Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXI/Cinquième partie/Livre I/Chapitre VI

CHAPITRE IV.

Second voyage de Mendaña.

Malgré les sollicitations de Mendaña, plusieurs années s’écoulèrent avant que le gouvernement du Pérou s’occupât du projet de former un établissement aux îles de Salomon, découvertes en 1568. Ce ne fut qu’en 1595 que cette idée reprit faveur. Don Garcias de Mendoça, marquis de Ganète, était alors vice-roi du Pérou. Il reçut ordre du cabinet de Madrid de faire équiper une flotte de quatre vaisseaux, et d’en donner le commandement à Mendaña. Dona Isabel de Barretos, épouse du général, et ses trois beaux-frères, l’accompagnèrent dans cette expédition. Pedro Fernandez Quiros fut nommé premier pilote de la flotte, composée de quatre vaisseaux : la capitane, nommée le San-Hieronimo, l’amirante la Santa-Isabel, la flûte le San-Felipe, et la frégate la Santa-Catalina. On se proposait d’établir une colonie dans l’ile San-Christoval, où l’on serait placé avantageusement pour pousser les recherches dans l’hémisphère méridional, et découvrir enfin ce continent austral, l’objet de tous les vœux, le but de toutes les entreprises, parce que l’on fondait les plus brillantes espérances sur sa richesse. On embarqua trois cent soixante-huit hommes, la plupart mariés ; deux cent huit étaient en état de porter les armes.

La flotte de Mendaña fit voile du Callao le 11 avril 1595. Elle compléta ses équipages à Chereppe, et ses provisions à Payta, quitta ce dernier port le 16 de juin, et fit route à l’ouest.

Le 21 de juillet, étant à mille lieues des côtes du Pérou, l’observation donna 10° 50′ sud. Le soir, on eut la vue d’une île à dix lieues de distance dans le nord-ouest ; on se crut déjà au terme des recherches ; on chanta le te Deum.

Le lendemain on s’approcha de la terre et d’un port voisin d’une montagne. On se vit à l’instant environné de soixante-dix pirogues, montées par à peu près quatre cents Indiens presque blancs, bien faits, de belle taille et absolument nus. Ils montraient du doigt leur île et leur port ; ils parlaient fort haut, et répétaient souvent Atalout et Analout. Arrivés aux navires, ils offraient des cocos, une espèce de noix, un certain mets particulier ressemblant à de la pâte enveloppée dans des feuilles, de bonnes bananes et de l’eau. On en atteignit un, et on le tira par la main dans le vaisseau. Les autres, excités par ses témoignages de reconnaissance des bons traitemens qu’on lui faisait, entrèrent au nombre de plus de quarante : on leur fit des présens ; mais ils finirent par devenir d’autant plus incommodes, qu’ils pillaient tout ce qu’ils trouvaient sous leur main. On leur fit signe de se retirer ; ils refusèrent. On tira une pièce d’artillerie, ils sautèrent tous dans la mer, et regagnèrent à la nage leurs canots. Un seul se tenait ferme au pied d’une table, sans qu’il fût possible de lui faire lâcher prise, jusqu’à ce qu’un soldat le blessât à la main de la pointe de son épée. Les autres, auxquels il montra sa blessure, le prirent dans leurs canots. Ce fut le signal de la bataille. Les Indiens commencèrent par attacher une corde au mât de beaupré du vaisseau pour le tirer à terre ; leurs efforts furent inutiles. L’un d’eux, qui portait un parasol de palmier, les rangea en bataille : un autre vieillard, remarquable par la longueur de sa barbe, menaçait les Espagnols du geste et des yeux. Tous s’animaient au combat. Quelques-uns agitaient des bâtons en guise de lances, faisant mine de vouloir les darder. D’autres lançaient des pierres avec leurs frondes : un soldat fut blessé. On fut obligé de faire feu. Le vieillard fut tué avec neuf autres insulaires, quelques-uns furent blessés, les hostilités cessèrent. Trois d’entre eux vinrent demander la paix ; ils paraissaient désirer qu’on mouillât dans leur port ; on ne le voulut pas ; ils se retirèrent en laissant quelques cocos.

Cette île fût nommée la Madalena. Elle parut avoir dix lieues de tour ; elle est extrêmement peuplée, belle, haute et montueuse du côté de la mer. Le port est à la côte du sud. Mendaña, qui ne la reconnaissait pas, assura son équipage que ce n’était pas celle qu’ils cherchaient.

À peu de distance de cette île, on en vit trois autres. La première, au nord-ouest, fut nommée San-Pedro ; on n’en approcha point ; elle est bien boisée et peu élevée ; la seconde, au nord-ouest de celle-ci, reçut le nom de la Dominica. Son aspect est charmant ; elle est entrecoupée de belles plaines, et de hauteurs également chargées d’arbres. La troisième île, au sud de la Dominica, fut nommée Santa-Cristina. Le canal qui les sépare est profond et libre d’écueils.

Santa-Cristina est bien peuplée. Le port au sud de l’île reçut le nom de Madre de Dios ; il est à l’abri de tous les vents. On trouve sur cette île d’excellente eau douce, des poules, des cochons, et plusieurs sortes de fruits délicieux. Les historiens espagnols en décrivent plusieurs, entre autres un qui doit être le fruit de l’arbre à pain. Le climat parut très-sain, les Espagnols n’y éprouvèrent ni serein ni rosée du matin : il tomba quelques grains de pluie qui ne furent pas forts. L’air y est si sec, dit l’historien espagnol, que les linges mouillés qu’on laissait sur la terre durant la nuit se trouvaient secs le lendemain matin, sans qu’on eût pris la précaution de les étendre.

Mendaña avait rangé la Dominica, se proposant de mouiller dans la première baie qui se présenterait. Plusieurs insulaires se détachèrent du rivage pour reconnaître les Espagnols. Ils étaient généralement de couleur bronzée. Un vieillard, d’un extérieur imposant, portait d’une main un rameau vert, et de l’autre un morceau d’étoffe blanche. Ils criaient de toutes leurs forces, comme pour faire approcher les vaisseaux du village, que ce vieillard montrait avec son grand chapeau. Le commandant l’aurait bien voulu ; mais la houle brisait avec trop de force pour débarquer commodément ; d’ailleurs le port était à l’est, et il eût été difficile d’en sortir, parce que le vent qui soufflait constamment de ce côté était très-frais. La frégate rapporta qu’un Indien qui était venu à bord avait montré une force extraordinaire, en soulevant un veau par les oreilles. En même temps quatre insulaires de bonne mine montèrent sur la capitane. Après y être restés quelques instans, l’un d’eux se saisit d’une petite chienne, et, poussant un cri, tous les quatre sautèrent à la mer, et nagèrent avec l’animal pour gagner leurs pirogues.

Le lendemain, 25 juillet, Mendaña fit sa descente sur l’île Sainte-Christine, en bon ordre et au son du tambour. Il marcha ainsi jusqu’à un village, où, voyant les Indiens paisibles, il fit halte et les appela. Ils étaient à peu près trois cents qui tournaient autour de sa troupe. Pour que leur nombre n’incommodât pas les Espagnols, Mendaña fit tracer une ligne à terre, en indiquant aux insulaires de ne pas la passer. Ceux-ci comprirent les signes ; ils apportèrent de l’eau et divers fruits. Les femmes sortirent de leurs maisons, et vinrent familièrement s’asseoir avec les étrangers. Elles étaient fort belles, et ne paraissaient pas farouches.

Le mestre de camp Manrique, montrant aux Indiens des pièces à eau, leur fit signe de les remplir ; ils répondirent par d’autres signes aux Espagnols de se charger eux-mêmes de ce travail ; puis ils prirent quatre de ces barriques et les emportèrent en s’enfuyant, ce qui obligea de tirer sur eux.

Le 28 Mendaña vint à terre avec sa femme pour entendre la messe. Un grand nombre d’Indiens y assistèrent paisiblement à genoux, gardant le plus profond silence, et imitant tous les mouvemens des Espagnols. Une très-jolie Indienne s’assit auprès de dona Isabel ; la chevelure blonde de cette dame fixait particulièrement ses regards : elle lui fit signe d’en couper une boucle et de la lui donner ; mais voyant qu’Isabel avait l’air de la craindre et se reculait, elle se retira pour ne pas lui déplaire.

Mendaña visita les environs du port, examina les productions du pays, fit bêcher un terrain où l’on sema du maïs devant les insulaires ; et après s’être entretenu familièrement avec eux, il revint à bord, laissant à terre Manrique avec un détachement.

Il avait à peine quitté le rivage, que les soldats espagnols, par leur conduite imprudente, irritèrent les insulaires. Ceux-ci, indignés de l’insolence de ces étrangers qu’ils avaient reçus avec tant d’amitié, firent pleuvoir sur eux une grêle de traits et de pierres ; il n’y eut pourtant qu’un soldat de blessé à la jambe. Après cet acte d’hostilité, ils abandonnèrent le village et se retirèrent dans les bois avec leurs femmes et leurs enfans. Poursuivis par les Espagnols qui tiraient sur eux, ils se réfugièrent sur les montagnes et s’y fortifièrent.

Les Indiens, retranchés sur trois hauteurs, semblaient se donner des signaux le matin et le soir, en poussant de grands cris dont le bruit retentissait dans les vallées. Ils lançaient continuellement des pierres et des traits, et paraissaient méditer une attaque ; mais Manrique prit toutes les précautions que la prudence exigeait pour n’être pas surpris. Il plaça des corps-de-garde avancés pour éclairer les mouvemens des Indiens, et protégea par un fort détachement les marins qui remplissaient les barriques, et les femmes de l’équipage qui se divertissaient sur le bord de la mer.

Les Indiens, convaincus de la faiblesse de leurs armes contre des ennemis si redoutables, demandèrent la paix. Plusieurs se présentèrent sans armes devant les Espagnols, et leur offrirent des bananes et d’autres fruits. Ils parurent demander avec instance qu’on leur permît de retourner dans leurs maisons, ce qui leur fut accordé. Dès ce moment, ils apportèrent au quartier des Espagnols toutes sortes de provisions, et cherchèrent à se concilier leur bienveillance.

L’un d’eux se lia d’une si étroite amitié avec l’aumônier, qu’ils se donnaient réciproquement le nom de camarade. Le prêtre enseignait à son nouvel ami à faire le signe de la croix, et à prononcer Jésus-Marie. La bonne intelligence s’était tellement rétablie entre les deux peuples, que chaque Espagnol avait son ami particulier. Ils se promenaient familièrement ensemble, et ne se séparaient qu’en se serrant la main et se nommant amigos ; enfin, tous les insulaires virent avec chagrin les préparatifs de départ des Espagnols.

Cette île est haute dans le milieu ; les naturels ont le teint beaucoup plus foncé que ceux de la Madalena ; d’ailleurs ils leur ressemblent en tout, et parlent la même langue. Les femmes ont le teint plus clair que les hommes, le visage joli, les mains petites et bien faites, la taille bien prise. Elles sont vêtues, de la poitrine en bas, d’un tissu fin d’écorce de palmier. L’air de santé de tous ces insulaires ne permettait pas de douter de la douceur et de la salubrité de leur climat.

Leur village est disposé sur deux lignes ; un pavé règne le long des maisons ; le reste forme une place bordée d’arbres touffus. Les maisons paraissent communes à plusieurs familles, si l’on en juge du moins par le grand nombre de places pour coucher marquées dans chacune. Ces maisons sont élevées au-dessus du sol ; elles ont des toits pointus comme celles d’Europe ; les portes sont basses, et les fenêtres percées vis-à-vis dans le mur opposé.

À quelque distance de ce village, les Espagnols virent une enceinte de palissade ouverte à l’ouest, et disposée autour d’une maison dont la porte était tournée au nord ; ils y trouvèrent des figures de bois grossièrement sculptées, devant lesquelles étaient posées des offrandes. Les Espagnols prirent un cochon, et se disposaient à enlever le reste des provisions, lorsque les Indiens les arrêtèrent en leur faisant signe de n’y pas toucher, parce que c’étaient les mets des dieux qu’il fallait respecter.

Leurs pirogues sont creusées avec beaucoup de soin dans un seul tronc d’arbre, et recouvertes de planches liées au corps du bâtiment par des cordes d’écorce de cocotier. Quelques-unes contiennent jusqu’à trente ou quarante rameurs. Ils les façonnent avec des outils faits des arêtes de gros poissons et de coquillages aiguisés sur de gros cailloux.

Les Indiens, voyant un nègre avec les Espagnols, montrèrent le sud, faisant entendre qu’il s’y trouvait des pays habités par des hommes de cette couleur ; qu’ils allaient quelquefois les combattre dans leurs grandes pirogues, et que ces nègres se servaient de flèches. Mais la difficulté de se comprendre réciproquement s’opposait à ce qu’on pût prendre des renseignemens bien positifs.

Mendaña prit possession de l’archipel au nom du roi d’Espagne, le nomma las Marquesas de Mendoça, en l’honneur du vice-roi du Pérou, et fit élever sur le rivage quatre croix, sur l’une desquelles on grava l’année du voyage et le jour de prise de possession.

L’escadre ravitaillée quitta Santa-Cristina le 5 août, et continua de faire route dans l’ouest. Le quatrième jour après le départ, le général annonça aux équipages que ce jour même ils verraient les terres qu’ils cherchaient.

On ne conçoit pas son calcul : il supposait que les îles de Salomon étaient éloignées de quinze cents lieues de la côte du Pérou ; il estimait n’en avoir parcouru que mille quand il attérit aux Marquesas ; or, comment pouvait-il espérer de faire cinq cents lieues dans quatre jours ? L’historien espagnol ajoute que l’équipage, voyant pendant plusieurs jours que la prédiction du général ne se réalisait pas, en fut déconcerté, d’autant plus que l’eau commençait à manquer ; mais on avait fait de l’eau à Santa-Cristina, ce qui peut faire supposer que l’article est déplacé dans l’historien espagnol, et que son véritable lieu ne doit être qu’après la rencontre dont on va parler.

On avait déjà parcouru quatre cents lieues depuis Santa-Cristina, lorsque, le 20 août, l’on découvrit quatre petites îles basses où l’on apercevait des plages de sable, et qui étaient couvertes de cocotiers très-hauts et d’autres arbres. Ces quatre îles sont disposées en carré, et occupent un espace d’environ huit lieues de circuit. Un banc de sable, qui les enveloppe depuis le sud-ouest par le nord jusqu’à l’est, en défend l’accès dans cette partie, et on distingue une roche élevée sur la pointe du récif qui porte dans le sud-ouest. On fit quelques tentatives pour trouver un mouillage ; mais bientôt on abandonna le projet d’aborder à ces îles, et on les quitta sans avoir pu connaître si elles étaient habitées. On les nomma îles de San-Bernardo, le saint du jour où s’en était faite la découverte.

Ces îles ont été reconnues en 1765 par Byron, qui les nomma îles du Danger.

Le vent avait soufflé jusqu’alors de l’est ou de l’est-sud-est ; il passa au sud-est, et y resta jusqu’à la fin du voyage ; on ne cessait pas de voir de gros nuages épais, et diversement coloriés, ce qui faisait croire qu’on était dans le voisinage de quelque terre. On continua de courir à l’ouest ; et, en conformité des ordres de Mendaña qui avait prescrit de ne pas descendre jusqu’à 12° de latitude, et de ne pas s’élever jusqu’à , on se maintenait, autant qu’on le pouvait, entre le dixième et le onzième parallèle.

Le mardi 29 août, étant à 10° 40′ sud, et à quinze cent trente-cinq lieues des côtes du Pérou, l’on eut connaissance d’une petite île basse, ronde, couverte d’arbres, d’une lieue de circuit, et entourée d’un récif qui en cernait les approches ; elle fut nommée la Solitaria (la Solitaire).

Le général ordonna à la frégate et à la flûte de ranger le récif, et de passer en dedans, s’il se présentait quelque coupure, afin de faire sur cette île de l’eau et du bois dont l’amirante avait le plus grand besoin. Ces vaisseaux laissèrent tomber l’ancre par dix brasses d’eau, et firent à la capitane le signal de s’éloigner, parce que le fond, semé de brisans que la limpidité de l’eau laissait apercevoir, était si inégal, que de cent brasses il s’élevait tout à coup à dix, sans pouvoir montrer de sonde l’instant d’après. Les vaisseaux engagés dans ces écueils coururent le plus grand danger ; on se hâta de regagner le large.

L’impatience commençait à s’emparer des esprits, et déjà les murmures éclataient parmi les équipages de la flotte. Le 7 septembre, le ciel était extrêmement couvert ; en conséquence, Quiros fit précéder les vaisseaux par la flûte et par la frégate, avec ordre de se tenir toujours en vue l’une de l’autre, et à celle de la capitane, afin d’avertir des terres ou des basses qu’elles pourraient découvrir ; mais la crainte du danger l’emporta sur le devoir ; dès que la nuit fut fermée, la flûte et la frégate restèrent en arrière. La capitane avança avec toutes les précautions que demandait l’obscurité d’une telle nuit. À neuf heures, on apercevait l’amirante ; à onze heures, un nuage épais couvrit l’horizon à bas-bord du bâtiment. On doutait si l’on voyait la terre ou un nuage ; mais à l’instant même le nuage creva, et il survint un violent grain de pluie et de vent. Ce grain passé, l’on découvrit clairement la terre ; la capitane n’en était pas éloignée de plus d’une lieue. Cette nouvelle causa une joie générale ; chacun s’empressait de regarder cette terre si long-temps attendue. La capitane mit en travers et fit des signaux aux autres vaisseaux. La flûte et la frégate répondirent seules. Au jour, on ne vit plus l’amirante, et depuis l’on n’eut plus de nouvelles de ce vaisseau.

La terre que l’on avait découverte parut fort étendue ; on s’assura par la suite que c’était une grande île qui peut avoir quatre-vingt-dix ou cent lieues de circuit ; elle était couverte d’arbres jusque sur la cime des plus hautes montagnes. Les bois sont si épais, que l’on ne découvre le sol que dans les endroits défrichés par les Indiens pour leurs plantations. On mouilla dans un port de la côte nord.

Au nord de cette île, à huit lieues de distance, on en vit une autre remarquable par un volcan qui vomit continuellement des flammes. Dans le nord-est de l’île du volcan, à sept ou huit lieues de distance, sont plusieurs petites îles habitées, entourées d’un récif. On reconnut aussi plusieurs autres grandes îles autour de l’île principale, et dans le sud-est d’autres moins grandes ; les unes et les autres habitées.

L’île du volcan est absolument aride ; ses côtes escarpées n’offrent ni port, ni lieu propre au débarquement. Peu de jours après que l’on eut mouillé dans le port de la grande île, le sommet du volcan sauta en l’air avec une violente explosion. Le bruit de cette éruption fut entendu jusqu’au port, et la commotion se fit sentir jusqu’aux vaisseaux qui étaient à dix lieues de distance.

L’île principale reçut le nom de Santa-Cruz. Le général envoya la frégate pour reconnaître le volcan et chercher l’amirante. Cette recherche et deux autres qui eurent lieu ensuite furent infructueuses. Comme les vaisseaux s’approchaient de la terre, on vit arriver une petite pirogue à la voile, qui fut bientôt suivie de cinquante autres. Les Indiens poussaient de grands cris, et semblaient, par leurs signes, appeler les gens des vaisseaux, qui leur répondirent par d’autres signes pour les inviter à s’approcher ; mais en même temps ils se tenaient sur leurs gardes.

Lorsque les pirogues furent à portée, on reconnut que ces insulaires étaient aussi noirs que les nègres d’Afrique ; tous avaient des cheveux crépus, qu’ils teignent en blanc, en jaune, en rouge, et en d’autres couleurs. Ils se rasent le devant de la tête, et se rougissent les dents. Ils étaient nus, à l’exception des parties naturelles, qu’ils couvrent d’une étoffe très-fine. La plupart avaient sur le visage et sur le corps des figures diversement dessinées, et des raies de différentes couleurs, mêlées d’un noir luisant, et imprimées sur la peau en traits ineffaçables. Ils portent des colliers, des bracelets, des ceintures faites avec des dents de poissons, de la nacre de perle et des coquillages, et même de petits grains d’or ou de bois noir. Leurs pirogues sont de deux espèces ; les unes, qui ne sont que des troncs d’arbres creusés, servent pour la navigation le long des côtes ; d’autres, plus grandes et accouplées, sont employées dans les trajets d’une île à l’autre et pour faire la guerre. Ils ont pour armes des arcs, des flèches, des sabres d’un bois très-dur et très-pesant, des lances et des frondes. Leurs flèches sont empennées et faites de roseau, armées d’une longue pointe d’os ou de bois durci au feu. Ces pointes, toujours très-aigues, sont quelquefois carrées et garnies sur les angles de petites pointes couchées en arrière pour rendre la blessure plus dangereuse. Ces sauvages avaient en bandoulière des havresacs de feuilles de palmier fort bien travaillés, et remplis d’une espèce de biscuit fait d’une racine dont ils se nourrissent.

Mendaña, en les voyant, crut reconnaître les habitans des îles Salomon, et pensa qu’il avait enfin retrouvé cet archipel ; mais, en leur adressant la parole dans la langue qu’il avait apprise dans son premier voyage, il ne put ni les comprendre ni s’en faire entendre. Les insulaires considéraient les vaisseaux d’un air de surprise. On ne put les engager à monter à bord. Les pirogues, après avoir tourné quelque temps autour des vaisseaux, se réunirent pour tenir conseil. Le résultat de cette conférence fut de se préparer au combat. Un vieillard, qui semblait être leur chef, les animait de la voix et du geste. À l’instant on les vit saisir leurs arcs et leurs flèches ; le vieillard était l’âme de tous leurs mouvemens ; ses ordres passaient rapidement à toutes les pirogues.

Ils furent quelque temps irrésolus ; mais tout à coup, poussant un grand cri, ils firent voler sur les vaisseaux une nuée de flèches qui ne blessèrent personne. Les Espagnols étaient prêts à tirer ; ils firent feu. À cette première décharge, un Indien tomba raide mort, plusieurs furent blessés, et les autres, jetant leurs armes, saisirent leurs pagaies, et ramèrent vers le rivage avec précipitation et dans le plus grand désordre.

Les vaisseaux laissèrent tomber l’ancre à l’entrée d’une baie où quelques rochers leur procuraient une espèce d’abri ; le fond était de mauvaise tenue ; la capitane chassa sur ses ancres et faillit à se briser sur les écueils. Grâce à la présence d’esprit et à l’activité de Mendaña, elle échappa au danger. Le lendemain, au point du jour, il s’embarqua sur la flotte et trouva un petit port à l’abri du vent de sud-est. Les Espagnols, ayant voulu descendre à terre, furent si mal reçus par les habitans, qu’après les avoir dispersés ils se rembarquèrent. On tint la mer toute la nuit. Le jour suivant Mendaña trouva un meilleur port à l’abri de tous les vents. Il y mouilla près d’une bourgade où toute la nuit on entendit les divertissemens des Indiens qui dansaient au son du tambour et de quelques autres instrumens.

Les Indiens accoururent pour voir le vaisseau ; la plupart avaient la tête et les narines parées de fleurs rouges. Quelques-uns se laissèrent persuader de monter à bord de la capitane, laissant leurs armes dans leurs pirogues. De ce nombre était un homme de bonne mine, maigre, les cheveux blancs, âgé d’environ soixante ans, coiffé de plumes bleues, rouges et jaunes, et armé d’un arc à pointes d’os. Deux personnes qui paraissaient supérieures aux autres se tenaient à ses côtés. On vit bien à sa parure et au respect que lui marquaient les Indiens que c’était un de leurs principaux chefs.

Le général l’accueillit affectueusement ; il le prit par la main et lui fit entendre qu’il était le commandant de la petite flotte. L’Indien dit qu’il se nommait Malopé ; et moi Mendaña, répondit le général. À l’instant l’Indien lui fit entendre qu’il fallait faire un échange de noms ; qu’il porterait désormais celui de Mendaña, si le général voulait accepter celui de Malopé. L’échange parut combler de joie ce bon vieillard. Il dit aussi qu’il s’appelait Tauriqué, ce que l’on prit pour un titre équivalent à celui de chef ou de cacique. Mendaña lui fit présent de quelques bagatelles qu’il reçut avec beaucoup de reconnaissance. Les soldats distribuèrent aussi divers colifichets aux Indiens, qui pendirent à leur cou tout ce qu’on leur donnait.

Les Indiens venaient sans cesse à bord des vaisseaux espagnols ; ils leur apportaient des vivres ; mais cette bonne intelligence ne fut pas de longue durée. Le cinquième jour, Malopé, qui faisait de fréquentes visites au général pour lequel il paraissait avoir une affection particulière, arriva, et fut bientôt suivi de cinquante canots, au fond desquels les historiens espagnols prétendent que les Indiens avaient caché des armes. Malopé, voyant un soldat prendre son fusil, sortit brusquement de la capitane, se rembarqua dans sa pirogue, malgré les efforts qu’on fit pour le retenir, et gagna précipitamment le rivage, où les siens le reçurent avec de grandes démonstrations de joie. Le reste du jour, on vit les pirogues aller et venir avec une vitesse incroyable d’un rivage à l’autre ; les Indiens enlevaient leurs effets des maisons voisines du port. Toute la nuit ils entretinrent des feux allumés de l’autre côté de la baie. Ces apparences n’annonçaient pas des dispositions pacifiques. On ne demeura pas long-temps dans l’incertitude. Le matin, la chaloupe de la flûte étant allée à l’aiguade, tomba dans une embuscade d’Indiens qui poursuivirent les Espagnols à coups de flèches jusqu’à leurs embarcations ; mais le feu des vaisseaux les contraignit de se retirer.

Pour tirer vengeance de cette perfidie, le général envoya Manrique à la tête de trente hommes, avec ordre de mettre tout à feu et à sang. Les Indiens firent bonne contenance, et ne prirent la fuite qu’après avoir perdu cinq hommes. Les Espagnols coupèrent plusieurs cocotiers, brûlèrent des maisons, détruisirent des canots, et se rembarquèrent sans qu’on leur eût tué personne. Dans une autre descente, les Indiens, surpris dans un village voisin, auquel on mit le feu, se défendirent vaillamment ; plusieurs restèrent sur la place. Les Espagnols revinrent de cette expédition avec deux soldats blessés.

Le village appartenait à Malopé, qui vint le soir à bord de la capitane, et se plaignit amèrement au général d’être traité en ennemi, faisant entendre que les Indiens de l’autre côté de la baie avaient commis les premières hostilités, et qu’il était prêt à se joindre aux Espagnols pour punir les agresseurs. Le général tâcha de lui donner quelque satisfaction, et lui fit de nouvelles protestations d’amitié.

Le 21 septembre, la flotte était sous voile pour aller dans un port plus grand et plus commode, situé une demi-lieue plus loin dans la même baie, lorsque la frégate envoyée peu de jours auparavant à la reconnaissance de la côte, que l’on n’avait pas encore visitée, revint annoncer qu’elle avait trouvé une nouvelle baie, mais qu’elle n’avait pas découvert la moindre trace de l’amirauté. On prit la route de cette nouvelle baie. Pendant la nuit, les Indiens ne cessèrent pas de pousser des cris. Au point du jour, on les vit s’avancer sur le rivage au nombre de plus de cinq cents. Arrivés à l’endroit le plus proche des vaisseaux, ils tirèrent des flèches ; mais voyant qu’ils étaient trop éloignés des Espagnols pour les atteindre, ils se jetèrent à la nage, se saisirent des bouées, et s’efforcèrent de traîner les bâtimens à terre.

Lorenço Barreto, capitaine de la frégate, se mit dans une chaloupe avec quinze soldats, et alla contre les insulaires. Une partie de sa troupe couvrait l’autre avec des boucliers ; malgré cette précaution, deux Espagnols furent percés de flèches. Les insulaires, voyant trois des leurs étendus par terre, prirent la fuite en enlevant leurs morts.

Le 23, Manrique proposa de nettoyer un terrain élevé qui se trouvait dans le voisinage d’une belle source, pour y jeter les fondemens de la colonie que l’on voulait établir. Le choix du terrain ne fut pas approuvé de beaucoup de soldats, surtout de ceux qui étaient mariés. Ils représentèrent au général que le lieu était malsain, et qu’il valait mieux s’établir dans un village des Indiens où l’on trouverait les maisons toutes bâties et plus saines, puisqu’elles avaient déjà été habitées. À leur prière, Mendaña descendit à terre. On délibéra sur le choix du terrain. Le plus grand nombre des soldats étaient de l’avis de Manrique, et avaient déjà commencé le travail. Le dessein de Mendaña aurait été d’établir la colonie sur une pointe rase à l’entrée de la baie ; mais les soldats travaillaient avec tant d’ardeur, qu’il ne voulut pas interrompre ce qu’ils avaient commencé. Les ouvrages furent bientôt achevés, et chacun eut sa maison où il s’arrangea le mieux qu’il lui fut possible.

L’établissement fut fait près d’une belle source et d’une rivière de grandeur médiocre, dans la baie que le général nomma la Graciosa, par la sûreté et la commodité qu’elle offre aux vaisseaux. Elle est au nord-ouest de l’île. Les cochons, les poules, les pigeons ramiers, les tourterelles de la petite espèce, les perdrix, les oies, les hérons blancs et gris, et d’autres oiseaux qu’on ne reconnut pas, abondent à Santa-Cruz. On y voit des lézards noirs et des fourmis ; mais on n’y est point incommodé par les moustiques, ce qui est extraordinaire pour un lieu situé si près de la ligne. La mer nourrit plusieurs sortes de poissons ; les Indiens les pêchent avec une espèce de tramail fait d’un fil qui paraît être du fil de pite : des morceaux d’un bois léger tiennent lieu de liége, des pierres servent de plomb. Le pays est très-fertile ; on y trouve, entre autres, six espèces de bananes, des cocos, de grosses amandes dont le brou est triangulaire et la chair d’un très-bon goût, divers autres fruits que l’on avait remarqués aux Marquesas de Mendoça, et entre autres celui que les Espagnols appelaient le blanc-manger (le fruit à pain).

Quelques espèces de racines tiennent lieu de pain ; on les fait bouillir ou rôtir. Les Indiens en préparent beaucoup de biscuit qu’ils font sécher au feu ou au soleil ; il est fort nourrissant. Le gingembre croît sans culture. L’osier tient lieu de corde aux insulaires. On trouvé à Santa-Cruz des coquillages curieux semblables à ceux qu’on apporte de la Chine, et diverses espèces de perles. En un mot, cette île ne manque de rien de ce qui est nécessaire à la vie ; elle est bien cultivée et très-peuplée. Le climat y est semblable à celui des autres pays situés par cette latitude. On y entendit du tonnerre, on y vit des éclairs, on y essuya beaucoup de grains. L’île n’est pas très-haute ; il y a cependant des chaînes de montagnes, des vallées et des plaines.

Les Espagnols séjournèrent deux mois et huit jours à Santa-Cruz ; ils vivaient en assez bonne harmonie avec les insulaires, lorsqu’un événement affreux vint la détruire à jamais. L’insubordination régnait dans la troupe ; des soldats malintentionnés tuèrent en trahison Malopé, qui avait donné aux Espagnols tant de marques d’affection. Cette violation impardonnable des droits de l’hospitalité acheva de rompre les faibles liens qui retenaient encore quelques insulaires. Dès cet instant tout commerce cessa, toute communication fut interrompue, tout secours fut supprimé, et les Indiens se préparèrent à venger la mort de Malopé. En vain Mendaña crut les fléchir par la punition du coupable qui fut exécuté à mort ; il ne fut pas possible de les apaiser.

Dans le même temps, la mésintelligence qui s’était déjà manifestée dans les états-majors de la flotte fit explosion ; les officiers se divisèrent, les équipages passèrent bientôt de la mutinerie à la révolte, et Mendaña se vit forcé d’en punir les auteurs. Le mestre-de-camp Manrique, convaincu d’avoir excité les troublés, fut condamné ainsi qu’un autre à avoir la tête tranchée : un enseigne fut pendu. La douleur que ces tristes événemens causèrent à Mendaña acheva d’épuiser ses forces, que les fatigues de ses deux voyages avaient considérablement affaiblies. Il mourut le 18 octobre, après avoir nommé par son testament sa femme pour lui succéder dans le commandement de la flotte, et son beau-frère don Lorenço Barreto, capitaine général sous les ordres de doña Isabel. C’est le premier et l’unique exemple que l’on ait vu d’une flotte commandée par une femme.

Les insulaires, irrités de la mort de Malopé, étaient en guerre ouverte avec les Espagnols. Barreto se mit un jour en tête d’envoyer un détachement de vingt soldats commandés par un officier, pour se saisir de quelques jeunes Indiens auxquels il se proposait de faire apprendre la langue espagnole. Les soldats effectuèrent la descente malgré la résistance des insulaires ; mais ensuite ceux-ci les chargèrent avec vigueur. Barreto accourut à leur secours et fut blessé à la jambe. Depuis que les hostilités avaient commencé, les Indiens ne discontinuaient pas de tirer des flèches contre les Espagnols qu’ils voyaient. Ceux-ci ramassaient les flèches, et donnaient de leur pointe contre leurs boucliers pour faire croire aux insulaires qu’ils étaient invulnérables. Les insulaires leur faisaient signe d’en frapper de même leurs yeux et leurs jambes, et comme les Espagnols s’en gardaient bien, leurs ennemis en conclurent qu’il ne fallait plus les tirer qu’aux jambes et au visage, et réussirent à en blesser plusieurs.

Barreto, après avoir pourvu de son mieux aux besoins du camp, retourna sur son bord et envoya pour la troisième fois la frégate à la recherche de l’amirante. Le capitaine, à son retour, amena huit jeunes gens bien faits, et rapporta aussi de cette course quelques grandes coquilles d’huîtres perlières. On se saisit ensuite de trois Indiennes et de six enfans de l’île de Santa-Cruz. On prétendait les garder en otage pour mettre fin aux attaques continuelles des insulaires. Les maris vinrent les visiter plusieurs fois ; d’autres insulaires se joignirent à eux, et demandèrent ces femmes. Les Espagnols étaient les plus faibles, ils se montrèrent justes et humains ; ils les rendirent. Les Indiens partirent, à ce qu’il parut, satisfaits et contens.

Cependant la blessure de Barreto empira : il mourut le 2 de novembre. L’équipage était excédé de fatigues et de maladies. Une poignée d’Indiens bien résolus aurait suffi pour achever la ruine du nouvel établissement. Il fut en conséquence décidé que l’on y renoncerait. Après avoir achevé la provision d’eau et de bois, tout le monde se rembarqua le 7 de novembre.

La gouvernante, ayant assemblé les pilotes de la flotte, les consulta sur la route à tenir pour aller à la recherche de l’île San-Christoval, et ensuite à Manille, où son dessein était de prendre des renforts pour venir mettre la dernière main à l’établissement.

Les trois vaisseaux appareillèrent en fort mauvais état le 18 novembre. On chercha vainement l’île San-Christoval pendant deux jours ; alors on fit voile pour Manille. On suivit une direction qui devait écarter de la Nouvelle-Guinée, qu’on jugeait voisine ; on craignait de s’en approcher, pour ne pas s’embarrasser dans les îles qui l’environnent. Quiros aurait bien désiré reconnaître cette terre ; mais le triste état de la flotte ne permettait pas de s’arrêter.

Au 10 décembre on se trouvait à 30′ de latitude australe. Depuis quelques jours on s’apercevait que la flûte cherchait à fausser compagnie. La gouvernante fit dire au capitaine qu’il serait puni comme traître, s’il s’écartait. Mais celui-ci, qui regardait la perte de la capitane comme infaillible à cause de son mauvais état, ne tint aucun compte de ces menaces, et dès la nuit suivante il disparut.

Les maladies causaient de grands ravages ; presque tous les jours on jetait au moins un mort à la mer. Les manœuvres du bâtiment étaient ou usées ou pouries, et, pour comble de mal, on manquait de rechanges.

Le 19 décembre, étant par 3° 30′ de latitude nord, la capitane s’aperçut que la frégate avait beaucoup de peine à suivre. Quiros proposa plusieurs fois d’en prendre l’équipage à bord, et de l’abandonner. La gouvernante ne fut pas de cet avis. À la nuit on perdit de vue la frégate. Quiros l’attendit jusqu’au lendemain au soir ; mais l’impatience gagnait les soldats. Il n’était pas temps, selon eux, de s’amuser à attendre les autres lorsque l’on courait risque de se perdre soi-même.

Le 23 on eut connaissance d’une île vers laquelle on gouverna, dans l’espérance d’y trouver un port et des provisions. La nuit tombait, Quiros, craignant les écueils, ordonna de virer de bord ; on exécutait mal ses ordres, on lui adressait des représentations ; alors il se chargea lui-même de manœuvrer, et, prenant la barre du gouvernail, fit prendre une autre route au vaisseau. On reconnut au jour qu’il l’avait sauvé ; car même alors on ne put aborder à l’île à cause des nombreux écueils dont elle est entourée. Elle est habitée, et située par nord ; sa forme est presque ronde, et son circuit de trente lieues. Elle n’est pas très-haute. À trois lieues à l’ouest on vit quatre îles rases , ainsi que d’autres qui en sont voisines, et qui toutes sont entourées de récifs.

On voyait les Indiens sortir d’entre ces îles dans leurs canots. Ne pouvant passer par-dessus les récifs, ils sautaient dessus, et faisaient des gestes aux Espagnols pour les appeler. Sur le soir un Indien sortit du milieu des écueils, seul dans un canot. Il était trop loin pour que l’on put voir s’il avait de la barbe, car on était dans le parage des îles des Barbus. Il parut être de bonne taille, nu, ayant les cheveux longs et épars. Il mangeait quelque chose de blanc, et portait à sa bouche une écale de coco, dans laquelle il buvait, selon l’apparence. Il ne voulut pas s’approcher, quelques signes qu’on lui fît.

Le 3 janvier 1596, on reconnut, au point du jour, les îles de Guam et de la Serpana, dans l’archipel des Ladrones ; on passa entre ces deux îles ; les habitans vinrent dans leurs pirogues apporter des cocos, des bananes, d’autres fruits, des cannes de sucre, et diverses sortes de poissons.

Quiros cherchait le cap du Saint-Esprit, la pointe la plus orientale de l’île de Samar ; mais il n’avait jamais navigué dans ces parages. Le 14 janvier, on vit, au point du jour, le sommet d’une haute montagne : la brume la fit bientôt perdre de vue ; les récifs, les brisans et les rochers obligeaient d’ailleurs de n’avancer qu’avec précaution et la sonde à la main. On entra par un canal bordé d’écueils, dans une baie qui joignait le cap du Saint-Esprit, première terre des Philippines. Ainsi Quiros avait suivi la route convenable pour attérir au point qu’il voulait trouver.

Quand les Espagnols surent qu’ils étaient au cap du Saint-Esprit, leur joie fut extrême. On leur fournit en abondance les vivres si nécessaires à des gens affamés ; ils en usèrent avec si peu de discrétion, que plusieurs en moururent. Ils souffrirent encore beaucoup avant d’arriver à Manille, au travers du dédale d’îles qui se trouvaient sur leur route. Le vaisseau dut entièrement son salut à la fermeté de Quiros. Enfin, le 11 février, ils mouillèrent dans le port de Cavite, à deux lieues de Manille : ils avaient perdu cinquante hommes dans leur traversée depuis l’île de Santa-Cruz. L’équipage pleurait de joie ; tous tendaient les mains aux Espagnols, au milieu desquels ils se trouvaient. Ceux-ci restaient consternés et muets de saisissement à la vue de tant de malades et de squelettes nus qui criaient, surtout les femmes : « Nous mourons de faim et de soif ; donnez-nous de quoi manger. »

Dès que l’on fut descendu à terre, un nombre infini de personnes, poussées par la charité ou la curiosité, accoururent pour voir tous ces malheureux, et apportèrent des vivres en si grande abondance, que bientôt il y en eut de reste. Dona Isabel fit son entrée au bruit du canon et de la mousqueterie. Toutes les troupes étaient sous les armes : elle fut haranguée par tous les corps. Les femmes et tous les gens de l’équipage furent logés aux frais du public. La plupart des femmes se marièrent à Manille, excepté cinq qui se firent religieuses.

On ne revit jamais la frégate. On apprit par la suite qu’on l’avait trouvée, toutes voiles dehors, échouée sur une côte : tout l’équipage était mort à bord. La flûte surgit à Mindanao. L’équipage mourait de faim : il fut amené à Manille.

Quiros reconduisit dona Isabel de Manille à Mexico. Quant à lui, il alla de Mexico à Lima, pour remettre à don Luis de Velasco, successeur de don Garcias de Mendoça, dans la vice-royauté du Pérou, les mémoires relatifs à l’expédition qu’il venait de diriger, et le solliciter de lui fournir des vaisseaux, des hommes, et tout ce qui était nécessaire pour continuer la recherche des terres australes inconnues. Nous verrons bientôt quel fut le fruit de ces sollicitations.

L’archipel de Santa-Cruz, découvert par Mendaña, dans son second voyage, fut reconnu de nouveau en 1767 par le capitaine anglais Carteret, qui lui imposa le nom d’îles de la reine Charlotte.