Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XX/Quatrième partie/Livre IV/Chapitre II

CHAPITRE II.

Bêtes, oiseaux et poissons.

Le Groënland, cette terre marâtre, a mis, pour ainsi dire, tous ses habitans en guerre, lorsqu’elle n’a donné à l’homme, pour le nourrir et le vêtir, que la chair et la peau des animaux. C’est donc là qu’il naît carnassier et meurtrier par une fatale nécessité ; c’est dans ces sortes de climats les plus inhabitables qu’a dû commencer la société entre des chasseurs ou des pêcheurs que des dangers et des besoins communs, mais surtout des rencontres fréquentes en des lieux resserrés et coupés par les glaces et les eaux, auront sans doute bientôt réunis et fait passer d’un état d’hostilités passagères à la stabilité d’une paix que semble commander et maintenir un genre de vie laborieux, pénible et misérable. Les Groënlandais, quoique toujours armés, ne sont pas cependant inhumains et sanguinaires ; ce caractère odieux n’appartient qu’à nos sociétés policées, où l’on verse le sang des hommes sans aucune de ces extrémités pressantes et de ces hasards imprévus et inévitables où nous jette malgré nous la nature. Le Groënlandais est pêcheur, parce que la terre lui refuse des grains et des fruits ; il est chasseur, parce que la faim le met aux prises avec l’ours qui l’attaque souvent, ou lui dispute les rennes : car ce sont à peu près les animaux qu’on trouve le plus fréquemment dans les pays glacés.

Cependant on voit aussi une grande quantité de lièvres dans le Groënland ; ils y sont toujours blancs, et non pas seulement en hiver comme dans la Norwége, où l’on observe qu’ils sont gris en été. Cette espèce féconde, qui multiplie beaucoup dans tous les pays, est en général grosse et même assez grasse au Groënland, quoiqu’elle n’y vive que d’herbe et d’un lichen blanc qui peut avoir quelque influence sur la couleur des animaux qui s’en nourrissent ; mais elle ne leur donne pas sans doute un goût bien exquis, car les Groënlandais ne font aucun cas du lièvre.

Le renne habite les contrées boréales de l’un et l’autre hémisphère. Cet animal est sauvage au Groënland : timide et fuyard, il sent le chasseur avant d’en être aperçu, surtout quand le vent souffle et vient de l’homme à lui. Les plus forts rennes sont de la grosseur d’une génisse de deux ans. Tandis qu’ils ont le bois encore tendre, leur poil est comme une laine douce qui tombe bientôt. Ce poil renaît d’abord très-court ; l’animal maigrit alors, sa peau devient mince et ne vaut pas grand’ chose. En automne, il rengraisse et sa peau s’épaissit. C’est par cette alternative, dit Anderson dans son Histoire naturelle du Groënland, que tous les animaux du nord supportent mieux les extrémités du froid et du chaud, gras et fourrés en hiver, légers et secs durant l’été. Dans cette saison, ils broutent l’herbe tendre des vallons ; et dans l’autre, ils creusent sous la neige et cherchent les lichens sur les rochers.

Il y avait jadis beaucoup de rennes à Bals-Fiord : mais les Groënlandais les ont réduites par une chasse qui était une sorte de battue. Les femmes et les enfans gardaient une certaine enceinte de terrain, et dans les intervalles qu’ils ne pouvaient occuper ils dressaient des troncs d’arbres couverts de tourbe, et assez approchans de la figure humaine pour imposer à des animaux peureux ; puis ils poussaient les rennes dans des défilés et des passages étroits, où les hommes les attendaient et les tuaient à coups de flèches : ou bien les femmes les relançaient vers les bords de quelque baie, d’où ces bêtes, voulant se sauver dans l’eau, mouraient sous les dards ou les harpons des chasseurs apostés. Mais depuis que ces peuples ont des balles et de la poudre pour chasser les rennes au fusil, ils en ont beaucoup éclairci l’espèce ; car ils préfèrent cette chasse à toute autre, et passeront volontiers les premiers mois de l’été à se procurer deux ou trois peaux de rennes, pour avoir en hiver une fourrure distinguée.

Les renards ne sont pas aussi nombreux, ni tout-à-fait de la même forme au Groënland que dans les pays plus méridionaux. Assez semblables aux chiens par les pieds et la tête, ils jappent comme eux. La plupart sont gris ou bleus, et quelques-uns blancs ; ils changent rarement de couleur, et quand l’espèce bleue commence à muer, elle devient pâle et n’est plus bonne à rien. Ils vivent d’oiseaux ou de leurs œufs ; et lorsqu’ils n’en peuvent pas attraper, ils se contentent de moules, de crabes, ou de ce qu’ils pêchent. Ce sont les renards qui ont appris aux femmes groënlandaises à barboter dans la mer avec leurs pieds, afin d’exciter la curiosité des poissons. Ceux-ci montent à fleur d’eau pour voir s’il y a quelque chose à prendre, et sont pris eux-mêmes dans l’instant par les femmes ou les renards. Ces animaux ont leurs tanières dans les fentes des rochers ; mais les Groënlandais connaissent plusieurs manières de les y attraper : ils font une petit loge de pierre, dans laquelle ils suspendent un morceau de viande au bout d’une perche : quand le renard prend la viande, le bâton tire une corde qui fait tomber une pierre devant l’entrée de la loge, et la trappe est bouchée. Ils ont aussi des lacets de baleine qu’ils cachent autour d’un trou creusé dans la neige et rempli de mets friands pour le renard ; quand il vient manger, le Groënlandais, caché dans une hutte de neige, serre le lacet, et l’animal est étranglé. Moins rusé peut-être qu’en Europe, ou sans doute plus affamé, le renard donne encore dans d’autres piéges, et tombe souvent dans des fosses profondes qu’on a faites exprès et couvertes de neige, où l’on a mis quelque appât. Les Groënlandais trouvent un double profit à prendre des renards ; car, outre la peau qu’ils vendent fort cher, surtout celle des bleus, ils mangent la chair préférablement à celle des lièvres.

Tous ces animaux ne sont qu’utiles à l’homme : mais il y en a partout qui lui disputent, sinon l’empire de la terre, au moins le droit exclusif d’y faire du ravage, destructeurs et voraces comme lui. Dans le Groënland, ce sont les ours qui sont féroces et méchans. Ils ont la tête étroite et oblongue comme le chien, et l’on dit qu’ils aboient tout aussi bien que lui. Leur poil est blanc, long et doux comme de la laine ; ils sont plus gros que les ours noirs ; on en voit souvent de six à neuf pieds de long ; leur chair est blanche et grasse, d’un goût de mouton, et fort au gré des Groënlandais. La graisse d’ours est très-bonne pour apprêter le poisson ; celle des pates est employée dans la médecine. Cet animal court sur la glace après les phoques et les baleines mortes ; il attaque les plus grands phoques, mais ces monstres se défendent vigoureusement, et viennent à bout de l’ours. Celui-ci, loin de craindre l’homme, et non content de se tenir en défense, ose affronter entre les glaces qu’il traverse à la nage un bateau de pêcheurs, et souvent plus d’un Groënlandais perd la vie dans ce combat. Quand l’ours est poursuivi sur les eaux, il plonge et nage sous la glace. Lorsqu’il est à terre, il vit d’oiseaux, en mange les œufs ; et si la faim le presse, il dévore les hommes et déterre les cadavres. En hiver, il se claquemure dans les crevasses des rochers, ou s’ensevelit dans la neige jusqu’à ce que le soleil l’attire hors de sa tanière. C’est alors qu’alléché par l’odeur du phoque, il en va piller la chair jusque dans les cabanes des Groënlandais. Mais ceux-ci criant aussitôt après l’ours ravisseur, lui donnent la chasse avec leurs chiens, l’environnent armés de lances, le terrassent et le tuent, non sans risque de leur propre vie.

Ces peuples disent aussi qu’ils ont vu des ours noirs, dont la peur exagère la taille jusqu’à leur donner six brasses de hauteur. Ils parlent encore d’une espèce de tigre blanc tacheté de noir, aussi grand qu’un veau, disent-ils ; mais aucun Européen n’en a jamais vu dans leur pays. Peut-être sont-ce quelques-uns de ces ours tigrés qui communiquent du Groënland à l’Islande par les glaces.

Les Groënlandais n’ont d’autres animaux apprivoisés qu’une espèce de chien de moyenne taille, qui ressemble extrêmement au loup. La plupart sont blancs, quoiqu’il y en ait d’un poil noir très-épais. Si l’ours et le renard aboient dans le Groënland, en revanche le chien y hurle et grogne. Cette espèce, stupide en ce pays-là, ne sert de rien à la chasse, pas même pour pousser les ours dans le leurre ou le piége. Mais aussi l’homme l’emploie, au défaut de chevaux, à tirer des traîneaux. Les Groënlandais attellent à ces sortes de voitures depuis quatre chiens jusqu’à dix, et vont dans ce brillant équipage se faire des visites, ou traîner chez eux leur pêche sur la glace. La plupart des maîtres mangent leurs chiens pour peu que la faim les y pousse ; mais tous en prennent la peau pour couverture de lit, ou pour en border leurs habits.

Il n’y a point de troupeaux à laine au Groënland. En 1559, un missionnaire y transporta du Danemarck trois brebis avec un bélier ; ces animaux ont réussi à donner deux ou trois petits chaque année. De Neu-Hernnhut, où cette race avait été transplantée, on en a envoyé quelques agneaux à Lichtenfels pour y provigner. Ce sont deux maisons de la mission des frères Moraves. Ils ont mangé tous les ans de ces animaux, et chaque hiver il leur en reste dix. Il faut que l’herbe soit aussi nourrissante en ces cantons qu’elle y est rare et courte, puisque trois agneaux venus d’une seule portée en hiver, y sont plus gros dans l’automne suivant qu’un mouton d’un an ne l’est en Allemagne, et puisqu’on a tiré d’un seul bélier jusqu’à vingt livres de suif et soixante-dix livres de viande. La chair de ces animaux a peu de maigre ; mais la graisse en est si bonne et si délicate, qu’on la mange avec plaisir et sans en être incommodé. Les nouveaux missionnaires ont vécu fort bien de leur petit troupeau, surtout depuis que les rennes sont devenus rares. Ils auraient de quoi faire pâturer jusqu’à deux cents moutons sur la petite plaine qui est autour de leur maison de Neu-Hernnhut, mais seulement pour quatre mois d’été. Pendant huit grands mois d’hiver, ils seraient obligés de tirer du fourrage de quelques cantons autrefois habités par les Groënlandais, et maintenant abandonnés : il faudrait le faire venir par eau, et ce serait avec tant de peine, qu’ils se sont réduits à ne garder que dix bêtes à laine pour perpétuer la race.

On tenait autrefois des vaches à la colonie de Godhaab ; on s’en est défait, parce qu’elles coûtaient trop de dépenses et de soins. Il serait moins dispendieux d’y élever des chèvres et des cochons ; mais ces animaux font tant de dégât aux Groënlandais, soit en pillant leurs provisions quand ils les exposent à l’air, soit en rongeant les peaux dont ils couvrent leurs maisons, qu’on a été obligé de renoncer à la ressource dont ces espèces de comestibles pouvaient être pour la subsistance des hommes.

Peut-il y avoir beaucoup d’oiseaux dans un pays sans végétaux ? C’est la terre qui partout doit nourrir ses habitans ; elle n’est peuplée qu’à proportion de sa fécondité. Le Groënland n’aura donc que peu de volatiles. L’oiseau qu’on y trouve le plus commun est celui qu’on appelle la perdrix du nord, ou le lagopode, qui ne fréquente guère en effet que ce climat froid et les glaces des Alpes. Nous l’avons déjà décrit. Il est blanc en hiver, et gris en été ; non que la couleur de ses plumes change, comme on l’a débité, mais c’est qu’il les perd dans le printemps et l’automne pour en prendre de nouvelles : il ne lui reste de gris que le bec et le bout de la queue. En été, cet oiseau vole sur les montagnes, où il trouve des camarignes dont il mange les baies et les feuilles. Le bouleau nain et divers lichens à tige servent aussi à sa nourriture : il ne s’éloigne pas de la neige, car il aime le froid ; mais lorsqu’elle est trop abondante en hiver, il se rapproche des bords de la mer, où les grands vents, balayant les rochers, lui découvrent un peu de terre qui peut lui fournir de la nourriture. Les hommes, toujours prêts à tourner à leur profit l’industrie de tous les autres êtres, le prennent et le mangent alors qu’il est le plus gras et d’un goût exquis.

On raconte des merveilles de sa prévoyance ; entre autres, qu’il ramasse des provisions pour l’hiver, dans son nid, perché sur les plus hautes cimes des rochers. Quelques-uns disent qu’à l’approche des grands froids il remplit et gonfle son jabot de nourriture, et va s’enfoncer sous un lit de neige, où il vit et végète, peut-être dans un long sommeil, de la substance dont il s’est pourvu. Mais si les perdrix du nord pouvaient se sustenter à si peu de frais, on ne les verrait pas tout l’hiver voler en troupes, et chercher leur subsistance sur les montagnes. Elles ont si peu de cet esprit qui veille sur la conservation des individus de toute espèce, qu’au lieu de se percher sur les branches ou sur les pierres qui couvrent des piéges qu’on leur tend, elles vont se jeter dans le piége même. On a de plus observé que, lorsqu’elles voient un homme qui les épie, loin de se cacher entre les pierres, elles se trahissent par le bruit qu’elles font en sortant la tête du trou. Dès que le chasseur est à leur piste, la peur les aveugle au point qu’elles l’attendent dans l’endroit même où l’œil de l’oiseleur semble les arrêter, ou n’en sortent qu’en se traînant d’une aile tremblante jusqu’à ses pieds et sous sa main. On les voit pourtant en hiver se tapir sur la neige pour se cacher, comme si cette saison leur donnait plus de jugement qu’elles n’en montrent en été : ce ne serait pas au reste la seule espèce de créatures en qui l’on verrait plus de génie durant le froid que pendant les grandes chaleurs. Combien d’auteurs écrivent des pages brûlantes dans les temps de glace, et des phrases sèches et froides durant les ardeurs de la canicule ! Quant à l’oiseau du nord, dont tout l’instinct se borne à pourvoir à ses besoins, Crantz croit, en pieux missionnaire, que la Providence a pris un soin marqué de conserver cette espèce stupide. La couleur de ses plumes, dit-il, supplée à l’attention qui lui manque pour se dérober aux oiseaux de carnage, dont il serait la proie : durant l’été, le peu de plumage qui lui reste est d’un gris de la couleur des rochers, et dans l’hiver, il est blanc comme la neige ; de sorte que l’oiseau ravisseur ne peut distinguer la perdrix de la place qu’elle occupe. Mais n’est-ce pas abuser pour ainsi dire de la confiance même qu’on doit à la Providence que de pousser si loin le système ou la manie des causes finales ? Quand la nature et son auteur ont voulu que les hommes, les monstres et les oiseaux carnassiers vécussent et peuplassent, sans doute plus d’une proie a été assignée ou livrée à leur faim meurtrière. Ce n’est pas à nous qui détruisons tout, et qui sommes les tyrans de la terre, à prêter à la Divinité des desseins de bienfaisance que nous démentons sans cesse par nos cruautés ; à moins que nous ne prétendions soustraire la perdrix à l’œil du vautour pour la réserver sans partage à notre voracité.

Cependant Crantz, dont le zèle cherche partout des traces de l’esprit immortel et conservateur qui veille sur les êtres périssables, a peut-être raison de reconnaître cette vigilance universelle dans la conformation de l’oiseau dont il nous donne l’histoire. C’est en effet dans l’organisation de chaque espèce que sont les semences de vie et de mort de tous les individus, et la raison suffisante de leur durée. Ainsi, quand on observe que la perdrix du nord a les ongles des pieds garnis d’une sorte de bourrelet épais et revêtu d’une plume qui ressemble à la laine, on a droit de présumer avec notre sage missionnaire, que ce duvet est une sorte de fourrure créée exprès contre le froid. Quand on voit que les doigts de ce même oiseau ne sont pas entièrement séparés ni privés de la membrane qui désigne les oiseaux aquatiques, on peut imaginer que c’est pour lui donner la facilité de nager, en cas qu’il ait à traverser des lacs ou des bras de mer trop larges pour la portée de son vol. Cette espèce appartient donc, pour ainsi dire, à trois élémens, puisqu’elle marche, vole et nage tour à tour. C’est le moyen, ce semble, d’en être plus libre, si elle ne trouvait partout des ennemis. Mais cet oiseau porte l’amour de la liberté, qui paraît si vif et si naturel chez les habitans de l’air, jusqu’à mourir de douleur deux heures après qu’il est devenu captif.

Le Groënland a des bécassines qui vivent des coquillages que la mer jette sur ses bords. Elles sont bonnes à manger, mais très-petites. Ce pays est encore visité, dans la belle saison, par quelques chantres des bois, quand il y a de la verdure pour les attirer et les retenir. Parmi ces jolis oiseaux, une espèce ressemble au moineau, plus grande cependant et plus belle, avec un chant très-agréable. Un autre oiseau qui chante encore mieux approche de la linotte, quoiqu’il soit plus petit : on le distingue à la tête, qui est en partie d’un rouge couleur de sang vif et vermeil. On peut l’apprivoiser et le nourrir de gruau durant l’hiver, mais la chaleur des chambres l’étouffe et le suffoque. Il en vient quelquefois des volées entières à bord des vaisseaux, comme un nuage pousse par les vents de tempête, à quatre-vingts ou cent lieues de la terre. Une troisième, sorte de petits oiseaux du Groënland est le hoche-queue, que les Norwégiens appellent fleensquette, et les Gascons batticouette. Il se nourrit de vers. Les Groënlandais prétendent que la plupart de ces oiseaux habitent pendant l’hiver dans les trous des rochers ; mais il est probable qu’au nord, encore plus que dans nos climats tempérés, les oiseaux sont les fidèles messagers du soleil, qu’ils devancent au printemps et suivent en automne, cherchant toujours la verdure qui naît sous ses pas.

Quant aux oiseaux étrangers, les Européens ont tenté de transporter au Groënland des pigeons et de la volaille ; mais ils sont d’une trop grande dépense. Il serait plus aisé d’y élever des canards domestiques, s’ils ne se hasardaient trop avant dans la mer, et ne risquaient d’être emportés par les vagues dans les gros temps.

Quoique l’espèce volatile soit rare et peu nombreuse en ces climats stériles et glacés, on y voit pourtant des oiseaux de proie : mais c’est qu’ils vivent de toutes les espèces d’oiseaux, amphibies, terrestres ou marins. Il y a, par exemple, des aigles d’un brun foncé dont les ailes déployées ont jusqu’à huit pieds de longueur. Le roi des airs, l’aigle, veille du haut des rochers sur la terre et sur les eaux, et sitôt qu’il voit quelque proie s’élever de l’un ou l’autre élément, il fond sur elle et l’emporte en son aire. Quelquefois même il enlève avec ses serres un jeune phoque qui se joue sur la surface d’une mer tranquille. L’aigle partage son empire avec des faucons gris ou tachetés comme certaines poules blanches, et avec le harfang, espèce de grande chouette blanche. Ces oiseaux de rapine ne sont pas en grand nombre, sans doute faute de proie, et vivent retirés dans les montagnes. Mais, d'un autre côté, les Groënlandais sont infestés par des nuées de corbeaux considérablement plus grands que les nôtres, et qui leur volent tout, jusqu’au cuir de leurs canots, qu’ils déchirent et dévorent quand ils ne trouvent pas autre chose à manger. Pour l’ordinaire, ils vivent d’insectes de mer ou de coquillages qu’ils emportent et laissent tomber sur les rochers pour les casser : mais s’ils ont grand faim, ils les avalent tout entiers. Ces corbeaux sont difficiles à tuer à la volée ; c’est pourquoi les Groënlandais les prennent dans des piéges ; car ils ont besoin de leurs plumes au défaut de baleine pour pêcher à la ligne. Lorsqu’on les voit voler avec une espèce d’inquiétude, et faire grand bruit dans l’air, c’est un présage de vent de sud et de tempête.

Autant la terre manque d’oiseaux au Groënland, autant la mer en abonde. Les oiseaux qui vivent sur cet élément ont généralement les jambes placées et retirées en arrière ; ce qui les rend pesans pour marcher, mais très-propres à nager : car les rames doivent être au bout et non au milieu du bateau. Le plumage épais et serré de ces oiseaux, joint à la graisse qu’ils ont entre cuir et chair, et à l’abondance du sang, sert à les garantir du froid, et les aide en même temps à se soutenir sur l’eau, parce que cette manière d’être leur donne à proportion plus de volume que de poids. Ils nagent et volent toujours contre le vent, de peur de déranger leurs plumes, dont la position est destinée, ce semble, par la nature à leur faire éviter les dangers et franchir les obstacles qu’ils rencontrent devant eux. De même que l’eau coule sur leurs plumes, les balles y glissent. C’est une cotte de mailles qui leur couvre la poitrine et les flancs. Il y a de ces oiseaux qui ont trois doigts au pied, d’autres en ont un quatrième de plus, mais très-court. Il y en a dont les ailes courtes exigent qu’ils habitent plus souvent l’eau que l’air, et les disposent mieux à nager qu’à voler.

Parmi les mouettes, le nedlernak, ou l’oie sauvage, qui est grisé, est plus connue encore dans les pays les plus chauds que dans le Groënland. Elle y vient cependant à l’entrée de l’été, probablement des côtes de l’Amérique les plus voisines pour faire ses œufs et nourrir ses petits, puis en hiver elle retourne aux lieux de sa naissance.

En second lieu, viennent les nerdleks ou bernaches, qu’on appelle aussi oies d’Écosse, qui sont de couleur gris-cendre, et à gorge noire.

Parmi les canards, il n’en est point de plus beau ni de plus utile à l’homme que le mittek ou l’eider, que nous avons déjà décrit. Sa chair supplée aux meilleures viandes : singularité d’autant plus remarquable, que la plupart des oiseaux de mer ont un goût désagréable d’huile et de poisson : son duvet sert à garnir les habits des Groënlandais, et même des Européens : enfin ses œufs se mangent en très-grande quantité aux mois de juin et de juillet. Le duvet de leurs nids est mêlé d’ordure et de saletés : on le purge dans un crible fait comme une harpe, dont on frappe les cordes avec une baguette, de façon que ce qu’il y a de sale et de pesant touche et passe à travers le crible, et qu’il ne reste au-dessus que la plume fine et légère.

Une autre espèce d’eider est le kingalik, canard à tête grise, remarquable par une protubérance à dents de peigne qui lui croît sur le bec entre les narines, et qui est d’un jaune orangé. La femelle est brune et le mâle tout noir, excepté les ailes, qui sont blanches, et le dos marqueté de blanc. Ces deux sortes d’oiseaux sont plus grands que le canard ordinaire. Il en paraît très-peu dans l’été, qui est la saison de leurs amours. Mais en hiver on les voit par troupes, dès le matin, voler des baies vers les îles, où ils vont chercher leur nourriture, c’est-à-dire, des coquillages ; et le soir ils reviennent à leurs paisibles demeures pour y passer la nuit. Leur vol suit ordinairement les détours des eaux qui séparent et baignent les îles, et rarement volent-ils sur la terre, à moins que la force du vent, surtout quand il souffle du nord, ne les oblige à se tenir sous l’abri des terres. C’est alors que les chasseurs tirent sur ces oiseaux, de quelque pointe de terre avancée dans la mer, et l’on va les pêcher sur des canots. Ceux qui ne sont que blessés plongent au fond, et ne reviennent guère sur l’eau.

Les Groënlandais appellent tuglek l’imbrin (colymbus glacialis). Il est de la grosseur d’une oie. Ses plumes sont blanches sous le ventre, et d’un noir parsemé de blanc sur le dos : son cou est vert, avec un collier rayé de blanc : son bec est étroit et pointu, épais d’un pouce et long de quatre. Il a deux pieds de longueur de la tête à la queue, et cinq pieds environ les ailes déployées. Ses jambes sont grandes, fort en arrière ; il a les pieds palmés, avec un ongle ou sorte d’ergot très-petit.

L’oiseau le plus approchant de celui-là est celui que les Groënlandais appellent esarokitsok, nom qui signifie la petite aile. C’est le grand alque ou pingouin (alca impennis). En effet, il a les ailes d’un demi-pied de long tout au plus, et si peu fournies de plumes, qu’il ne peut voler : d’un autre côté, ses pieds sont si loin de l’avant-corps et si penchés en arrière, qu’on ne conçoit pas comment il peut se tenir debout ou marcher.

Après la petite aile vient la courte langue ou l’okeitsok, qui est le cormoran. Les Groënlandais l’appellent okeitsok, parce que, n’ayant presque point de langue, il garde un silence éternel. Mais en revanche il a la jambe et le bec si longs, qu’on pourrait l’appeler la cigogne de mer. Cet oiseau glouton dévore un nombre incroyable de poissons qu’il va pêcher à vingt ou trente brasses de profondeur, et les avale tout entiers, quoique d’un pied et demi de long, et même des carrelets larges d’un pied. On ne le tue ordinairement que quand il est occupé à faire sa pêche ; car il a pour veiller à sa sûreté de grands yeux saillans et très-vifs, couronnés d’un cercle jaune et rouge.

L’oiseau qu’on peut ranger le plus près de l’okeitsok est le plongeon loum (colymbus arcticus). Sa femelle va pondre auprès des étangs d’eau douce et garde ses œufs, même quand la place est inondée. On l’appelle l’oiseau de l’été, parce que les Groënlandais ne s’attendent point à l’arrivée de la belle saison qu’ils n’aient vu cet avant-coureur. Sans doute il prend ses quartiers d’hiver en des pays plus chauds, de même que les autres oiseaux de mer dont le Groënland ne jouit qu’en été. Son cri ressemble à celui du canard, et les Groënlandais veulent peindre ce cri par le nom de l’oiseau, quand ils l’appellent karsaak. Sa voix présage la pluie ou le beau temps, selon que le ton en est rapide et rauque, ou doux et prolongé.

L’oiseau qu’on appelle au Groenland akpa (alca pica) a la grosseur d’un canard ordinaire, le dos d’un noir de charbon, et le ventre blanc. Cette espèce se tient en troupes bien avant sur la mer, et n’approche des terres que dans les grands froids. Mais alors il en vient un si grand nombre, que les eaux qui coupent les îles d’alentour semblent couvertes d’un brouillard épais et noir. Les Groënlandais les tuent avec leurs javelots ou les poussent sur la côte, de façon à les prendre avec la main, parce que ces oiseaux ne peuvent ni courir ni voler. On s’en nourrit durant les mois de février et de mars, du moins à l’embouchure de Bals-Fiord ; car ils ne se trouvent pas indifféremment partout. Leur chair est la plus tendre et la plus nourrissante qu’il y ait parmi les oiseaux de mer, et leur plume est très-bonne pour garnir des vestes d’hiver.

Les Groënlandais appellent oiseau des courans l’alca alle, parce qu’il cherche sa proie où le courant est le plus fort. Il ressemble d’ailleurs à l’akpa, si ce n’est qu’il a moins de volume et le bec coloré d’un beau vermillon, de même que les pieds, qui cependant deviennent gris en hiver comme le reste du corps.

Un oiseau très-approchant de ces deux-là, mais plus petit encore, c’est le perroquet de mer (alca arctica). Il a le bec et la serre larges d’un pouce, si crochus et si tranchans, qu’il peut venir à bout du corbeau, son ennemi capital, et l’entrainer avec lui sous l’eau. Les Groënlandais connaissent un autre perroquet de mer qu’ils appellent kallingak (alca cirrata), tout-à-fait noir, et gros comme un pigeon.

Le moineau de mer, qui s’appelle ainsi parce qu’il ressemble au moineau par le bec, cet oiseau, que les habitans de Terre-Neuve nomment l’oiseau de glaces, parce qu’il y habite toujours, est l’ortolan des neiges ; il n’est pas plus grand qu’une grive, et du reste a le plumage de l’akpa. Enfin la bécassine de mer, qui comme celle de terre, vit de pétoncles.

On trouve dans la mer du Groënland le bourguemestre, le rahtsherr, le mallemukke, le struntiager, le tartaret ou mouette ordinaire, l’imerkoteilak ou l’hirondelle de mer pierre-garin, que nous avons déjà décrits en parlant des oiseaux du Spitzberg.

Le mallemukke approche rarement de la terre, mais on le trouve par nuées à quatre-vingts lieues en pleine mer, sur la trace des vaisseaux, pour rattraper les débris de nourriture qu’on en jette ; et quand il en a trop mangé, il les dégorge, dit-on, pour les avaler de nouveau.

Comme la plupart de ces oiseaux suivent le hareng, les enfans du Groënland les attrapent avec un hameçon au bout duquel ils accrochent un poisson, tandis que la ligne est attachée à un fagot. Les tartarets font leurs nids par troupes sur la cime des rochers les plus escarpés ; et si quelqu’un approche de leur voisinage, ils se mettent à voler avec des cris perçans, comme s’ils voulaient faire peur aux gens et les éloigner par ce bruit affreux.

Il y a quelques autres sortes d’oiseaux, dans le nord et le sud du Groënland, que nous n’avons pas, comme il y en a dans nos climats des espèces qu’on ne trouve point ailleurs. Les Groënlandais qui vivent dans ces cantons reculés du nord, où les Européens n’ont point de colonies, disent qu’il leur vient tous les étés, du côté de l’Amérique, une sorte d’oiseaux très-approchans du pigeon. Ils arrivent par volées innombrables ; ils sont si familiers, qu’ils entrent dans les tentes ; ce qui jette les Groënlandais dans la consternation ; car ils s’imaginent, toutes les fois qu’un oiseau vient dans une cabane, qu’il y apporte un présage infaillible de mort pour quelqu’un de ceux qui l’habitent. Ces peuples parlent encore d’une sorte d’oiseaux du nord qui se battent en l’air avec tant d’acharnement, qu’il en tombe une foule de morts dans les bateaux des pêcheurs.

De quelle manière la nature pourvoit-elle à la subsistance de ces différentes classes d’oiseaux aquatiques ? Sans doute c’est la mer qui les sustente tous ; s’ils n’étaient pas obligés d’y chercher leur nourriture, on ne les verrait point vivre sur un élément où ils ne sont pas nés.

C’est vraisemblablement à la rigueur des frimas que la plupart des oiseaux engendrés dans les terres du nord doivent la nécessité où ils sont de vivre sur la mer. Mais tous ne s’alimentent pas des mêmes substances : les canards se nourrissent en général d’herbes marines ; d’autres oiseaux de mer mangent de petits poissons qu’ils dépècent avec leur bec tranchant, ou qu’ils avalent tout entiers. Ces deux classes ont de courtes ailes qui ne les empêchent pas de plonger et d’aller chercher leur nourriture à plus de vingt brasses sous l’eau. Mais les mouettes, ne pouvant plonger avec leurs grandes ailes et leurs longues queues, se nourrissent de petits poissons qu’elles enlèvent avec un long bec à la surface des eaux. Il y en a cependant qui plongent un moment et reviennent emportant leur proie ; mais la plupart se tiennent sur les baleines mortes. Ces espèces voraces ne détruisent pas du moins leurs semblables, comme certains oiseaux de terre, qui dévorent d’autres oiseaux. La mer, qui fournit aux mouettes et aux canards des végétaux et des poissons, les garantit en même temps des incursions des vautours et des monstres qui dépeuplent la terre et les airs.

Quant à leurs œufs et à leurs petits, Anderson a fait de curieuses observations sur la manière dont ces oiseaux se dérobent à la voracité des hommes et des animaux. D’abord ils pondent dans les fentes des rochers les plus escarpés, où l’homme, ni l’ours, ni le renard ne peuvent grimper ni pénétrer. Ils sauvent leurs petits de l’oiseau de proie, soit en les cachant dans des creux étroits et profonds, soit en les transportant sur leur dos en haute mer. Mais, s’ils étaient tous aussi précautionnés, les Groënlandais ne mangeraient guère de ces oiseaux, ni de leurs œufs ; car ils ne sont pas aussi adroits que les Norwégiens pour se glisser par une corde dans les précipices et les cavernes où nichent ces volatiles. Plusieurs oiseaux de mer se contentent de faire leurs nids dans des îles ou sur des rochers à l’abri des renards ; d’autres pondent quelquefois leurs œufs sur la terre. Les habitans du pays disent qu’autrefois ils remplissaient en très-peu de temps un bateau d’œufs d’eider, dans les îles qui sont autour de Bals-Fiord, et qu’ils n’y pouvaient faire un pas sans casser des œufs sous leurs pieds ; mais cette quantité commence à diminuer, quoiqu’elle soit encore étonnante. La plupart des œufs d’oiseaux marins sont verts, quelques-uns jaunes ou gris, tachetés de points noirs ou bruns. Tous ces œufs sont plus gros, à proportion de l’animal qui les pond, que le sont ceux des oiseaux terrestres. La coque en est très-dure, ainsi que la pellicule ou l’enveloppe de dessous ; ils ont le jaune rougeâtre. Celui des œufs de la mouette est tout-à-fait rouge, avec un blanc plus considérable que dans les autres œufs qui ne sont pas non plus aussi gros ; le jaune le plus rouge est bien le plus gros, mais c’est aussi le plus désagréable au goût.

L’histoire naturelle du Groënland est plutôt une portion de l’histoire de la mer que de celle de la terre. Les baies, les lacs, les îles et les marécages dont ce pays septentrional est formé, couvert, environné, n’en font, pour ainsi dire, qu’une dépendance de la souveraineté des mers. Ce ne sont, en quelque sorte, que des terres adjacentes à l’Océan, et c’est bien là que le maître de la mer l’est aussi de la terre. Si la patrie est le lieu où l’on vit, les Groënlandais appartiennent plus à l’élément qui les nourrit qu’à celui qui les voit naître, puisqu’ils ne pourraient subsister sans les ressources de la mer. C’est donc par la pêche qui se fait dans le Groënland que l’habitant de ce pays devient utile à presque toute l’Europe, à laquelle il fournit une branche importante de commerce ; ainsi, par une singularité bizarre, un pays qui manque du nécessaire nous donne le superflu. Le nord est en même temps le rendez-vous des habitans des mers les plus nombreux et les plus rares, les plus petits et les plus gros ; car y a-t-il de contraste plus frappant entre deux espèces, soit pour le volume ou pour le nombre, que celui qu’on voit entre le hareng et la baleine ? Le nordcaper dévore les harengs par milliers, et en détruirait l’espèce, si l’instinct ne les avertissait de se dérober sous les glaces aux poursuites de leur ennemi. À peine l’espèce innombrable s’est-elle engraissée et repeuplée dans sa retraite, qu’à la fonte des glaces, et aux premières ardeurs du soleil, elle disperse ses essaims de toutes parts dans l’Océan, vers les climats les pins doux ; mais bientôt ces colonies rencontrent le maquereau, le merlan et d’autres poissons voraces, qui, poursuivis par le nordcaper et d’autres monstres marins, chassent à leur tour les harengs vers les côtes et les baies où les monstres de mer ne peuvent avancer à cause de leur pesante grosseur. C’est là que le hareng, échappé à tant d’ennemis, tombe entre les mains de l’homme. Le sauvage pêcheur du nord, non content de s’en nourrir, en fait une provision dont le prix sert à lui procurer ce qui lui manque.

Par un cours de l’industrie entièrement opposé, ce semble, à celui de la nature, c’est l’habitant des climats tempérés qui va dans une mer glaciale porter les denrées de premier besoin aux Groënlandais, pour en rapporter des provisions utiles sans doute, mais en quelque façon superflues, eu égard à la fertilité des terres qu’il habite ou dont il est environné. Ainsi l’abondance des grains règne souvent dans un pays où l’on ne sème ni ne recueille ; tandis que la terre même la plus féconde voit ses habitans périr dans la disette des biens qu’elle leur a donnés. Combien de gens nés dans nos ports, qui pourraient défricher et cultiver des landes et des sables que la mer nous a laissés, vont sur les côtes du Groënland affronter les glaces flottantes, et s’exposer à mille morts pour y pêcher le hareng et la baleine ! Il faut pourtant avouer que cette pêche est un présent du ciel pour les peuples du nord, qui non-seulement peuvent en subsister, mais en retirent des sommes considérables. On sait le profit immense que vaut à la Hollande la pêche du hareng et de la morue. La Norwége, pays très-pauvre, et qui ne fait pas cependant un aussi grand commerce en ce genre que les Hollandais, quoiqu’elle soit voisine des mers où ce poisson abonde, charge tous les ans, dans le seul port de Bergen, six cents tonneaux de morue salée et de morue sèche, sans compter plusieurs vaisseaux de poissons plus petits. Pontoppidan, évêque de Bergen, dit que, dans l’espace de deux lieues de côtes, on voit deux ou trois cents bateaux aller ensemble à la pêche du hareng, et, dans une seule prise, en rapporter dix mille tonnes.

Cependant croirait-on que ce n’est rien en comparaison de la quantité que les nordcapers et les grands poissons en dévorent ? Heureusement la nature fournit à cette vaste consommation en réparant au delà les pertes qu’elle fait. Elle a même pourvu, dit-on, si abondamment à la reproduction de ces espèces comestibles, qu’on a trouvé dix mille œufs dans le corps d’un seul hareng. On assure que plusieurs des petits poissons se retirent au milieu des rochers, où les pierres et les herbes préservent leurs germes ; c’est là qu’ils restent à l’abri de tous dangers, jusqu’à ce que les doux rayons du soleil et la molle écume des vagues fassent éclore les œufs dans la saison des zéphyrs. Rassemblés ainsi dans les baies dès leur naissance, les poissons semblent s’offrir d’eux-mêmes aux besoins de l’homme, et se méfier si peu de ses filets, qu’à peine a-t-on fait une pêche copieuse, il en vient aussitôt une plus abondante à faire ; tant la nature est prompte à remplir les vides dans cette mer, qui ne peut, ce semble, non plus manquer de poissons que d’eau. En effet, quoique chaque espèce y naisse dans son temps, il n’y a pas un mois dans l’année qui n’en fournisse son tribut à l’Océan. « Mais, dit très-bien Crantz, c’est la prodigalité même de l’auteur de la nature qui nous rend insensibles à ses bienfaits, et l’habitude de voir ses trésors grossir sous la main qui les dissipe fait qu’on en jouit sans s’en apercevoir. »

C’est surtout au nord qu’on peut admirer, dans la sage compensation que la nature a faite de ses richesses, combien les hommes sont dédommagés de la stérilité de la terre par la fécondité de la mer. C’est là qu’un naturaliste doit aller étudier l’ichthyologie. La meilleure école de cette science est dans les mers glaciales. Quel vaste champ pour un esprit curieux de connaître non-seulement les formes et les espèces qui distinguent les poissons en troupeaux innombrables, mais aussi le caractère, les propriétés, l’industrie et l’instinct de ces animaux stupides et muets ! Quel sujet de profondes méditations que le progrès insensible d’organisation et de vie qui s’étend et se développe dans les habitans du vaste Océan, depuis l’insecte imperceptible aux yeux jusqu’à l’énorme et prodigieuse baleine ! Et si l’on veut descendre l’échelle des êtres, quelle chaîne à parcourir depuis le kraken, ce monstre presque fabuleux par l’immensité de l’espace que son volume occupe, jusqu’à l’inconcevable zoophyte, cette production animale et végétale de la mer !

Mais, continue Crantz, cette étude demande l’homme tout entier, et le séjour de toute sa vie dans le véritable pays des poissons. On ne doit pas attendre une ichthyologie exacte ni complète d’un missionnaire qui n’a ni l’inclination ni le temps de s’y adonner. D’ailleurs le Groënland n’est pas aussi pourvu de poissons, du moins pour la variété des espèces, que bien d’autres côtes du nord situées sous la même latitude. Comme ses rivières ne sont point grandes, ou que du moins on ne peut les remonter bien avant, à cause des glaces qui couvrent les baies ; que d’ailleurs les lacs enfermés dans les terres sont aussi presque toujours glacés, on ne trouve guère dans tout le Groënland que deux sortes de poissons d’eau douce, qui sont le saumon et la truite saumonée. Celle-ci vient en abondance dans les ruisseaux ; elle y est très-grosse et fort grasse ; le saumon, plus rare, ne se trouve que dans certains endroits. Les Groënlandais prennent ces poissons avec la main sous les pierres, ou les percent avec une fourche. Dans le temps où le saumon remonte de la mer dans les rivières, ils bâtissent à l’embouchure un réservoir de pierre avec une écluse. Le saumon passe par-dessus l’écluse dans les grandes marées ; mais pour peu qu’il s’amuse à jouer dans l’eau douce où il est entré, le flot baisse, l’eau se retire à la fin, et laisse le poisson presqu’à sec, ou comme emprisonné dans le réservoir. Les Européens prennent le saumon avec des filets dans les étangs ; mais ils ont toujours besoin des Groënlandais qui vont avec leurs canots soulever et débarrasser les filets d’entre les rochers et les pierres.

Sans doute il doit y avoir une étonnante variété de poissons, puisque, sans parler du nombre prodigieux que le nordcaper et les phoques en consomment, il en est beaucoup plus encore que l’approche de ces ennemis dévorans, dérobe à notre vue et tient cachés au fond de la mer dans le creux des rochers. Quoique les côtes du Groënland soient extrêmement poissonneuses, cependant, soit que la mer y ait peu de bancs de sable et de bas-fonds, soit qu’elle y manque de certains végétaux propres à bien des espèces de poissons, il s’en trouve de beaucoup moins de sortes que dans les côtes de la Norwége.

Le poisson le plus abondant et le plus commun que la mer fournisse aux Groënlandais, est l’angmarset ou lodde (salmo arcticus), d’un demi-pied de long. Il a le dos d’un vert foncé, et le ventre d’un blanc argenté, beaucoup de petites arêtes, et presque point d’écailles. Il en vient une si grande quantité frayer dans les baies sur les rochers, que la mer en est toute noirâtre et perlée d’une infinité de germes. C’est aux mois de mars et d’avril qu’ils paraissent annoncés et trahis par la mouette, qui s’en nourrit elle-même. Ils fraient les deux mois suivans ; et c’est alors que les Groënlandais en font leur provision ; car, dans l’espace de quelques heures, ils en chargent des bateaux entiers par le moyen de cribles ronds, tissus de fils de boyau ; ensuite ils les sèchent sur le roc en plein air, puis les emballent dans de grands sacs de cuir ou de vieille toile ; et c’est là leur ressource de tous les jours pour l’hiver.

On pêche de gros harengs au midi du Groënland ; mais ce sont probablement des coureurs d’une espèce étrangère, qui se sont détachés de la grande armée de harengs qu’enfante la mer glaciale sous le pôle. Comme ces poissons innombrables vont par divisions et par colonnes, les uns à gauche sur toutes les côtes du nord de l’Europe, les autres à droite, entre l’Islande et le Groënland, sur les côtes de l’Amérique, il n’est pas possible qu’il ne se disperse quelques-uns de ces derniers dans les golfes et baies qui sont autour du cap des États, et ce sont là les gros harengs que les Groënlandais prennent quelquefois.

Après l’angmarset, le Groënlandais préfère le kaniok (cottus scorpius). C’est un poisson d’un pied de long, rempli d’arêtes ; il a la peau lisse et tachetée de gris, de jaune, de rouge et de noir, comme celle du lézard ; la tête grosse, ronde et large ; la bouche grande, et les nageoires larges et piquantes. Il vit toute l’année dans les baies, mais en pleine eau, quoique pris de la terre. On le pêche en hiver, et ce sont de pauvres femmes et des enfans qui le prennent avec des lignes faites de baleine ou de plumes d’oiseaux ; ces lignes ont trente ou quarante brasses, avec une pierre bleue au bout pour les enfoncer. Au lieu d’amorce on met à l’hameçon un os blanc, un grain de verre, ou bien un morceau de drap rouge. C’est sans doute la couleur ou le brillant qui attire le kaniok. Ce poisson, très-vilain d’ailleurs, est d’un goût excellent, surtout dans la soupe, et si sain, que les malades peuvent en manger.

Le Groënlandais n’a pas d’autre poisson à écaille que le saumon et le sullupangak (perca norvegica). Celui-ci tire son nom de sa couleur ; du reste il ressemble à la carpe, fort gras, très-bon à manger, mais difficile à prendre.

Avril et mai ramènent aux Groënlandais la pêche du nepiset (cyclopterus lumbus), qui va frayer sur la côte, et se prend avec des fourches. Long de cinq pieds, épais et gros, la tête large, deux grands yeux de chat ou de hibou ; pour toute peau une écorce épaisse, dure et calleuse, hérissée de nœuds pointus ; à travers cette enveloppe sombre, une chair rougeâtre, qui change et tire sur le vert, quand l’animal est gros ; cinq rangs de bosses racornies sur le dos, le ventre et les flancs ; près de la tête et sous le collet, une protubérance charnue, au moyen de laquelle il s’attache aux pierres si fortement, qu’on ne peut qu’avec peine l’en arracher : tel est à peu près ce poisson. Sa chair est grasse et molle ; elle rassasie bien vite ; cependant, quand elle est séchée à l’air, l’estomac s’en accommode mieux.

Un poisson assez singulier, c’est celui que les uns appellent le serpent de mer ; d’autres, loup marin ; d’autres, ronge-pierre, et les Groënlandais teiarnak (blennius lumpenus). Il a non-seulement les mâchoires, mais toute la bouche et le palais haut et bas garnis de dents. Par leur nature et leur forme, elles ressemblent plus aux dents d’un chien qu’à celles d’un poisson. Celui-ci vit de chevrettes, d’oursins et de moules, dont les écailles et les piquans ne l’arrêtent point. Long de deux pieds, il a la tête assez hideuse, et le reste du corps mince et terminé en pointe comme l’anguille ; une nageoire lui court toute la longueur du corps, tant dessus que dessous. Sa chair ressemble au lard, et l’on n’en mange guère que séchée au vent.

Cette mer du nord donne aussi des flyndres, mais qu’on pêche rarement. En revanche, les Groënlandais prennent en certaines saisons, avec un hameçon attaché à une ligne de baleine ou courroie de boyau, qui a jusqu’à cent cinquante brasses de longueur, une grande quantité de flétans. Les plus gros ont six pieds de long sur un demi-pied d’épaisseur, et pèsent jusqu’à deux cents livres et plus. Ils ont la peau lisse, blanche par-dessous, et tachetée de brun sur le dos, les yeux placés à fleur de tête, plus gros que ceux d’un bœuf, environnés d’une peau qui peut leur servir de paupière ; la bouche d’ailleurs peu large, et les mâchoires garnies d’une double rangée de dents pointues, qui rentrent en dedans ; la gorge et le palais meublés de deux membranes ou luettes armées de pointes. Ce poisson vit de crabes, et ne quitte guère le fond de la mer ; on croirait peut-être que c’est en partie à cause de sa pesanteur, de sa forme et de ses nageoires étroites, qui l’empêchent de se tenir sur l’eau ; mais les pêcheurs assurent que, quand il se sent pris à l’hameçon, il saute plus vite qu’ils ne peuvent tirer la ligne, et s’élance avec tant de rapidité, qu’ils en ont les mains écorchées par la courroie qu’ils tiennent. Sa chair est de bon goût, sa graisse délicate, Les Groënlandais coupent le flétan en petits morceaux, et le font sécher au soleil ; tandis que d’autres peuples du Nord le boucanent à la fumée. Les flétans rôdent sans doute d’un endroit à l’autre, car il y a des pêcheries au Groënland où l’on n’en trouve jamais, comme à Fisker-Fiord : mais à Godhaab, on en prend au mois de mai, plus encore en juillet et août, jamais entre les terres, toujours en pleine mer. Plus loin, à Zukkertop, la pêche s’en fait aux mois d’août et de septembre.

Le requin, que l’on trouve dans tous les climats, infeste aussi les mers du Groënland. On y voit de plus le squale très-grand, et la raie. On trouve au Groënland une grande quantité de crabes, de salicoques, de chevrettes qui naissent sur l’algue marine, mais qui s’éloignent de la terre quand elles sont grosses, et vont servir de pâture aux phoques.

On y voit encore l’oursin, qui se défend avec ses épines ; et l’étoile de mer, armée de cinq ou six pointes, et pourvue d’une multitude de petites cornes qui sont pour elle le principal organe du tact ou du sentiment, comme celles du limaçon.

Entre les rochers, la mer jette une quantité d’algue où pendent et s’attachent de grandes moules bleues très-bonnes à manger. On trouve dans leurs coquilles des perles de la grosseur d’un grain de millet.

Le Groënland n’a point de bonnes huîtres : les deux espèces qu’on en connaît dans ce pays ne sont point mangeables. On y trouve en dédommagement des pétoncles d’un goût excellent ; des moules qui ressemblent à des œufs de canard ; des coquillages de plusieurs espèces la plupart enrichis et rayés dans tous les sens des plus belles couleurs. Parmi ceux-ci sont des cônes pas plus gros qu’un pois, pendus aux rochers qui s’avancent dans la mer revêtus d’un couvercle qu’ils ferment quand ils tombent dans l’eau ou qu’on veut les prendre. On trouve quelquefois des balanites et des anatifes. Partout où ils s’attachent, soit aux rochers, à l’algue, aux moules, aux crabes, ou même a la baleine, ils y tiennent si fortement, qu’on les met en pièces plutôt que de les en arracher. Ce coquillage est blanc, luisant et rayé tout du long, de la grosseur d’une noix, ouvert en dessus, mais avec deux couvercles mobiles à charnière, qui s’imbibent par leurs fentes de l’eau de mer, seule nourriture de ce poisson. Lorsqu’il est hors des eaux, échauffé par le soleil, il avance deux cornes couvertes d’une infinité de petites plumes. On en trouve en grand nombre attachés à la quille des vaisseaux ; et de là vient que les gens qui n’ont jamais vu de ces coquillages dans leur pays s’imaginent que les vers de bois qui percent et rongent un navire sont sortis de cette coquille.

« J’ai trouvé, dit Crantz, sur une vieille moule bleue grand nombre de coquillages, depuis la grosseur d’un grain de moutarde jusqu’à celle d’une lentille. En les examinant avec un microscope, j’ai reconnu que ce qui ne paraissait à l’œil nu qu’une sorte de teigne adhérente à la moule, était une multitude innombrable de petits limaçons. Ils s’attachent non-seulement à d’autres coquillages, mais aux pierres mêmes, et c’est avec tant de force, qu’on pourrait soulever une pierre par ces limaçons qui y sont incrustés. »

D’autres coquillages, des mollusques, et une infinité de crustacés, abondent dans les mers du Groënland ; on y remarque entre autres le tullukauyak (argonauta arctica), petit coquillage de trois lignes et demie de diamètre, qui forme une partie de la nourriture de la baleine et du nordcaper.

La baleine, en groënlandais ardek, se tient principalement dans les parages de la baie de Disko. C’est là que les vaisseaux européens vont les prendre au mois d’avril, ou qu’ils les suivent jusque sur les côtes d’Amérique, où elles s’arrêtent dans la baie d’Hudson. Nous avons déjà décrit la manière dont on prend ce monstrueux cétacé ; mais les Groënlandais font aussi la pêche de la baleine à leur manière. Quand ils y vont, c’est avec leurs plus beaux habits ; car, disent leurs jongleurs, si quelqu’un avait des habits sales, ou qui eussent touché par malheur à quelque corps mort, la baleine s’échapperait, ou, fût-elle morte, ne reviendrait plus sur l’eau. Les femmes sont aussi de la partie, et leur affaire est de tenir prêtes les casaques de mer, ou de raccommoder les bateaux qui sont garnis de cuir et de peau. On va sans crainte au-devant du monstre, hommes et femmes, dans des bateaux : on lui jette des harpons où sont suspendues des vessies faites de grandes peaux de phoques, qui embarrassent ou soutiennent la pesante baleine, de façon qu’elle ne peut plonger jusqu’au fond. Lorsqu’elle est fatiguée de vains efforts, on l’accable, on l’achève à coups de lances. Alors les hommes se jettent à l’eau avec leur casaque de peau de phoque, où les bottes, le corps et le capuchon tiennent ensemble exactement cousus. Enveloppés ainsi jusque par-dessus la tête, ils ont l’air d’autant de phoques qui courent autour du monstre sans crainte de se noyer, cet habillement étant une espèce de scaphandre avec lequel ils peuvent même se tenir debout et marcher dans l’eau. On coupe les barbes fort adroitement avec d’assez mauvais couteaux ; puis ils tranchent et taillent la baleine tous à la fois, hommes, femmes, enfans, pêle-mêle et l’un sur l’autre, pour avoir part au butin ; car ne fût-on que spectateur, on a des droits à partager la dépouille. Malgré tout ce désordre, ils ont grande attention à ne pas se blesser ou se couper les uns les autres, et cependant personne ne revient de la pêche sans quelque plaie.

Parmi les autres mammifères que la mer du Groënland nourrit dans son sein, Crantz nomme encore le gibbar, tunolik ; le nordcaper, keporkak ; le narval, tugalik ; le cachalot, nigutilik ; le bielouga, kakortak ; le marsouin, nesa ; l’orque, nesarnek ; enfin les phoques. Ceux-ci sont compris sous le nom générique de veau marin, et plus correctement de phoque. Les Groënlandais en connaissent cinq ou six espèces. La première se trouve toute l’année à Bals-Fiord. La peau des jeunes sert à faire de belles vestes ; et quand un Groënlandais porte une de ces fourrures, noires sur le dos et blanches sous le ventre, il s’estime autant qu’un homme habillé de velours. La peau d’un vieil animal est ordinairement tigrée, et fait des housses et des ornemens de cheval. Cette espèce s’appelle kassigiak (phoca vitulina).

La seconde espèce, phoca groenlandica, change de nom comme de couleur jusqu’au dernier période de son accroissement. Le fœtus, qui est tout blanc et couvert de laine, se nomme iblau. La première année il devient couleur de crème, et s’appelle attarak ; la seconde, il est gris, et porte le nom d’atteitsiak ; la troisième, sa couleur est diversifiée, on l’appelle aglektok ; la quatrième, il est tacheté, ce qui le fait appeler milektok ; et la cinquième année, il prend le nom générique d’attarsoak. Alors c’est un animal fait, de couleur de gris-blanc, et la nature lui dessine sur le dos deux croissans noirs, dont les cornes se regardent. Sa peau raide et forte s’emploie à couvrir des malles, ou même des tentes, et quelquefois on en fait des habits ; mais on a soin d’ôter le poil à ces peaux, et d’y laisser un peu de graisse quand on en veut doubler les bateaux. L’attarsoak abonde en graisse, et l’on en tire une huile qui, pour le goût, l’odeur ou la couleur, n’a rien de plus fort que la vieille huile d’olive. Avec un baril de graisse on fait, dit-on, un baril d’huile et deux pintes au delà.

La quatrième espèce est le neitsersoak (phoca leonina), remarquable par de la laine noire qu’il a sous son poil blanc, ce qui lui donne un gris assez beau : mais une chose assez singulière est une sorte de peau épaisse et velue qu’il a sur le front ; l’animal l’abat sur ses yeux dans un temps d’orage, pour les garantir des tourbillons de sable, de neige ou de pluie, que le vent fouette au loin.

Après les différentes espèces de phoques qui abondent le plus dans la mer du Groënland, Crantz place le morse, auvek. Cet animal n’ayant, avec ses deux longues défenses, comme l’observe Crantz, que des dents molaires et pas de dents incisives, ne peut guère attraper ni manger du poisson à cause de ses défenses, qui semblent plus faites pour repousser les ours sur la terre ou les glaces que pour attaquer les habitans de la mer. Cependant il s’en sert à tirer les moules du sable et des cavernes, et quelquefois à grimper lui-même ; car il s’attache et se suspend aux glaces et aux rochers par ces mêmes défenses, élevant ainsi son corps massif et lourd. Il y a des gens qui pensent que le morse vit non-seulement de moules et d’algue, mais encore de chair, parce qu’on le voit prendre à terre des pièces de baleine qu’il emporte sous l’eau ; cependant on ne peut rien conclure de ce fait, car les Groënlandais assurent que ce monstre emporte de même des poules d’eau, mais pour jouer en les faisant sauter en l’air, et les recevant dans sa gueule, sans les manger. La défense gauche que j’ai vue, poursuit Crantz, avait un pouce de moins que la droite, et celle-ci en avait vingt-sept de longueur, dont sept pouces étaient cachés dans la racine qui est au crâne, et qui peut avoir huit pouces de circonférence. Une de ces dents pesait quatre livres et demie, et le crâne entier vingt-quatre livres. On tuait autrefois beaucoup de morses pour en avoir les dents ; mais depuis qu’ils ont éprouvé que l’homme est le plus dangereux ennemi de tous les animaux, ils sont devenus plus difficiles à prendre, soit en mettant toujours en avant un espion qui veille pour la sûreté de la troupe, soit en défendant tous en corps celui qui est attaqué. Il est dangereux, mais il est beau de les voir, quand ils sont blessés, s’efforcer, en plongeant, de renverser de leur corps un bateau de pêcheurs, ou de le couler à fond en y faisant un trou avec leurs défenses. Mais la société, mère des arts qui conservent ou qui détruisent, donne toujours à l’homme une supériorité constante sur tous les êtres, soit isolés, soit réunis, qui sont restés dans l’état de nature ; et les animaux, armés de toutes leurs forces, ne peuvent résister aux progrès de notre industrie. Le sauvage fera son arc et ses flèches des arêtes du poisson que sa faim a dévoré, et se servira des dépouilles mêmes de l’individu pour désoler toute l’espèce.

Pour revenir des morses aux phoques, on en trouve dans le détroit de Davis une grande quantité des deux premières espèces déjà désignées ; mais les Groënlandais n’en attrapent presque point qui ne soient jeunes et peu faits à la guerre. Quant aux deux dernières espèces, il s’en fait deux émigrations chaque année. Une colonie part en juillet de ce fameux détroit pour y revenir en septembre. Ce détachement va chercher de la nourriture dans des mers et des pays ouverts par la belle saison. La seconde émigration est de la troupe entière, qui sort au mois de mars pour faire ses petits, et revient au mois de juin en famille nombreuse comme un troupeau de brebis, mais en mauvais état et fort maigre, au lieu que ceux de l’autre voyage se sont engraissés. Dans la seconde excursion, ces animaux ont un temps et une route fixes pour s’en retourner comme les oiseaux de passage, et l’on peut les suivre à la piste. On sait qu’ils reviennent d’abord du midi ; que, vingt jours après leur départ, ils sont à quatre-vingts ou cent lieues plus au nord. On s’attend à les voir sur la fin de mai à Fredrics-Haab ; au commencement de juin, à Bonne-Espérance, et ainsi du reste, avançant toujours vers le nord avec le soleil. Arrivés au détroit de Davis, on les voit durant plusieurs jours ; les uns restent, les autres vont encore plus loin : mais où ? c’est ce qu’on ne peut déterminer avec la même certitude. Ils ne disparaissent pas sous les eaux, car ils ont besoin de respirer l’air : ils ne vont point en Amérique, puisque ce serait tourner à l’ouest, et que les navigateurs ne les ont jamais vus dans cette saison sur la mer libre. D’un autre côté, ils ne peuvent s’établir dans les glaces, ni faire leurs petits parmi les rochers inhabités ; car c’est toujours du sud et jamais du nord qu’on voit arriver les jeunes phoques. Il faut donc qu’ils trouvent un passage par quelque détroit ignoré, tel que le canal qu’on suppose ouvert, de la baie de Disko à la côte orientale du Groënland, où il est certain qu’ils passent ; mais est-ce par ce canal, au 69e. degré, ou par le détroit de Smith au 68e., ou bien font-ils le tour du Groënland par une mer ouverte au nord sous le pôle ? Quel que soit leur chemin, ils passent devant l’Islande, et reviennent, par le cap des États, à la baie d’où ils étaient partis.

Il n’y a point de peuple à qui les phoques soient d’une aussi grande nécessité qu’aux Groënlandais, puisque la mer est leur champ, et la pêche leur moisson : ils ont plus besoin de ces troupeaux marins que l’Européen de moutons, et l’Indien de cocotiers ; car ces animaux leur fournissent, outre la nourriture et le vêtement, de quoi couvrir des tentes pour se loger et des canots pour naviguer. Joignez à ces avantages que la graisse du phoque donne de l’huile pour les lampes, et peut entretenir le feu de la cuisine et des chambres ; que cette huile sert à conserver le poisson sec, et qu’enfin le phoque est l’objet et la matière d’un commerce d’échange avec toutes les denrées qui manquent au Groënland. De plus, les fibres de cet animal valent mieux pour coudre que le fil et la soie ; la peau de ses boyaux tient lieu de vitres aux fenêtres, de rideaux, de portes, et même de chemises, tandis que les vessies servent de bouteilles ou d’outres pour l’huile. Les os de ce monstre suppléaient jadis au fer pour les outils et les instrumens. Son sang même n’est pas inutile ; on en fait une sorte de bouillon pour la soupe. En un mot, avec les phoques, le
peuple du Groënland peut se passer de tout le reste, et sans cette ressource il manquerait de toutes les autres. Aussi distingue-t-on un vrai Groënlandais à la pêche des phoques comme on reconnaissait un Romain à la guerre. Cette pêche fait toute la gloire et la fortune de la nation. On y combat pour ses foyers ; c’est l’art suprême où se forme et s’exerce la jeunesse ; art pénible et hasardeux, qui n’assure leur subsistance qu’au risque de leur vie : mais c’est aussi de là que dépend le salut du peuple.