureux voyage ; et comme la galiote de munition était plus lente à revenir qu’on ne l’avait espéré, l’équipage résolut de repartir avec le vaisseau qui avait hiverné au Groënland. Égède était dans la plus grande perplexité, ne voulant ni quitter sa mission, ni rester seul avec sa femme et quatre enfans pour les voir périr de misère. Il obtint qu’on attendrait jusqu’au mois de juin le retour de la galiote, à condition que, si elle n’était pas revenue avant la fin de ce mois, on se rembarquerait en lui laissant quelques provisions. Il avait même engagé six hommes à rester avec lui ; mais quand ils virent que le peu de provisions qu’on leur offrait ne suffirait qu’à peine pour six mois, ils lui dirent qu’en cas de disette ou de besoin, ils passeraient sur quelques vaisseaux allemands pour retourner en Europe. Le pasteur résolut donc de suivre le troupeau et de s’embarquer avec l’équipage. Mais sa femme, lui reprochant sa faiblesse, dit à ceux qui commençaient déjà à démolir l’habitation, qu’il ne fallait pas se défier ainsi de la Providence, et qu’elle avait une certitude que la galiote était en route pour arriver incessamment. En effet, tandis qu’on se moquait de la prophétesse, on vit dès le 27 juin le vaisseau qu’on attendait. Égède reçut en même temps les nouvelles les plus encourageantes de la part des marchands de Bergen, qui lui promettaient de continuer le commerce du Groënland, quelque désavantageux qu’il fût en commençant. Il apprit, d’un autre côté, que le roi, voulant soutenir la mission de tout son pouvoir, avait déjà établi une loterie en faveur de cet objet, et que comme ce moyen ne réussissait pas, il avait mis une légère contribution sur ses royaumes de Danemarck et de Norwège, sous le nom de la cotisation du Groënland.

Le missionnaire, redoublant d’espérance et d’ardeur, fit de nouveaux efforts. Il prit avec lui deux de ses enfans pour aller passer l’hiver chez les Groënlandais, résolu de s’instruire lui-même de l’état du pays tandis que ses enfans en apprendraient la langue en se mêlant avec des nationaux de leur âge. C’est peut-être un des meilleurs moyens d’établir des colonies et des missions chez les sauvages, mais le seul que le gouvernement et le zèle religieux aient négligé dans les états catholiques.

Il engagea de plus, par des caresses et des présens, deux petits orphelins abandonnés à venir vivre avec lui. Cet exemple de bienfaisance enhardit une famille de six personnes à le prier de les recevoir dans sa maison ; mais il s’aperçut bien que ce n’était que faute de subsistance et pour vivre à ses dépens ; car, dès que le printemps eut ouvert la mer aux pêcheurs, tout ce monde qu’il avait logé et nourri durant l’hiver prit congé du pasteur sans rien dire ; et même les deux enfans qu’il croyait s’être attachés pour toujours s’échappèrent l’un après l’autre. Il avait d’abord obtenu d’eux qu’ils renonceraient à cette vie errante, et qu’ils apprendraient à lire et à écrire ; mais il se vit obligé de les laisser aller à la mer, ou voir les sauvages toutes les fois qu’il leur en prenait envie. Quant à leur instruction, les commencemens lui réussirent tant qu’il eut un hameçon ou quelque outil à leur donner pour chaque lettre qu’ils apprenaient à connaître : mais ils furent bientôt rebutés de ce travail, et lui dirent qu’ils ne voyaient pas à quoi cela était bon de s’occuper toute une journée à regarder un papier, et crier A, B, C ; que le facteur et lui n’étaient que des paresseux, dont toute la vie se passait à tenir les yeux sur un livre et à gâter du papier avec une plume, tandis que les Groënlandaîs allaient pêcher des phoques et tuer des oiseaux : exercice de gens braves et laborieux, qui trouvaient du profit dans leur amusement. Il voulut leur faire entendre l’utilité de savoir lire et écrire, pour apprendre les pensées d’un ami absent, et pour connaître la volonté de Dieu dans son livre ; mais en convenant de ces avantages, ils trouvaient que l’art qui leur donnait à vivre était plus important, et que, quand on possédait bien cette science, on n’avait guère besoin d’autres connaissances.

Dans l’année 1723, Égède alla deux fois à la baie d’Amaralik ou Bals-Fiord, pour y voir un monument des anciennes colonies des Norwégiens. Il trouva dans un beau vallon les restes d’un édifice carré de pierre plate, environ de dix-huit pieds de long sur autant de largeur, et de douze pieds de hauteur, avec la place d’une porte. Il crut que ce devait être la tour ou le clocher d’une église ; d’autant plus qu’il aperçut non loin de là des ruines d’environ quatre-vingt-seize pieds de longueur et soixante-douze de large, mais qui n’étaient plus qu’à deux pieds au-dessus de terre ; d’ailleurs cet ouvrage ne ressemble en rien à l’architecture ou maçonnerie des Groënlandais.

Dans la même année, il arriva trois vaisseaux de la compagnie danoise pour le Groënland. Le premier apportait des provisions à la colonie. Le second était destiné à la pêche de la baleine ; il retourna l’année suivante à Bergen avec cent vingt barils d’huile de baleine, et une cargaison qui valait environ cinq mille écus. Le troisième vaisseau devait aller découvrir ou sonder les détroits. Égède reçut ordre à cette occasion de choisir des marins du pays qui fussent à toute épreuve, et de les envoyer à la découverte des côtes orientales du Groënland. Pour s’assurer de la fidélité qu’on devait apporter dans cette commission, il voulut la faire lui-même, et s’embarqua avec deux chaloupes, quoique l’été fût déjà bien avancé, dans l’espérance de s’ouvrir, par le détroit de Frobisher, le chemin le plus court des terres que l’on cherchait. Après s’être avancé quatre lieues dans le détroit, se voyant tout à coup investi des glaces que les vents du nord y poussaient, il crut devoir attendre qu’elles eussent débouché dans la mer pour lui laisser un passage libre ; mais les Groënlandais lui ayant fait entendre qu’au lieu de venir de l’orient par le détroit, c’était la mer Occidentale qui les poussait dans les terres, il désespéra de trouver une communication des deux mers à travers le Groënland. Il voulait se rendre à la côte orientale par le détroit du cap Farewell, lorsque les Groënlandais lui représentèrent que le chemin était long, le passage orageux, le courant très-fort, et surtout qu’il n’y avait rien de si cruel que les habitans de ces bords où il prétendait les mener. D’ailleurs il n’avait point fait de provisions pour l’hiver ; il fut donc obligé de s’en retourner, et de refaire en dix-neuf jours un voyage de cent lieues qu’il avait fait en quinze jours. Mais son temps ne fut pas perdu : car on lui fit remarquer en passant beaucoup d’îles où les Norwégiens avaient laissé des traces et des monumens de leur séjour. Dans un endroit surtout appelé Kokoktok, entre le 60e. et le 61e. degré de latitude, il observa les ruines d’une église qui avait cinquante pieds de long sur vingt de largeur, entre des murailles épaisses de six pieds, avec des portes au midi et une plus grande à l’ouest. On voyait une seule fenêtre au nord, et quatre autres étaient ouvertes au midi. Les murailles étaient assez bien travaillées pour l’architecture, mais sans aucune peinture ni sorte d’ornemens. Les murs du cimetière étaient encore sur pied. On voyait tout auprès une grande maison et beaucoup de petites. Égède enleva un morceau des décombres de l’église, dans l’espérance d’y trouver quelque antiquité des Norwégiens. Les Groënlandais ne voulaient pas d’abord y consentir, de crainte que les âmes des étrangers qu’on y avait ensevelis ne se vengeassent sur ceux qui venaient troubler les cendres des morts. Mais ce fut uniquement le manque d’outils qui fit que le pasteur danois ne put emporter que des charbons, des ossemens et des fragmens d’urnes de terre.

Il arriva cette même année au Groënland deux vaisseaux de la Norwége : l’un était allé jusqu’à la baie de Disko pour y trafiquer, mais n’avait mouillé qu’en deux endroits et sans beaucoup de profit, parce qu’il avait été devancé par des vaisseaux allemands ; l’autre devait sonder les côtes de l’Amérique entre le 66e et le 67e. degré, où le détroit de Davis avait le moins de largeur, et de là revenir chargé de bois pour établir une seconde colonie au Groënland : mais il retourna dès le mois de juillet, sans avoir pu prendre terre à cause des glaces. À son retour, il embarqua vingt personnes avec un missionnaire et un enfant groënlandais, et des matériaux qu’il transporta à Népisének ; ce fut là le second établissement de la compagnie de Bergen.

Si l’on voit Égède à la tête de toutes les entreprises que formait ou tentait dans le Groënland ce corps de marchands, il faut observer que ce missionnaire avait accepté la direction des affaires de la compagnie, avant de partir de Bergen. Car il n’avait pu intéresser des commerçans au bien de la religion, qui était son unique motif, sans entrer dans leurs vues temporelles, soit que les chrétiens du Nord aient en général moins de prosélytisme que ceux du Midi, soit que, dans les pays protestans, le clergé n’ait ni autant d’accès ni autant de crédit dans les cours qu’en ont eu jusqu’à présent les missionnaires catholiques du Portugal et de l’Espagne. Mais il faut avouer que si ceux-ci ont montré plus de désintéressement dans les premiers temps de leur vocation, ils ont bien profité du succès de leur zèle en Amérique pour l’avancement de leur pouvoir dans le monde entier ; au lieu qu’Égède n’avait si fort à cœur les progrès du commerce de sa nation au Groënland que pour y mieux assurer ceux de sa religion.

Aussi, quand il eut apprivoisé les Groënlandais à l’appât du gain, il crut devoir, à l’exemple des apôtres, les prendre dans ses filets, et les familiariser avec la prédication de l’Évangile. Ils l’écoutèrent d’abord patiemment ; mais lorsqu’il y revenait trop souvent, et qu’il leur faisait perdre au chant des hymnes le temps de la pêche, ils ne voulaient plus l’entendre surtout dès qu’un angekok se présentait avec ses enchantemens, on voyait déserter l’auditoire du missionnaire ; et s’il continuait à prêcher, on s’en moquait, et l’on contrefaisait les gestes du prédicateur par des grimaces. On allait même jusqu’à le traiter de menteur, parce que les angekoks, qui avaient été dans les cieux, n’y avaient point vu ce fils de Dieu dont il parlait, et dont le firmament était assez fragile pour devoir écrouler et tomber en poudre à cette fin du monde dont il les menaçait. Enfin les Groënlandais poussaient la raillerie et l’insolence à tel point, que les Danois furent obligés de leur faire entendre qu’ils viendraient avec des fusils tuer leurs angekoks pour leur imposer silence.

Cependant, moitié par caresses et moitié par menaces, on vint à bout d’engager les sauvages d’abord à laisser parler le missionnaire sans se moquer de lui ni l’interrompre avec le bruit du tambour, ensuite à l’écouter quelquefois patiemment, puis ne pas s’enfuir quand il allait dans les assemblées, pourvu qu’il n’y troublât pas les divertissemens ; enfin à l’entendre avec une sorte de curiosité et de satisfaction. Insensiblement il prit de l’ascendant et de l’empire sur les esprits. Un angekok vint lui dire un jour de prier Dieu pour son fils malade. Le missionnaire, après lui avoir reproché son métier d’imposteur, lui dit que son enfant mourrait, car il était à l’agonie ; mais que, si l’on voulait le laisser baptiser, il irait au ciel. Le père y consentit, l’enfant reçut le baptême et mourut. La famille du mort, après les gémissemens ordinaires, vint dire au pasteur que c’était à lui d’ensevelir le corps ; et, persuadée que l’âme était heureuse, elle demanda avec instance d’être baptisée. Mais le missionnaire irrita ces pieux désirs par un sage refus, disant que les adultes devaient se faire instruire de la religion avant d’y être initiés.

Parmi les dogmes dont Égède cherchait à prévenir les esprits en faveur du christianisme, celui de la résurrection des morts faisait le plus d’impression sur les Groënlandais. Ils semblaient courir au-devant de la persuasion qu’il pouvait y avoir un état où le corps ne serait plus sujet à la peine ni aux maladies, et où les amis et les parens se retrouveraient pour ne plus se quitter. Mais malgré la pente naturelle de l’esprit humain, qui se livre plus à la crainte qu’à l’espérance, ils ne voulaient point entendre parler de peines éternelles. « S’il y avait tant de feu dans l’enfer, disait, un Groënlandais, n’y a-t-il pas assez d’eau dans la mer pour l’éteindre ? Ou bien si c’est un lieu si chaud, nous y serons dédommagés du froid que nous éprouvons sur la terre. D’ailleurs les angekoks, qui vont partout, auraient bien vu cet enfer. » Quand Égède leur répondait que leurs angekoks étaient des imposteurs, qui n’avaient rien vu de ce qu’ils leur débitaient ; « Et vous, lui répliquaient ils, avez-vous vu le Dieu dont vous nous parlez tant ? » Il est extrêmement difficile (dit Crantz, après Égède lui-même) de détromper ce peuple de ses préjugés, et d’empêcher qu’il ne fasse un mauvais usage de chaque vérité qu’il entend : il ne veut pas croire, par exemple, que Dieu soit présent partout, ni tout-puissant, ni bon et bienfaisant, jusqu’à prendre plaisir à secourir ceux qui l’invoquent dans leurs peines et leurs besoins. » Ils semblent plutôt disposés à lui attribuer la cause de leurs disgrâces ; car s’ils avaient du mauvais temps à la pêche et qu’elle ne fût point heureuse, ils s’en prenaient aux prières et aux sermons du missionnaire, disant que l’air était irrité de la folle confiance qu’ils avaient en cet étranger au préjudice de celle qu’ils devaient à leurs angekoks ; que, s’il voulait remporter sur ces devins dans l’esprit des Groënlandais, il n’avait qu’à leur procurer plus de poissons, d’oiseaux et de beaux jours. Quand Égède leur disait de prier, leur réponse était : « Nous prions, mais cela n’aboutit à rien. » S’il ajoutait qu’ils ne devaient demander à Dieu que les biens spirituels et le bonheur d’une vie à venir, ils répliquaient : « Nous ne la comprenons ni ne la désirons ; nous n’avons besoin que de la santé du corps et de phoques pour manger. »

Ces détails prouvent combien les peuples sauvages sont difficiles à convertir : Égède s’en plaint très-fréquemment dans sa relation. Il dit bien que, s’il avait voulu loger et nourrir gratuitement des familles de Groënlandais, marier et doter des filles, ou faire des présens de noces ; il n’aurait pas manqué de gens à baptiser ; mais qu’il en avait été dissuadé par l’expérience qu’il avait faite que le cœur de ces nouveaux convertis n’était point changé par le baptême, et qu’ils restaient dans l’endurcissement et l’insensibilité qui leur sont naturels. Il avait envoyé deux enfans sauvages à Copenhague, afin qu’à leur retour ils pussent donner à leurs compatriotes une haute opinion du Danemarck, et par-là sans doute prévenir les esprits en faveur de la religion qu’on y professait. En 1725, un de ces enfans, nommé Poëh, revint seul au Groënland, l’autre étant mort à Bergen. Il montra les présens qu’il avait reçus, et qu’on lui avait donnés, vraisemblablement pour inspirer à plusieurs de ses compatriotes l’envie de faire le voyage du Danemarck. Il leur parla de la splendeur de ce royaume, de la magnificence de la cour où il avait été présenté, des beaux édifices de la capitale, et surtout des églises. Ce peuple ne se lassait point de lui faire des questions, et d’admirer ce qu’il disait au sujet de la puissance militaire du roi, qu’ils croyaient n’être qu’un seigneur un peu plus riche que les autres hommes, parce qu’il prenait plus de phoques. Égède saisit cette occasion pour dire que Dieu était le roi de ces rois, puisqu’ils lui obéissaient, et que, pour savoir et faire sa volonté, ils écoutaient la voix des pasteurs qui n’étaient pourtant que leurs sujets. Alors les sauvages conçurent une idée de Dieu très-grande, mais effrayante par l’appareil des armes qu’ils joignaient sans cesse à la représentation de la majesté royale, qu’on leur peignait comme une faible image de la toute-puissance divine.

Cependant malgré cet éclat, et les caresses et les présens de la cour, Poëh n’était pas si fort enchanté de l’Europe qu’il ne voulût reprendre la vie sauvage et se retirer vers les côtes méridionales du Groënland avec une femme de la colonie danoise. Enfin on lui fit épouser une Groënlandaise, après bien des difficultés de la part de cette fille, pour se marier avec un homme qui s’était dégradé par un genre de vie étranger aux mœurs de son pays.

Tels étaient les obstacles qu’Égède rencontrait dans sa mission, et les moyens qu’il employait à planter la foi chez les Groënlandais. Après avoir pris beaucoup de peine à s’instruire de leur largue, il était obligé de chercher à nouveaux frais le sens des mots qu’il croyait mal à propos avoir bien entendus une semaine auparavant. Heureusement ses enfans suppléèrent à son défaut, et ils apprirent si bien le langage et la prononciation du pays, qu’ils l’aidèrent à commencer une grammaire groënlandaise, et à traduire quelques Évangiles du dimanche, avec des questions et des explications.

L’année 1725 apporta de bonnes nouvelles à la colonie : deux vaisseaux venus de Bergen répandirent la joie en apprenant que la cotisation avait déjà produit une somme de quatre-vingt mille écus pour les nouveaux établissemens du Groënland. Mais ce plaisir fut troublé bientôt après quand on vit revenir au mois de juin un de ces vaisseaux avec tous les colons de Népisének qu’il avait été obligé de prendre sur son bord, parce qu’ils n’avaient pas assez de vivres pour attendre une année entière le retour d’un autre vaisseau d’approvisionnement. Ils avaient donc abandonné des maisons bâties avec beaucoup de peine ; et l’on apprit peu de temps après qu’elles avaient été brûlées par des navigateurs étrangers.

Ce ne fut pas là l’unique disgrâce : un angekok, craignant sans doute que la mission ne fit tort à son ministère, voulut employer la magie pour se défaire du facteur de la colonie et de sa troupe. Le Danois fut assez imprudent pour frapper l’angekok au visage pendant qu’il faisait ses encbantemens. Le sauvage courut à son arc, le Danois à son fusil : heureusement les Groënlandais effrayés empêchèrent le devin de tirer sa flèche. C’était un prêtre du démon ; il cacha son ressentiment, mais jusqu’au moment de la vengeance. Peu de temps après, l’angekok dit à ses Groënlandais que les habitans des côtes du sud avaient comploté d’assassiner le commis du facteur lorsqu’il viendrait faire le commerce dans leur contrée : le facteur lui-même, ajouta-t-il, est au nord avec la plupart de ses Européens pour son trafic : c’est le temps de tomber sur le ministre et le peu de monde qui l’environne ; quand le facteur reviendra, nous le tuerons, et nous partagerons entre nous toutes les marchandises de la colonie. Ce complot fut rapporté à Égède par un enfant groënlandais qui, après s’être enfui de chez le pasteur, y était revenu dans la crainte d’être châtié, s’il était rattrapé. Le missionnaire fit bonne garde en attendant le facteur : à son arrivée, il marche aux conjurés, et fait saisir l’auteur de la conspiration ; mais, content de l’avoir intimidé pour l’avenir, il lui fit grâce à la sollicitation de tous les Groënlandais.

Cette alarme fut suivie d’un danger qui jeta la colonie dans la plus grande consternation. On était au commencement de juin 1726, lorsqu’une montagne de glace, poussée par les courans vers la côte, fit périr un vaisseau à la vue de la colonie. On ne douta point que ce ne fût celui qu’on attendait de la Norwége pour les provisions de l’année. Égède, pour remédier à la disette dont on se voyait menacé, résolut d’aller avec deux chaloupes vers les baies du sud, où se rendaient les pêcheurs de baleine allemands, et d’acheter de cette nation les vivres qui manquaient à la colonie danoise. Il avait cent lieues à faire ; et comme il craignait d’arriver trop tard, il alla jour et nuit, et dans cinq jours il arriva ; mais on ne voulut lui céder que peu de provisions, parce que les vaisseaux, avant de retourner en Allemagne, devaient aller sur la côte de l’Amérique à la pêche de la baleine. Cependant il obtint qu’un de ces navires recevrait sur son bord le facteur et neuf hommes, pour décharger d’autant la colonie. Celui qui le montait promit qu’à son retour de la pêche il passerait à la colonie pour y prendre des marchandises. En l’attendant, le missionnaire y ménagea les vivres avec la plus grande économie ; car il n’avait pour nourrir vingt-une personnes durant un an, que trois barils de pois, autant de gruau d’avoine, onze sacs de drèche, et dix-sept cents biscuits de bord, y compris ce qu’il avait acheté des Allemands. On ne pouvait chasser faute de poudre et de plomb, et la pêche ne réussissait point. On tenta d’avoir du phoque des Groënlandais, pour le manger avec du spermaceti, au défaut de beurre ; mais plus on était dans le besoin, et plus ils se montraient difficiles à vendre de leurs provisions. On fut donc réduit à partager la ration d’un homme entre huit personnes. La détresse redoubla au récit que les Groënlandais vinrent faire d’un naufrage où ils disaient avoir vu périr un vaisseau sous les glaces, ajoutant que les gens de l’équipage, dans l’eau jusqu’aux genoux, après avoir répété à grands cris le nom du missionnaire, comme pour lui demander d’envoyer des canots à leur secours, avaient été emportés par les flots. Cette nouvelle inquiétait d’autant plus, que le vaisseau allemand ne revenait point des côtes de l’Amérique au temps où l’on devait l’attendre. Pour surcroît d’alarme, on vit le facteur et ses gens qui s’y étaient embarqués arriver seuls dans un canot. Mais quelle consolation ne fut-ce pas d’apprendre d’eux-mêmes qu’ils avaient rencontré sur leur route l’approvisionnateur de Norwége, et qu’ayant passé sur ce navire, ils l’avaient laissé à vingt lieues de la colonie, arrêté par les glaces ! Heureusement quatre jours après il entra dans le port, et délivra Égède et son troupeau des extrémités d’une famine prochaine, mais non pas de toute crainte. On apprit en même temps que l’autre vaisseau d’approvisionnement, parti dès le printemps, avait fait naufrage ; et celui qui venait d’arriver, ne pouvant se remettre en mer au mois d’août à cause des glaces, devait passer l’hiver à la colonie, ce qui ne manquerait pas de décourager la compagnie de Bergen.

En effet, les deux vaisseaux qui vinrent en 1727 apportèrent pour nouvelle que cette société s’était entièrement dissoute, et ne voulait plus courir les risques d’un commerce qui n’apportait aucun profit, quoique le roi, par zèle pour les missions, le soutînt toujours, et même se fût engagé, pour ainsi dire, à s’en charger seul malgré le peu de succès de ses commencemens. Égède, de son côté, ne voulant point abandonner ses projets de conversion, travaillait de toutes ses forces à seconder les bonnes intentions du monarque en cherchant les moyens de suppléer à la stérilité de ce commerce ingrat. Il nous dit lui-même que, dans cette vue, il avait fait divers essais de chimie, mais qui ne lui réussirent pas. Le chimiste et le missionnaire cherchaient des choses trop opposées pour les rencontrer sur la même route. Égède abandonna donc au temps et aux hommes les intérêts de la terre, et se contenta de poursuivre une entreprise dont le succès ne devait appartenir qu’au ciel : c’était la conversion des Groënlandais. Il y travailla cinq ans entiers, avec ce peu de fruit qui rend la constance plus méritoire, et qui, lassant le courage des âmes faibles, réserve toute la gloire à la persévérance des hommes intrépides.

Enfin l’année 1728 dut lui promettre quelque récompense de ses travaux passés. Le Groënland vit arriver cinq vaisseaux du Danemarck, dont l’un était armé en. guerre. Ils portaient des matériaux, du canon et des munitions pour établir un fort dans une nouvelle colonie, avec une garnison sous un gouverneur et un commandant qui devaient protéger le commerce des Danois et défendre les Groënlandais contre les incursions de certains écumeurs qui leur volaient l’huile et les côtes de baleine. On envoyait de Copenhague, pour former, peupler et cultiver la colonie, beaucoup de gens mariés, hommes et femmes, des maçons, charpentiers, artisans et ouvriers de toute espèce, les uns volontaires, et les autres tirés des prisons ; on avait même embarqué des chevaux pour aller sur les montagnes à la découverte des terres in connues ou des pays perdus. Enfin l’un des vaisseaux avait ordre de prendre terre, s’il était possible, sur la côte orientale.

Mais tous ces préparatifs furent à moitié ruinés par une contagion qui se mit parmi ces nouveaux colons, comme il arrive presque toujours dans ces sortes de transplantations. Égède attribue cette épidémie, qu’il croyait différente du scorbut, au nouveau genre de vie que menaient ces gens expatriés, et au manque d’exercice ; car il observa que les matelots et les premiers colons qui travaillaient toujours n’en furent guère infectés. Cependant, les artisans et les gens les plus utiles en moururent ; de même, tous les chevaux périrent faute des soins et de la nourriture qui conviennent à leur espèce. Ce n’est pas qu’ils eussent été d’aucune utilité pour voyager sur les montagnes comme ils y étaient destinés, mais on en aurait tiré de grands services pour la culture des terres. Ce qu’il y avait de plus fâcheux, c’est que tous les gens, la plupart de mauvaise vie, dès qu’ils virent que le Groënland n’était pas une terre de promission, et qu’ils n’y trouveraient point les délices ou la fortune dont on avait peut-être flatté leur espérance, firent éclater les plaintes et les murmures. Le mécontentement produisit parmi les soldats une sédition si violente, que la vie des officiers fut en danger, mais surtout celle des missionnaires, sur lesquels cette troupe de mutins rejetait la faute de leur exportation et de la misère où ils se voyaient réduits. Chacun fut obligé de se tenir sur ses gardes, et Égède lui-même, qui aurait pu, dit-il, dormir en sûreté parmi les sauvages, était forcé d’avoir des armes auprès de son lit pour se défendre des chrétiens de son pays.

La perte de ces séditieux moissonnés par la contagion fut donc un gain pour les Danois et les Groënlandais, qui se virent ainsi délivrés d’une populace dont les mœurs et le caractère ne pouvaient que troubler toute espèce de société, sauvage ou policée. Mais ce ne fut pas moins une grande faute du gouvernement d’avoir si mal pris ses mesures, et sacrifié tant de victimes à la funeste ambition d’avoir des colonies ; espèce de manie politique, dont il ne paraît pas que l’Europe soit guérie par la dépopulation que le changement de climat ne manque jamais d’occasioner, sans parler de l’altération sensible que produit dans l’espèce humaine le mélange des races que la nature semblait avoir voulu séparer par des barrières insurmontables.

Cette mortalité des Danois au Groënland dura jusqu’au printemps de 1729, où le reste des malades alla vivre avec les habitans du pays, qui en sauvèrent quelques-uns par l’usage du cochléaria qui commençait à reverdir à travers la neige. Cependant ce peuple ne voyait pas avec plaisir aborder tant d’étrangers sur ses côtes, et surtout ces gens armés lui faisaient ombrage. Quoiqu’on attribuât la contagion qui les avait dévorés à la colère des esprits aériens du climat, quand on vit survivre encore de ces hôtes dangereux, entre autres le missionnaire, qu’on regardait comme le maître de l’angekok des Européens, les Groënlandais s’éloignèrent insensiblement vers le nord jusqu’à la baie de Disko. Ce fut là le premier fruit des forteresses et de l’envoi des troupes, qui ne hâtèrent pas le succès des missions ni du commerce.

Égède s’apercevant qu’il ne gagnait rien sur l’esprit des adultes, et que l’instruction à la suite des présens n’en faisait tout au plus que des hypocrites assez grossiers pour ne pas en imposer par un christianisme dont ils ne savaient pas même porter le masque, ce missionnaire eut une conférence avec deux de ses collègues nouvellement arrivés, et leur proposa s’il ne serait pas convenable de baptiser les enfans, avec les précautions les plus propres à les attacher à la religion dont on leur ouvrirait la porte par le baptême. Son plan fut envoyé au collège des missions établi à Copenhague. Cette société l’approuva à des conditions que le pasteur du Groënland avait déjà prévues : elles portaient qu’on donnerait le baptême aux enfans, du consentement des parens, pourvu que ceux-ci ne regardassent pas ce remède de l’âme comme un préservatif contre la mort ; qu’on s’assurât que les baptisés se feraient instruire à l’âge convenable ; et qu’on n’engageât personne au baptême par les moyens de séduction, encore moins par les voies de la force. La cour et le clergé du Danemarck ne pensaient pas comme ce roi qui fit baptiser tous les Danois sous peine de mort ; ni comme les premiers conquérans du Mexique, qui, pour en convertir les habitans, allumèrent des bûchers qu’on ne pouvait éteindre qu’avec l’eau du baptême. L’esprit de tolérance chrétienne n’a pu être étouffé dans le cœur des pasteurs luthériens par le dogme cruel de la prédestination : ils ne croient pas devoir enchaîner au joug de la religion ceux que leur grâce victorieuse n’y a point appelés.

Égède, en conséquence de ces principes conformes aux décisions des pasteurs ses collègues, dès le mois de février 1729 baptisa seize enfans, dont les parens demandaient cette faveur pour eux-mêmes ; et il y prépara les adultes par des instructions qu’il chargea Poëh, baptisé sous le nom de Frédéric Christian, de répandre dans les îles et les habitations du Groënland.

Mais le ciel ne forçait point la nature qui maîtrisait les hommes. La pêche de la baleine ne réussissait point aux Danois ; ils ne tiraient presque rien des Groënlandais, qui cachaient leurs marchandises pour les vendre plus cher à d’autres nations de l’Allemagne. Les vaisseaux d’approvisionnement n’arrivaient à la colonie que bien avant dans l’été, et ne pouvaient retourner à Bergen qu’après l’hiver suivant ; de sorte que chaque voyage était d’un an, et le même vaisseau ne reparaissait à la colonie que tous les deux ans. Rien n’y prospérait quand Frédéric IV mourut, et tout fut détruit. Christian VI, son successeur, ne voyant point rentrer dans l’épargne le remboursement des avances considérables qu’avait déjà coûtées l’établissement du Groënland, et sachant que le christianisme, depuis près de dix ans, n’y avait pas fait plus de progrès que le commerce, envoya des ordres, en 1731, d’abandonner ces colonies et de ramener les colons. On laissait le choix à Égède de s’en revenir avec eux, ou de rester dans le pays avec ceux qui ne voudraient pas le quitter ; et, dans ce cas, il pouvait prendre des vivres et des provisions pour un an, mais être bien assuré de ne plus recevoir aucune sorte de secours du Danemarck.

On juge aisément qu’il ne trouva pas beaucoup de monde qui ne préférât de partir. Les soldats qu’on offrait de lui laisser ne lui pouvaient être qu’à charge, et les matelots ne se souciaient point de rester avec eux. Quel chagrin pour cet homme si zélé de quitter, après tant de peines et de travaux, un établissement qu’il avait pour ainsi dire créé, et d’abandonner sans instruction et sans religion environ cent cinquante enfans baptisés de sa main ! Mais heureusement le vaisseau qui devait transporter les deux colonies se trouva trop petit pour embarquer tous les colons avec leur bagage. Comme les maisons et les effets allaient être la proie des nationaux ou des navigateurs étrangers, Égède obtint par grâce, à force d’instances, qu’on lui laissât dix matelots, avec des provisions pour les nourrir durant un an. Il resta seul de la mission, et ses deux autres collègues partirent avec le gouverneur, les officiers, les soldats, la plupart des colons, et six Groënlandais qui voulurent les suivre.

Au milieu de ce cruel abandon, il apprit que la colonie de Népisének avait été démolie une seconde fois par les navigateurs étrangers, et qu’ils en avaient brûlé tous les matériaux et les effets. Après avoir tout entrepris pour la religion, avec quelle douleur la vit-il ainsi perdue, en naissant, dans un pays où la pauvreté des habitans semblait annoncer les mœurs des premiers siècles du christianisme ! Mais il est peut-être plus difficile de faire adopter un culte à ceux qui n’en ont point que d’en voir changer ceux qui sont une fois imbus de quelques dogmes religieux. Aussi Égède, dégoûté des obstacles insurmontables dont le concours s’opposait à la conversion des Groënlandais, discontinua de baptiser leurs enfans, dans la crainte de laisser périr au fond de leurs âmes le germe de la grâce. D’ailleurs il s’aperçut bientôt du discrédit où le départ des Danois avait fait tomber sa mission dans l’esprit des habitans. Ceux-ci ne comprenaient pas comment un monarque aussi riche qu’on leur avait représenté le roi de Danemarck avait pu laisser manquer ses sujets de subsistance dans un pays éloigné. Ainsi, malgré tout ce qu’on pouvait répondre à leurs objections, ils n’avaient plus de foi au missionnaire ; et quand il venait chez eux, ils cachaient leurs enfans pour les dérober à ses instructions, dont ils ne faisaient aucun cas. Égède, excédé par le travail, le chagrin et les amertumes qu’il avait essuyés, en contracta un mal de poitrine qui l’empêchait de voyager. Il fut donc obligé de laisser à son fils le soin de la mission ou de l’instruction.

Quoiqu’on n’eût promis aucune assistance à la colonie, cependant le roi, touché des représentations du missionnaire, envoya quelques secours encore l’année suivante, mais toujours avec l’assurance que ce serait le dernier. Heureusement la pêche et le commerce de la baleine avaient été moins infructueux cette année que les autres. Le produit aurait même abondamment défrayé des avances, si l’on n’avait pas perdu par un gros temps deux des plus grands bateaux au moment où le trafic était dans toute son activité ; ce qui fit qu’au lieu de porter les marchandises aux rendez-vous ordinaires de la colonie, on fut obligé de les vendre aux vaisseaux étrangers.

Après avoir été ballotté deux ans entre la crainte et l’espérance, Égède reprit enfin courage, et sentit revivre sa joie en voyant arriver, le 20 mai 1733, un vaisseau du Danemarck, avec la nouvelle qu’on allait suivre avec plus de constance que jamais l’objet du commerce et des missions du Groënland, et que le roi voulait bien assigner pour le maintien de cet établissement un don gratuit de trois mille cinq cents écus chaque année.

Égède reçut par ce même navire un renfort de trois missionnaires. C’étaient des membres de la congrégation des frères Moraves, instituée par le comte de Zinzendorf. Crantz interrompt à cette époque l’histoire du commerce et des missions des Danois au Groënland pour s’attacher uniquement à l’établissement et aux progrès de la mission des Herrnhuters, ou frères Moraves. Mais comme l’histoire des voyages n’est pas proprement celle des missions étrangères, il faut abandonner Crantz au penchant de son zèle dans la description des travaux apostoliques des missionnaires, pour recueillir dans tous les voyageurs les particularités les plus intéressantes qui peuvent manquer à la parfaite connaissance du Groënland.

Avant d’aller plus loin, le lecteur doit reprendre ici la suite des tentatives qui ont été faites pour la découverte de la côte orientale de ce pays et de tous les anciens monumens des colonies norwégiennes. C’est encore Égède qui va les rapporter en peu de mots.

Le détroit de Frobisher ne conduisant point à la partie orientale du Groënland, ou du moins ce passage, s’il est en effet le plus court chemin de l’ouest à l’est de ce pays, étant impraticable, on voulut, en 1723, doubler le cap de Farewell pour aller du couchant à l’orient ; mais on s’y prit trop tard, et la violence des vents qui ramène l’hiver m’obligea, dit le pasteur, de retourner sur mes pas à la fin de septembre.

En 1724, les directeurs de la compagnie de Bergen firent partir, par ordre du roi de Danemarck, un vaisseau tout exprès pour reconnaître la côte orientale. Il prit l’ancienne route du Groënland par l’Islande ; mais les glaces qui flottaient entre ces deux terres empêchèrent d’aborder au terme du voyage, et l’on s’en retourna sans avoir rien exécuté.

En 1728, parmi les dépenses extraordinaires que le roi fit pour la colonie du Groënland, les chevaux qu’il y envoya devaient servir à pénétrer par terre à la côte orientale ; mais rien n’était plus mal concerté que ce projet, parce que le Groënland est un pays hérissé de rochers, d’une hauteur insurmontable, et couvert de neiges et de glaces, où les chevaux ne pourraient avoir le pied sûr.

En 1729, Richard, lieutenant du vaisseau qui avait passé l’hiver à la colonie, reçut ordre de tenter à son retour d’aborder à la côte du Groënland qui fait face à l’Islande ; mais les glaces et les dangers lui rendirent impraticable l’exécution de cet ordre.

Le moyen ou le chemin le plus sûr pour arriver à ces bords si désirés et si souvent recherchés sans aucun succès, ce serait de côtoyer le Statenhoek. Ce projet s’accorde avec les récits des Groënlandais, qui par cette voie se sont avancés assez loin du côté de l’orient. Quoique les glaces qui débordent du Spitzberg gagnent le long de cette côte jusqu’à doubler le Statenhoek et fermer le passage aux vaisseaux de façon à les empêcher d’aborder aux endroits où était la principale partie des colonies norwégiennes, on trouve cependant entre ces glaces flottantes et la côte des ouvertures où les barques pourraient naviguer en sûreté ; car les courans repoussent les glaces loin des golfes vers le sud-ouest, et les tiennent à quelque distance des terres, où les Groënlandais vont et viennent sans crainte avec leurs umiaks ou grands bateaux.

Les Hollandais qui naviguent au Groënland m’ont raconté, poursuit Égède, comme une vérité constante et reconnue, que leurs vaisseaux ont quelquefois trouvé cette côte orientale entièrement libre et dégarnie de glaces jusque sous le 62e. degré ; qu’ils y ont mouillé dans les baies avancées, et fait un commerce considérable avec les sauvages.

Je m’en rapporterai à leur relation d’autant plus volontiers que moi-même, en 1736, à mon retour du Groënland en Danemarck, après avoir doublé le Statenhoek et le cap Farewell, je ne vis pas la moindre glace, quoique je fusse fort près des terres. Mais comme je crois que c’est un hasard auquel on ne peut se fier, il est plus sage et moins dangereux de tenter cet abord avec des bateaux que sur des vaisseaux. Il faudrait donc établir une loge ou un comptoir sur la côte occidentale, entre le 60e. et le 61e. degré, et, s’il se pouvait, en bâtir un autre à la même hauteur sur la côte orientale, pour diminuer le danger avec la longueur du trajet.

Si l’on en croit les relations des plus anciens auteurs qui parlent du Groënland, il ne devait y avoir que douze milles (mesure de Norwége) de terres inhabitées entre la colonie de l’orient et celle de l’occident, ou tout au plus, selon d’autres, un voyage de six jours par bateau. Mais, pour s’assurer de la communication que la nature a laissée entre ces deux côtes opposées du Groënland, il n’y a pas de plus court moyen que de bâtir un comptoir à la pointe méridionale qui lie ces terres, et de multiplier ces postes de correspondance sur la côte orientale, quand on l’aura découverte, en sorte qu’ils soient assez voisins pour se prêter une mutuelle assistance, au cas que les vaisseaux ne puissent pas aborder tous les ans à l’est du Groënland.

FIN DU VINGTIÈME VOLUME.