Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXI/Cinquième partie/Livre I/Chapitre VII

CHAPITRE VII.

Simon de Cordes. Sebald de Weert. Olivier de Noort.

Le désir d’acquérir des richesses aux Indes, et plus encore le désir d’affaiblir les forces de l’Espagne, dont les Provinces-Unies travaillaient à secouer le joug, porta les habitans de ces pays à chercher, à l’exemple des Anglais, à traverser le détroit de Magellan, pour courir sus aux navires espagnols dans le grand Océan, et s’enrichir par le butin que ces prises leur procureraient. On équipa donc à Rotterdam cinq bâtimens, commandés par Jacques Mahu, qui bientôt après, par sa mort arrivée durant le voyage, laissa sa place à Simon de Cordes. Les quatre autres capitaines étaient Balthazard de Cordes, Gérard van Beuningen, Jurien van Bockholt, auquel succéda Derik Guerik, et Sebald de Weert.

La flotte mit à la voile le 27 juin 1598. Elle eut beaucoup à souffrir des vents contraires, de la négligence et de l’ignorance des pilotes, de la disette des vivres. Après avoir été jetée sur les côtes de Guinée, d’où elle eut beaucoup de peine à s’éloigner, elle n’entra dans le détroit de Magellan que le 6 avril 1599. Le nombre des malades était considérable. On entra dans une baie qui reçut le nom de Simon de Cordes. La flotte y fut retenue jusqu’au 3 septembre. Outre l’excès de la faim et du froid, les Hollandais y avaient été fort maltraités par les sauvages ; et si l’imagination ne leur fit pas grossir les objets de leur crainte, on doit prendre, sur leur récit, une étrange idée des barbares habitans de ces âpres contrées. De Cordes étant allé avec deux chaloupes à une île située vis-à-vis de la baie, il y trouva sept canots remplis de sauvages, qui n’avaient pas moins de dix ou onze pieds de haut, et dont la couleur était rousse et la chevelure fort longue. Aussitôt qu’ils eurent aperçu les chaloupes, ils descendirent à terre, d’où ils jetèrent une si grande quantité de pierres, que les Hollandais n’osèrent s’en approcher. Alors, se flattant de leur avoir inspiré de l’effroi, ils se rembarquèrent tous dans leurs canots pour fondre avec de grands cris sur les chaloupes. De Cordes les laissa venir jusqu’à la portée du fusil, et fit faire sur eux une décharge qui en tua quatre ou cinq. Ils retournèrent à terre, où, dans leur fureur, ils arrachèrent de leurs propres mains des arbres qui paraissaient gros de neuf ou dix pouces, pour s’en faire des retranchemens et des armes. Tous ces sauvages étaient entièrement nus, à l’exception d’un seul qui avait autour du cou une peau de phoque, qui lui couvrait le dos et les épaules. Leurs armes étaient des flèches d’un bois fort dur, qu’ils lançaient vigoureusement avec la main, et dont la pointe avait la forme d’un harpon. Elle demeurait dans le corps de ceux qui en étaient blessés, n’étant attachée au bout du bois qu’avec des boyaux de phoque ; et ce n’était pas sans beaucoup de peine qu’on l’en tirait, parce qu’elle pénétrait fort avant. La prudence obligea l’amiral d’abandonner ces furieux ; mais d’autres Hollandais, qui furent surpris peu de jours après, ne se dégagèrent pas avec le même bonheur. Ils perdirent plusieurs de leurs gens ; et l’amiral ayant envoyé au même lieu des forces plus nombreuses, on n’y trouva plus de ces hommes cruels, ou plutôt de ces bêtes brutes, mais on y vit d’horribles marques de leur brutalité. Ils avaient inhumainement défiguré les cadavres des morts.

La tempête dispersa la flotte lorsqu’elle entrait dans le grand Océan. De Cordes, après avoir été le jouet des vents pendant cinquante-quatre jours, vint mouiller sur la côte du Chili par les 46° sud. Il y fut rejoint par le vaisseau de Beuningen. Quand ils eurent renouvelé leurs provisions, ils firent voile, le 27 novembre, pour gagner le Japon. Les Hollandais, dans leur longue navigation, rencontrèrent, par les 16° nord, des îles habitées par des anthropophages. Le 24 février 1600, le vaisseau amiral disparut, et depuis l’on n’en eut plus de nouvelles. Beuningen aborda le 24 février 1600 à Bungo, dans l’île de Kiusiu, au Japon. Deux des autres vaisseaux de la flotte furent pris par les Espagnols et les Portugais.

Quand le vaisseau de Beuningen attérit à Bungo, il n’y avait plus à bord que six hommes en état de faire le service. Aussitôt ils furent arrêtés et mis en prison, et le vaisseau fut mis en séquestre jusqu’à ce que l’on eût reçu des ordres de la cour. Adams, Anglais de nation, et pilote du vaisseau, fut mandé par l’empereur, qui eut de fréquentes conférences avec lui, et lui donna milles preuves de bonté ; enfin sa faveur fut si grande, que ce monarque lui fit une fortune considérable, et lui déclara que, ne pouvant se passer de lui, il devait perdre la pensée de revoir jamais sa patrie.

L’empereur voulait aussi retenir les Hollandais ; mais, au bout de cinq ans, Adams obtint de lui de les laisser partir. Ce fut pendant leur séjour que Beuningen sut par son adresse jeter les fondemens du commerce que sa nation a depuis établi au Japon.

Beuningen partit donc au bout de cinq ans, et alla aux Moluques, où il trouva une flotte hollandaise. Il y obtint le commandement d’un navire, mais peu de temps après il fut tué près de Malacca, dans un combat naval contre les Portugais.

Sebald de Weert revint seul en Hollande. Sa douleur fut extrême quand, après la tempête, la brume s’étant dissipée, il se vit seul séparé du reste de la flotte. La mer continuait à être furieuse ; un vent violent d’ouest empêchait d’avancer vers l’embouchure du détroit. Les matelots mouraient de faim, non qu’ils n’eussent une ration de vivres suffisante, mais parce qu’à force de s’être accoutumés à manger des coquillages, leur estomac ne pouvait se contenter de peu.

Il fallut donc retourner chercher une rade dans le détroit, en attendant l’approche de l’été. Ils la trouvèrent le 1er. d’octobre dans une baie, à sept lieues de l’embouchure qu’ils nommèrent baie des Soucis, parce qu’ils y passèrent vingt-un jours dans un chagrin et une peine extrêmes, étant obligés d’aller à terre incessamment pour y chercher d’assez mauvaise nourriture, qui, à l’exception de quelques oiseaux, n’était que de moules et de limaçons qu’ils trouvaient collés contre les rochers. Cependant l’approche des longs jours, et le renouvellement de la saison, ne rendaient pas le temps plus beau. Les matelots n’eurent jamais le loisir de se sécher, quoiqu’ils eussent du feu jour et nuit ; ils ne purent même trouver l’occasion d’ôter les voiles des vergues ; car, toutes les fois qu’ils les étendirent pour les faire sécher, parce que le temps semblait le permettre, il ne durait jamais assez pour qu’elles ne fussent plus mouillées.

Un jour qu’ils étaient à chercher des vivres, ils découvrirent trois canots conduits par des sauvages, qui, ayant découvert la chaloupe, sautèrent à terre, et grimpèrent comme des singes sur les montagnes. On ne trouva dans les canots que, de jeunes pingoins, des harpons de bois, de petites peaux de bêtes sauvages, et d’autres bagatelles ; mais les Hollandais aperçurent au pied d’une montagne voisine une femme avec deux petits enfans, laquelle faisait tous ses efforts pour se sauver. Elle fut prise et conduite à bord, sans qu’on remarquât sur son visage aucun air de tristesse ou d’émotion. Sa taille était médiocre, et sa couleur rousse. Elle avait le ventre pendant, l’air farouche, les cheveux courts et qui paraissaient coupés jusqu’aux oreilles. Pour ornement, elle portait au cou des coquilles de limaçons, et par derrière une peau de phoque qui lui couvrait les épaules, et qui était attachée sous sa gorge avec des cordes de boyaux. Le reste de son corps était nu. Les mamelles lui pendaient comme des pis de vache ; elle avait la bouche grande, les jambes tortues, et les talons fort courts. Elle refusa de manger de la viande cuite. On lui offrit quelques oiseaux qui se trouvaient dans la chaloupe, et qu’elle reçut avidement ; son premier soin fut d’en arracher les plus grandes plumes ; ensuite elle les ouvrit avec des coquilles de moules, en les coupant derrière l’aile droite, au-dessus de l’estomac et entre les deux cuisses : elle les vida, c’est-à-dire qu’elle jeta le fiel, les entrailles et le cœur ; mais ayant passé le foie sur le feu, elle le mangea, si cru, que le sang en coulait de ses lèvres. Pour vider le gésier, elle commença par le retourner ; et, le tenant d’un côté entre les dents, et de l’autre avec la main gauche, elle le nettoya deux ou trois fois de la main droite, et elle le mangea sans autre apprêt que de l’avoir fait un peu chauffer. Les autres parties du corps, elle les déchira de ses dents avec tant d’avidité, que le sang en ruisselait sur son sein. Ses enfans mangèrent comme elle de cette chair crue. L’un, qui était une fille, paraissait âgé de quatre ans ; l’autre ne pouvait avoir plus de six mois, quoiqu’il eût déjà beaucoup de dents et qu’il marchât seul.

Leur manière de manger était accompagnée d’un air fort sérieux, sans que la mère fît jamais le moindre sourire, pendant que les matelots riaient aux éclats : après son repas, elle se mit sur ses talons, dans la posture ordinaire d’une guenon. Pour dormir, elle se plia comme en un monceau ; les genoux lui touchaient au menton, et son petit enfant, qu’elle tenait entre ses bras, avait la bouche à sa mamelle. On la retint deux jours à bord. De Weert la fit reconduire au rivage, après lui avoir fait mettre une robe qui avait des demi-manches et qui lui descendait aux genoux, avec un bonnet sur la tête et quelques grains de verroterie autour des bras et du cou. Il lui fit aussi présent d’un petit miroir, d’un couteau, d’un clou et d’une alène, dont elle parut fort satisfaite. On vêtit le plus jeune de ses enfans d’une robe verte, avec quelques grains de verre ; l’autre fut retenu et conduit en Hollande. Cette séparation parut chagriner la mère ; cependant elle descendit volontairement dans la chaloupe, sans faire aucun effort pour emmener sa fille.

Le 16 décembre, de Weert éprouva une joie bien vive en voyant une chaloupe qui naviguait vers son bâtiment ; il crut que c’était celle d’un des vaisseaux de la flotte. Sa surprise fut encore plus grande en apprenant qu’elle appartenait à celle de l’amiral Olivier de Noort qui venait de Hollande, et qu’il ne tarda pas à voir arriver. Il aurait bien voulu faire route vers le grand Océan avec ces nouveaux venus ; mais le mauvais état de son vaisseau ne le lui permit pas. De Noort ne put lui donner une provision de biscuit, dont il craignait de manquer lui-même. Alors de Weert le quitta et s’avança vers l’île aux Pingoins pour faire une provision de ces oiseaux, sans laquelle il aurait dû s’attendre à périr de faim sur la route. Il arriva le 12 janvier à la petite île aux Pingoins. Pendant qu’on s’occupait de faire la provision, un terrible coup de mer brisa presque entièrement l’unique canot qui restait, laissant tous les gens de l’équipage (car il n’y avait que trois mousses à la garde du vaisseau) dans la crainte de finir leurs jours sur cette île déserte. Cependant, à force de travail, on vint à bout de réparer le canot. En chassant, on trouva dans un des creux des pingoins une femme qui s’y tenait cachée : Olivier de Noort était descendu dans cette île ; et quelques sauvages qui s’y trouvaient alors ayant tué deux de ses gens, il les avait exterminés tous, à la réserve de cette femme, qui s’était apparemment dérobée, mais qui avait reçu néanmoins quelques blessures dont elle faisait voir les cicatrices. Elle avait le visage peint, et sur le corps une espèce de manteau de peau de bêtes et d’oiseaux, cousu avec assez d’art, qui lui descendait jusqu’aux genoux ; à la ceinture elle portait une autre peau qui lui couvrait les cuisses. Sa taille était grande, et ses forces paraissaient proportionnées : elle avait les cheveux coupés assez courts, au lieu qu’au nord comme au sud les hommes les portent fort longs. De Weert offrit un couteau à cette femme, qui l’accepta d’un air satisfait, et qui lui fit entendre, par reconnaissance, qu’il trouverait beaucoup plus d’oiseaux dans la plus grande des deux îles. On la laissa dans le lieu où elle était, quoiqu’elle parût souhaiter d’être transportée au continent.

Enfin Sebald de Weert sortit du détroit le 21 janvier, après neuf mois d’un pénible et dangereux séjour dans ces horribles parages.

Le 24, se trouvant à la vue de trois petites îles qui n’étaient point encore marquées dans les cartes, il leur donna son nom, qu’elles ont porté depuis dans toutes les relations des voyageurs, et que l’ignorance de son origine a fait quelquefois défigurer. Elles sont situées à la pointe du nord-ouest des îles Malouines, par 51° 7′ de latitude sud, et 61° 15′ à l’ouest de Paris.

Après quelques nouvelles courses, le vaisseau de Sebald entra dans la Manche britannique le 6 juillet, et jeta l’ancre le 13, au port de Rotterdam, avec trente-six hommes qui lui restaient de cent cinq avec lesquels il était parti.

Olivier de Noort, que Sebald de Weert avait rencontré dans le détroit, était parti de Rotterdam, le 13 septembre 1598, avec deux vaisseaux, le Maurice et le Henri-Frédéric, et deux yachts, la Concorde et l’Espérance, qui portaient ensemble deux cent quarante-huit hommes d’équipage. Un pilote anglais, qui avait fait le même voyage avec Thomas Cavendish, était le seul guide à qui les Hollandais pussent accorder leur confiance. Ils entrèrent le 9 février 1599 dans le Rio-Janeiro. Woort se promettait d’y effrayer du moins le fort portugais ; mais il le trouva si bien pourvu pour sa défense, qu’après avoir inutilement perdu quelques hommes, il sortit le 13 de la rivière.

Les tempêtes qui étaient fréquentes, et l’approche de l’hiver faisant craindre des dangers insurmontables au détroit de Magellan, il parut nécessaire au conseil de chercher une retraite jusqu’au retour de la belle saison. On eut les vents si contraires, qu’après avoir été repoussé fort long-temps sur la côte du Brésil, on fut obligé d’y mouiller le 2 juillet, à l’île Sainte-Claire, au nord du cap Frio. Les alarmes continuelles de Noort et la nécessité où il se vit de brûler l’yacht la Concorde, qui manquait d’hommes pour la manœuvre, le déterminèrent à se rendre au port Désiré ; les trois vaisseaux le découvrirent le 20 septembre.

Le 5 octobre, Noort se fit conduire par deux chaloupes bien armées pour aller reconnaître l’étendue du port. Il avança si loin pendant la marée, qu’au retour du flot les chaloupes demeurèrent à sec. On ne vit paraître personne ; mais on aperçut des tombeaux. Le pays est désert, uni, sans arbres, et n’offre que des traces de cerfs et de buffles. Des oiseaux, grands comme des autruches, y sont en fort grand nombre et très-farouches. On en découvrit un nid dans lequel il y avait dix-neuf œufs, mais dont l’oiseau s’envola.

Le 20 on crut voir des hommes vers la partie septentrionale : Noort s’y transporta aussitôt avec les deux chaloupes, et, s’étant avancé dans le pays, il ne rencontra personne. Il n’avait laissé que cinq hommes pour la garde des chaloupes, avec ordre de demeurer sur le grapin, à quelque distance du rivage. Mais comme le froid était fort vif, ils ne laissèrent pas de s’approcher de la terre dans une des chaloupes pour trouver le moyen de se réchauffer. Une troupe de sauvages qui se tenait en embuscade parut tout d’un coup, et tira sur eux quantité de flèches, dont trois Hollandais furent tués d’abord. Ces barbares se retirèrent aussitôt. Ils avaient la taille fort haute, les cheveux longs, la peau assez blanche, le visage peint et le regard farouche. Le général ayant fait ouvrir les morts, on trouva que les flèches leur avaient traversé le coeur, le foie et le poumon. Toutes les recherches des Hollandais ne purent leur faire découvrir la trace de ces hommes cruels.

Quatorze mois s’étaient passés à s’approcher du détroit de Magellan, et cette navigation avait coûté environ cent hommes. Enfin les dangers qui restaient à craindre paraissant moins terribles que ceux du retardement, on résolut d’embouquer le détroit. La première tentative, faite le 5 novembre, réussit mal, et donna même lieu à de fâcheux démêlés entre Noort et son vice-amiral. Le 13, elle fut recommencée avec aussi peu de succès.

Ce ne fut que le 24, avec une fatigue incroyable, que l’amiral et le yacht traversèrent enfin le premier pas, tandis que le vice-amiral demeura fort loin à l’arrière. Le 25, ils furent portés par le flot dans la seconde passe du détroit. La côte méridionale offrait une pointe de terre, puis fuyait au sud. Ils la nommèrent le cap de Nassau. Deux lieues plus loin, on trouve deux îles, dans la plus petite desquelles, et la plus avancée au nord, ils découvrirent des hommes. Quelques matelots y furent envoyés dans une chaloupe. À leur approche, les sauvages montèrent sur les rochers, et du sommet, leur jetèrent des pingoins ; mais ils leur faisaient signe en même temps de se retirer. Les Hollandais, ne laissant point d’avancer, reçurent bientôt une nuée de flèches. Cependant ils descendirent dans l’île, et leur hardiesse fit disparaître aussitôt les sauvages. Ils aperçurent sur la pente de la colline une caverne dont l’accès leur parut difficile ; mais ils s’obstinèrent à en approcher par des lieux fort escarpés, dans l’opinion qu’elle servait de retraite aux insulaires ; en effet, ils y en trouvèrent plusieurs qui se défendirent long-temps à coups de flèches, et qui se firent tuer jusqu’au dernier. Quoique la plupart des Hollandais fussent blessés, ils entrèrent alors dans la caverne, où ils trouvèrent des femmes entassées les unes sur les autres et sur leurs enfans, pour les garantir des coups. On prit quatre garçons et deux filles. Un de ces jeunes sauvages ayant appris assez promptement la langue hollandaise, on sut de lui l’état et le nom du pays.

Cette nation s’appelle Enoo. Elle habite un pays qui se nomme Cossi. La petite île porte le nom de Talke ; et l’autre, qui est plus grande, celui de Castemme. On y trouve une grande quantité de pingoins, dont les habitans font leur nourriture. De la peau de ces oiseaux ils se font une espèce de manteau, qui est leur unique habillement. Leurs habitations sont des cavernes qu’ils creusent dans la terre. Noort jugea qu’il avait passé du continent dans ces îles. Chaque famille habite en particulier ; mais toutes les familles d’une même race demeurent dans le même lieu, et forment un petit peuple qui a peu de communication avec les autres. Le jeune prisonnier nomma trois autres races :les Kemenetes, qui habitaient le pays de Karai ; les Kennekas, qui occupaient celui de Karamai ; et les Karaïques, qui étaient en possession d’un lieu nommé Marina. La taille commune de tous ces peuples est à peu près celle des Hollandais de moyenne grandeur. Ils ont la poitrine large et relevée, le front et le visage peints. Les hommes laissent pendre leurs cheveux sur le dos et sur le front ; les femmes se les coupent. Les peaux dont ils se servent ne seraient pas cousues avec plus d’adresse par nos plus habiles pelletiers. On trouve, plus loin dans les terres, un autre peuple nommé Titimenen, dont le pays s’appelle Koin. Les hommes y sont d’une taille gigantesque, et font souvent la guerre à leurs voisins. Noort leur donne dix à onze pieds de hauteur, et les croit anthropophages.

De Noort chercha vers le port Famine les ruines de Philippeville ; mais il n’en put apercevoir aucun vestige. Ensuite, ayant trouvé Sebald de Weert mouillé dans une baie au delà du cap Froward, il s’avança vers une autre qui reçut le nom de baie du prince Maurice. Quoiqu’on fût alors au milieu de l’été de ces climats, car on était à la fin de décembre, des amas de glaces énormes encombraient les lieux enfoncés. Le vice-amiral de l’escadre, convaincu de rébellion et de tentative de s’évader avec son vaisseau, fut abandonné à la baie Maurice avec quelques provisions. Enfin, après beaucoup de contrariétés, Noort entra dans le grand Océan le 27 février 1600, et gouverna au nord-ouest avec un vent favorable. Le 8 de mars, on fit la revue des équipages qui consistaient encore en cent quarante-sept hommes ; mais le 14, le second vaisseau de l’escadre disparut par un temps brumeux. Le 21, on découvrit les terres, que l’on reconnut bientôt pour la côte du Chili.

Les Hollandais mouillèrent à l’île de la Mocha, communiquèrent avec les Indiens, sur lesquels Noort donne des détails intéressans ; puis ils poursuivirent leur route au nord le long des côtes occidentales de l’Amérique, prirent beaucoup de bâtimens espagnols, et se dirigèrent vers les îles Ladrones. Cette navigation parut d’une longueur infinie aux équipages hollandais, qui n’avaient pas connu jusqu’alors l’immensité de ces mers. Ils n’arrivèrent que le 15 de septembre à la vue d’une de ces îles.

Le matin du 16, ils étaient encore à plus d’une lieue du rivage lorsqu’ils virent paraître un grand nombre de pirogues qui leur apportèrent des cocos, des bananes, des cannes à sucre et du poisson. Toutes ces provisions furent échangées pour du fer, dont les insulaires étaient fort avides, et qu’ils nommaient hierro, comme les Espagnols, parce que tous les ans ils voyaient dans leur île quelque vaisseau de cette nation. Les Hollandais comptèrent plus de deux cents de ces pirogues, montées chacune de trois, quatre ou cinq hommes. Dans cette confusion, les vaisseaux passèrent sur deux de ces petits bâtimens ; mais les insulaires, qui savent nager parfaitement, y rentrèrent aussitôt, et se présentèrent avec la même ardeur.

Ces îles, suivant la remarque de Noort, avaient été justement nommées îles des Larrons, parce que les habitans étaient livrés au larcin, et qu’ils le commettaient avec une adresse surprenante. Ils trompèrent plusieurs fois les Hollandais. Quelques-uns leur présentèrent, sur des paniers de feuilles de cocotiers, du riz si bien arrangé, qu’à la première vue on s’imaginait qu’il y en eût beaucoup ; mais après l’échange on trouvait sous le riz des coquilles ou des feuilles. Cette ruse était d’autant plus sûre que, pour commercer d’abord avec eux, il fallait attacher au bout d’une corde le morceau de fer qu’on leur offrait, le laisser pendre dans leurs canots, où ils avaient la liberté de l’examiner, et retirer de même ce qu’ils donnaient en échange, après l’avoir montré à la même distance. Deux vinrent à bord ; on leur offrit à boire et à manger ; mais ils ne pensaient qu’à voler tout ce qui se présentait à leurs yeux. Un d’entre eux, voyant une épée entre les mains d’un Hollandais, ne fit pas difficulté de la lui arracher ; et, s’étant jeté dans les flots, il eut le bonheur d’échapper en plongeant. On tira néanmoins plusieurs coups sur ce larron et sur plusieurs autres qui emportèrent aussi divers instrumens ; mais ils faisaient tant de chemin sous l’eau qu’ils y étaient à couvert des coups. Ceux qui n’avaient point encore eu l’occasion d’exercer leur adresse demeuraient tranquilles, comme s’ils avaient ignoré tout ce qui se passait à leur vue. On les aurait pris pour des animaux amphibies qui pouvaient vivre également sur la terre et dans l’eau. Noort fit jeter devant eux cinq morceaux de fer à la mer pour se donner le plaisir de les voir plonger librement ; ils les retirèrent en si peu de temps qu’on ne pouvait leur refuser de l’admiration. Leurs pirogues excitèrent l’étonnement des Hollandais. Il vint plusieurs femmes à bord ; elles étaient nues comme les hommes, à l’exception du milieu du corps, qu’elles se couvrent d’une simple feuille. Leur taille est plus haute et mieux fournie que celle des Européens ; mais la plupart ont le visage difforme. Quelques-uns avaient le nez défiguré par des maladies honteuses ; du moins c’est ce qu’ils faisaient entendre eux-mêmes par leurs signes ; leur bouche était resserrée jusqu’à ne consister que dans un petit trou. Cette île, que les Hollandais prirent pour celle de Guam, leur parut d’environ vingt lieues de tour. Ils n’en découvrirent pas d’autres.

Après y avoir pris des rafraîchissemens, ils recommencèrent à gouverner vers les Philippines. Le 14 octobre, ils découvrirent la terre. Noort ne fut pas mieux traité par les Espagnols des Philippines qu’il ne l’avait été par les Portugais. On combattit avec un égal désavantage de part et d’autre, puisque l’amiral espagnol et un des vaisseaux hollandais furent coulés à fond. Noort alla mouiller à l’île de Bornéo, et revint par le cap de Bonne-Espérance au port de Rotterdam, le 26 août 1601, ayant mis près de trois ans à faire le tour du monde.

FIN DU VINGT-UNIÈME VOLUME.