Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXI/Cinquième partie/Livre I/Chapitre V

CHAPITRE V.

Drake. Sarmiento. Cavendish.

La découverte du détroit de Magellan fut regardée par toutes les nations de l’Europe comme un avantage commun auquel tous les navigateurs avaient le même droit. Les efforts que fit l’Espagne en divers temps pour en exclure les étrangers n’aboutirent qu’à d’excessives dépenses, dont elle reconnut enfin l’inutilité. Les Anglais tentèrent les premiers cette route avec d’autant plus d’audace qu’aux périls du détroit que Magellan leur avait appris à surmonter ils avaient à joindre les obstacles dont ils étaient menacés par les Espagnols.

Personne ne profita plus heureusement du nouveau passage découvert par Magellan que le fameux Francis Drake, qui, en 1577, imagina d’aller par cette route surprendre les Espagnols sur les côtes du Chili, du Pérou et du Mexique, où ils croyaient qu’il était presque impossible d’arriver par le grand Océan. Il partit le 15 novembre avec une flotte de deux bâtimens, une flûte, une barque et une chaloupe ; et le 5 avril de l’année suivante il arriva heureusement à la vue du Brésil. Les vents ne le favorisèrent pas moins jusqu’à la rivière de la Plata, et de là jusqu’au port que Magellan avait nommé Saint-Julien.

L’escadre ayant quitté le port Saint-Julien le 17 août 1578, entra le 20 dans le détroit de Magellan. Le canal parut fort sinueux, comme s’il eût été sans passage. Cette incertitude décida le général à jeter l’ancre, et à s’embarquer dans un canot pour aller lui-même à la découverte du passage. Il eut bientôt reconnu la possibilité de faire route par le nord. En revenant au mouillage, il fit la rencontre d’un canot qui portait plusieurs Indiens. Les Anglais eurent le bonheur de sortir du détroit et d’entrer dans le grand Océan dès le 6 septembre, c’est-à-dire de faire en dix-sept jours un passage où des navigateurs moins heureux ont employé jusqu’à neuf mois. Ils furent jetés le 7, par une tempête, à 57° de latitude, c’est-à-dire à quatre degrés et demi au sud de l’entrée occidentale du détroit. La flûte le Marigold fut séparée de la flotte. Depuis le 7 septembre jusqu’au 7 octobre, tous les efforts des Anglais pour découvrir quelques terres furent inutiles. Ce ne fut que le dernier jour qu’à l’entrée de la nuit ils attrapèrent avec beaucoup de peine un mouillage un peu au nord du cap Pillar, où le 6 septembre ils voulaient déposer un acte de possession.

Ils n’y jouirent pas long-temps de la tranquillité qu’ils avaient espéré y trouver. La violence du vent et la furie de la mer les forcèrent d’abandonner leurs ancres et leurs câbles ; et bientôt l’Élisabeth, vaisseau monté par le vice-amiral John Winter, fut séparé de la flotte. Sa séparation fut due à la négligence de ceux qui en avaient la conduite, et peut-être plus encore au désir de retourner dans leur patrie, que quelques autres ne cessaient de manifester ; car on apprit dans la suite que dès le lendemain 8 octobre ce vaisseau avait regagné l’entrée du détroit ; que par cette voie il avait repassé dans l’Océan atlantique, et que le 2 juin de l’année suivante il était arrivé en Angleterre.

De ce mouillage, qui fut nommé the bay of Parting of Friends (la baie de la séparation des Amis), chassés par un second coup de vent, les Anglais dérivèrent de nouveau, et furent portés jusqu’à 55° sud, parmi les îles situées au sud de la Terre du Feu. Ils y mouillèrent, et reconnurent que plusieurs ouvertures qui laissent à la mer un libre passage à travers cette terre sont des détroits aussi larges que celui par lequel passa Magellan. Cet abri leur procura deux jours de repos. Ils trouvèrent dans ces îles de l’eau douce, quelques autres secours, et entre autres des plantes antiscorbutiques.

Mais cet état de tranquillité ne fut pas de longue durée ; bientôt le vent reprit toute sa force, la mer toute sa fureur. Le soulèvement des vagues fit déraper les ancres ; en laisser tomber d’autres eût été inutile ; déployer une voile eût été offrir de la pâture à la rage du vent. Ils ne voyaient du côté de terre qu’une côte hérissée de rochers et de dangers. On commençait à n’entrevoir aucun moyen de salut. Heureusement, à quelques lieues au sud du dernier mouillage, ils se retrouvèrent parmi les mêmes îles, et ils espérèrent enfin d’y obtenir quelque repos.

Ils virent les naturels de ces terres naviguant d’une île à l’autre dans leurs canots avec leurs femmes et leurs enfans, et ils firent quelques échanges avec eux. Au bout de trois jours, une reprise de la même tempête vint les assaillir au mouillage ; il fallut encore abandonner une ancre et une partie de son câble, et se mettre à la merci des flots jusqu’à ce qu’enfin ils atteignirent à la partie la plus méridionale de ces terres, et ils découvrirent ainsi l’extrémité de l’Amérique la plus voisine du pôle antarctique.

« La pointe extrême ou le cap le plus méridional de ces îles, dit Fletcher, aumônier de Drake, qui a écrit la relation de ce voyage, est à 56 degrés de latitude ; au delà de ce point il n’existe aucun continent, aucune île plus au sud. L’Océan atlantique et le grand Océan se joignent ici pour ne former qu’un seul et immense océan. Nos fatigues, nos dangers, nos craintes, eurent enfin un terme le 28 d’octobre, époque où nous eûmes atteint la partie la plus méridionale de ces îles. Nous y observâmes que la durée de la nuit n’y était que de deux heures. Notre amiral imposa à tout cet archipel austral le nom d’îles Élisabéthides.

» Après avoir employé deux jours à faire rafraîchir notre équipage et à visiter ces îles, nous remîmes à la voile le 30 d’octobre. Le lendemain nous rencontrâmes deux îles qu’on peut appeler des magasins de subsistances ; nous y trouvâmes une quantité d’oiseaux si considérable, que non-seulement notre vaisseau en fut abondamment pourvu, mais qu’encore tous ceux que la tempête avait séparés de la flotte en eussent pu être également approvisionnés. »

On a long-temps supposé que les terres vues par Drake étaient situées à deux cents lieues à l’ouest de l’extrémité méridionale de l’Amérique ; plusieurs géographes les plaçaient à 57° de latitude australe, d’autres à 60° ; quelques-uns même les portaient jusque sous le cercle polaire antarctique. Ces variations dans la position qu’on leur assignait tenaient aux variations qui se trouvent dans les diverses relations du voyage de Drake, et aux différentes manières dont elles ont été interprétées. Grâce aux savantes recherches de Fleurieu, on sait aujourd’hui que ces terres font partie de la côte méridionale de la Terre du Feu, et des îles encore mal connues qui sont situées plus au sud. Ce savant géographe a prouvé aussi que Drake reconnut alors le cap le plus méridional découvert plus tard, et dont la gloire aurait dû lui rester.

Drake fit ensuite route au nord-ouest, puis au nord, et le 20 novembre il attérit à l’île de la Mocha, au sud du Chili, à 38° 30′ de latitude, où il avait fixé le rendez-vous de sa flotte. Ne voyant paraître aucun de ses vaisseaux, il continua sa route au nord, le long des côtes du Chili, du Pérou et du Mexique.

La suite de sa course dans le grand Océan n’offre qu’une scène continuelle de victoires et de prospérités. Il prit un si grand nombre de vaisseaux espagnols et si richement chargés, qu’au commencement de l’année suivante, les Anglais étant rassasiés d’or et d’argent, toutes leurs idées se tournèrent à choisir une route sûre pour retourner en Angleterre avec leurs trésors.

Il s’en présentait deux : celle du détroit de Magellan, par laquelle ils étaient venus ; et l’autre par le grand Océan, dont l’étendue est effrayante, puis par les Moluques et le cap de Bonne-Espérance. Deux raisons portèrent Drake à rejeter la route du détroit de Magellan. Premièrement les Espagnols, qui avaient eu le temps de rassembler leurs forces sur les côtes du Pérou et du Chili, lui parurent beaucoup plus redoutables à son retour, pour des vaisseaux chargés de richesses, qu’ils n’avaient pu l’être à son arrivée, et pour des aventuriers qui ne cherchaient alors que l’occasion de s’enrichir au prix de leur sang. En second lieu, il se formait une idée terrible de la bouche du détroit, du côté du grand Océan. Il en avait essuyé les pluies, les tempêtes, les rafales ; et ses meilleurs pilotes ne se rappelaient pas sans frayeur les écueils qu’ils avaient observés sur cette côte.

On résolut de chercher un passage le long de la côte nord-ouest de l’Amérique septentrionale, et, si l’on n’y pouvait parvenir, de prendre la route des îles Moluques et de revenir en Europe par le cap de Bonne-Espérance.

Le 5 juin 1579, à 42° de latitude nord, l’air devint si froid, que, tout l’équipage ayant beaucoup à souffrir, et la peine croissant à mesure qu’on avançait vers le pôle arctique, on prit le parti de retourner à 38°. On découvrit à cette hauteur une terre à laquelle il y avait peu d’apparence que les Espagnols ou d’autres nations de l’Europe eussent jamais abordé. Elle parut basse et unie. Bientôt on aperçut une bonne baie, où l’escadre fut portée par un vent favorable ; Drake y fit jeter l’ancre avec confiance à la vue d’un grand nombre de cabanes qui bordaient le rivage.

Les habitans marquèrent moins d’effroi que d’admiration en voyant avancer des masses flottantes qui devaient être pour eux un spectacle fort nouveau. Ils s’approchèrent des premiers Anglais qui descendirent sur le sable ; et, loin de les traiter en ennemis, ils leur firent des caresses et des présens. Drake, pour répondre à leur humanité, fit distribuer parmi eux quelques pièces d’étoffes, qu’ils reçurent avec de grandes marques de joie. Les hommes étaient absolument nus ; mais leurs femmes avaient les épaules couvertes d’une peau velue de daim ou de quelque autre animal ; et, de la ceinture jusqu’aux genoux, elles portaient en forme de tablier une espèce de toile composée d’écorce d’arbre. Leurs maisons, qui étaient fort près de la mer, ressemblaient par la forme à nos colombiers, c’est-à-dire, qu’elles étaient rondes et sans fenêtres, avec une seule porte et une ouverture au sommet, pour servir de passage à la fumée. Leurs lits n’étaient que des rameaux de sapin et d’autres arbres, disposés en cercle autour du foyer, qui formait le centre de chaque cabane.

Pendant tout le séjour que les Anglais firent dans cette baie, ils ne cessèrent pas de recevoir la visite de ces honnêtes sauvages, qui leur apportaient tantôt de fort beaux panaches de plumes, tantôt des sacs remplis de feuilles sèches de tabac. Mais, avant de s’approcher d’une petite colline où le général avait fait dresser des tentes, ils s’arrêtèrent pour discourir entre eux ; ensuite, laissant leurs arcs et leurs flèches dans le même lieu, ils s’avancèrent pour faire leurs présens. La première fois que leurs femmes vinrent avec eux, elles s’arrêtèrent aussi, mais ce fut pour s’égratigner les joues en poussant des lamentations et des cris pitoyables. Drake s’imagina que, prenant les Anglais pour des dieux, c’était une sorte de sacrifice qu’elles voulaient leur faire. Il donna ordre à ses gens de se mettre en prières, pour faire connaître apparemment qu’ils avaient eux-mêmes une divinité puissante à laquelle ils rendaient leurs adorations. Il fit lire publiquement quelques chapitres des saintes écritures. Les sauvages se rendirent fort attentifs. Après cette lecture, ils s’approchèrent modestement des tentes, et Drake fut extrêmement surpris de les voir rendre aux Anglais tout ce qu’ils en avaient reçu.

Il jugea que la nouvelle de son arrivée s’était répandue plus loin ; car peu de jours après on les vit paraître en plus grand nombre, et deux d’entre eux, s’étant séparés des autres, lui firent connaître par diverses marques de respect auxquelles il ne put se méprendre qu’ils l’avaient distingué pour le chef de sa troupe. Ils continuèrent leurs signes, par lesquels il crut comprendre aussi qu’ils venaient de la part de quelque personne puissante, ou peut-être de leur roi, et qu’ils lui demandaient un gage de confiance sur lequel ce prince ou ce seigneur pût hasarder lui-même une visite. Le discours dont ces signes furent accompagnés dura près d’une demi heure. Drake s’efforça de leur faire entendre à son tour qu’il leur voulait toutes sortes de biens. Il leur offrit des présens pour celui qui les avait envoyés. Cette offre, qu’ils acceptèrent de fort bonne grâce, parut leur causer beaucoup de joie. On vit bientôt venir, entre plusieurs sauvages, un homme de fort belle taille et d’un air assez gracieux, qu’on ne put méconnaître pour leur roi. Il marchait gravement, et son cortége poussait autour de lui des cris et des chants. Un officier de bonne mine, qui le précédait de quelques pas, portait une masse ou un sceptre d’où pendaient trois longues chaînes faites d’os ou de corne. Le roi et tous ceux qui environnaient sa personne étaient vêtus de peaux ; les autres étaient nus ; mais ils avaient le visage peint, les uns de blanc, les autres de noir, et quelques-uns de différentes couleurs. Ils avaient avec eux un fort grand nombre d’enfans ; et, sans distinction d’âge, ils portaient tous dans leurs mains quelques présens.

Drake, quoique prévenu en faveur d’une nation si douce, ne voulut pas recevoir sans précaution une troupe dont le nombre l’emportait de beaucoup sur la sienne. Il donna ordre à ses gens de se tenir sous les armes, et de se ranger autour de leurs tentes, dont ils s’était fait comme un petit fort, défendu d’un bon rempart. Le roi ne parut point effrayé de ces dispositions : il salua tous les Anglais. Celui qui portait son sceptre ayant appelé un autre officier, auquel il dit quelque chose d’une voix basse, celui-ci répéta fort haut ce que l’autre lui disait, et cette sorte de harangue dura fort long-temps. Ensuite le roi s’approcha du fort avec les hommes et les femmes de son cortége, après avoir fait signe au peuple et à tous les enfans de demeurer en arrière. Alors celui qui portait le sceptre entonna un chant, et commença une danse avec une grâce et une mesure qui causèrent de l’admiration aux Anglais. Le roi, son cortége et tout le peuple suivirent cet exemple. Enfin Drake, charmé du spectacle et guéri de ses défiances, leur permit d’entrer en chantant et en dansant dans le fort et dans les tentes.

Après la danse, le roi s’assit et pressa le général, par des signes, de s’asseoir près de lui. D’autres signes, par lesquels il continua de s’expliquer, ne semblèrent d’abord marquer que de l’affection et des offres de service ; mais les Anglais se crurent bientôt obligés de leur donner un sens plus étendu. Le roi, prenant la plus grande des deux couronnes de plumes qui étaient suspendues au sceptre, la mit sur la tête de Drake ; ensuite il lui passa autour du cou les trois chaînes, en recommençant à chanter avec tout son peuple. Il fit cette cérémonie d’un air grave et respectueux, et, par par intervalles, il répétait le nom d’Hioh, que les Anglais prirent pour un terme de déférence ou pour un titre de dignité. Drake ne fit pas difficulté de recevoir le sceptre et la couronne au nom de la reine d’Angleterre, en souhaitant que toutes les richesses du pays fussent transportées quelque jour à Londres pour la gloire et le bonheur de sa patrie.

Le peuple s’écarta, aussitôt à quelque distance, et parut se livrer à des exercices de religion. Quelques Anglais, poussés par la curiosité, voulurent être témoins de cette nouvelle scène. Ils virent plusieurs troupes de sauvages qui prenaient le plus jeune d’entre eux, et qui, se mettant en cercle autour de lui, jetaient des cris fort tristes, en s’égratignant le visage et se piquant la peau jusqu’au sang. Drake ne put douter qu’ils ne le prissent pour un dieu, lorsqu’il les vit revenir pour lui montrer leurs égratignures et leurs plaies. Il leur fit donner des emplâtres et des onguens, dont ils admirèrent beaucoup la vertu ; et leur folle erreur ne faisant qu’augmenter, ils continuèrent leurs sacrifices de trois en trois jours. Mais les Anglais trouvèrent enfin le moyen de leur faire comprendre que cette extravagance leur déplaisait.

Drake ayant pris possession du pays pour la reine sa maîtresse, lui donna le nom de Nouvelle-Albion, non-seulement parce qu’il se crut le premier qui l’eût découvert, mais parce qu’il lui trouva beaucoup de ressemblance avec l’Angleterre par la verdure et la beauté de ses côtes. Il fit graver sur une lame de cuivre le nom, le portrait et les armes de la reine, son propre nom, l’an et le jour où il était arrivé, et les faveurs qu’il avait reçues de la nation. Cette lame fut clouée sur la face d’un pilier de pierre qu’il fit élever au milieu du fort.

Lorsqu’on eut fait les réparations nécessaires aux vaisseaux, le général observa plus soigneusement le pays, et se fit un amusement de visiter plusieurs habitations des sauvages. Il ne vit presque aucune terre qui ne portât les apparences de quelque mine d’or ou d’argent. Les daims y sont en si grand nombre, qu’on les rencontre par milliers. On trouve de toutes parts une sorte de lapins ou de lièvres. Les sauvages en mangent la chair, qu’ils trouvent de fort bon goût, et font tant de cas de la peau, que la robe de leur roi en était composée.

Le départ de l’escadre le 25 juillet leur causa de vifs regrets ; Drake s’était déterminé à prendre sa route par les Moluques, dans la crainte des dangers qu’il prévoyait par le nord. Il rencontra plusieurs îles jusqu’au 14 novembre, qu’il eut la vue de Ternate, où il obtint du roi toutes sortes de faveurs, et la liberté du commerce. De là, passant par les îles de Célèbes et de Java, il arriva le 18 juin 1580 au cap de Bonne-Espérance, sans avoir eu la vue d’aucune terre, et le 22 juillet à Sierra-Léona. Enfin, le 3 novembre de la même année, c’est-à-dire, trois ans moins douze jours après son départ, il acheva le tour du monde en mouillant heureusement au port de Plymouth.

Le succès de ce voyage et les richesses immenses que Drake rapporta donnèrent lieu à ses ennemis de le traiter de pirate, parce qu’à l’époque de son expédition, l’Angleterre n’était pas en guerre ouverte avec l’Espagne. Les partisans de Drake faisaient, au contraire, son éloge, et prétendaient qu’il avait eu raison de piller les Espagnols dans les pays d’où ils tiraient leurs richesses, leur ravissant par-là les moyens de nuire à l’Angleterre. Élisabeth fixa l’idée que l’on devait avoir. Le 5 avril 1581, elle se rendit à bord du vaisseau de Drake, qui était venu mouiller dans la Tamise, à Deptford, près de Londres ; elle dîna sur ce bâtiment, arma Drake chevalier, et approuva sa conduite. En même temps elle ordonna que l’on conservât ce vaisseau avec soin, afin qu’il fût un monument durable de la gloire de Drake et de celle de son pays. Lorsque ce vaisseau tomba de vétusté, on fit avec les débris un grand fauteuil qui se conserve encore à l’université d’Oxford.

Le passage de Drake par le détroit de Magellan alarma si vivement les Espagnols, que, pour assurer la tranquillité de leurs établissemens, en fermant la seule voie qui les exposait alors à l’invasion des étrangers, ils prirent la résolution d’y bâtir un fort. Pedro de Sarmiento, qui avait donné l’idée du projet, fut chargé de son exécution. Il avait fait, en 1579, un voyage du Chili au détroit de Magellan, pour reconnaître le pays. En traversant le passage, il vit que la Terre du Feu était coupée d’un grand nombre de canaux qui aboutissaient à la mer ; il eut souvent à combattre les naturels du pays, et, enfin parvenu à l’extrémité du côté de l’Océan atlantique, il s’arrêta dans une baie, et prit possession de toute la contrée au nom du roi d’Espagne. Arrivé dans ce royaume, il vint à bout, par de beaux récits de persuader à Philippe ii, contre l’avis du duc d’Albe, de bâtir une forteresse dans le détroit. Une flotte de vingt-trois vaisseaux fut donc expédiée en 1581. Dispersée par plusieurs tempêtes successives, il ne parvint au détroit de Magellan que trois vaisseaux. Sarmiento débarqua heureusement quatre cents hommes et trente femmes à la pointe de Possession, où il fit bâtir un fort qu’il appela Nom de Jésus, et le munit de provisions de bouche pour huit mois. Un des vaisseaux périt, l’autre fut expédié pour demander des secours en Espagne. Sarmiento se rendit ensuite par terre à un port situé plus au sud, où il bâtit une ville qu’il nomma Philippeville. Mais la rigueur de l’hiver qui commençait l’empêcha d’achever l’ouvrage. Cependant il munit la place d’une bonne artillerie. Ensuite il s’embarqua pour aller au Brésil avec vingt-cinq matelots chercher des renforts ; mais il eut le malheur d’être pris dans sa route par le fameux Walter Raleigh, qui le conduisit en Angleterre.

Thomas Cavendish, encouragé par la réputation de Drake, partit de Plymouth le 22 juillet 1586, avec trois vaisseaux qui le firent arriver le 17 décembre au port Désiré, sur la côte des Patagons.

Le 6 janvier 1587, il entra dans le détroit. Le 7, il prit sur le rivage un misérable Espagnol, nommé Hernando, qui restait seul des quatre cents hommes de la même nation laissés en ce lieu par Sarmiento pour y fonder une colonie ; le reste était mort de faim et de misère. Il arriva le 10 à Philippeville, dont les murs subsistaient encore.

Les Espagnols avaient pris soin d’enterrer leur artillerie, et l’on n’en voyait plus que les affûts. Cavendish fit déterrer et transporter à bord toutes les pièces. Philippeville était située sans contredit dans l’endroit le plus avantageux du détroit pour le bois et l’eau ; elle avait une église. On y voyait un gibet auquel un criminel était encore attaché. Il paraissait que les Espagnols y avaient été long-temps réduits à ne vivre que de moules. Cavendish n’y trouva pas d’autres vivres, à l’exception de quelques daims, qui descendaient des montagnes pour se rafraîchir au bord de la rivière. Ces Espagnols s’étaient flattés de se rendre les seuls maîtres du détroit ; mais pendant plus de deux ans qu’ils occupèrent leur ville, ils n’y virent rien croître ni rien prospérer. D’un autre côté ils furent souvent attaqués par les Indiens, jusqu’à ce qu’ayant consommé toutes les provisions, ils moururent presque tous de faim dans leurs maisons, où les Anglais trouvèrent leurs cadavres tout vêtus. L’air en était encore infecté. Vingt-quatre de ces malheureux et deux femmes, qui étaient demeurés vivans, avaient pris le parti d’ensevelir dans la terre leurs meubles et tout ce qu’ils n’avaient pas eu la force d’emporter, pour abandonner cette funeste demeure, et se mettre en chemin le long du rivage, dans l’espoir d’y trouver de quoi soutenir leur misérable vie. Ils n’avaient pris que leurs arquebuses et quelques ustensiles ; mais, à l’exception de quelques oiseaux de mer qu’ils avaient tués par intervalles, ils n’avaient vécu, pendant l’espace d’un an, que de racines et de feuilles. Enfin ils résolurent de prendre leur route vers le Rio de la Plata, ainsi qu’Hernando le dit aux Anglais ; mais l’on ne sait ce qu’ils devinrent.

Cavendish changea le nom de leur malheureuse colonie en celui de Port de Famine, qu’il a conservé depuis. Le 14 il parvint à la pointe la plus méridionale de l’Amérique, et la nomma cap Froward. Il donna aussi le nom de baie d’Élisabeth à une baie sablonneuse qui est à vingt lieues au nord-ouest de ce cap. Deux lieues plus loin, il trouva une rivière d’eau douce, et quantité de sauvages très farouches qui mangeaient de la viande toute crue, et qui lui parurent anthropophages. Il pensa que c’étaient eux qui avaient détruit la colonie de Philippeville ; car on trouva chez eux des couteaux, des lames d’épées rompues, et d’autres ferremens dont ils avaient garni la pointe de leurs flèches. Ils firent tout ce qu’ils purent pour attirer les Anglais à eux, et pour les faire entrer plus avant dans la rivière ; mais Cavendish, devinant leur dessein, donna ordre de leur tirer un coup de canon qui en tua plusieurs. Il se trouva dans le grand Océan le 24 février.

Le reste de son voyage ne contient que diverses expéditions sur les côtes du Chili, du Pérou et de la Nouvelle-Espagne, avec sa route aux Philippines, et son retour en Angleterre par le cap de Bonne-Espérance. Il rentra chargé de richesses dans le port de Plymouth, le 9 septembre 1588.

Cavendish se trouva si bien de sa première expédition, qu’il équipa une flotte de cinq vaisseaux pour en entreprendre une seconde. Elle mit à la voile de Plymouth le 6 août 1591. Ses vaisseaux, dispersés par la tempête sur la côte des Patagons, se rassemblèrent le 18 mars 1592 dans le port Désiré, à l’exception d’un, qui reprit la route de l’Angleterre. On éprouva un froid excessif dans le détroit de Magellan ; en effet, c’était l’hiver dans ces latitudes australes. On parvint jusqu’à quatre lieues du détroit, du côté du grand Océan ; là, des tempêtes violentes chassèrent les vaisseaux dans un goulet très-resserré, où ils furent retenus un mois, souffrant extrêmement de la disette des vivres. Le dégoût s’empara des équipages ; ils voulurent aller relâcher au Brésil. L’amiral, malgré sa répugnance, fut obligé d’y consentir. On abandonna inhumainement sur la côte, près le cap Froward, les malades de l’équipage. Rentrée dans l’Océan atlantique, des coups de vent terribles accueillirent la flotte. Davis, le même qui avait découvert, le long du Groënland, le détroit auquel on a donné son nom, commandait en second sous Cavendish. Il saisit cette occasion pour le quitter. Il découvrit sur sa route une terre qui fut plus tard vue par Hawkins ; et, après des fatigues sans nombre, il arriva, en juin 1593, à Berhaven en Irlande. Cavendish s’était engagé deux fois dans le détroit, et toujours les vents l’avaient repoussé ; le dépit et le chagrin s’emparèrent de lui ; il mourut en mer le 11 juillet 1593, après avoir écrit une relation de ses désastres ; elle est datée de de latitude nord. La flotte, qui avait été maltraitée par les Portugais sur la côte du Brésil, arriva en Irlande en très-mauvais état.

L’entreprise de Jean Chiley n’avait pas été plus heureuse. Encouragé par le succès du premier voyage de Cavendish, il partit de Plymouth le 5 août 1589, avec trois vaisseaux et deux pinasses. Un seul arriva au port Désiré, où il attendit vainement les autres. Il entra dans le détroit le 1er. janvier 1590 : un coup de vent lui enleva sa chaloupe et les hommes qui la montaient ; débarqué au port Famine, les sauvages lui tuèrent sept hommes. Il s’avança ensuite plusieurs fois à dix lieues au delà du cap Froward ; mais il fut toujours repoussé par les vents et les courans. Ayant perdu trois ancres et trente-huit hommes, et voyant les autres très-disposés à la révolte, il rentra le 14 février dans l’Océan atlantique, et mourut de chagrin. Le bâtiment, dont l’équipage était réduit à six hommes, fit naufrage près de Cherbourg.

Richard Hawkins, fils d’un célèbre marin, avait aussi été tenté par les succès de Drake et de Cavendish. Il fit voile de Plymouth le 8 avril 1593, avec trois bâtimens, et entra avec un seul dans le détroit de Magellan, le 10 février 1594. Le 2 de ce mois, il avait découvert par 51 degrés sud une terre à laquelle il donna le nom de Hawkins’s maiden land (Terre de la vierge de Hawkins), en l’honneur de la reine Élisabeth. C’est une des îles Falkloud ou Malouines, déjà vue par Davis ; mais Hawkins ne le pouvait pas savoir. Il éprouva de rudes tempêtes dans le détroit, et ne parvint qu’avec beaucoup de peine dans le grand Océan. Son séjour dans le détroit lui fournit l’occasion d’y faire plusieurs observations utiles. Il dit entre autres qu’il conseille à ceux qui ont bonne provision d’eau et de bois, s’ils ont le vent favorable, de tenir la haute mer, sans passer par le détroit, tout le terrain au sud n’étant qu’un amas d’îles autour desquelles il se persuade qu’on peut tourner sans aller d’une mer à l’autre. On voit qu’il avait deviné ce que d’autres ont découvert par la suite.

Arrivé dans le grand Océan, Hawkins ne voulait commencer à se montrer le long de la côte, et à faire des prises sur les Espagnols, qu’après être parvenu dans les environs de Lima ; son équipage le força de s’en rapprocher dès qu’ils furent devant le Chili. Il prit un assez grand nombre de bâtimens espagnols, et navigua ainsi jusqu’à l’île de Puna, près de la ligne. Le vice-roi du Pérou envoya contre lui une flotte de six vaisseaux qui le rencontrèrent dans les environs d’Atacama, où il était redescendu en rangeant la côte. Grièvement blessé, et forcé de céder au nombre, il fut pris le 22 juin 1594, et ne revint en Angleterre qu’après plusieurs années de captivité.

Les malheurs éprouvés dans ces dernières expéditions dégoûtèrent pour long-temps les Anglais des entreprises dans le grand Océan. Aucune de celles qu’ils avaient tentées n’avait eu, comme on l’a vu, les découvertes pour objet. Ce ne fut que bien plus tard qu’ils se proposèrent ce noble but.