Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXI/Cinquième partie/Livre I/Chapitre IV

CHAPITRE IV.

Juan Fernandès.

Juan Fernandès, pilote espagnol établi au Pérou, faisait habituellement la navigation du Callao au Chili, et, suivant l’usage pratiqué dans ce temps, il rangeait d’assez près la côte de l’Amérique méridionale. Il reconnut que les vents du sud qui règnent généralement près de la terre, dans ces latitudes, rendaient cette traversée extrêmement longue et pénible, tandis qu’au contraire on retournait du Chili au Pérou avec la plus grande facilité. Fernandès pensa donc que, s’il poussait plus au large, il pourrait bien ne plus rencontrer ces vents si contraires quand il allait du nord au sud. Il ne s’éloigna d’abord de la côte qu’autant qu’il fut nécessaire pour n’être plus retardé par l’obstacle qu’il voulait éviter ; et dès qu’il se vit dans des parages où il trouva des vents qui accéléraient sa marche vers le sud, il prit sa direction vers ce point ; puis, arrivé à la hauteur de la côte du Chili, il fit route à l’est vers le point auquel il voulait aborder. Il y arriva sans aucune difficulté, et après une traversée achevée en bien moins de temps que l’on n’en mettait auparavant en suivant de près la côte. De même, il fut de retour au Pérou bien avant le temps auquel on l’y attendait. On fut surpris de la promptitude de ce voyage. Elle parut si extraordinaire, qu’au lieu de savoir gré à Fernandès de la sagacité qui lui avait indiqué le moyen d’abréger le terme ordinaire des voyages entre le Pérou et le Chili, on l’accusa de magie, et l’on fut sur le point de le traîner au tribunal de l’inquisition et de lui faire son procès comme sorcier.

Dans une de ses traversées, Fernandès eut connaissance, en 1570, des îles qui, depuis cette époque, ont porté son nom ; il obtint du gouvernement espagnol la concession de ce petit archipel ; quelques écrivains prétendent, au contraire, qu’il la demanda inutilement. Quoi qu’il en soit, il essaya d’y former un établissement ; mais, après y avoir séjourné peu de temps, il l’abandonna, en y laissant des chèvres qui s’y multiplièrent tellement qu’elles peuplèrent l’île.

Les îles de Juan Fernandès sont au nombre de trois, à cent dix lieues de distance de la côte du Chili. La plus grande et la plus orientale, nommée par les Espagnols isla mas à Tierra (île de Terre), est située par 33° 40′ de latitude sud, et 80° 18′ de longitude à l’ouest de Paris. Elle est montueuse et coupée par des vallées fertiles. Au premier aspect, elle paraît remplie de crevasses et de précipices ; mais, à mesure qu’on en approche, elle présente une apparence plus agréable. Sa forme est irrégulière ; elle gît du sud-ouest au nord-est ; elle a près de cinq lieues de long sur une lieue deux tiers de large. Dans la partie du sud, s’ouvre une baie avec un mouillage, par vingt-cinq brasses, à deux encablures de terre ; la pointe de l’est offre deux baies avec de l’eau douce et un bon mouillage. Le climat y est doux et tempéré. Les gelées et la grêle y sont rares, les pluies quelque fois très-abondantes. L’intérieur est bien-boisé ; les côtes sont très-poissonneuses.

Vers le sud-sud-ouest de son extrémité occidentale, à une demi-lieue de distance, est l’île aux Chèvres. Elle est très-petite.

La troisième est presqu’à l’ouest, à trente-quatre lieues de la première ; les Espagnols la nomment isla mas à Fuera (île de Dehors). Elle est par 33° 45′ sud, et 81° 57′ à l’ouest de Paris, et, de même que la première, entrecoupée de montagnes et de vallées ; mais les montagnes sont plus hautes et plus arides. La partie du sud peut s’apercevoir de vingt-cinq lieues en mer. On y trouve un bon mouillage au nord et à l’est. Ces îles sont fréquentées par une espèce de grands phoques nommés lions de mer. Elles ont été souvent visitées par les navigateurs qui ont parcouru le grand Océan, et il en sera plus d’une fois fait mention dans la suite.

En 1574, Fernandès découvrit par 25° 30′ sud les deux îles de Saint-Félix et Saint-Ambroise, qui sont très-petites. Ainsi que les précédentes, elles étaient inhabitées.

Encouragé par ces découvertes, et flatté de l’espoir d’en faire de plus importantes, Fernandès, en 1576, s’éloigna encore plus du continent que dans ses précédens voyages, et parcourut à peu près quarante degrés en longitude vers l’ouest et le sud-ouest. Après un mois de navigation il rencontra une côte que toutes les apparences lui firent regarder comme celle d’un continent. Le pays était agréable et fertile ; les habitans étaient blancs, bien faits et vêtus d’habillement de toile. Ils accueillirent parfaitement les Espagnols. Ceux-ci, dont le navire était très-petit et assez mal équipé, contens d’avoir trouvé la terre australe, objet des vœux de tous les navigateurs, firent voile vers le Chili, après être convenus de garder un profond silence sur cette découverte ; ils se proposaient de revenir dans ce pays avec un armement plus considérable. Des causes quelconques forcèrent Fernandès à différer l’exécution de son dessein ; il mourut, et cette affaire tomba dans l’oubli. Suivant d’autres versions, il communiqua en partie le secret de sa découverte à quelques personnes qui ne songèrent plus à la poursuivre quand il fut mort.

Quelques écrivains ont supposé que la grande terre vue par Fernandès était la Nouvelle-Zélande. Cependant ce pays est éloigné de la côte de l’Amérique méridionale de plus de cent degrés en longitude, et dans la règle ordinaire on ne parcourt pas une route aussi longue en un mois ; mais cela n’est pourtant pas impossible. La position de cette contrée ne s’accorde donc pas avec celle de la terre reconnue par Fernandès, puisque celle-ci n’était qu’à 40° à l’ouest de l’Amérique méridionale ; toutefois il faut observer sur ce point, que l’historien qui nous a transmis l’histoire de cette navigation n’était pas géographe, et qu’il a bien pu ne pas en raconter les circonstances avec une exactitude rigoureuse ; d’ailleurs il n’en parlait que sur le rapport d’autrui. On ne peut au reste raisonnablement contester l’authenticité de ce qu’il avance ; car il cite entre autres témoignages celui d’un officier auquel Fernandès avait montré la carte qu’il avait dressée du continent dont il avait eu le premier connaissance. Fernandès a pu aussi, par des motifs particuliers, indiquer d’une manière inexacte la position de la nouvelle terre. Enfin il est peut-être convenable de considérer que l’espace immense qui se trouve entre le Chili et la Nouvelle-Zélande a été rarement parcouru sous le parallèle du 40e. degré austral ; c’est ce que l’on peut vérifier en comparant entre elles les cartes sur lesquelles sont tracées les routes des navigateurs qui ont traversé le grand Océan. Il est possible qu’il existe sous ce parallèle une ou plusieurs grandes îles qui n’aient pas encore été aperçues, et que l’une soit celle à laquelle aborda Juan Fernandès. Cette opinion a été celle de plusieurs savans géographes, et le contraire n’a pas encore été démontré par un fait. La seule présomption qui puisse la faire révoquer en doute, c’est que cette île serait trop éloignée d’une grande terre, et les principes de la géographie physique, fondés sur l’observation de la disposition générale des terres à la surface du globe, nous montrent que toutes les îles considérables sont peu éloignées d’un continent. On ne pourrait donc s’attendre à rencontrer, dans les parages dont il est question que des îles de peu d’étendue.