Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XX/Quatrième partie/Livre IV/Chapitre I

LIVRE QUATRIÈME.

GROËNLAND.


CHAPITRE PREMIER.

Glaces. Climat. Minéraux. Végétaux.

Le Groënland, qui fut découvert au printemps, vers la fin du dixième siècle, par des Norwégiens et des Islandais, tire le nom de Terre verte, que lui donnèrent ces voyageurs, de la verdure qu’ils avaient trouvée sur ses bords ranimés par la belle saison. Cependant l’hiver y est comme éternel par les rochers de glace que le froid entasse sur ses montagnes. Si ce pays n’est pas une île entre l’Europe et l’Amérique, c’est du moins là que finit l’une et que l’autre commence. Quoi qu’il en soit, le Groënland tient à notre hémisphère ; mais la nature y ferme, ce semble, par les rigueurs du climat, la communication qu’elle y avait ouverte entre les deux mondes. N’y sont-ils séparés que par un léger détroit ? On l’ignore jusqu’à présent. Mais ne fût-ce que pour décider cette question importante à résoudre, on devrait voyager dans le pays dont on publie ici l’histoire ; peut-être ouvrira-t-il la nouvelle route qu’on cherche pour mieux s’emparer de la terre entière.

Entre la mer Glaciale à l’orient, et le détroit de Davis au couchant, dans un espace d’environ 35° de longitude, le Groënland s’avance et s’étend depuis le 59° de latitude nord jusqu’au 78°. C’est du moins à ce voisinage du pôle que s’est arrêtée l’audace des voyageurs. Sans doute elle ira plus loin encore, et l’homme pourra mesurer un jour par ses pas tout le globe qu’il habite. Alors on saura si le Groënland confine et se joint à l’Amérique.

La côte occidentale du Groënland, seule portion de ce pays qui soit aujourd’hui connue, ou du moins fréquentée, prend du sud au nord une étendue d’environ 20°. Elle est coupée et comme dentelée par une infinité de baies qui sont parsemées d’une multitude innombrable de petites îles.

Toute cette côte est hérissée de rochers inaccessibles, mais qui se laissent voir à plus de quarante lieues en pleine mer. La terre y est stérile, ou plutôt le roc aride et nu s’y dérobe constamment sous la glace et la neige, qui, s’accumulant d’année en année, ont comblé des vallons et mis des plaines au niveau des montagnes. Les rochers, d’où la neige disparaît quelquefois, n’offrent au loin qu’un front noir et ténébreux, sans trace de verdure, ni même de terre ; mais de près on y découvre des veines d’une pierre marbrée, des lambeaux de gazon, de mousse ou de bruyère, comme jetés par hasard sur le roc et dans les vallées, quelques buissons épars autour des étangs et le long des ruisseaux. Quiconque a vu la Norwége croit la retrouver dans le Groënland, si ce n’est que les montagnes, là couvertes d’arbres et coupées à pic dans le sein de la mer qui les baigne, sont ici toutes nues et comme environnées des étangs et des marais glacés que l’Océan y forme pour les rendre, ce semble, doublement formidables.

À l’entrée du Groënland, par le midi, s’offre le cap Farewell. C’est une île séparée du Statenhoek ou cap des États, par un courant si étroit, que la mer, en se brisant contre les rochers, les brise à son tour et les roule en pièces dans ses tourbillons. Ce détroit est tourmenté de vents impétueux, à peu près comme celui de Magellan, avec lequel il a d’autres rapports de situation, car l’un est aussi voisin du pôle arctique que l’autre peut l’être du pôle austral.

En montant au nord, les anciennes cartes indiquaient le détroit de Frobisher, qui fut long-temps une matière de contestation entre les navigateurs ou les voyageurs. On doute avec raison que Frobisher ait jamais découvert ou tenté ce passage. Celui auquel on donna son nom est le même qui fut plus tard reconnu par Hudson.

Egede dit qu’après avoir essayé de passer à la côte orientale du Groënland par le prétendu détroit de Frobisher, il n’a pu s’assurer si c’en était un réellement. David Crantz, dont les relations plus récentes et plus étendues ont beaucoup enrichi cette partie de la connaissance du globe, prétend que le détroit de Frobisher existe, mais que les glaces en ont fermé le passage. Il nous donne à ce sujet la relation d’un facteur des colonies danoises. Voici l’extrait de son récit, qui ne vient nullement à l’appui de l’opinion de Crantz, car le narrateur n’a vu aucune ouverture entre les terres, et se livre à des suppositions hasardées pour prouver qu’il en existe une qui s’étend au delà d’une large baie où les glaces se sont amoncelées, et où un esprit prévenu veut apercevoir un détroit.

« J’ai eu toutes les facilités, dans mes voyages, de bien examiner le détroit de Frobisher. Je ne pouvais d’abord concevoir comment il apportait tant de glaces dans la mer sans qu’il en parût aucune diminution sensible dans un passage qui devait être fermé par les terres, s’il n’eut été qu’une baie. Ce débordement des glaces dure depuis juillet jusqu’en novembre ; et lorsque le courant est fort et le temps calme, elles forment sur la mer une étendue de vingt à trente lieues de longueur, sur cinq ou six de largeur, à moins que le vent ne les pousse plus avant et ne les disperse. Quand je demandais aux Groënlandais d’où venait cette prodigieuse quantité de glace : « C’est que le canal est long et n’a point de fin, me répondaient-ils ; on dit que nos pères le traversaient autrefois. »

« Impatient de ne pas en savoir davantage, je me hasardai, en 1747, d’avancer dans cette baie avec quelques Groënlandais qui chassaient aux rennes. Quand j’eus fait quatorze lieues à travers les glaces, je grimpai sur une montagne d’où je crus pouvoir découvrir toute la longueur du détroit ; mais ma vue, qui s’étendait à quarante lieues, ne m’offrit que des montagnes et des glaces entassées les unes sur les autres ; de sorte qu’elles devaient me cacher l’embouchure orientale que je cherchais, soit qu’elle fût entre ces amas de glaces flottantes, ou derrière cette longue suite de montagnes. Je fus cependant arrêté sur ce sommet par un bruit extraordinaire, comme de plusieurs canons qui tireraient à la fois. Cétait le froissement des glaces qui se heurtaient dans le passage étroit où le courant les entraînait ; d’un autre côté, c’était comme le mugissement d’une cascade. Je restai quelque temps absorbé dans ce sentiment mêle de terreur et d’admiration que la nature inspire quand elle se montre ou se fait entendre au loin. Je compris que c’était l’eau qui coulait avec fracas sous les pièces de glace, et que par conséquent il y avait un courant qui les poussait dans ce détroit ; mais je n’en étais que plus embarrassé de comprendre comment le détroit pouvait être bouché, tandis qu’il y passait chaque année, en très-peu de jours, une quantité de glaces d’une étendue si considérable. En 1751, j’eus la solution de ce problème dans un voyage que je fis à Isblink, où j’avançai dans les terres aussi loin qu’aucun Groënlandais eût jamais été. Je découvris que, quoiqu’il ne paraisse aucune différence entre la terre ferme et la mer, quand elles sont couvertes d’une croûte de glace immobile, il peut fort bien y avoir de l’eau où l’on n’imagine que de la terre. Je compris de plus que des glaces pouvaient être entraînées par le courant dans la haute mer, sous un détroit dont la surface est glacée ; car on ignore quand et comment se ferme l’embouchure de la baie qu’on appelle le pont de Glace. Il est probable qu’au fort de l’hiver, durant le calme des grands froids, les glaces flottantes qui viennent de la mer s’arrêtent et s’engorgent dans l’embouchure ; qu’elles se couvrent ensuite d’un amas de neige dont la gelée fait une nouvelle croûte de glace ; que, dans les dégels du printemps, il n’y a que la superficie de cette masse qui fonde pendant le jour pour geler encore la nuit, et que les glaces ainsi cimentées par la neige et la gelée, forment un amas si dur et si solide, que le soleil, ni les courans, ni les vents ne peuvent les dissoudre et les disperser durant l’été. Après bien des années, la quantité de neiges qui s’amassent et se durcissent sur la glace augmente et s’élève de façon que la force du courant y peut creuser en dessous des arches de vingt brasses de hauteur. Les pièces de glace qui tombent chaque année des montagnes dans la baie d’Isblink sont entraînées par le courant sous ce pont. Les plus petites y glissent facilement, et les plus grandes s’y heurtent et s’y brisent jusqu’à ce qu’elles y puissent passer en morceaux détachés ; c’est ainsi que se forme ce fameux pont de glace. Il en doit être à peu près de même dans le détroit de Frobisher, par lequel la mer fait passer des courans de glace, d’orient en occident, sous des ponts cimentés d’une neige durcie par les hivers. Peut-être ce détroit a-t-il une issue cachée sous terre d’à côté de l’orient, et d’autant moins large qu’on remarque, dans les pièces de glace qui se dégorgent à l’embouchure occidentale de ce canal, qu’elles ne sont pas lisses et polies, mais raboteuses et sillonnées ; ce qui prouve qu’elles ont été froissées et morcelées par le courant dans le passage. »

Le même voyageur, que la curiosité semble attacher à cette extrémité du nord autant et plus que l’intérêt de son commerce, a tenté non-seulement de découvrir, mais de parcourir toute la longueur de ce détroit, pour voir s’il n’y aurait pas de communication entre la côte orientale et la côte occidentale du Groënland. Il croit que, du côté de l’orient, où l’on imagine que perce le détroit de Frobisher, il ne doit y avoir que deux ou trois montagnes qui ne soient pas toutes de glace, au lieu qu’au nord-est et au nord-ouest du Groënland on distingue très-bien le sommet des rochers, et la pierre ou la terre nue au-dessus des glaces et des neiges ; d’où il conclut qu’il y a un chemin, ou plutôt un courant de mer à travers le Groënland ; mais il ne conseille à personne de suivre cette route. « Ce n’est pas, dit-il, qu’on n’en puisse traverser les glaces à pied avec un canot sur la tête, soit en descendant de petits vallons de quatre ou cinq brasses, soit en sautant d’un sommet de glace à l’autre, comme je l’ai fait avec quelques Groënlandais, nous appuyant sur des perches ou sur le canon de nos fusils, que nous avions apportés pour vivre de notre chasse. À la vérité l’on trouve quelquefois dans ces glaces des trous qui n’ont pas de fond, mais ils ne sont pas larges, ou l’on peut en faire le tour. Les plus grands inconvéniens sont l’impossibilité qu’un homme apporte les provisions de vivres nécessaires pour un si long voyage, et la difficulté de respirer au milieu de ces glaces, où l’on est obligé de passer les nuits sans tente ni toit d’aucune espèce ; car, quoique nous eussions la précaution de ne point dormir sur la glace ou la neige, cependant, malgré les peaux d’ours et de rennes, malgré les fourrures et les habits chauds dont nous étions garnis, à peine avais-je pris une heure de repos que je me sentais tout le corps gelé ; de sorte que je n’ai jamais éprouvé tant de froid en plein air, dans le cœur de l’hiver le plus rigoureux du Groënland, que j’en avais sur le détroit de Frobisher aux premiers jours de septembre. »

Au-dessus de ce détroit s’élève ce sommet qu’on appelle Isblink, et dont le voyageur que nous venons de citer a déjà parlé. C’est une grande montagne de glace, dont la cime brille de loin aux yeux des navigateurs et jette une lumière qui ressemble à l’aurore boréale. Cette espèce de phare est placée sur une baie dont l’embouchure est fermée par un rempart de glaces que la marée y pousse, et que le froid y gèle et consolide ensemble. Elles forment, comme nous l’avons dit, un pont de glace avec ses arches : le pont s’étend d’un bord de terre à l’autre l’espace de huit lieues en longueur sur deux lieues de largeur. Les arches s’élèvent de quarante-deux à cent vingt pieds de hauteur. On peut passer sous ce pont en bateau, si l’on ne craint pas les pièces de glace qui se détachent quelquefois des arches, ou qui roulent des montagnes dans le canal, d’où le reflux les entraîne dans la mer. Lorsque les Groënlandais veulent aller au havre d’Isblink, ils prennent leurs petits canots sur leur tête, et vont par terre gagner une baie ouverte et commode de vingt lieues de longueur et large de deux lieues. Autrefois même ils y avaient bâti des maisons, ce qui prouve que l’embouchure de la baie n’a pas toujours été fermée. Les langues de terre ou bancs, qui s’étendent aux deux côtés du pont de glace, sont d’un sable si fin et si léger, que les grands vents en obscurcissent l’air comme d’un nuage, et le portent à plus de douze lieues au loin ; de façon qu’on a malgré soi la bouche et les yeux remplis de cette poussière.

Vers le 64° de latitude nord, on trouve une montagne, la plus haute peut-être qui soit dans le Groënland. Elle a trois branches ou pointes, dont la plus élevée se voit à soixante lieues en pleine mer. Cette montagne tient lieu de phare aux navigateurs, et de baromètre aux habitans du pays ; car, dès qu’on est menacé de la tempête, le sommet de ce pic est enveloppé d’un petit nuage ou brouillard de pluie ; du reste, sa cime est constamment découverte, parce que la raideur de la montagne ne permet à la neige et aux glaces de se loger que dans ses fentes ou ses crevasses.

Un peu plus haut, toujours au nord, est le golfe de Bals, ou Bals-Fiord, qui s’avance au nord-est dans les terres, jusqu’à la longueur de vingt-huit lieues sur quatre lieues d’un bord à l’autre dans sa plus grande largeur. C’est à l’entrée de ce golfe qu’on trouve quelques centaines d’îles enfermées dans une enceinte de six lieues au plus.

Non loin de là sont les îles de Naparsok, remarquables par des traces de vie et de fécondité. On y voit de la verdure, on y entend des oiseaux. La mer y pousse des poissons et des phoques ; elle y jette une quantité de bois dont elle a dépouillé d’autres bords. C’est enfin là que s’arrêtent les glaces flottantes que la mer roule de la côte orientale autour du cap des États, et qui, poussées ensuite par les vents du sud, ne peuvent aller plus loin, parce que les courans trouvent à ce point du nord une sorte de réaction qui les tient en équilibre, ou de barrière invincible que la nature leur oppose.

Depuis le 65° jusqu’au 67°, il n’y a rien qui fixe l’attention des voyageurs. Vers le milieu du 66e. degré commence le détroit de Davis, où l’Amérique fait face à la côte occidentale du Groënland.

L’objet le plus considérable pour les géographes et les navigateurs qui côtoient le Groënland dans le détroit de Davis, c’est la baie de Disko. Elle est d’environ cent soixante lieues de tour entre le 68e. et le 71e. degré de latitude. Il faut y entrer à travers une multitude de petites îles dont une partie s’élève et s’avance vers l’orient, et l’autre à l’ouest vers la grande île de Disko. Celle-ci donne son nom à la baie dont elle pourrait ouvrir et fermer l’entrée, comme l’île de Cuba pourrait dominer sur le golfe du Mexique ; au nord de la baie, c’est une plaine élevée et couverte de neige ; au midi, le terrain est plus bas et plus uni. L’eau de la baie s’appelle le Weigats, qui a six lieues de largeur. La pêche y est abondante et la meilleure de la contrée. Les Groënlandais y prennent en hiver une prodigieuse quantité de phoques sur la glace, et de petites baleines au printemps. Les bords de la baie de Disko sont les plus peuplés de toute la côte de Groënland, et c’est la meilleure place de commerce pour ce canton du nord.

Au-dessus de l’île et de la baie de Disko, on trouve pour dernier havre Nogsoak, ou le grand cap. C’est là .que finissent le Weigats, les colonies danoises et les lumières du navigateur sur le nord du Groënland. C’est de là qu’on entre dans la baie de Baffin, qui s’étend depuis le 72e. jusqu’au 78e. degré du pôle arctique. Guillaume Baffin, qui la découvrit en 1716 par le détroit de Davis, n’y trouva pas d’habitans au 74e. degré, mais seulement la place et les traces de quelques tentes, d’où il conjectura qu’il y venait des pêcheurs à certains temps de l’année. Malgré les prétentions des Groënlandais de Disko, qui veulent que le Groënland soit habité jusqu’au-delà du 78e. degré, on ne saurait vivre dans ces climats du nord si reculés. Ce n’est pas qu’il ne s’y trouve des oiseaux de mer, des ours blancs, des phoques, et même des baleines ; mais les nuits d’hiver y sont de toute la journée ; le pays n’est que de glace et de rocher ; les hommes y manqueraient de bois et de fer ; ils n’y trouveraient pas même du foin pour mettre dans leurs souliers, et ne pourraient trafiquer que pour de l’herbe ou de la paille, ni bâtir leurs maisons que d’argile au lieu de pierre, que de cornes ou d’arêtes de poissons, au lieu de bois.

Ce n’est jusqu’ici que le tableau géographique du Groënland ; mais, avant d’entrer dans ses terres et de parcourir les mers qui l’environnent, on doit aux voyageurs un détail précis et circonstancié de ses ports, et comme un itinéraire qui les guide dans une contrée trop peu fréquentée pour être assez connue.

Depuis le cap Farewell jusqu’à Fredrics-Haab, il y a cent lieues, qu’on peut faire en cinq jours.

1o. Ce cap est comme flanqué de deux îles : l’une est Sermesok, ou l’île de glace, et l’autre Nennortalik, ou l’île aux Ours, environnées elles-mêmes de grandes et de petites îles ; elles sont séparées de la terre ferme par un détroit ou courant rapide, au travers duquel on passe, dit-on, de l’ouest à l’est du Groënland.

2o. Onartok, île charmante, d’une belle verdure et d’un havre commode pour la pêche des harengs. Elle tire son nom d’une fontaine bouillante, et si chaude, même en hiver, qu’une pièce de glace qu’on y jette est aussitôt fondue.

3o. Ikkersoak, ou grande baie. Aux environs, on trouve, dans la baie d’Igalik, ou des eaux chaudes, ou des pierres transparentes, angulaires et si dures, qu’elles coupent le verre comme fait le diamant. Ensuite vient Tunnunliarbik, ou la baie aux Angles, assez bon havre ; puis Kanghek et Aglutok. Ce sont les plus beaux lieux qu’il y ait dans tout le Groënland, les plus anciennement habités, et les plus fréquentés de nos jours.

4o. Kikkertarsoak, ou la grande île. Elle offre un port où les Allemands faisaient jadis un grand commerce. Cependant en 1742, un de leurs vaisseaux à l’ancre y fut brisé par les glaces qu’une tempête y poussa du midi ; mais l’équipage se sauva.

5o. Kudnarme, bonne habitation sur la terre ferme, près de quelques îles. Un peu plus haut s’avance un isthme assez long, mais étroit. Les Groënlandais l’appellent Ittiblik ; ils s’y retirent quand la mer est grosse.

6o. Sermeliarsok, ou la baie de glace, bonne pêcherie de harengs et de phoques. Cette baie, que les géographes placent au 61e. degré 20′, entrait probablement dans le détroit de Frobisher ; mais les glaces lui en ferment aujourd’hui la communication.

Tous ces lieux sont peuplés ou habités par les Groënlandais , et peu connus ou peu fréquentés des Européens. Nous allons parler maintenant des colonies danoises qui se sont établies sur le reste de la côte depuis le 62° jusqu’au 72°.

La première colonie qu’on rencontre en arrivant de l’Europe au Groënland est celle de Fredrics-Haab, fondée en 1742. C’était une très-bonne place de commerce, à un mille et demi de la mer. On y trafique en huile de baleine, en peaux de renards et de phoques. Cette colonie a perdu et souffert beaucoup par les glaces dans les commencemens, au point que les vaisseaux qui venaient lui apporter des provisions étaient obligés d’aller les décharger au port de Godhaab ou Bonne Espérance, d’où on les transportait sur des bateaux l’espace de soixante lieues.

À douze lieues de la colonie est Isblink, dont on a donné une description suffisante.

À trente-deux lieues de là s’ouvre dans les terres un chemin couvert de glace, qu’on appelle le Beer-Sund, détroit de l’Ours, et par où la mer passait autrefois, dit-on, d’une côte à l’autre du Groënland ; en ce cas, ce serait un détroit parallèle à celui de Frobisher.

À trente-six lieues de Fredrics-Haab est une étroite baie de dix lieues de long. On l’appelle Fisk-Fiord, ou la baie aux Poissons, tant il y en à de différentes espèces. À l’embouchure de cette baie sont deux îles de neuf lieues de tour ; à l’extrémité de l’une de ces îles, au midi, est un assez beau lieu, vert et fécond, qu’on appelle Fiskerloge, ou la Pêcherie. C’est un comptoir fondé, en 1754, par la compagnie danoise du Groënland, pour le service et l’utilité des colonies. Dans la même île, à trois milles du comptoir, est une mission de frères Moraves, fondée en 1785, sous le nom de Lichtenfels.

À quatre lieues de Fiskerloge est Innuksuk, habitation des Groënlandais. C’est à peu près jusqu’où s’étend le commerce de la colonie de Fredrics-Haab, commerce fait par un seul vaisseau.

La seconde colonie des Danois est Klingarne, ou les îles de Kellingeit, à cinquante lieues environ de la première colonie. C’est un endroit excellent pour la chasse ou la pêche des phoques, qu’on prend très-facilement entre les îles, où ils se trouvent comme enfermés.

Environ à huit lieues plus loin est Buxe-Fiord, où les Allemands ont un port ouvert aux bateaux des Groënlandais errans, qui viennent s’y cantonner durant l’hiver.

À six lieues plus haut se trouve Kariak, remarquable par une rivière dans le continent.

À deux lieues plus loin, la grande baie d’Amaralik ou Bals-Fiord. La mer y donne du poisson, et la terre des rennes ; le sol y est parsemé de gazon, de buissons ; on y trouve de la pierre de taille, qu’on prend même pour de la pierre ollaire, avec des veines de grenat.

Au-dessous de la triple montagne de Hiorte-Tak, on trouve à six lieues de la baie d’Amaralik, celle de Kobe, où se prend du saumon nain, qui s’enfonce çà et là dans de petits étangs.

La troisième colonie est celle de God-Haab, située à 64° 14′ à l’extrémité de Bals-Fiord. Parmi les cent îles que renferme cette baie, les plus considérables, que les nationaux appellent Kittiksut, ont au nord l’île de Kanghek, ou de l’Espérance, qui confine au Westerland, séparée du continent par un petit détroit, où les Groënlandais font une très-bonne pêche en automne. Au midi passe un autre courant, qu’on appelle le Passage du sud, et qui sépare les îles de Kittiksut d’une multitude de grandes îles, entre lesquelles est le détroit de Hambourg. Au nord-est elles ont un troisième passage, qui conduit dans les terres à une péninsule, où se trouve un havre commode pour les vaisseaux qui font la pêche de la baleine. À une demi-lieue sur la côte, à l’ouest, est la maison ou communauté des frères Moraves du Groënland, qu’on appelle Neu-Hernhutt, et à une pareille distance au nord, la colonie de Bonne-Espérance. Elle consiste en une maison, où logent le facteur et le missionnaire avec leurs gens ; puis une église, un magasin, une forge et une brasserie.

À deux lieues au-dessus s’élève l’île de Saal berg, ou la montagne de la Selle, tirant son nom de sa cime, qui ressemble à une selle de cheval. On la voit de quarante lieues de loin. Les oiseaux s’y retirent dans les nuits de l’hiver. Tout auprès, on trouve l’île aux Ours et l’île Aupillartok, qui ont environ huit lieues de long, et sont entre deux baies.

L’une de ces baies tire au sud-est, vers Pissiksarbik, où la pêche est bonne ; elle est terminée par une autre plus petite qui s’avance dans les terres.

L’autre baie est au nord. Elle a à l’ouest Kanneisut, pays plat et désert, coupé de rochers. On y trouve pourtant une pêcherie de saumon, avec un lac d’eau douce, long de huit lieues, mais très-peu poissonneux. Cette baie du nord se divise en deux branches : l’une s’appelle Uiaraksoak ; ses bords fournissent une pierre blanche et douce comme de la craie ; l’autre branche est couverte de glaces.

Telle est à peu près la colonie de Bonne-Espérance, qui fut d’abord placée à l’île de Kanghek, en 1721, puis transportée dans le continent en 1728. Tout ce quartier était sans comparaison le meilleur de la côte occidentale, et contenait quelques milliers de Groënlandais ; mais depuis que la petite vérole l’eut dépeuplé en 1733, il ne s’est pas rétabli pour le nombre des babitans. Un facteur, qui s’est attaché à faire un dénombrement exact de la population de ces côtes, n’a trouvé, dans l’espace de quarante lieues, que neuf cent cinquante-sept Groënlandais domiciliés ; encore est-ce un canton des plus peuplés ; car, si vous en exceptez la côte du sud et la baie de Disko, vous pourrez voyager l’espace de vingt lieues sur ces côtes sans trouver un seul individu. En supposant donc qu’il y ait quatre cents lieues de pays habité, et 1000 âmes par quarante lieues, eu égard au sud et au nord de la côte, qui sont assez peuplés, le total de la population devrait monter à 10,000 âmes. Cependant le facteur dont nous avons parlé n’en compte que 7,000. Il assure qu’en 1730 le Groënland pouvait avoir 30,000 habitans indigènes, et qu’en 1746 il n’en trouva que 20,000. Depuis cette époque, ce nombre a diminué encore des deux tiers.

La quatrième colonie est à Zukkertop, située à 65° 48′, et fondée en 1755, à soixante-six lieues de celle de Bonne-Espérance. Son nom dérive de trois montagnes qui ont la forme conique d’un pain de sucre, et qui servent de signal aux navigateurs pour entrer dans son havre. C’est un des meilleurs et des plus sûrs qu’il y ait dans tout le pays, à une demi-lieue de la haute mer, entre deux petites îles qui le couvrent. Outre le poisson et les oiseaux que cette côte fournit en abondance, on y voit de temps en temps des baleines ; mais les Groënlandais en prennent rarement, et les Européens jamais, faute de bateaux propres à cette pêche.

Au-dessus de Zukkertop, on passe deux baies, dont l’une, longue de trente-cinq lieues, est bordée de verdure ; puis à vingt lieues plus loin on trouve une grande île au milieu d’une foule de petites. Elle est remarquable par de grosses baleines et la quantité de saumons qu’on y pèche. La terre y contient une sorte d’argile blanche, qui brille comme l’argent, et ne brûle point dans le feu. Parmi les rochers qu’on y voit, il en est un fort grand, avec une vallée profonde, où la marée amène, dans les beaux jours d’été, quantité de phoques, qui se trouvant à sec dans le reflux, sont pris comme dans un filet par des Groënlandais qui les tuent. À quarante lieues de Zukkertop, est la baie d’Amarlok, auprès de laquelle on prend tous les ans quelques baleines.

La cinquième colonie est celle d’Holtinburg, fondée en 1759, l’une des plus commodes pour le commerce et le séjour.

La sixième est celle de Sud-Bay, à 67° 30′. Elle avait été formée en 1756 ; mais depuis l’établissement de celle d’Holsteinburg , on n’y tient plus qu’un homme pour tirer l’huile de baleine des Groënlandais qui sont au voisinage.

La septième colonie fut appelée Égèdes-Minde parle capitaine Égède, qui l’établit en 1759, et voulut perpétuer ainsi la mémoire de son père, ce sage et zélé missionnaire à qui le Danemarck est redevable de ses établissemens dans le Groënland, et l’Europe des plus justes notions que nous ayons de ce pays éloigné. La pêche de la baleine avait très-bien réussi d’abord dans les trois dernières colonies ; mais les Groënlandais les fréquentent peu depuis quelque temps, quoique le pays soit excellent pour la pêche et la chasse : leur raison est qu’à Égèdes-Minde les glaces ferment le port durant tout l’hiver jusqu’au mois de mai, et qu’alors la saison de pêcher la baleine est passée ; aussi délibère-t-on si l’on ne transportera pas cette colonie aux îles de Dunk.

La huitième est à Christians Haab, établie en 1734, à 69° 30′, ou, selon d’autres, à 68° 34′.

La neuvième colonie est à Claus-Haven, qui est plutôt un comptoir. À quatre lieues plus avant dans le nord est Isfiord, ou la baie de glace, où fut jadis un port ouvert, qui maintenant est fermé par les glaces ; car il en sort chaque année des montagnes entières.

La dixième est celle de Jacob’s Haven, ou le port de Jacob, pratiqué en 1741. Le commerce des trois précédentes n’occupe qu’un seul vaisseau, dont la charge est de quatre cents muids d’huile de baleine, chacun de trois cent vingt pintes.

La onzième colonie est entre le 69e. et le 70e. degré, à Rittenbenk, fondée en 1755.

Enfin la douzième est à Noogsoak, à l’extrémité du Weigats. Elle fut érigée en 1758.

La nature a semé par tout l’univers des objets dignes de notre contemplation ; et lorsqu’elle cesse de nous prodiguer ses bienfaits, elle attire encore nos hommages, même par l’effroi qu’elle nous inspire. Mais parmi les horreurs dont elle s’environne quelquefois, et qui doivent entrer dans le dépôt de ses trésors pour composer le système d’où résulte le bien universel, rien ne mérite plus l’attention d’un être intelligent et curieux que ces masses énormes de glace dont elle a revêtu les pôles du globe, et fortifié pour ainsi dire les pivots de la terre.

Il faut que le Groënland soit comme pétrifié de glaces, à voir la prodigieuse quantité qu’il en flotte au loin sur toute la face des mers dont ce pays est entouré. C’est un spectacle qui n’est pas sans quelque plaisir que ces montagnes de glaces, qui représentent à l’imagination tout ce que l’œil a vu sur la terre, et où la nature semble se divertir à reproduire les ouvrages de l’art. Tantôt c’est une église avec un clocher qu’on se figure voir dans le lointain ; tantôt un château avec ses tours et ses créneaux ; quelquefois c’est un vaisseau qu’on croit fendre la mer à pleines voiles ; et souvent il arrive qu’un pilote, trompé par l’éloignement et la ressemblance, s’écarte de sa route et redouble la manœuvre pour aborder ce navire imaginaire ; d’autres fois ce sont de grandes îles couvertes de plaines, de vallons, et surtout de montagnes dont la tête s’élève à six cents pieds au-dessus des eaux. Un missionnaire, homme d’ailleurs peu crédule et digne de foi, rapporte qu’à la baie de Disko, dans un fond de trois cents brasses d’eau, l’on a vu de grandes montagnes de glaces subsister des années entières, au point qu’il y en avait une qu’on appelait la ville d’Amsterdam, et une autre la ville de Harlem, et que les voyageurs, allaient radouber leurs vaisseaux et décharger leurs marchandises sur ces villes flottantes.

Cette glace est pour l’ordinaire très-dure, claire et transparente comme du verre, d’un vert pâle ou d’un bleu céleste ; mais quand on l’a fait fondre et regeler, elle devient blanche. On en voit qui tire sur le gris, et même sur le noir, mêlée et incrustée de terre, de pierres et de broussailles que la pluie y a fait entrer, et qui sont incorporées avec la glace comme le ciment dans une muraille.

Ces blocs et ces masses, grandes ou petites, se rencontrent sans nombre dans les baies du détroit de Davis, surtout au printemps, après une violente tempête qui les a détachées des terres voisines et jetées par pièces dans le détroit où elles se pressent vingt et trente à la fois, se heurtent, se brisent, s’écartent, se rejoignent et s’entassent l’une sur l’autre, par l’embarras de passer dans un chemin qu’elles se ferment à l’envi.

Quelques-unes s’attachent et séjournent sur les côtes plates, jusqu’à ce que le soleil les ait insensiblement fondues, ou que le flux, les tempêtes et les courans les aient enlevées des bords de la côte pour les entraîner à la mer.

Il y a des glaces qui s’épaississent entre les rochers jusqu’à les surpasser de leur propre cime : elles sont bleues, percées de fentes et de cavités, sillonnées par les torrens de pluie, et couvertes de neiges qui, dans une continuelle alternative de fontes et de gelées, s’élèvent d’année en année à une hauteur prodigieuse. Elles sont d’une nature plus solide que les glaces flottantes, et ne sont pas moins curieuses par leurs décorations. On y voit comme des arbres avec leurs branches et des flocons de neige à la place des feuilles : ici ce sont des colonnades et des arcs de triomphe ; là des portiques et des façades avec des fenêtres ; et les rayons de lumière azurée qui sortent du fond de ces miroirs naturels réfléchissent au-dehors comme des images de gloire céleste.

Il est difficile d’expliquer comment se forment et d’où viennent ces énormes montagnes de glace qu’on voit flotter sur une immense étendue de mer. Les uns disent qu’elles naissent de la mer elle-même qui se gèle jusqu’au fond dans les baies, d’où elles sont détachées par les fontes de neige qui débordent au printemps, puis grossies par les brouillards et les pluies qui se congèlent, enfin emportées par les vents dans le grand Océan. Mais, outre que la mer se glace rarement à plus de six pieds de profondeur, et qu’on ne la trouve jamais prise jusqu’au fond dans les baies les plus petites et les plus calmes, on observe que ces pièces de glace ne sont point salées, mais douces comme l’eau des rivières ; il est donc à présumer qu’elles sortent, pour la plupart, des fleuves et des ruisseaux, ou des montagnes et des rochers qui les forment dans leurs profondes cavernes.

Ces montagnes sont si hautes, que la neige, surtout quand elle vient du nord, ne saurait y fondre le jour et doit se glacer la nuit. Elles ont des cavités où le soleil ne darde jamais un de ses rayons ; il y a sur la pente de ces montagnes de petits tertres où la neige et la pluie se tournent en glace. Lorsque les monceaux de neige viennent à s’affaisser sous leur propre poids, et qu’entraînés par la pluie ils roulent sur le sommet de ces écueils qui sortent et s’avancent des flancs d’une montagne, alors ils rencontrent une espèce de plaine ou de plateforme élevée, où les glaces s’étant comme enracinées, la neige se gèle et grossit de toute sa masse durcie l’ouvrage des hivers. Il s’y forme à la longue une épaisseur de glace où les nuits ajoutent beaucoup plus de volume et de poids que les beaux jours n’en peuvent diminuer. Ces masses énormes, qui sont comme accrochées ou suspendues aux rochers, fondent bien moins à leur sommet qu’au pied ou dans les voûtes et les creux que le dégel y forme insensiblement. Quand les fondemens et la base en sont ainsi minés par la chaleur même de la terre qui respire au printemps, la glace alors, croulant sous son fardeau, se brise, se détache et roule de roc en roc avec un fracas épouvantable ; et lorsqu’elle pend sur des précipices et qu’elle tombe dans une baie où elle se rompt en grosses pièces, on entend comme un bruit de tonnerre, et l’on éprouve sur la mer une agitation si forte, que les petits bateaux qui se trouvent par hasard au voisinage des côtes en sont quelquefois submergés avec les Groënlandais qui venaient y pêcher.

Les crevasses qu’on découvre dans ces montagnes de glacé viennent de ce que l’eau de neige dégelée au-dessous, se gelant de nouveau pendant la nuit, enferme dans son sein une grande quantité d’air. Cet air emprisonné cherche à se délivrer par sa propre élasticité, et à briser, ou du moins à étendre les limites de son enceinte ; et comme l’air et l’eau qui sont glacés par la gelée dans une bouteille, en se raréfiant, font éclater en pièces le vase où ils étaient contenus, de même on voit se fendre et se briser avec fracas ces montagnes de glace où l’air avait été surpris et comme investi par le froid. Cette éruption de l’air est même accompagnée d’un bruit très-effrayant et d’une secousse si violente, que les personnes qui se trouvent auprès sont obligées de s’asseoir par terre de peur d’être renversées : en même temps la terre, les bois, les pierres, les hommes ou les bêtes que les vents ou quelque accident avaient enveloppés dans ces masses de neige glacée en sont comme vomis par ces volcans de glace, s’il est permis de donner le même nom à des effets semblables de causes aussi différentes que le sont le froid et le feu.

Ce sont, au reste, des phénomènes que la nature a rendus très-fréquens dans les montagnes de la Suisse. Puisque les Alpes, et même les Cordillières, placées sous la ligne équinoxiale, sont toujours couvertes de neige et de glace, faut-il s’étonner d’en voir des montagnes éternelles sur les mers et les terres du Groënland à 10 ou 15 degrés du pôle ? Cependant il ne faut pas croire que le froid augmente toujours en raison directe de la distance de l’équateur ; car non-seulement les Groënlandais vivent au 76e. degré de latitude, et les Européens au 71e., mais il y a bien des jours d’été où il ne tombe que de la pluie sur les plus hautes montagnes du Groënland, et où la neige s’y fond en tombant. À la vérité, ces montagnes n’ont pas trois mille deux cents toises de hauteur comme celles du Pérou, ni deux mille cinq cent cinquante comme le Mont-Blanc, mais tout au plus mille : or l’on sait qu’à l’égard des montagnes, le triple d’élévation équivaut, pour le froid, à plus de deux mille lieues d’éloignement de l’équateur.

Il est certain que les montagnes de glace qui nagent sur les mers du nord y rendent la navigation difficile et périlleuse, mais beaucoup moins qu’on ne se l’imagine. Comme on les voit de loin, et qu’elles flottent à de grandes distances les unes des autres, on les évite sans peine, à moins qu’un brouillard épais ne les dérobe à la vue, et qu’une tempête violente, ou même la force des courans dans un temps calme, ne pousse et ne brise les vaisseaux contre ces écueils mouvans. Cependant, il est rare qu’il périsse quelque navire par ces accidens, même dans la baie d’Hudson, d’autant plus qu’on a toujours soin, sur les vaisseaux, de commettre un ou deux hommes pour veiller jour et nuit à ce danger. Les plaines de glace sont beaucoup plus à craindre que les montagnes ; les côtes du détroit de Davis sont presque toujours couvertes de plaines glacées et flottantes ; de sorte que les navigateurs sont obligés de les esquiver ou de tourner tout autour jusqu’à ce qu’ils trouvent un passage ouvert par les vents ou les courans : encore est-il bien hasardeux de s’y engager, parce qu’un vent ou un courant tout contraire, ou la marée ou la tempête venant à rapprocher ces glaces, elles peuvent croiser un vaisseau dans sa route, l’investir et le mettre en pièces.

Ces glaces, flottantes comme des radeaux, occupent quelquefois un espace de deux cents lieues de longueur sur soixante ou quatre-vingts de largeur ; et quand les vents ou les courans ne les séparent pas, elles se suivent de si près, qu’un homme pourrait sauter d’une pièce à l’autre, et même voir distinctement les jointures où elles se sont réunies. L’épaisseur n’en est pas toujours égale ; mais elles ont communément neuf à douze pieds. Elles sont salée parce qu’elles ont été formées de la congélation de la mer : ce n’est pas qu’il ne s’en mêle aussi que l’eau douce a fournies ; mais on le distingue aisément à leur transparence. Il y en a de cette espèce qui s’épaississent depuis quatre brasses jusqu’à dix, en se formant de plusieurs plans de glace attachés et collés l’un sur l’autre par la gelée. Ces masses s’élèvent au-dessus de la mer, et contiennent quelquefois une grande quantité d’eau douce, comme le bassin d’un étang. On en voit aussi qui sont surmontées de grandes ou petites montagnes de glace ; mais celles-ci se séparent de la plaine flottante, parce qu’elles donnent plus de prise au vent et au courant. Ces campagnes, vitrifiées par le froid, représentent de loin une perspective très-riche et fort variée. À mesure qu’on approche de ces glaces, l’air devient plus froid ; elles s’annoncent aussi par un brouillard épais et bas, qui les accompagne et les dérobe aux yeux. Cependant quelques navigateurs ont observé dans le détroit de Davis que cette sorte de brouillard se dissipe à proportion qu’on est plus voisin des glaces ; de même qu’en avançant plus au nord, on rencontre moins de glace et un air plus chaud.

C’est surtout par les relations de ceux qui vont faire la pêche de la baleine au Spitzberg que nous pouvons connaître ces glaces flottantes, leurs causes, leurs effets, et ce qu’il y a de plus curieux et de plus important à savoir sur ce prodige effrayant des climats et des saisons.

La mer commence à charrier des glaces au Spitzberg dans les mois d’avril et de mai. Elles viennent au détroit de Davis en très-grande quantité, partie de la Nouvelle-Zemble, et la plupart le long de la côte orientale du Groënland, portées de l’est à l’ouest, suivant le mouvement le plus général de la mer. Elles sortent en grandes pièces, et semblent des campagnes ou des îles couvertes d’une neige épaisse. Quand la glace se détache dans tous les autres endroits, elle tient encore fortement au Spitzberg ; d’où l’on a conclu qu’il doit y avoir de la terre ferme à l’extrémité du pôle, puisque la glace y est prise. Avant d’apercevoir ces glaces fixes, on les reconnaît à la blancheur de l’atmosphère qui les couvre. Elles ne sont pas d’un clair transparent et poli comme celles d’eau douce, mais elles ressemblent à du sucre ; d’ailleurs spongieuses, parce qu’elles fondent par-dessous, et par-là plus approchantes de la couleur verte du vitriol. Quand les pêcheurs de la baleine ne veulent pas se hasarder au milieu de ces glaces dispersées, ils ancrent leurs vaisseaux à la glace fixe, ou même à quelque champ de glace flottante ; mais c’est toujours une situation dangereuse : car si la furie des vagues enflées par la tempête vient à briser ces glaces en morceaux, outre la commotion subite et violente qui en résulte sur la mer, il s’y forme un mouvement de tourbillon qui roule tous ces débris au centre ; et si le vaisseau se trouve au milieu de ce tourbillon, il est perdu : aussi se garde-t-on plus soigneusement de ces glaces brisées que des autres, parce qu’emportées plus rapidement par le courant, elles assaillent un navire de tous les côtés et le mettent en mille pièces, quoique la construction de cette espèce de vaisseaux soit d’une plus forte résistance. Quand il leur arrive d’être ainsi brisés, l’équipage se sauve sur la glace ou dans la chaloupe, jusqu’à ce qu’un autre vaisseau vienne le recueillir sur son bord. Cependant il faut que les vaisseaux suivent les baleines à travers les glaces, où elles se retirent quand elles se sentent saisies par un harpon : mais les pêcheurs ont alors la précaution d’attacher une pièce de glace à la poupe du vaisseau pour retarder la rapidité de sa course, et ne pas risquer qu’il soit emporté par la force des vents ou des flots contre ces îles de glace ; ou bien ils en écartent les plus grosses pièces avec de longues perches armées de fer ; ou même ils défendent les flancs de leur navire en y suspendant des baleines mortes, du moins la queue ou les nageoires de cet énorme animal.

Crantz, cherchant l’origine et la source de ces glaces, qui semblent boucher le passage du détroit de Davis, dit qu’elles ne peuvent se former dans ce canal, tant à cause de l’agitation du flux et du reflux que de la rapidité du courant, augmentée par la force des vents. Le peu de glaces qu’il peut y avoir entre les îles et dans les golfes qui sont à l’abri du vent, ou même dans la baie de Disko, disparaît bientôt, emportée par les courans à la côte de l’Amérique. C’est de la côte orientale du Groënland que viennent les glaces qui couvrent ses bords à l’occident. Il paraît donc qu’elles ne peuvent sortir que de la mer Glaciale, qui, s’étendant de la Tartarie jusqu’au pôle, a bien assez de longueur et de largeur pour fournir tant de glaces. Mais, dit Crantz d’après Buffon, si sous le pôle ce n’était qu’une mer, elle ne s’y gèlerait pas, soit à cause du mouvement continuel des vagues agitées par l’oscillation de la marée et par l’inconstance des vents, soit parce que le froid n’y est pas aussi excessif que le fait présumer la latitude du climat. S’il y a des terres sous le pôle, la glace n’y prendrait pas pour cela de façon à couvrir toute l’étendue de la mer Glaciale. Il faut donc supposer que celle-ci reçoit tout ce qu’elle en donne des fleuves de la Grande-Tartarie, des côtes de la Nouvelle-Zemble et du Spitzberg, et de la côte orientale du Groënland, d’où toutes ces glaces sont portées, par un grand courant uniforme et régulier, le long de l’Islande, autour du cap des États, vers le détroit de Davis, au 65e. degré de latitude, où le même courant de l’est à l’ouest les rejette des côtes du Groënland vers celles de l’Amérique.

Les petits golfes, que les montagnes mettent à l’abri des vents, se gèlent tous les hivers, et se couvrent de pièces de glace, qui sont les unes d’eau salée, et les autres d’eau douce. Mais les vents impétueux du printemps les brisent et les poussent à la mer. On voit de ces glaces s’étendre l’espace de plusieurs lieues sur le bras gauche de Bals-Fiord, au nord de cette baie. « C’est une chose que j’ai examinée avec attention, dit Crantz, dans un voyage que je fis à Pissiksarbik. J’allai six lieues plus avant dans la baie, et je la trouvai encore couverte de glace le premier juin, mais pourtant libre et navigable près de la terre. Je descendis et fis une lieue à pied dans un vallon pour voir quelques ruines des anciens Norwégiens, sur les bords d’un grand lac d’eau douce ; mais ce n’est plus qu’un grand amas de pierres couchées sous les herbes. La vallée me parut large d’une lieue, et longue de deux : elle est traversée d’un petit ruisseau qui s’égare, s’arrête, et forme dans sa route divers petits étangs. Les montagnes voisines ne sont pas aussi raides que celles qui s’élèvent en pleine mer ; elles offrent à l’œil une assez riante perspective de verdure. Le soleil, qui me brûlait entre ces coteaux, m’obligea bientôt d’en descendre. Tandis que mes matelots groënlandais étaient occupés à la pêche du saumon, je gagnai seul une petite montagne, d’où j’aperçus au nord la baie couverte de glace vers son embouchure. J’eus la curiosité de traverser un marais d’une demi-lieue de largeur, tapissé d’un gazon, où passent les Groënlandais quand ils vont, avec leurs canots sur la tête ou sous le bras, prendre des phoques aux bords de la baie. Mais, comme je ne pouvais pas bien voir les glaces dans toute leur étendue, j’avançai plus loin, par ce même chemin, sur une langue de terre élevée. Là, je découvris un champ de glace qui s’étendait à la longueur de douze lieues sur une de largeur. Un peu plus loin, on la voit occuper jusqu’à vingt lieues dans ces deux dimensions ; mais je ne pus discerner la mer d’aucun coté, quoiqu’un certain brouillard dont elle se couvre me fît juger à peu près où devait être l’embouchure de la baie. Il ne me fut pas permis d’aller plus loin ; il était dix heures du soir, et le soleil se couchait. Du côté de l’est, ou des terres, je vis une plaine de glaces brisées flotter l’espace d’une lieue en long sur une demi-lieue de large. Elles s’élevaient ensuite, autant que je pus les distinguer, jusqu’à la hauteur d’une tour assez grande, et présentaient, d’une montagne à l’autre, comme une rue de maisons, avec des toits en talus terminés en pointe. Je m’imaginai que c’était là la fin de la baie ; car au delà je vis la glace s’élever en amphithéâtre entre les montagnes l’espace de six lieues, semblable aux cascades d’un torrent écumeux qui se précipite de roche en roche. Une montagne assez peu élevée, et qui n’avait pas beaucoup de neige, terminait à l’orient cette longue perspective de glace, qui s’étendait fort loin à droite et à gauche. »

En général, les glaces suivent la direction des courans ou des vents. Si le vent est à l’ouest, il pousse les glaces dans les baies, de concert avec le flux des marées. S’il tourne à l’est ou au nord, il les chasse et les reporte à la mer avec le reflux. De là elles suivent les courans au nord, d’où elles se détournent au sud des terres septentrionales de l’Amérique, jusqu’à ce qu’elles y soient fondues par le soleil. Ainsi la côte occidentale du Groënland est alternativement couverte ou délivrée des glaces selon l’influence et la direction des marées, des vents ou des courans. Quand elles sont à une certaine hauteur, si c’est alors le vent d’ouest qui domine, les Groënlandais ne peuvent se mettre en mer sans courir de grands risques. Mais ce concours de difficultés arrive rarement, et ne dure guère plus de quinze jours.

La Providence a d’ailleurs dédommagé les habitans du Groënland des peines de la mer par des avantages que cet élément leur rapporte. Si la nature leur refuse des forêts et des arbres, elle ordonne à l’Océan de jeter sur leurs côtes une grande quantité de bois que les glaces des montagnes ont enfermé dans leur sein, ou du moins entraîné dans leur chute : sans cela, les Européens ne sauraient comment se chauffer en ce pays-là, et les Groënlandais manqueraient de matériaux pour construire leurs maisons, leurs tentes et leurs bateaux, et surtout pour emmancher ces flèches ou ces harpons qui leur procurent la subsistance, les vêtemens, le chauffage et la lumière, par la pêche et la chasse. Parmi ces provisions de bois que leur apportent les courans, on voit de grands arbres déracinés, qui, roulant des années entières sur les flots et les glaces, ont perdu leurs branches et leur écorce, et se trouvent rongés par le temps et les vers. Ce sont ordinairement des saules, des aunes, du bouleau, qui viennent des baies du sud, ou des trembles que la mer charrie de plus loin ; mais la plus grande partie consiste en pins et en sapins : cette dernière espèce est un arbre dur et rougeâtre, traversé de veines très-sensibles ; il est d’une odeur plus agréable que le sapin ordinaire.

Ce bois vient de quelque pays fertile sans doute, mais froid et montagneux. Quel est-il ? on l’ignore : ce ne peut être la terre de Labrador, contrée de l’Amérique assez voisine du Groënland, parce que ces arbres viennent avec les glaces que les courans poussent en Amérique, loin de les en amener. On pourrait plutôt croire qu’ils seraient apportés du Canada par un courant qui les pousserait au Spitzberg, et de là sur le Groënland ; mais ce devrait donc être des bois du nord de l’Amérique, et surtout des chênes, qui sont très-communs dans le Canada ; cependant on ne recueille, en fait de chênes, que quelques planches de vaisseau. Ellis, qui a trouvé de ce bois flottant dans la baie d’Hudson, dit qu’il y a des gens qui le croient venu de la Norwége : mais, ajoute-t-il, les vents du nord-est, qui sont très-violens dans ces contrées, repousseraient ces débris, comme les courans qui portent du sud au détroit de Davis et à la baie d’Hudson arrêteraient tout ce qui peut venir de l’Amérique aux côtes du Groënland. Ellis conclut donc que les terres méridionales de ce pays même fournissent la grande quantité de bois dont sa rive occidentale est toujours couverte par les glaces ; mais il établit son sentiment sur le rapport d’Égède, qu’il a mal entendu ; car celui-ci dit qu’au midi le Groënland produit des saules et des aunes aussi gros que la cuisse ; mais les bois flottans sont des pins de la grosseur d’un mât de navire ; or, l’on n’en trouve point dans le pays d’où les fait venir le voyageur Ellis.

Ce bois, encore un coup, est apporté par les courans, et ceux-ci viennent de l’est. S’il y a quelque pays qui produise abondamment de cette sorte de bois flottans, c’est de là sans doute que la mer les tire en quantité ; et plus loin on en trouvera, plus il faut reculer la terre qui les donne. Il faut donc l’aller chercher plus loin que l’Islande, où il ne croît pas de gros arbres. C’est donc au pôle ou plus vers l’orient. Mais quand il y aurait des terres sous le pôle, il est à présumer qu’elles ne produiraient guère que des arbrisseaux ou des buissons, comme le Groënland ; ainsi ces grands arbres flottans ne pourront venir que de la Sibérie, où les bois sont arrachés des montagnes par les grosses pluies et les débordemens, qui enlèvent des pièces de terre toutes couvertes d’arbres, les roulent dans les grandes rivières, et de là dans la mer. Ensuite les glaces flottantes les entraînent avec le courant vers le pôle jusqu’au voisinage du Spitzberg, ou les courans du nord les repoussent entre l’Islande et le Groënland au sud-est, et, par le cap des États, les jettent dans le détroit de Davis. Mais comme c’est vers le 65e. degré que le courant commence à changer, les bois flottans cessent d’aller au nord, et se détournent à l’ouest de l’Amérique ; aussi n’en trouve-t-on point à la baie de Disko ni au-dessus. Cependant il vient des sapins au Kamtchatka, qui n’en produit point ; et les habitans disent que ce sont les vents d’est qui les leur amènent, sans doute de la contrée de l’Amérique opposée au Kamtchatka. Dans ce cas, on pourrait supposer que ces sapins, poussés de l’Amérique par les grands courans, qui vont de l’est à l’ouest, suivant la direction naturelle de l’Océan, font le tour du Kamtchatka, et passent devant la Léna, grand fleuve de la Sibérie, qui les pousse au nord vers le Spitzberg et la côte orientale du Groënland.

Après les glaces et les bois flottans sur la mer de Groënland, il n’y a rien de plus digne de l’attention des observateurs que le cours des marées. Le flux qui détermine la force et la direction des courans change régulièrement au Groënland comme sur les autres côtes de l’Océan, et suit le cours périodique des phases de la lune. Du sud au nord, il va toujours en diminuant, depuis la hauteur de trois brasses, et ne monte pas plus d’un pied au-dessus de la baie de Disko. Cependant, en ce lieu-là même, il s’élève de trois brasses aux grandes marées, c’est-à-dire, aux nouvelles et pleines lunes. Le vent augmente avec le flux, de façon qu’on prévoit l’un par l’autre ; ainsi, trois jours avant et après les grandes marées, surtout de l’équinoxe, on doit s’attendre à des tempêtes, quoiqu’elles n’arrivent pas toujours.

L’aiguille aimantée varie dans la boussole de deux points et demi, c’est-à-dire environ de 28°, tournant vers l’ouest. À l’extrémité de la baie de Baffin, elle varie de cinq points ou 56° ; et c’est la variation la plus considérable qu’on ait encore observée.

Les puits et les sources qui sont avancés dans les terres montent et baissent avec les changemens des phases de la lune et des périodes des marées. En hiver, dans le temps même où tout est couvert de glace et de neige, on voit sourdre et disparaître avec le flux et le reflux des fontaines toutes nouvelles, dans des lieux où communément il n’y avait point d’eau, et fort élevés au-dessus du niveau de la mer ; car, en général, le Groënland n’est pas aussi bien fourni d’eaux que les pays élevés des climats plus chauds, et la plupart des sources, qui d’ailleurs offrent une eau claire et même très-saine, sortent d’un terrain imbibé d’une neige fondue qui se filtre dans ses veines. On trouve çà et là, dans les vallons, de beaux étangs formés et entretenus par les glaces et les neiges qui distillent des montagnes. Il ne peut y avoir de grandes rivières en ce pays de frimas ; car il est traversé de petits vallons serrés entre des montagnes escarpées, dont le sommet très-élevé se couvre de glaces qui, ne fondant point, fournissent peu de torrens. Les sources qui donnent de l’eau dans l’été sont bientôt arrêtées par le froid des hivers : ainsi les hommes et les animaux de Groënland mourraient de soif, si la Providence n’y envoyait pas en hiver des pluies fréquentes et des fontes de neige qui remplissent les étangs.

Quoiqu’un pays où la neige et la glace ont des retraites éternelles ne puisse qu’éprouver un froid excessif, cependant il y est supportable, même au cœur de l’hiver, dans les endroits où les habitans jouissent des rayons du soleil pendant une heure ou deux, malgré la rigueur de la gelée qui glace les liqueurs les plus fortes jusque dans les chambres chaudes. Mais dans le climat où cet astre bienfaisant ne s’élève point sur l’horizon, les gens qui prennent du thé voient geler leur tasse sur la table où ils la posent. « La glace et la gelée, dit Paul Égède, dans son journal du 7 janvier 1738, tapissent l’intérieur de la cheminée jusqu’à qu’à l’embouchure des poêles, sans qu’elles puissent fondre au feu qu’on y fait tout le jour. Le tuyau de la cheminée est couvert d’une voûte de glace, percée de petits trous que la fumée a creusés en s’évaporant. Les portes et les murailles sont plâtrées de neige ou incrustées de glace ; et ce qu’on aura peine à croire, tout gèle dans l’intérieur des maisons, le linge dans les tiroirs, le bois du lit, le duvet même des oreillers et des lits se gèle d’un pouce d’épaisseur. Il faut casser la viande quand on la tire des barils pour la manger, et même, après qu’on l’a mise sur le feu dans de l’eau de neige, la surface doit bouillir assez long-temps avant que la pointe du couteau puisse pénétrer au-dedans de la pièce de viande. » Tels sont les effets du froid à la baie de Disko : mais en général cette extrême rigueur fait bientôt place au dégel, et le temps passe de l’un à l’autre en quatre ou cinq jours.

Le plus grand froid commence, dans le Groënland comme partout ailleurs, à la nouvelle année, et devient si perçant aux mois de février et de mars, que les pierres se fendent en deux, et que la mer fume comme un four, surtout dans les baies. Cependant le froid n’est pas aussi sensible au milieu de ce brouillard épais que sous un ciel sans nuage ; car, dès qu’on passe des terres à cette atmosphère de fumée qui couvre la surface et les bords des eaux, on sent un air plus doux et le froid moins vif, quoique les habits et les cheveux y soient bientôt hérissés de bruine et de glaçons ; mais aussi cette fumée cause plutôt des engelures qu’un froid sec ; et dès qu’elle passé de la mer dans une atmosphère plus froide, elle se change en une espèce de verglas que le vent disperse dans l’horizon, et qui cause un froid si piquant, qu’on ne peut sortir au grand air sans risquer d’avoir les mains ou les pieds entièrement gelés. C’est dans cette saison qu’on voit l’eau glacer sur le feu avant de bouillir ; c’est alors que l’hiver pave un chemin de glace sur la mer, entre les îles voisines, et dans les baies et les détroits ; c’est alors que les Groënlandais meurent souvent de faim, ne pouvant aller dehors pour la chasse ou pour la pêche, ni pour se procurer la moindre nourriture ; et quand ils sortiraient, où en trouveraient-ils ?

Un hiver si rigoureux est toujours bien long ; cependant ce peuple compte son été depuis le commencement de mai jusqu’à la fin de septembre ; car, durant les cinq mois de cet intervalle, il campe dans des tentes. Mais la terre n’est bien amollie et détrempée par le dégel qu’au mois de juin, encore n’est-ce qu’à la surface ; il ne laisse pas de neiger jusqu’au solstice d’été. La neige reprend au mois d’août, mais ne s’empare des campagnes qu’en octobre. On dit pourtant qu’il tombe moins de pluie et de neige dans le Groënland qu’en Norwége. Rarement voit-on la neige sur les bords de la mer au-dessus d’un pied de profondeur, si ce n’est dans les endroits où le vent en fait des monceaux, et jamais elle n’y séjourne long-temps ; quand elle ne fond pas au soleil, le même vent qui l’a entassée la disperse en tourbillons d’une poudre si subtile, que les habitans n’osent se montrer hors de leurs portes. Il y a des années de suite où la neige séjourne depuis l’équinoxe d’automne jusqu’au solstice d’été, accumulée en certains endroits creux ou bas, à la profondeur de plusieurs brasses, où elle gèle bientôt de façon qu’on y peut marcher en sûreté avec des raquettes ou souliers de neige ; et alors on voit quelquefois pleuvoir bien des jours avant qu’elle dégèle et se fonde.

L’été du Groënland, moins long qu’ailleurs, y est pourtant assez chaud pour qu’on soit obligé de se dégarnir quand on marche ; surtout dans les baies et les vallons, où les rayons du soleil se concentrent sans que les vents de mer y pénètrent. L’eau qui reste dans les bassins et les creux des rochers après le flux s’y coagule au soleil, et s’y cristallise en un très-beau sel de la plus éclatante blancheur. Enfin la chaleur devient si vive sur cette même mer où la glace a duré six mois, que, dans certains jours sereins de l’êté, le brai et le goudron se fondent tout autour des vaisseaux ; mais ces effets sont rares, soit parce qu’ordinairement les étés sont rafraîchis par des vents qui soufflent du côté des îles de glace, au point que le soir on est obligé de reprendre ses doubles fourrures ; soit à cause des brouillards frais qui règnent sur la côte depuis avril jusqu’au mois d’août, et qui quelquefois sont si épais, qu’à peine peut-on voir les vaisseaux devant soi. Souvent le brouillard est si bas, qu’on le confond avec l’eau même d’où sa vapeur s’élève ; mais alors la cime des montagnes en est plus claire, et le voyageur, respirant aux rayons du soleil, porte sa tête au-dessus des nuages, tandis que ses pieds marchent dans les ténèbres.

En général, la plus belle saison du Groënland est l’automne ; mais sa durée est courte, et souvent interrompue par des nuits de gelée très-froides. C’est à peu près dans ce temps-là que, sous une atmosphère noircie de vapeurs et teinte de rayons, on voit les brouillards, qui se gèlent quelquefois jusqu’au verglas, former sur la mer comme un tissu glacé de toile d’araignées, et dans les campagnes, charger l’air d’atomes luisans, ou le hérisser de glaçons pointus semblables à de fines aiguilles.

On a remarqué plus d’une fois que le temps et la saison prennent dans le Groënland une température opposée à celle qui règne dans toute l’Europe ; en sorte que, si l’hiver est très-rigoureux dans les climats tempérés, il est doux dans le Groënland, et très-vif en cette partie du nord quand il est le plus modéré dans nos contrées. À la fin de 1739 l’hiver fut si doux à la baie de Disko, que les oies passèrent, au mois de janvier suivant, de la zone tempérée dans la glaciale pour y chercher un air plus chaud ; et qu’en 1740 on ne vit point de glace à Disko jusqu’au mois de mars, tandis qu’en Europe elle régna constamment depuis octobre jusqu’au mois de mai. Celui qui fait cette observation ajoute que le soleil, qui a coutume de reparaître au Groënland peu de jours après le nouvel an, ne s’y laissa voir qu’en février, quoique le ciel y fût clair et serein. L’observateur attribue ces deux effets, très-singuliers en eux-mêmes et par leur contraste, aux exhalaisons douces et imperceptibles qui furent repoussées aux bords du Groënland par les froids rigoureux des climats plus tempérés.

De même, l’hiver de 1763, qui fut extrêmement froid dans toute l’Europe, se fit si peu sentir au Groënland, qu’on y a vu quelquefois des étés moins doux.

En général, l’air du Groënland est pur, léger et très-sain. On y peut vivre long-temps en bonne santé, pourvu qu’on ait attention de s’y tenir habillé chaudement et d’y prendre une nourriture frugale et un exercice modéré ; aussi n’y voit-on guère aucune des maladies communes en Europe, ni d’autre incommodité que le scorbut, et quelques maux d’yeux, ou douleurs de poitrine, qui procèdent des diètes longues et forcées, des froids excessifs, et de la blancheur éblouissante des neiges ; mais ces maux sont rares. Les premiers missionnaires allemands que le zèle a transportés dans ces climats éloignés y ont joui trente ans d’une santé vigoureuse, sans aucune maladie considérable, malgré la vie étroite et dure qu’ils y menaient, surtout dans les commencemens, où ils n’avaient qu’une mauvaise nourriture, qui même leur manquait souvent. Ces missionnaires parvenaient à la plus grande vieillesse parmi les glaces de l’ourse, tandis que leurs confrères mouraient jeunes dans des pays chauds. Les Groënlandais eux-mêmes se défendent très-bien des rigueurs de leur climat, et se trouvent plus incommodés des chaleurs de l’été et de l’humidité des hivers dans les ports d’Allemagne, quand ils y viennent, que des froids plus vifs et plus longs de leur pays natal.

Le temps y est variable ; la pluie n’y dure guère, surtout à Disko, où le ciel, dit-on, est constamment beau durant l’été. On y voit peu de pluies d’orages ou de grêles subites : les vents y changent aussi souvent qu’ailleurs ; quoiqu’ils viennent des terres ou des montagnes, ils ne sont pas si forts ni si froids qu’on se l’imagine, et même ils contribuent à rendre le temps plus beau. Buffon, qui veut que les vents suivent la température des zones, et qui, faisant régner le vent d’est ou le vent du soleil dans la zone torride, prétend que les vents des pôles soufflent aux zones glaciales, ne sait peut-être pas, dit Crantz, que plus on avance vers le nord, plus on éprouve de ces vents du midi qui causent des dégels au plus fort des hivers.

Cependant il y a des vents si impétueux en Groënland, principalement dans l’automne, que les maisons s’en ébranlent et se fendent ; les tentes et les bateaux en sont emportés dans les airs, et les flots de la mer balayés et dispersés en pluies sur les terres. Les Groënlandais assurent même que les ouragans ont souvent roulé dans l’air et mis en pièces des pierres qui pesaient deux livres. Quand ils veulent sortir pour mettre leurs canots à l’abri, ils sont obligés de ramper sur le ventre, de peur d’être le jouet des vents. En été, on voit s’élever de semblables tourbillons, qui bouleversent les flots de la mer, et font pirouetter les bateaux. Les plus furieuses tempêtes viennent du sud, tournent au nord, s’y calment, et finissent par épurer les eaux. C’est alors que la glace des baies est enlevée de son lit et se disperse sur la mer en monceaux. Ces tempêtes sont annoncées d’avance par un cercle qui se forme autour de la lune, et par des rayons de diverses couleurs qui brillent dans les airs.

Quelquefois il s’élève des nuages orageux d’où sortent des éclairs ; rarement sont-ils accompagnés de tonnerre : et lorsqu’on l’entend par hasard, on ne peut discerner au bruit si c’est réellement la foudre qui gronde ou la glace qui se brise, ou des pierres qui roulent d’un rocher. On ne voit guère non plus dans le Groënland de tremblemens de terre ni de volcans, quoiqu’il soit voisin de l’Islande, où ils sont si communs. On n’y trouve pas même de pierres de soufre. Ainsi la nature économise ses fléaux comme ses bienfaits, épargnant les orages et les pestes de la zone torride aux pays qu’elle a soumis à l’inclémence des hivers.

L’été n’a point de nuit pour les Groënlandais ; car au-dessus du 66e. degré, le soleil ne se couche point quand il a atteint le signe du cancer. Sous le 64e. degré il ne disparaît qu’à dix heures dix minutes du soir, pour reparaître cinquante minutes après. Ce n’est pas qu’il ne reste environ trois heures quarante minutes sous l’horizon ; mais comme on voit dans le mois de juin ses rayons toujours dardés ou réfléchis sur la cime des montagnes, on peut dire qu’il n’est pas tout-à-fait absent, d’autant plus que durant ce mois et le suivant il éclaire l’horizon par un crépuscule à la lueur duquel on lit et l’on écrit sans chandelle en très-petits caractères, les habitans de cet horizon profitent de ces longs jours pour chasser et pêcher toute la nuit ; et les navigateurs pour passer sans danger à travers les glaces des mers voisines. Quoique le soleil ne se couche point au fort de l’été, cependant sa lumière n’est pas aussi vive le soir qu’à midi ; mais son éclat baisse insensiblement avec son disque et devient faible comme un clair de lune, au point qu’on peut fixer ses rayons sans en être ébloui.

Par la même raison que le Groënland a des jours sans nuit, il doit avoir des nuits totales et sans mélange de jour. La baie de Disko ne voit point la face du soleil depuis le 30 novembre jusqu’au 12 janvier. On n’a, pour suppléer à cette absence, qu’un faible crépuscule qui naît de la réflexion des rayons que cet astre laisse tomber sur les hautes montagnes et sur les brouillards épais dont le froid compose l’atmosphère de la zone glaciale. Malgré cette absence du soleil, les nuits ne sont jamais aussi noires sous le pôle que dans les autres pays ; car la lune et les étoiles semblent y redoubler de lumière et de scintillation, et leurs rayons, répercutés par la neige et la glace dont la terre est couverte, jettent une lueur assez vive au milieu de ces nuits froides pour qu’on puisse marcher sans lanternes, et même lire facilement les caractères moyens d’imprimerie. Durant la disparition du soleil, la lune brille presque toujours sur ces climats ténébreux ; aussi ne l’y voit-on guère durant l’été, non plus que les étoiles, depuis mai jusqu’au mois d’août. Mais indépendamment de l’astre des nuits, on a pour s’éclairer une lumière continuelle qui brille dans le nord, et dont les nuances et les jeux variés font un des phénomènes les plus curieux de la nature.

« Sans entrer dans des recherches profondes sur la cause de cette lumière boréale, j’observerai, dit Crantz, que ni moi, ni personne de ceux qui ont vécu long-temps dans les pays les plus septentrionaux, nous n’avons jamais vu de véritable aurore boréale dans le nord ou le nord-est ; car ce n’en est point une que cette lumière bleue que l’atmosphère éclairée du soleil réfléchit sur l’horizon ; mais l’aurore boréale part constamment de l’est ou du sud-est, d’où elle s’étend presque toujours jusqu’au nord-ouest, et quelquefois éclaire tout l’horizon. Ainsi les aurores boréales n’ont pas la même situation au Groënland que dans la Norwége, la Laponie, la Russie et les autres contrées de l’Europe. Au reste, comme les glaces de la mer et les volcans de l’Islande sont à l’est et au sud-est du Groënland, et que ces phénomènes augmentent de temps en temps comme les lumières boréales, il peut y avoir entre ces effets singuliers de la nature des rapports et des liaisons qui, bien constatés par une suite d’observations, nous aideraient à découvrir la cause de l’aurore boréale.

» Tout ce que j’ai remarqué de particulier sur ce phénomène, continue Crantz, c’est que le temps s’adoucit à mesure que la lumière de ces aurores est plus tranquille, et qu’à proportion qu’elle s’agite et devient plus rouge, il s’élève des tempêtes vers le sud. » Cette observation est directement contraire à celles que nous faisons dans la zone tempérée sur ces mêmes apparitions.

On voit aussi depuis quelques années des feux-follets qui tombent du ciel dans l’eau. Sans parler de l’arc-en-ciel, des étoiles errantes, et d’autres météores ou phénomènes communs dans tous les pays, il y a dans le Groënland, plus souvent qu’ailleurs, des parhélies et des cercles lumineux autour de la lune qui sont autant d’effets de la brume, même dans le temps où le ciel paraît le plus serein. « J’ai vu, dit notre voyageur, un arc-en-ciel qui, au lieu de ses couleurs dominantes, n’offrait aux yeux qu’une raie d’un gris pâle sur un fond blanc. Le temps était alors obscurci et troublé par un nuage de grêle. Mais parmi tous les phénomènes, ce qui m’a le plus frappé et le plus occupé l’imagination, c’est d’avoir vu, dans un beau jour d’été fort chaud et très-clair, les îles de Kokernen présenter un aspect tout différent de celui qu’elles ont naturellement. D’abord elles paraissaient plus grandes comme à travers un verre de loupe, et si voisines, que de Godhaab où j’étais j’en comptais à quatre lieues de distance toutes les pierres et les creux remplis de glace. Quelque temps après la scène changea de face, et ne laissa voir qu’une campagne couverte d’un bois taillis. À cette décoration succéda bientôt un tableau mouvant de toutes sortes de figures où se représentèrent tour à tour des vaisseaux avec leurs voiles et leurs pavillons, des châteaux antiques et ruinés avec des tours renversées, des nids de cigognes et mille fantômes semblables que les nuages peignent souvent à l’imagination, mais qui, s’éloignant peu à peu, s’évanouirent enfin sans retour. Dans ces sortes d’apparitions, l’air est ordinairement clair, mais cependant chargé de vapeurs subtiles comme dans un temps chaud et pesant. Lorsque ces vapeurs s’arrêtent à une certaine distance entre l’œil de l’observateur et les îles de Kokernen, celles-ci s’agrandissent comme au travers d’un verre convexe ; et communément deux heures après il s’élève un léger vent d’ouest qui ramasse les vapeurs et les condense en un petit brouillard avec lequel se perdent et disparaissent ces jeux de la nature.

Crantz termine cet article intéressant par des observations éphémériques, où il rend compte des variations du temps, qu’il a suivies durant une année entière.

L’hiver de 1761 fut extrêmement doux et d’un temps variable, avec très-peu de neige.

Au mois d’août, il y eut un beau soleil, fort chaud, entremêlé de grêle qui venait du midi. Vers la fin, on eut du brouillard, de la glace, mais point sur la mer. Ce temps fut accompagné d’un soleil chaud, suivi de neige et d’une pluie froide.

En septembre, le vent fut d’abord nord-est, le temps clair et chaud, la glace d’un pouce d’épaisseur où le soleil ne donnait point. Ensuite le vent tourna vers le sud, et le temps fut d’une chaleur calme et très-pesante, puis le vent au sud-ouest avec de la pluie ; enfin une rude tempête du sud et puis du nord. Alors la terre fut gelée sans pouvoir dégeler au soleil. Il y eut deux ou trois pouces de glace, mais sur l’eau douce.

En octobre, vent du nord-est avec la neige, qui dura quelques jours ; ensuite même vent orageux et froid, puis la neige épaisse de quatre doigts, qui séjourna avec un temps très-mauvais venant du sud.

Au commencement de novembre, le vent du nord-est devint si froid, que l’eau gela dans les maisons, et les liqueurs au-dehors. Le fond des baies charria des glaces, et l’eau de la mer se gela. Cependant le soleil était si chaud durant le jour, que la neige disparaissait devant ses rayons. Ensuite le vent fut au sud, accompagné de grésil, puis le dégel, la grêle, la neige, enfin le vent au sud.

En décembre, tout fut couvert de neige. Après un temps d’orage et d’éclairs, vint un froid aussi vif qu’il en eût jamais été ; mais il fut bientôt suivi d’un temps doux et de vents de sud-est ; et l’année finit ainsi.

Le mois de janvier commença par des vents de nord-est, qui annoncèrent les grands froids de bonne heure, et charrièrent des glaces du fond des baies dans la mer. Ensuite le temps s’adoucit, la neige vint entremêlée de froids secs qui ne duraient que cinq ou six jours.

En février, même temps à peu près, mais bientôt suivi de grêle et de verglas ; puis un temps doux, avec un peu de neige, puis le dégel et la grêle, avec les vents d’est et du midi ; enfin le froid et la grêle tout ensemble.

Tout le mois de mars fut un printemps précoce ; et la saison, plus douce qu’on ne l’a communément en Allemagne, fut accompagnée des vents du sud, d’est et de nord-est, mais qui se calmaient durant le jour. On s’attendit à un mois d’avril froid, et à voir flotter les glaces par les vents du sud et d’orient.

En avril, le vent de nord-est amena d’abord des froids très-vifs qui devinrent supportables, puis un temps de grêle avec un vent de sud-est. On commençait à se passer de feu ; mais, vers la fin, le froid reprit très-vivement et se soutint, quoique le vent d’est amenât le dégel.

Au mois de mai le dégel fut interrompu par la gelée et de grandes neiges : ensuite des jours chauds et des nuits froides, puis la grêle à la fin.

Juin annonça l’été par des chaleurs. La terre dégela profondément. On sema les jardins. Vint ensuite un temps de neige froide, avec des vents de sud-ouest très-violens. L’été parut, mais rafraîchi par un vent de nord-est, et le mois finit par les brouillards et la grêle qui vinrent du sud-ouest.

Juillet produisit d’abord de la grêle, puis des jours chauds, mais agréables, suivis d’un vent du midi, dont la forte chaleur fut tempérée par le zéphyr de l’été.

L’auteur observe à la fin de ce journal que dans le Groënland il règne la plupart du temps un grand calme, dont la durée augmente à mesure qu’on avance dans le nord.

Il résulte en second lieu de ces observations que les vents sont aussi variables dans cette région que partout ailleurs. Souvent même il souffle un vent très-fort sur les côtes entre les îles, tandis qu’un calme profond domine sur la mer, ou tout au contraire la mer est agitée et la terre tranquille. On voit aussi les vents de terre qui règnent dans le beau temps changer le lendemain avec les vents de mer.

On remarque enfin que, dans les plus rudes hivers, il y a des vents du midi qui amènent un temps doux et de la grêle. C’est ce qu’on voit surtout à Disko, et plus loin dans le nord. Ces vents du sud sont d’autant plus agréables, qu’ils soulagent les hommes et les animaux, en leur fournissant par le dégel des eaux à boire ; mais ils occasionent aussi plus de glace, parce que la grêle et la neige, fondues au dégel, se regèlent d’autant plus vite dans les nuits froides, de même que l’eau, quand elle a été chauffée, est plus susceptible de congélation. Ainsi, comme le vent du midi souffle constamment au pôle arctique, il devrait y tempérer le froid par le dégel ; mais aussi la glace y reprend plus fortement.

Les terres méritent d’autant plus d’être observées dans le Groënland, qu’il y en a très-peu ; la mer qui l’environne ayant englouti presque toute la substance de ce pays dans ses golfes, où les glaces et les neiges brisées et fondues tombent et se précipitent avec ce qu’elles peuvent enlever et déraciner sur les rochers, qui ne sont, pour ainsi dire, que les ossemens nus et décharnés de la terre végétale et vivante. Ce qui lui reste de moelle et de séve n’est qu’une légère couche d’argile, de sable ou de tourbe. Cette argile, qui couvre les environs de Godhaab, est d’un bleu pâle, mêlée de sable sans sac et sans consistance. Ailleurs on en trouve d’une espèce plus grasse, d’un gris clair, avec le brillant d’un minéral semblable à l’argent, et la vertu de résister au feu. Ici l’argile est mêlée d’un sable fin et léger très-luisant ; et cette terre est propre à l’engrais des campagnes. Là, c’est une autre sorte de sable qui se mêle à l’argile ; ce sable d’un beau blanc comme des perles, est extrêmement pesant. La plupart des terres sablonneuses du Groënland tirent sur le gris ou le brun, et sont mêlées de quantité de pierres ; mais elles produiraient beaucoup de choses, si elles étaient engraissées.

La tourbe se trouve dans les endroits marécageux, avec un mélange de coquilles de moules, de sable et de gravier ; mais elle n’est pas bonne à brûler. La meilleure est entrelacée de racines, de mousse et d’herbes séchées, et quelquefois de débris de pierres et de bois. On la trouve dans les terrains bas, partie sur un fond sablonneux, et partie sur le rocher. Cette tourbe contient aussi des pétoncles, qu’on ne retrouve point ailleurs dans le pays ; ce qui, joint aux coquillages des moules, ferait supposer que la mer a couvert autrefois ce terrain. Mais il est encore plus probable qu’il s’est engraissé de la dépouille des montagnes voisines que la pluie a rongées jusqu’au roc. Une raison d’analogie vient à l’appui de cette conjecture ; c’est que la meilleure espèce de tourbe se trouve sur les sommets les plus élevés des petites îles désertes et de rochers presque nus, où des nuées d’oiseaux vont se jucher la nuit, et déposer leurs œufs durant le jour. Le peu de terre qu’il y avait sur ces hauteurs, étant mêlé avec le fumier de ces oiseaux, a dû produire de la mousse et du gazon dans son temps ; ces végétaux, nourris de nouvelles couches de fumier, de plumes, de coquilles d’œufs, d'ossemens, et d’autres débris qu’on déterre jusqu’à une certaine profondeur, ont formé à la longue un bon lit de tourbe de deux pieds d’épaisseur, qui couvre la cime des rochers. Cette tourbe est dure à couper, à cause des racines de végétaux dont elle est hérissées mais elle fait un très-bon feu et une belle flamme.

Après la terre viennent les rochers. On ne peut guère dire ce qu’ils contiennent, parce que les montagnes du Groënland ne sont pas assez accessibles pour qu’on y fouille. Mais, au défaut d’autres recherches, il est permis de juger des matières que renferment ces rochers par celles de leur surface, et par les fragmens ou les débris qui s’en détachent. Si les montagnes voisines du pôle sont moins hautes que celles des environs de l’équateur, elles ont aussi moins de neige et de glace, surtout les plus méridionales du Groënland. Celles-ci ne présentent qu’une roche dure d’un gris clair, sans lits ni veines bien distinctement tracés ; on n’y trouve habituellement de la neige que dans des fentes ou des crevasses profondes. Mais les glaces et les neiges ont établi leur séjour éternel dans les montagnes qui forment un large dos au milieu du Groënland. De tous ces sommets élevés il se détache de grands quartiers de roche, qui, se brisant dans leur chute, paraissent être au pied de la montagne les ruines d’une ville démolie. C’est là qu’on pourrait découvrir les matières qui ont servi à la formation de ces montagnes : mais il est extrêmement dangereux d’aller étudier la nature au milieu de ces débris, soit parce que l’on n’y arrive qu’à la sueur de son front, malgré le froid excessif, en sautant et roulant de pierre en pierre, au risque de se rompre le cou ; soit parce qu’un naturaliste peut y être à tout moment écrasé par la chute continuelle des quartiers que leur poids et leur pente entraînent des sommets dans les précipices ; aussi ces rochers, rongés par les siècles et les saisons, sont-ils les moins élevés. On voit à leurs fragmens, que la plupart contiennent des mines de toute espèce dans leur sein. Les rochers qui sont sur les côtes ou dans les îles de la mer ont bien plus de solidité : durs comme le marbre, et polis par l’agitation et l’écume des vagues qui les baignent, ils sont percés dans l’intérieur de cavernes profondes. Ces cavités ou fentes, plus communes que dans les montagnes des autres pays, n’ont guère plus d’un pied et demi de largeur, et sont creusées dans une direction perpendiculaire. On y trouve du spath, du quartz, du grenat, du talc, et d’autres pierres composées de substances hétérogènes. Il y a très-peu de ces rochers qui soient formes en couches comme l’est le grès : les veines ou lits qu’on y remarque ne sont guère parallèles à l’horizon, mais constamment obliques.

La plupart de ces rochers sont d’une pierre dure gris-blanc, composée en partie de gravier, et en partie d’argile, ou même de sable, comme la pierre de taille ordinaire, ou celle dont on fait les meules de moulin. On y trouve aussi des pierres à aiguiser très-fines, de couleur rouge ou jaune. Il y a une pierre de cette espèce qui contient des grains brillans, et qui se coupe en tranches comme l’ardoise. Les Groënlandais tirent du midi de leur pays une sorte de pierre à aiguiser d’un sable ou gravier rouge et fin, avec des taches blanches. Elle se polit comme le marbre, et peut s’employer dans les édifices.

On trouve sur le bord de la mer beaucoup de marbres de toutes sortes de couleurs, mais la plus grande partie noirs et blancs, parsemés de veines. Le rivage est couvert de quartiers informes de marbre rouge avec des veines blanches, vertes, et d’autres couleurs. Ce marbre s’est tellement poli par le frottement des flots, qu’il n’est pas de beaucoup inférieur aux plus beaux marbres d’Italie.

On voit peu de véritable ardoise dans le Groënland, quoiqu’il renferme çà et là des carrières d’une pierre brune assez fine, que les eaux minent et fendent en gros quartiers. On trouve dans le creux des rochers des spaths de toutes couleurs, et quelquefois de très-brillans. Les Groënlandais vont chercher sur les côtes méridionales, comme une rareté, des blocs d’une pierre planche à demi transparente ; elle est aussi fragile que du spath, mais si tendre, qu’on pourrait la tailler avec un canif, ou la couper sans peine avec les dents : ils trouvent encore au midi de l’albâtre assez blanc, mais qui n’a ni l’éclat ni le poli du nôtre, et qui ressemble à la poudre de cheveux, quand on le coupe.

Le Groënland a plusieurs sortes de pierres à l’épreuve du feu, comme le glimmer ou mica blanc, noir ou gris ; mais on ne peut le tailler en carreaux assez grands pour tenir lieu de vitres au fenêtres, comme on fait en Russie.

On y trouve en plusieurs endroits, et surtout à Bals-Fiord, une pierre tendre dont on fait la vaisselle. Elle est contenue dans des lits étroits et profonds entre les rochers. Il y en a une espèce (c’est la meilleure) d’un beau vert de mer, rayée de rouge, de jaune, et d’autres couleurs ; mais ces raies ont rarement quelque transparence. Cette pierre se pulvérise quand on la met en œuvre. Mais quoique fort tendre, elle est compacte et très-pesante. Comme on ne la trouve point disposée en couches, et qu’elle ne peut s’enlever ni par écailles ni par feuilles, il est difficile de la tailler en quartiers sans qu’elle se réduise en grumeaux. D’ailleurs cette pierre est plus souple au ciseau, ou même au tour, que le bois. Elle est douce et grasse au toucher comme le suif ou le savon : lorsqu’elle est frottée d’huile, elle a le luisant et le poli du marbre. Elle ne devient point poreuse à l’air, et prend de la consistance au feu. Sans parler des meilleurs creusets qui se font de cette pierre, les Groënlandais en font des ustensiles et des lampes. Comme la cuisine faite dans cette espèce d’ustensiles est plus saine et de meilleur goût que dans nos batteries de fer ou de cuivre , on envoie de cette vaisselle en Danemarck, où elle est très-recherchée, même dans les meilleures maisons. Crantz ne doute pas qu’elle ne soit préférable à la vaisselle ou poterie de Chiavenna, sur le lac de Côme, dont on fait tant d’usage dans toute l’Italie.

Rien de plus commun dans les montagnes du Groënland que l’amiante : son grain est un tissu de filamens longs d’un travers de doigt, séparés à distances égales par une sorte de jointure. Quand on la rompt, elle présente à l’endroit de la jointure une surface dure et polie comme une pierre à aiguiser ; mais, si l’on vient à la broyer, elle se déploie en fils d’une grande blancheur. Lorsque l’amiante est battue, amollie et trempée dans l’eau chaude, on la fait sécher sur un crible, puis on la peigne comme de la laine ou du lin, et l’on en file une étoupe dont on peut faire du linge. Sa qualité singulière est, comme l’on sait, que le feu lui tenant lieu de lessive et de savon, blanchit le linge, loin de le consumer. Les anciens brûlaient leurs morts enveloppés dans des draps de ce lin incombustible. Les Tartares et les habitans des Pyrénées en tricotent des bourses. On peut en faire du papier. Il servirait très-bien de mèche pour les lampes, si l’on avait soin de le nettoyer et de le peigner. Mais les Groënlandais n’ont pas tant d’industrie, et se contentent de prendre des éclats de cette pierre d’amiante, qu’ils trempent dans l’huile de baleine pour servir d’allumettes à leurs lampes : tant que ces allumettes sont imbibées d’huile, elles brûlent sans se consumer.

Ces peuples, malgré la pauvreté où la nature a voulu qu’ils vécussent, ont pourtant des pierres fines qu’ils ignorent ou méprisent sans doute, tandis que notre luxe les leur envie. « J’ai vu dans leurs montagnes stériles, dit Crantz, du jaspe, soit jaune, soit rouge, avec des veines d’une blancheur transparente, et des grenats de couleur foncée. »

On y trouve aussi du quartz et du cristal en grandes pièces. Il y en a de jaune et noir, tirant sur la topaze. Il y en a qui change comme l’opale, et réfléchit tantôt du jaune et tantôt du bleu.

Quant aux minéraux et aux métaux, il en sort quelques traces des entrailles du Groënland ; mais quand bien même on pourrait pénétrer dans les cavernes qui renferment ces trésors, quels qu’ils soient, il serait impossible d’exploiter ces mines faute de bois, et d’ailleurs la dépense excéderait le profit.

Ce pays de montagnes incultes ne manque ni de fer ni de cuivre. À la couleur de certains rochers, dont la surface tire sur le vert et le bleu, on juge qu’ils doivent contenir du cuivre. On en trouve quelquefois dans la pierre calcaire sons forme de vert-de-gris, solide en partie, en partie écaillé en lames très-minces. Les Groënlandais ont trouvé çà et là des morceaux de métal, grands ou petits, qu’au poids et au brillant ils prenaient pour de l’or ; mais à l’essai ces pièces, se sont trouvées de cuivre.

On rencontre aussi des marcassites au Groënland : elles ressemblent au cuivre, et jettent des étincelles quand on les bat avec le fer ; communément elles sont plates et carrées, quelquefois plusieurs unies ensemble.

On ne croit pas que les Groënlandais aient du nitre, de l’alun, ni du vitriol, quoiqu’ils prétendent qu’il y a de ces matières dans une source minérale du midi, dont l’eau leur sert à se guérir de certaines maladies, et à préserver leurs fourrures de la corruption. La pierre ponce est rare aussi dans le Groënland ; cependant on en trouve quelques morceaux de blanche, de grise, et beaucoup plus de noire, que la mer y aura sans doute entraînés des volcans de l’Islande.

Quels végétaux peut-on attendre d’un pays où la nature se refuse à tous les vœux et les efforts des hommes, où la terre et la mer semblent défendre d’aborder et d’habiter, où le froid enfin ne laisse ni sol, ni suc, ni rien de tout ce qui peut offrir, je ne dis pas un séjour, mais un passage aux voyageurs ? Car le Groënland n’est pas même un chemin sûr pour aller au pôle, fut-il d’ailleurs ouvert pour l’Amérique.

Comment s’arrêter ou passer dans des terres où les montagnes ne sont que pierre et glace et où la plupart des vallons sont à peine couverts d’un peu de mousse et d’herbe, productions de quelques marécages ? Les coteaux les moins escarpés qui retiennent une légère portion du sable et de la terre que les torrens de pluie et de glace entraînent des montagnes, les lies qui n’ont pour habitans que des oiseaux sauvages, dont le fumier rend à ces terres ingrates plus de sève et d’aliment qu’elles n’en fournissent ; ces collines et ces îles ne produisent que quelques herbes éparses parmi des bruyères et des buissons. Encore cette verdure est-elle courte et maigre en raison de l’aridité du sol proportionnée à la rigueur du climat glacial. Cependant, autour des cabanes et des tentes des Groënlandais, les sables que la mer a jetés ou laissés sur le roc, nourris du sang et de la graisse des baleines qu’on pêche sur les côtes, reproduisent en retour une assez grande qualité d’herbe épaisse et fine, mais qui n’est ni si haute ni si large qu’en Europe, parce qu’elle pointe, mûrit et sèche en très-peu de jours, sous un ciel où l’hiver laisse à peine deux mois de trêve à la terre.

En vain les Européens ont tenté d’y semer de l’avoine et de l’orge. La paille ou le tuyau croissent assez vite, mais rarement vont-ils jusqu’à l’épi, et jamais à la maturité, même dans le temps et les lieux les plus chauds du Groënland, parce que les nuits froides y reviennent trop tôt. C’est par la même raison que le pays ne peut avoir aucune production des jardins ; car à la mi-juin, où l’on plante, la terre est encore gelée par-dessous ; et dès le mois de septembre le froid y reprend et gèle la surface. Il faut donc tout arracher ou le laisser périr, excepté les porreaux, qui passent l’hiver sous la neige. La salade et les choux ne peuvent se transplanter, et restent toujours petits. Il n’y a que les raves qui croissent au Groënland aussi bien qu’ailleurs, et quelques navets qui ne sont pas plus gros que des œufs de pigeon, mais qui sont bons à manger, même verts. Du reste, rien ne vient et tout périt sur pied ; encore ce peu de légumes ou de plantes a-t-il besoin, pour réussir, d’être à l’abri des vents du nord et des branchages ou bois flottans que la mer charrie et jette sur ses bords.

Il croît dans les rochers une espèce de jonc dont les Groënlandais font des paniers ou des corbeilles, et une graminée parmi les graviers, autour des habitations. C’est de cette herbe que les Groënlandais mettent dans leurs souliers ou leurs bottes pour se garantir les pieds des incommodités de la glace et de l’humidité.

La verdure la plus commune dans le Groënland est la mousse. « Un jour que j’étais assis sur un rocher, dit Crantz, j’en comptai plus de vingt espèces autour de moi sans sortir de ma place. Il y en a d’épaisse, qui est douce comme une fourrure. On s’en sert pour boucher les fentes des cabanes. »

Une espèce de mousse dont les fibres ont une palme de longueur, et sont serrées entre elles comme celles des champignons, tient lieu d’amadou et de mèches pour les lampes. Une autre sorte ressemble au lycopodium.

La mousse des rennes est abondante, et nourrit quelquefois les hommes dans les extrémités de la faim. Un autre lichen est encore d’une plus grande ressource ; car on le mange, dit-on, comme du pain, de même qu’en Islande. Ces deux sortes de végétaux sont d’abord désagréables à la bouche ; mais, quand on en a mâché et avalé, ils laissent un goût de seigle qui plaît. Le Groënland produit des champignons et des mousserons. On y voit des genévriers qui restent toujours fort bas, quoique la graine soit plus grosse et plus forte qu’en Europe.

Le Groënland produit trois espèces de saules ; mais toutes sont arrêtées par le froid à la surface de la terre, et ne s’élèvent guère au-dessus. Des myrtilles, des ronces, la camarigne, offrent leurs baies aux Groënlandais, qui en mangent et en conservent pour l’hiver. Le bois de ces arbustes sert à allumer du feu.

Les bouleaux nains, qu’on distingue à leurs feuilles dentelées, ne prennent point non plus d’essor, et ne montent jamais à une certaine hauteur. Cependant, sur les côtes méridionales du Groënland, où le soleil est plus chaud et séjourne davantage, les arbrisseaux, et surtout les aunes qui croissent au bord des ruisseaux, poussent jusqu’à la hauteur d’un homme, sur trois ou quatre pouces d’épaisseur. Mais ils viennent si courbés, qu’on en fait peu de commerce ; de sorte que ce bois, très-commun au Groënland, y est en même temps fort inutile, car les habitans ne s’en servent pas même pour le chauffage.

Le sorbier vient très-aisément dans ce pays froid, et y produit en abondance des fruits âpres et durs. On y trouve encore une espèce de pois que les Groënlandais ont appris des Européens à faire cuire et à manger. Les habitans parlent aussi d’un fruit qu’on voit, disent-ils, sur la côte méridionale, et qui doit ressembler tout au plus à nos grosses prunes jaunes, quoiqu’ils les comparent aux oranges. Mais, quelle que soit la richesse de la nature en ce genre de productions au midi du Groënland, la stérilité de la terre se fait sentir partout en allant au nord, et semble y augmenter à chaque pas, jusqu’à la pierre aride et nue.

Les autres productions végétales sont l’oseille, qui est très-commune ; les Groënlandais, très-peu frugivores en général, recherchent et mangent cette plante ; le capillaire, le pied de lion, le mouron, l’anserine. L’angélique, très-haute et très-forte, vient en abondance dans les vallées étroites où il fait le plus chaud. Les Groënlandais en mangent la tige et la racine avec délices ; aussi est-elle meilleure dans les pays froids que dans les climats méridionaux, ainsi que toutes les plantes des montagnes en général. La bistorte, dont on mange la racine parce que c’est un amer astringent. L’œillet de montagne, d’une odeur agréable, mais faible ; la consoude, l’érysimum, la prêle ou queue de cheval, la petite fougère. La grande fougère : on en prend comme du tabac ; elle fait moucher. La petite gentiane, la scabieuse des bois, le cresson alenois, la pédiculaire, la pyrole, la livèche, qui se mange avec sa racine ; son goût approche du céleri. La lysimachie à fleurs blanches, la tormentille, la quinte-feuille, diverses renoncules, le serpolet, le pissenlit, la saxifrage blanche, le petit trèfle, la véronique à fleur bleue, la violette blanche et la bleue, qui n’ont aucune odeur.

La plante la plus commune et la plus utile est le cochléaria. C’est le souverain remède contre le scorbut. La nature l’a mis au Groënland à coté du mal. On l’y trouve abondamment partout où la terre est engraissée de la substance des phoques et de la fiente des oiseaux. Il croît fort vite, et si aisément, qu’on en verra douze tiges sortir d’une racine, quoiqu’il ne soit sur pied qu’un seul hiver. La semence en tombe sur la terre en automne ; sans doute que les oiseaux l’y portent, ou quelle se trouve dans leur fiente. La plante se fait jour au printemps, on la cueille avant les grands froids, et on la garde tout l’hiver cachée exprès sous la neige, pour en faire une soupe dont le goût paraît excellent, du moins dans un pays où tout manque.

C’est un spécifique contre tous les maux : aussi en mange-t-on de toutes les façons, et surtout en salade ; car, loin d’être désagréable au goût, comme en Europe, le cochléaria du Groënland a un certain aigre-doux qui plaît quand il est fraîchement cueilli : cependant, lorsqu’on en mange beaucoup le soir, il trouble le sommeil ; ce qui prouve que, comme il abonde en sucs échauffans et stimulans, il doit faciliter la circulation du sang. « Toutes les fois, dit Crantz, que je me suis senti dans l’hiver quelques symptômes de scorbut par le défaut d’exercice, comme une certaine mélancolie, de la pesanteur dans les membres, des vapeurs, une chaleur ou une oppression de poitrine, et d’autres semblables incommodités qui peuvent être accompagnées de quelque éruption cutanée, une poignée de cochléaria, jetée dans un verre d’eau froide, m’a délivré promptement de tous ces maux. » C’est un antidote universel pour les Groënlandais ; mais ils ont une aversion invincible pour tous les végétaux dont la production tire quelque substance de l’ordure et des immondices de l’homme.

C’est ici le lieu de parler des plantes de la mer, peut-être plus nombreuses que celles de la terre, surtout au Groënland, où l’un de ces élémens s’enrichit tous les jours aux dépens de l’autre ; car les pluies, roulant dans l’Océan tout ce qu’il y a de germes sur les montagnes, le fond des mers, s’il venait tout à coup à se découvrir, offrirait peut-être, en certains endroits, un aspect moins aride et moins effrayant que celui des terres du Groënland. Ces sables, profondément cachés, que le flot et le flux battent et remuent sans cesse, ne sont pas sujets aux frimas, et ressentent sans doute l’influence de l’humide végétal que la mer y dépose elle-même, ou du moins qu’elle y nourrit. Cet élément, si terrible pour tous les êtres vivans qu’il n’a pas conçus dans son sein, crée et produit aussi ses végétaux dont il nourrit la plupart des animaux qui l’habitent, puisqu’ils ne vivent pas tous les uns des autres. Ces grottes et ces campagnes toujours vertes que l’imagination des poëtes nous fait voir dans le palais de Téthys, ne sont donc pas une pure fiction, mais une exagération des richesses que la nature recèle et conserve au fond du lit des mers, comme un dépôt qu’elle doit rendre un jour.

Quoi qu’il en soit de ces conjectures, la mer a ses gazons : on en trouve sur les côtes du Groënland, qui sont hérissés d’une herbe longue et rameuse, mais dont les nombreuses racines servent moins à la nourrir qu’à l’ancrer à la terre. Ces racines s’attachent aux rochers et s’entortillent autour des pierres et des moules, par tant de nœuds et de replis, que les tempêtes qui brisent les vaisseaux ne peuvent souvent arracher de sa place une poignée de gazon. Il y a des plantes marines qui croissent auprès des côtes. « J’en ai compté, dit Crantz, plus de vingt sortes, depuis la longueur d’un demi-pouce jusqu’à un pied. » Plus on avance dans la mer et plus elle a de profondeur, plus les plantes qu’on y trouve sont longues et larges. Les unes et les autres, celles qui sont loin ou près de la terre sont couvertes d’une multitude d’animalcules ou d’insectes presque invisibles, mais avec la différence qu’on ne reconnaît ces animaux, dans les plantes éloignées des terres, qu’à la trace de leurs dents, par les trous dont les feuilles sont criblées. Les plus petites, qui viennent au bord des côtes, ont une espèce de pellicule qui ressemble à la cosse des pois ou des fèves, et qui est remplie de petits grains noirs : mais comme l’observateur déjà cité n’a jamais vu de grains prendre une consistance qui annonce la maturité, il conclut qu’ils ne contribuent pas à la propagation de la plante, et qu’elle tire son germe reproductif d’une espèce de glaire qui l’enveloppe.

Quelques-unes de ces plantes ressemblent aux feuilles de chêne ; mais les gazons de mer qui croissent loin du bord ont à peu près la forme de l’algue qui couvre les étangs. Ces plantes s’entrelacent par le mouvement des vagues comme la corde d’un câble, souvent de la grosseur du bras d’un homme, à la longueur de plusieurs brasses. Les plus grosses ont une tige creuse de deux ou trois brasses de long ; tout-à-fait minces à la racine, leur tige croît jusqu’à deux ou trois pouces d’épaisseur. La feuille est également longue de deux ou trois brasses, sur un pied et demi de largeur. Une autre espèce de ces longues plantes a une tige plate qui sépare la feuille au milieu. Quand on sèche à l’ombre ces deux sortes de plantes, il se cristallise sur la première un sel très-fin en longs filets, et sur la seconde une espèce de sucre. C’est vraisemblablement le fucus saccarin que les Islandais mangent avec du beurre. Les brebis la broutent en hiver, et les Groënlandais, non plus que les Européens, ne dédaignent pas de s’en nourrir quand ils manquent de vivres. La mer fournit encore une espèce de feuille rouge et verte, fort tendre et rafraîchissante, qu’on y mange en salade pour se guérir ou se préserver du scorbut.

Tels sont à peu près les végétaux que l’homme a pu découvrir au fond d’une mer couverte de glaces. C’est surtout dans l’histoire d’un pays aride et désert comme le Groënland qu’il est permis de ne rien laisser échapper de ce que la nature y dérobe aux outrages de l’hiver ; et quand on n’a point de choix à faire, il faut tout recueillir.