Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XX/Quatrième partie/Livre IV/Chapitre III

CHAPITRE III.

Habitans du Groënland.

Les Groënlandais, qui s’appellent eux-mêmes innuit, c’est-à-dire hommes, pour se distinguer des autres nations dont ils ne connaissent souvent que les vices, reçoivent des Islandais le nom de Skraellinger, par mépris pour la petitesse de leur taille, qui reste presque toujours au-dessous de cinq pieds de hauteur. Cependant elle est bien conformée, et dans les justes proportions d’un bel ensemble. Du reste, ils ont un visage large et plat, des joues rondes et potelées, mais dont les os s’élèvent en avant ; des yeux petits et noirs, mais sans feu, sans étincelle d’esprit ou d’âme ; un nez qui, sans être plat, n’est point assez grand ni saillant ; une bouche communément petite et ronde ; la lèvre inférieure un peu plus grosse que celle d’en haut. Leur couleur en général est olivâtre ; leur teint est brun, mais animé d’un rouge vif ; ce qui prouve qu’ils ne sont pas naturellement bruns (car leurs enfans naissent assez blancs), mais que cette couleur sombre leur vient de la malpropreté où ils vivent ; toujours dans la graisse ou dans l’huile, assis à la fumée de leurs lampes, et se lavant très-rarement. Que si le climat contribue à leur donner à la longue cette couleur d’olive, peut-être sera-ce un effet de la brusque alternative de froid et de chaud qu’ils éprouvent, passant tous les ans d’un hiver excessivement long et rigoureux aux chaleurs brûlantes d’un soleil qui reste près de deux mois sur l’horizon. Mais il est probable qu’ils doivent le fond brun de leur teint à leur nourriture onctueuse, épaisse et grasse, qui s’incorpore et s’insinue si bien dans leurs veines, que leur sueur en contracte une odeur d’huile et de poisson, et que leurs mains sentent le lard de phoque qu’ils mangent et touchent perpétuellement. Cependant il y a des Groënlandais passablement blancs qui ont les joues rouges, et le visage d’une rondeur point trop marquée ; en sorte que, dans certaines montagnes de la Suisse, ils ne passeraient pas pour étrangers.

Le Groënlandais a les cheveux noirs, épais, forts et longs, mais rarement de la barbe, parce qu’il se l’arrache ou l’épile. Il a les mains petites et charnues, les pieds de même ; la tête et les membres assez gros ; la poitrine haute, les épaules larges, surtout les femmes, qui sont accoutumées dès leur jeunesse à porter de lourds fardeaux. Ils ont le corps fourni de chair, communément gras et très-sanguin ; avec ce préservatif naturel, et des fourrures bien épaisses, ils s’exposent au froid la tête et le cou nus ; et dans leurs maisons ils ne se couvrent que depuis la ceinture jusqu’aux genoux ; mais la vapeur chaude qui sort de leurs corps en cet état n’est pas supportable aux Européens. Un missionnaire a de la peine à y résister dans l’église, même en hiver ; car les Groënlandais exhalent tant de chaleur, qu’il y sue à grosses gouttes, et ne peut respirer par l’épaisseur des émanations de son auditoire.

Les Groënlandais ont le pied leste et la main adroite. On voit chez eux peu de malades, d’infirmes, d’avortons, ou d’enfans contrefaits. D’ailleurs peu propres à ce qu’ils n’ont jamais fait, ils sont habiles dans les choses d’habitude. Ils montrent en général beaucoup de courage ; et ce n’est pas cette ardeur passagère et momentanée qui naît de la vivacité de l’imagination, mais plutôt cette constance qui vient de la force du corps. Un homme qui n’aura rien mangé depuis trois jours, ou qui ne sera repu que d’algue ou d’herbe marine, luttera hardiment avec son canot contre la tempête et la fureur des vagues. Les femmes porteront jusqu’à quatre lieues sur leurs épaules un renne tout entier, une pièce de bois, ou un quartier de pierre, qui pèseront le double de ce qu’un Européen pourrait soulever.

Le caractère de la nation groënlandaise n’a rien d’assez tranchant ni d’assez marqué pour être bien défini. La disposition flegmatique et tranquille de leur humeur les porte à une sorte de mélancolie ou de morne stupidité ; l’abondance du sang rend leur colère furieuse quand elle est provoquée par de rudes assauts ; mais il en faut de très-violens pour agiter et remuer des âmes qui ne sont ni vives ni fort sensibles. Ils n’ont ni de la gaieté jusqu’à la joie, ni de la joie jusqu’à la folie ; ils sont au reste d’une humeur assez paisible pour une société sûre. Contens du présent, ils ne se souviennent guère du passé, ni ne s’inquiètent de l’avenir ; aussi donnent-ils plus volontiers qu’ils n’amassent. Assez ignorans et grossiers pour s’estimer beaucoup, ils mettent tout leur esprit à se moquer des Européens : cependant ils conviennent que ces étrangers ont plus d’intelligence qu’eux ; mais ils ne jugent pas que cet avantage soit d’un grand prix. Y a-t-il rien de meilleur que la chasse du phoque ? et quand on a ce qu’il faut pour vivre, à quoi sert le reste ? C’est là toute la logique de ce peuple simple sans bêtise, et sensé sans raisonnement. Il se croit, avec ce peu d’idées, mieux policé que les étrangers, parce qu’il les voit tomber dans des excès qui lui sont inconnus. S’il s’en trouve un seul qui soit d’un caractère doux et modéré, c’est dommage, disent les gens du pays, qu’il ne soit pas né parmi nous : mais il se fera, ce sera bientôt un homme ; et cela veut dire un Groënlandais. Pour l’ordinaire, ils aiment mieux céder que disputer ; aussi, quand leur patience est poussée à bout, ce sont des lions qui ne craignent plus rien. Ils supportent quelquefois les injures des hommes, comme celles de la fortune, ou comme les maux de la nature, avec une indifférence qui passe le stoïcisme, moins par art et par réflexion que par insensibilité de caractère : mais s’ils prennent du chagrin et de l’animosité pour quelque offense, les y voilà plongés jusqu’au moment de la vengeance ; d’autant plus terribles dans leur ressentiment qu’ils s’y livrent avec plus de peine et l’ont nourri plus long-temps.

Quoique les peuples sauvages, ainsi que l’homme en général et tous les animaux, soient portés à la paresse et à l’oisiveté, la rigueur et la stérilité du climat ne permettent guère au Groënlandais d’être long-temps sans rien faire. Cependant ils ont cette inconstance naturelle aux enfans, qui leur fait entreprendre cent choses et les abandonner ; curieux et bientôt dégoûtés de tout ce qu’ils ignorent. Dans les longs jours du Groënland, on ne dort que cinq ou six heures, et dans les longues nuits, que huit heures au plus ; mais si l’on travaille ou si l’on veille toute la nuit, on dormira volontiers tout le jour. Dès le matin un Groënlandais monte sur quelque éminence, et d’un air pensif regarde le ciel et la mer ; quel temps il aura ; la peine et le danger que le jour lui prépare ; et son front prend l’aspect nébuleux ou serein de l’horizon. Mais quand il n’y a point de travail pour la journée, ou qu’on revient le soir d’une heureuse pêche, c’est alors qu’on est de belle humeur, qu’on parle et qu’on s’égaie dans le calme et la prospérité. Tel est l’homme sur toute la face de la terre ; plus ou moins semblable ou contraire à lui-même, en raison de la variété de ses besoins et de ses goûts, mais toujours abruti par la peine ou tourmenté par le travail.

On a demandé plus d’une fois comment s’est répandu chez l’espèce humaine l’usage de la chair et du sang des animaux. Interrogez les Groënlandais : leur situation vous répondra pour eux. Ils naissent tous chasseurs ou pêcheurs. De quoi vivraient-ils, de quoi s’habilleraient-ils sans les rennes, les oiseaux de mer et les phoques ? Dans les climats de l’Inde et de l’Asie, où des prés toujours fleuris entretiennent sans interruption le lait des troupeaux ; où les arbres continuellement verts ne manquent jamais de fruits ; où les buissons mêmes nourrissent l’habitant qui se repose sous de vastes ombrages ; où le soleil non-seulement dispense de l’invention des vêtemens mais en interdit le fardeau, sans doute ce fut offenser la nature que d’égorger les animaux encore peut-être fallait-il exterminer toutes les espèces avec qui l’on ne pouvait vivre en paix ni en société. De la fécondité de ces heureux pays devaient éclore dans le cerveau des beaux génies l’allégorie de l’âge d’or et le système du régime pythagorique. Mais le siècle de fer et l’usage du sang sont naturels au Groënland, et la guerre y est née avec l’homme, que la terre y force de vivre de carnage ou de mourir de faim. On a déjà vu qu’elle n’y donne rien dans l’été que l’hiver ne reprenne à l’instant, c’est-à-dire, quelques herbes qui servent plutôt de remède que d’aliment, à peine écloses au soleil, et bientôt couvertes par la glace. Les Groënlandais se trouvent donc obligés de courir après les rennes ; mais cette espèce, rare en des pays d’un froid trop excessif, est consommée à la chasse même, et l’on n’en peut faire de provision. D’ailleurs les Groënlandais ne mangent guère de chair tout-à-fait crue ou sanglante, comme on le croit, et comme le font réellement bien des peuples chasseurs. Il est vrai que, dès qu’ils ont tué quelque animal, ils dévorent sur-le-champ un morceau de sa chair ou de sa graisse, et qu’ils boivent de son sang tout chaud ; mais peut-être est-ce un effet de la superstition, et non pas de la faim et de la voracité : car s’il n’y a point quelque mystère dans cette coutume, pourquoi verrait-on une femme, quand elle dépouille un phoque, en donner un ou deux morceaux de graisse à toutes les personnes de son sexe qui se trouvent autour d’elle, et point aux hommes, qui rougiraient même d’en recevoir ?

Au défaut des plantes et des végétaux, et dans la disette des animaux terrestres, ce peuple pêcheur vit de poisson, ou plutôt de cette espèce amphibie qui tient le plus à la terre par sa conformation et ses besoins ; c’est encore une fois le phoque. On en garde la tête et les pieds en été sous le gazon, et tout le corps en hiver sous la neige. Les Groënlandais mangent une pièce de phoque, moitié gelée ou moitié pourie, avec autant d’appétit et de plaisir que les peuples délicats en trouvent dans le gibier. On fait dessécher à l’air certaines parties de l’animal, telles que les côtes, pour les servir ainsi sans autre préparation ; il en est de même du saumon, du lodde et du flétan, qu’on découpe en longues tranches. Pour les oiseaux et la plupart des poissons, on les mange bouillis ou étuvés, mais sans autre sel qu’un peu d’eau de la mer. Quand on a pris un phoque, le premier soin est de fermer la plaie mortelle dont il est abattu, pour retenir le sang dans ses veines jusqu’à ce qu’on puisse le transvaser dans des pots, où on le conserve pour en faire la soupe. On mange les entrailles des petits animaux, sans autre précaution que de presser les boyaux avec les doigts pour en faire sortir les ordures. La matière contenue dans le ventre d’un renne est si précieuse et si exquise au goût des Groënlandais, qu’ils en font des présens à leurs meilleurs amis. Ce ventre de renne et la fiente de la perdrix, préparés dans l’huile fraîche de baleine, sont pour ce peuple ce que sont parmi nous la bécassine et le coq de bruyère. Cette nation a ses ragoûts et ses sauces comme une autre.

Par exemple, on prend des œufs frais qu’on mêle avec des baies de ronce et avec de l’angélique ; on jette le tout dans une outre de phoque remplie d’huile : c’est un excellent cordial pour l’hiver. On arrache avec les dents la graisse qui tient à la peau des eiders ; et quand on prépare les peaux de phoque, on racle avec un couteau la graisse qui était restée de l’animal écorché : de ce mélange il se fait une espèce d’omelette, qui est le mets délicieux et favori des Groënlandais. Ils ne boivent point l’huile de baleine, comme on l’a débité, la réservant pour les lampes ou pour leur trafic ; mais ils mangent volontiers des loddes secs dans la graisse de phoque, dont ils se servent aussi pour frire le poisson, ayant l’attention de la bien mâcher avant de la cracher dans la poêle. Leur boisson est de l’eau claire qu’ils tiennent chez eux dans des fontaines ou vases de cuivre, ou dans des auges de bois qu’ils font eux-mêmes très-proprement, et qu’ils ornent d’anneaux et d’os, ou d’arêtes de poisson artistement travaillés. Ils ont soin d’entretenir cette provision par un supplément d’eau fraîche qu’ils vont chercher chaque jour avec une cruche ; c’est une peau de phoque bien cousue, et qui sent le cuir à demi-tanné. Pour rafraîchir leur eau, qui s’échauffe promptement dans leurs cabanes, ils y jettent un morceau de glace ou de neige.

Ce peuple est très-malpropre à table comme partout ailleurs. Rarement ils nettoient leurs chaudières ; mais les chiens leur en épargnent la peine avec la langue. Cependant ils ont soin de leur vaisselle de pierre ollaire. Ils mettent leurs viandes bouillies dans des plats de bois, après avoir bu le bouillon ou mangé la soupe avec des cuillères d’os ou de bois. Mais leurs viandes sèches sont étalées par terre ou sur un vieux cuir ; c’est là leur nappe : ils prennent le poisson dans le plat avec les mains, et le dépècent avec les dents ; pour la viande, c’est avec les dents qu’ils la happent, comme ferait une meute. À la fin du repas, leur couteau leur tient lieu de serviette ; ils s’en raclent les dents et la bouche, lèchent la lame, puis leurs doigts, et l’on sort de table. De même, quand ils sont couverts de sueur, ils la ramassent et la portent à la bouche pour n’en rien perdre. Lorsqu’ils veulent traiter un Européen avec toute la politesse de leur pays, ils lèchent d’abord le morceau qu’il doit manger, pour nettoyer le sang et l’écume qui s’y étaient attachés dans la chaudière ; et si l’on refusait une offre si friande, ce serait manquer de civilité que de ne pas accepter la leur. Ce sont à cet égard les mœurs de tous les sauvages.

Ceux du Groënland mangent quand ils ont faim. Mais leur principal repas se fait le soir, au retour de la pêche ; alors on invite les voisins qui n’ont rien pris, sinon on leur envoie une portion du butin. Les hommes mangent à part, mais les femmes n’y perdent rien ; car, tout devant passer par leurs mains, elles se régalent entre elles en l’absence et aux dépens de leurs maris. C’est leur grand plaisir alors de voir leurs enfans se remplir la panse, puis se rouler sur le plancher afin de presser leurs intestins, et d’y faire encore de la place à la bonne chère.

Ce peuple est-il heureux ou malheureux ? Il ne songe point au lendemain. Lorsqu’il est dans l’abondance, il ne quitte la table qu’à la fin de ses provisions, pour danser et se réjouir, dans l’espérance que la mer fournira chaque jour à ses besoins renaissans. Mais quand les mauvais temps arrivent, que les phoques disparaissent au printemps pour deux ou trois mois, que la rigueur des saisons ou quelque surcroît de calamités amènent la disette, alors on voit les tristes Groënlandais passer des jours entiers sans manger, si ce n’est le peu de moules et d’algue qu’ils trouvent par hasard : réduits par degrés au cuir de leurs souliers, et même aux peaux de leurs tentes, qu’ils font bouillir dans l’huile destinée à leurs lampes, ils prolongent ainsi de misérables jours qui doivent bientôt s’éteindre par la famine.

Ils aiment extrêmement certaines denrées étrangères, comme le pain, le gruau d’avoine, les pois et la morue sèche, et plusieurs ne s’y sont déjà que trop vite accoutumés ; mais ils ont la plus forte aversion pour la viande de cochon, parce que cet animal mange toutes sortes d’ordures. Il est également singulier que la chair de cochon ait de tout temps déplu aux peuples les plus sales, et qu’elle soit encore recherchée des plus raffinés en propreté.

Les Groënlandais abhorraient autrefois les liqueurs fortes, qu’ils appelaient de mauvaise eau. Mais ceux qui commercent avec les Européens en boivent très-volontiers, surtout quand elles ne leur coûtent rien. Ils feindront quelquefois de se trouver mal pour qu’on leur donne du brande-vin, et c’est en effet leur vie et leur salut dans les indigestions.

Ils aimeraient aussi le tabac à fumer, s’ils en avaient à discrétion ; mais il leur manque souvent, d’autant plus qu’ils en font sécher les feuilles sur un plat chaud, et les pilent ensuite dans un mortier de bois pour en prendre par le nez. Ils sont même tellement accoutumés à cet usage dès l’enfance, qu’ils ne peuvent en quitter l’habitude, et ce serait peut-être un mal pour eux d’y renoncer, à cause de l’abondance des humeurs que la fumée des cabanes leur fait couler des yeux, qu’ils ont naturellement affaiblis par la neige.

Les Groënlandais sont à proportion mieux traités de la nature pour le vêtement que pour la nourriture ; et la peau des animaux leur manque moins que la chair : ils ont des fourrures de toute espèce. Leur vêtement de dessus est une sorte de robe longue, cousue de tous les côtés, faite de façon à la passer comme une chemise par-dessus la tête, en y fourrant en même temps les deux bras. À cet habit long tient un capuchon, dont on se couvre dans les temps froids ou humides. Cet habillement, chez les hommes, ne vient qu’à mi-cuisse, et ne serre pas de bien près ; mais comme il est fermé par-devant, il garantit assez du froid. Ils ont pour chemise une fourrure d’eider avec la plume en dedans, ou plus souvent encore des peaux de renne ; cependant ils gardaient autrefois les plus fines de cette espèce pour en faire des vestes ; mais elles sont devenues si rares, qu’il n’y a plus que les femmes les plus riches qui puissent prétendre à cette parure. Les Groënlandais s’habillent communément des peaux de phoques, dont ils tournent en dehors le côté le plus rude. Ces habits sont bordés et garnis sur les coutures de cuir rouge ou blanc du même animal : ce sont là leurs galons d’or et d’argent. Ils ont pourtant aujourd’hui des chemises de drap et même de toile, soit de coton, soit de lin, mais toujours faites à la façon et sur la coupe du pays. Leurs culottes sont de phoque ou d’une peau de renne, mais très-courtes, tant de la ceinture que de la cuisse. Leurs bas sont faits avec la peau de jeunes phoques trouvés dans le sein de la mère, et leurs souliers d’un cuir noir, doux et préparé. Cette chaussure est attachée aux pieds avec des courroies, qui passent par-dessous la plante. Les semelles débordent de deux doigts, tant devant que derrière, un peu recourbées en dehors ; elles sont faites avec beaucoup de propreté, mais sans talons. Les gens à qui le trafic donne une sorte de richesses portent maintenant des capes, des culottes et des bas de laine.

Mais en mer tous prennent par-dessus l’habit ordinaire un manteau noir, de cuir de phoque le plus uni, pour se garantir de l’eau ; et par-dessus la veste, une chemise faite des boyaux de cet animal, pour conserver leur chaleur naturelle et ne point contracter d’humidité. « La casaque de mer est une espèce de jaquette où l’habit, la culotte, les bas et les souliers ne forment qu’une pièce : elle est faite de peau de phoque, unie et sans poil, et si bien cousue, que l’eau ne saurait y pénétrer. Il y a devant la poitrine un petit trou par lequel ils soufflent autant d’air qu’ils jugent à propos pour se soutenir sans aller au fond, et ils le bouchent ensuite avec une cheville. À mesure qu’ils augmentent ou qu’ils diminuent l’air en dedans de cet habit, ils descendent et remontent comme bon leur semble : ce sont de vrais ballons qui courent sur l’eau sans s’y enfoncer. »

L’habillement des femmes diffère très-peu de celui des hommes. Leurs jaquettes ont les épaules et le capuchon plus haut, et ne sont pas taillées horizontalement vers le bout ; mais en s’arrondissant depuis la cuisse jusqu’en bas, elles forment devant et derrière deux longues oreilles, dont la pointe ourlée de fil rouge descend au-dessous du genou. Elles portent aussi la culotte avec des caleçons par-dessous : elles aiment à faire leurs culottes et leurs souliers de cuir rouge ou blanc, avec une couture sur le devant, façonnée et travaillée très-proprement. Les mères et les nourrices ont une sorte d’habillement assez ample par-derrière pour y porter un enfant ; ce vêtement chaud et commode tient lieu de berceau et de lange au nouveau-né, qu’on y enveloppe tout nu. Pour l’empêcher de tomber, les femmes relèvent et rattachent cette robe autour de leur jaquette avec un ceinturon de cuir arrêté sur le devant par un bouton ou une boucle. Les habits de tous les jours sont dégoûtans de graisse et couverts de poux, vermine que les Groënlandais n’ont pas honte de croquer avec les dents : cependant ils tiennent assez propres leurs habits de parure.

Les hommes portent les cheveux courts. Quelques-uns les coupent ras du front pour qu’ils ne leur tombent pas sur les yeux et ne les empêchent pas de vaquer à leurs travaux. Mais ce serait un déshonneur pour une femme de se raser la tête, à moins que ce ne fût dans le deuil ou pour renoncer au mariage. Elles relèvent tous leurs cheveux en deux boucles au sommet de la tête : l’une y forme une large touffe, et l’autre, plus petite, s’élève au-dessous de la première ; le tout est noué galamment, et brillant de grains de verre : ce sont là les perles dont les Groënlandaises font des colliers, des pendans, des bracelets, et qui leur servent à décorer leurs habits et leurs souliers. Elles commencent à changer quelque chose dans leur parure, et les plus riches ceignent leur front d’un ruban de fil ou de soie, mais de façon que les touffes de cheveux qui font leur plus bel ornement ne soient pas couvertes ou cachées. Celles qui aspirent à la suprême beauté doivent porter sur le visage une broderie faite avec un fil norci de fumée ; on leur passe ce fil entre cuir et chair sous le menton, le long des joues, autour des pieds et des mains. Quand il est retiré de dessous l’épiderme, il y laisse une marque noire qui ressemble à de la barbe. Les mères font cette pénible opération à leurs filles dès la tendre enfance, afin qu’elles ne risquent pas de manquer de mari. Crantz dit que les Groënlandaises baptisées ont abandonné cette vanité mondaine comme un sujet de tentation au péché. Peut-être qu’ailleurs les femmes devraient prendre cette mode comme un préservatif contre les tentations. Enfin telle est la propreté du Groënland : les hommes ne se lavent jamais cependant, quand ils reviennent de la mer, ils se lèchent les doigts et se les passent, comme les chats, sur les yeux, pour adoucir ou corriger par leur salive l’âcreté des sels de la mer. Les femmes se lavent, mais avec leur urine, soit pour faire croître leurs cheveux, soit pour avoir une odeur plus suave, ou moins forte sans doute que celle de poisson : c’est leur eau de senteur favorite. Quand une jeune fille s’en est parfumée, on dit d’elle, niviarsiarsuarnerks, elle sent la demoiselle.

Les Groënlandais ont des tentes pour l’été, et des maisons pour l’hiver. Celles-ci, larges de deux brasses, s’étendent depuis quatre jusqu’à douze brasses de longueur, et n’ont que la hauteur d’un homme. Ils ne bâtissent pas sous terre, comme on le croit communément, mais sur des endroits élevés, et préférablement sur un rocher escarpé, afin d’être moins incommodés, ou plutôt délivrés de la neige dans les dégels. C’est au voisinage de la mer que leurs maisons sont situées, à portée de la pêche, toujours ouvertes sur la côte qui leur fournit la subsistance. Ils font les murs de l’épaisseur d’une brasse, avec des pierres entassées l’une sur l’autre, cimentées ensemble de terre où de gazon. Sur ces murailles ils placent une poutre de la longueur du logement ; ou, si elle est trop courte, ils en joignent jusqu’à trois ou quatre liées ensemble avec des bandes de cuir, et soutenues de poteaux. Ils mettent des solives en travers sur ces poutres, et des lattes minces, entre les solives. Ils couvrent le tout de broussailles, puis de tourbe ; et par-dessus d’une terre fine, légère, qui fait le toit.

Tant qu’il gèle, ces édifices se soutiennent assez bien ; mais les pluies et les fontes de l’été ruinent tout l’ouvrage ; et, dès l’automne suivant, il faut réparer le toit et les murailles. Leurs maisons n’ont ni porte ni cheminée ; mais, pour en tenir la place, ils pratiquent une entrée au milieu, de deux ou trois brasses de large. C’est une voûte faite de pierres et de terre, qui sert à purifier et à renouveler l’air intérieur, sans être ouverte au vent ni au froid, car elle forme une espèce d’équerre ou tambour, dont l’entrée est de côté parallèlement au devant de la maison : et de plus, cette voûte est si basse, qu’il ne suffit pas de se courber, mais qu’il faut marcher à quatre pates pour entrer ou pour sortir. Les murailles sont tapissées ou garnies en dedans de vieilles peaux, qui ont servi à couvrir des tentes et des bateaux, et qu’on attache avec des clous faits des côtes de phoque. Ces peaux garantissent de l’humidité ; il y en a de pareilles sur le toit pour la même maison. Depuis le milieu de la maison jusqu’au mur du fond, il y règne dans toute la longueur un plancher élevé d’un pied au-dessus de terre. Ce plancher est divisé en plusieurs pièces par le moyen des peaux étendues le long des poteaux qui soutiennent le toit : ces divisions forment autant de chambres qui ressemblent à des écuries. Chaque famille a sa chambre, et chaque maison contient depuis trois jusqu’à dix familles. Elles dorment sur ces planchers couverts de fourrures ; on y reste assis toute la journée, les hommes les jambes pendantes, et les femmes les jambes croisées à la manière des Turcs ; ceux-là font des meubles ou des outils pour la pêche et le ménage ; celles-ci s’occupent à la cuisine ou à la couture. Sur le devant de la maison sont des fenêtres carrées de deux pieds, avec des panneaux d’intestins de poissons, si transparens et si bien cousus, qu’ils laissent entrer la lumière, sans donner passage au vent ni à la neige. Sous ces fenêtres, on trouve en dedans, le long de la muraille, un banc où l’on fait asseoir et dormir les étrangers.

Chaque ménage a son feu ; voici comment : on place d’abord contre le poteau de séparation un billot à terre, sur cette souche une pierre plate, et sur cette pierre un trépied qui soutient une lampe de pierre ollaire, large d’un pied, et faite en demi-lune ; elle est comme enchâssée dans un vase de bois en ovale, fait pour recevoir l’huile qui dégoutte de la lampe. Celle-ci n’a pour toute mèche qu’une mousse fine, mais qui brûle si bien, que la maison est éclairée et même échauffée par la lumière de toutes ces lampes. C’est là pourtant leur moindre utilité ; car au-dessus de chaque lampe est une chaudière de pierre ollaire, suspendue au toit par quatre cordes. Cette chaudière, longue d’un pied, est large de six pouces ; c’est là qu’on fait bouillir le dîner ou le souper de chaque famille. Le feu de la lampe sert encore à sécher les habits et les bottes, qu’on étend sur une espèce de râtelier ou de claie attachée au plafond. Ces lampes, toujours allumées, donnent une chaleur moins vive, mais plus égale que celle des poêles d’Allemagne, avec moins d’exhalaisons nuisibles, presque point de fumée, et jamais aucun danger d’incendie. D’un autre côté, l’odeur forte des lampes, des poissons et des viandes de la chaudière, des pelleteries qui servent de tentures et de vêtemens, et par-dessus tout de l’urine qu’on laisse croupir dans ces maisons, en fait un domicile très-incommode pour des étrangers. Cependant, comme les odeurs les plus désagréables ne sont pas toujours malsaines, on s’y habitue à la longue. Les Groënlandais vivent même assez long-temps dans ces cabanes étroites, où ils ont su renfermer tous leurs désirs, et satisfaire à tous leurs besoins avec un ordre et une tranquillité admirables, contens d’une pauvreté dans laquelle ils se croient plus riches et sont réellement plus heureux que nous avec nos palais, nos mets, nos vins et nos parfums exquis.

Au-dehors de l’appartement, ils ont une espèce d’office où ils mettent, pour les besoins du jour, soit de la viande, soit du poisson séché, tandis que leurs grandes provisions se conservent sous la neige. Près de là se voient leurs canots renversés et suspendus à ces mêmes poteaux où sont attachés leurs ustensiles et leurs armes pour la chasse et la pêche. C’est dans ces maisons qu’on se retire à la fin de septembre, jusqu’au mois d’avril et de mai, temps où la fonte des neiges, qui menace le toit et les fondemens de ces édifices, oblige les habitans à aller camper sous des tentes. Voici le plan de la construction de ces logemens d’été.

Les Groënlandais en pavent d’abord le sol ou l’emplacement de pierres plates, sur un carré oblong. Entre ces pierres ils fichent depuis dix jusqu’à quarante pieux ou longues perches qu’ils appuient à la hauteur d’un homme contre une espèce de châssis, auquel on les attache en forme de baldaquin, dont le sommet se termine en pyramide. Ils enveloppent cette palissade d’une double couverture de cuir de phoque ; et les gens riches tapissent l’intérieur de leurs tentes de belles peaux de rennes, dont le poil fait la décoration. Les pelleteries de la couverture, qui descendent jusqu’à terre, y sont fixées avec de la mousse surchargée de pierres, afin que le vent ne renverse point la tente. Ils attachent à l’entrée, au lieu de porte, une courtine. Ce rideau, fait de boyaux les plus minces et diaphanes, proprement cousus, est bordé de fil rouge ou bleu, et suspendu par des anneaux de cuir blanc. Il sert à donner du jour et à garantir de l’air. Cette entrée donne dans une espèce de vestibule fermé par une tenture de peau, et dans lequel se trouvent les provisions de bouche et les baquets d’urine. La cuisine ne se fait point sous les tentes, mais en plein air, dans des chaudières de cuivre, qu’on fait bouillir à force de bois. La maîtresse de la maison a sa garde-robe et sa toilette dans un coin de la tente, où elle attache tous ses habits, son miroir, sa pelote et ses rubans, sous un grand rideau de cuir blanc, orné de figures brodées à l’aiguille.

Chaque famille a sa tente ; mais les plus aisés logent quelquefois une ou deux familles des plus pauvres ou de leur parenté ; de sorte que chaque tente peut contenir vingt personnes. Le foyer et le dortoir y sont situés comme dans les maisons d’hiver ; mais il règne beaucoup plus d’aisance et de propreté dans les tentes. On n’y respire pas cette chaleur étouffée et cette puanteur qui rebute les Européens. Il faut bien que l’été dédommage un peu les Groënlandais des rigueurs de l’hiver, et que chaque climat ait, sinon ses délices, du moins ses douceurs. Peut-être ne souffre-t-on pas autant dans ces antres du nord, je ne dirai pas que sur les rochers brûlans de la Libye, mais que dans les beaux climats de l’Asie. Si, d’un côté, les entrailles de la terre, endurcies par une glace éternelle, n’engendrent pas une nombreuse population, de l’autre, la chaleur moissonne par la peste la moitié des habitans qu’elle enfante. Là, peu de ces plaisirs dont l’ivresse même est douloureuse ; ici, beaucoup moins de jouissance que de satiété ; là, des travaux inspirés par le besoin pressant, et payés d’un prompt salaire qui l’apaise ; ici, des arts d’imagination qui ne satisfont jamais les passions et les désirs qu’ils excitent. Enfin les Groënlandais ont peu de chose, mais tous en jouissent ; et nous, dans l’abondance de tous les biens, nous périssons les uns d’une faim réelle, et les autres de voracité. S’il n’est aucun de nos efféminés qui voulût être transporté dans les neiges du Groënland, combien de nos ouvriers, de nos soldats et de nos paysans qui devraient peut-être souhaiter d’y être nés !

Ce sont les besoins de se nourrir, de se vêtir et de se loger, qui ont inventé les premiers arts ; et ceux-ci restent dans l’enfance, ou font des progrès à proportion des facilités où des obstacles qu’ils trouvent dans la nature. Trop féconde, elle abandonne l’homme à l’instinct de sa paresse ; trop avare, elle retarde et captive son industrie. C’est par une raison prise dans les extrémités du climat, c’est par un même effet des deux excès contraires de la chaleur et du froid que les Africains et les Groënlandais sont bornés aux plus grossiers élémens de l’invention ; les uns n’ont pas assez besoin de travailler, et les autres ont trop de peine pour sortir de leur ignorance et de l’imperfection de leur état social. Il n’est donc pas étonnant que les arts les plus simples soient encore dans leur enfance au Groënland. Le premier instrument que la main de l’homme y ait fabriqué, c’est sans doute l’arc. D’abord cette arme fut un sapin courbé à force de bras ; ensuite on revêtit ce bois, pour rendre l’arc plus raide et plus fort, de tout ce qu’il y avait de plus élastique dans la dépouille des animaux. La baleine fournit le nerf de sa queue pour le ressort de l’arc ; ses barbes pour la corde, et ses côtes pour donner une pointe plus tranchante aux flèches de bois, qui volèrent avec les ailes ou les plumes du corbeau. Mais depuis que les Européens ont vendu des fusils aux Groënlandais, ils ont méprisé l’arc et les flèches à la chasse.

Ce peuple a cinq sortes d’armes ou d’instrumens pour la pêche. Le premier est le grand harpon, que les Groënlandais appellent erneinek. Il y a d’abord un fût long de six pieds sur un pouce et demi de grosseur. À la pointe du fût est une pièce amovible de baleine d’un empan de longueur. Cette pièce est armée d’un dard d’os de baleine, terminé par une pointe de fer large d’un pouce. Le dard a, vers la moitié de sa longueur, des barbes disposées en angles, pour l’empêcher de sortir de la blessure qu’il a faite. Au gros bout du fût sont deux pièces plates de côte de baleine, longues d’un empan, larges de deux doigts, en forme de navette, et terminées comme les ailes ou plumes d’une flèche, pour rendre le coup plus sûr et plus droit. Entre ces deux pièces de baleine, on emboîte un manche long de deux pieds, et dont la largeur va toujours en diminuant de haut en bas depuis quatre pouces jusqu’à un. On fait au gros bout du manche deux coches ou échancrures de côté et d’autre, pour le saisir plus ferme avec le pouce et l’index ; de sorte que l’instrument porte sur la paume de la main tournée en haut horizontalement. On attache fortement vers la pointe du harpon une corde d’environ huit brasses, qui passe et coule dans un anneau de baleine, fixé par une cheville au milieu du fût. Cette corde est roulée en cercle sur le tillac du canot de pêcheur, et par un des bouts, attaché à une vessie ou poche boursouflée. Le harpon, très-difficile à décrire, dit Crantz, ne doit pas être d’une seule pièce, parce que les phoques le briseraient aisément ; il faut que la flèche ou le dard puisse se séparer du fût qui doit flotter sur l’eau, tandis que l’animal blessé plonge avec le harpon dans les flancs. La vessie qui surnage sert à marquer l’endroit où le phoque fuit sous l’eau en se débattant. Le manche, qui contribue à augmenter la force du coup, doit rester entre les mains du pêcheur qui a lancé le harpon.

La seconde espèce d’arme est l’angovikak, ou la grande lance, faite à peu près comme le harpon, si ce n’est que la pièce de baleine amovible où tient la pique de fer n’a point de barbes, afin qu’on puisse la retirer de la peau de l’animal.

Le troisième instrument est le kapot, petite lance armée par le bout d’une longue pointe d’épée.

L’aglikak, ou le quatrième instrument, est la flèche volante, d’un pied et demi de long, armée d’une pointe de fer oblongue d’un pied, épaisse d’un doigt. Cette pointe, au lieu de barbes, a des coches taillées en deux endroits. Elle est amovible ; mais, en se détachant, elle reste suspendue au bâton par une corde.

Les vessies portent un petit tuyau fait d’un os creux, au moyen duquel on peut les enfler ou les laisser vides en le bouchant ou le débouchant.

Pour la chasse aux oiseaux aquatiques, on a des piques ou javelines de six pieds, dont le bois est armé d’un fer long de douze pouces, arrondi vers la pointe avec une seule barbe. Mais comme l’oiseau peut esquiver le coup, soit en plongeant, soit en volant, on attache au milieu du fût de la pique, dont il faut observer que les pièces ne se séparent point de leur ensemble, trois ou quatre os courbés et façonnés comme les pointes d’une ancre, avec deux ou trois crochets chacun. IL est rare que la proie échappe à tous ces dards réunis dans une seule arme. Quelques chasseurs ont des bâtons pour lancer ces javelines avec plus de force.

Passons maintenant à la description des bateaux qui servent également à la pêche et à la chasse des Groënlandais.

Les grands bateaux, qu’ils appellent umiak, ont environ quarante pieds de longueur sur quatre ou cinq de large, et trois de profondeur, effilés ou pointus devant et derrière, avec le fond plat. Ce fond est compose de trois pièces qui vont se réunir aux deux bouts du bateau. Ces trois madriers sont traversés, de distance en distance, de solives qui s’y enchâssent par des mortaises : on emboîte ensuite sur les deux madriers des côtés de courts poteaux sur lesquels on élève le plat-bord. Mais comme ces poteaux seraient poussés en dehors par les bancs des rameurs, qu’on appuie jusqu’au nombre de dix ou douze, sur les deux madriers des côtés, on les retient par deux autres grandes pièces qui servent en même temps à affermir le plat-bord. Cette carcasse, formée de cinq grosses pièces qui se joignent aux deux extrémités du bateau, se garnit de lattes minces, larges de trois doigts, avec des côtes de baleine. Toute cette charpente est revêtue, en dedans et en dehors, de cuirs tannés de phoque. Mais au lieu de clous de fer, qui pourraient se rouiller et faire des trous dans les peaux de la couverture, on emploie des chevilles de bois et des courroies de baleine. Les Groënlandais construisent ces bateaux avec beaucoup d’adresse et de justesse, sans équerre, ni règle, ni compas. Leur mesure de proportions est dans la main et le coup d’œil. Tous leurs outils consistent dans une scie, un ciseau qui sert de hache quand on l’emmanche, une petite vrille, un couteau de poche bien pointu. Lorsque le constructeur a fait la charpente de son bateau, sa femme le revêt de cuirs fraîchement préparés et ramollis, dont elle calfate les coutures avec de la vieille graisse. Ainsi ces bateaux font bien moins eau que s’ils étaient entièrement de bois, parce que leurs jointures s’enflent et se serrent davantage. S’il venait à s’y faire un trou contre la pointe d’un rocher, une pièce y est bientôt cousue. D’ailleurs on les radoube et on les recouvre à neuf tous les ans. Ces bateaux sont conduits par des femmes qui rament au nombre de quatre, avec une cinquième à la poupe, tenant un aviron pour gouvernail. Ce serait un scandale qu’un homme se mêlât de mener ces bateaux, à moins qu’un danger évident n’exigeât le secours de sa main. Les rames sont courtes et larges en façon de pelle, mais plus longues, attachées et fixées à leur place sur le plat-bord, avec une bande de cuir. Vers la proue, on dresse un pieu pour mât qu’on charge d’une voile faite de boyaux cousus ensemble ; elle est d’une brasse de hauteur, sur une et demie de large. Les gens riches ont des voiles de lin blanches à raies rouges ; mais les Groënlandais ne naviguent que le vent en poupe, et ne peuvent suivre un canot européen à la voile ; en revanche, dans un vent contraire, ou dans un temps calme, ils vont à la rame bien plus vite que nous. Avec ces bateaux, ils font des voyages de trois ou quatre cents lieues le long des côtes, allant d’un port à l’autre, au nord et au sud, dix ou vingt personnes ensemble, avec leurs tentes, leur bagage et leurs provisions de bouche. Ces voyages sont de douze lieues par jour. La nuit ils débarquent, plantent leurs tentes, tirent leurs bateaux à terre, la quille renversée et chargée de grosses pierres devant et derrière, de peur que le vent n’emporte le canot. Si la côte n’est pas tenable, six ou huit personnes prennent le bateau sur leur tête, et le transportent par terre dans quelque meilleur parage.

Les petits bateaux ou bateaux d’hommes, appelés kaiak, n’ont que dix-huit pieds dans toute leur longueur, qui finit en pointe aux deux bouts comme une navette de tisserand, avec un pied tout au plus de profondeur, et dix-huit pouces dans la plus grande largeur. La quille est construite de longues lattes traversées de cerceaux oblongs, qu’on lie avec de la baleine. Le tout est revêtu de peaux, de même que l’umiak,avec cette différence que le kaiak en est enveloppé dessus et dessous comme s’il était dans un sac de cuir. La poupe et la proue sont renforcées d’un rebord de baleine relevé en bosse, pour mieux parer les coups que le bateau se donne contre les pierres et les rochers. Au milieu du kaiak, on ménage dans la quille un trou rond bordé d’un cerceau de bois ou de baleine large de deux doigts. C’est là que le pêcheur met ses pieds, et qu’il s’enfonce jusqu’aux genoux, assis sur une planche couverte de cuir. Ensuite il retrousse sur le bord de ce tambour son habit de pêche autour de ses cuisses, avec la précaution d’avoir le visage et les épaules bien enveloppés de sa cape et de son capuchon, qu’il a soin de boutonner. À ses côtés il a sa lance arrêtée par des courroies le long du bateau ; devant lui son faisceau de cordes roulées autour d’une roue faite exprès, et derrière lui la vessie qui doit servir de bouée. Sa rame est également large et plate aux deux bouts ; il la prend des deux mains, et fend l’eau à droite et à gauche avec un mouvement aussi régulier que s’il battait la mesure. C’est un plaisir de voir un Groënlandais avec son habit de pêche, de couleur grise, garni de boutons blancs, voguer sur un frêle esquif à la merci des flots et des tempêtes que brave son courage, et fendre les ondes avec une légèreté à faire vingt-quatre lieues par jour, quand il s’agit de porter quelques lettres d’une colonie à l’autre. Tant que la fureur des vents permet à un navire européen de tenir une voile dehors, le Groënlandais, loin de redouter les grandes lames, les affronte et vole comme un trait sur leur cime roulante. Quand même les vagues viendraient fondre, et se briser sur lui, il n’en reste pas moins immobile à sa place. Si les flots l’attaquent de front, prêts à le submerger, il ramasse ses forces, et lutte avec sa rame contre toute leur impétuosité. Tant qu’il a son aviron à la main, fût-il renversé la tête sous l’eau, d’un coup de rame il remonte et se relève tout droit. Mais s’il perd cette arme, c’en est fait de sa vie, à moins qu’une main secourable ne vienne le sauver. Il n’y a point d’Européen qui osât se hasarder sur un kaiak au moindre souffle de vent. Aussi ne peut-on qu’admirer avec une sorte de frayeur l’audace et la dextérité de ces intrépides Groënlandais qui domptent la mer et ses monstres. Mais comme ils ne sauraient arriver à ce degré de courage et d’habileté que par des épreuves constantes et réitérées, on ne sera pas fâché de voir par quelle suite et quelle variété d’exercices ils s’accoutument dès l’enfance à surmonter tant de périls et d’obstacles que la nature semble avoir entassés et multipliés autour d’eux sur le plus redoutable des élémens.

Les enfans apprennent d’abord à nager, tantôt sur un côté, tantôt sur l’autre, avec une rame à la main, qui leur sert de balancier, et les aide à se relever sur l’eau, pour peu que leur corps y enfonce. Ensuite ils plongent d’eux-mêmes la tête en bas, et d’un coup d’aviron se redressent sur le côté qu’ils veulent. Ces premiers exercices les aguerrissent aux dangers qui sont les plus ordinaires dans le gros temps ; mais il peut arriver à la pêche des phoques que la rame se trouve engagée dans les courroies, ou que l’homme vienne à la perdre, ou qu’il soit lui-même embarrassé dans les cordes de sa ligne.

Pour se prémunir contre ces accidens, les enfans s’amusent, en jouant sur l’eau, à dégager, par de certains mouvemens adroits, la rame qu’ils ont laissée exprès arrêtée au bateau ; tantôt ils en prennent un bout entre les dents, et de l’autre bout qu’ils tiennent dans les mains ils poussent l’eau en avant ou en arrière, pour surnager tout droits ou renversés sur le ventre ; tantôt ils passent la rame derrière le dos ou le cou, et l’agitent si bien des deux mains, à droite et à gauche, qu’ils remontent sur l’eau ; tantôt, la mettant sur une épaule, et la prenant d’une main par-devant, et de l’autre par-derrière, ils se relèvent du fond des eaux comme avec un balancier, dont ils font monter le centre de gravité.

Mais pour prévenir les cas où la rame leur échapperait au moment que le canot viendrait à pirouetter, ils la laissent exprès aller sous le kaiak, et tâchent de la rattraper avec les deux mains, et de s’y suspendre en l’agitant de côté et d’autre pour remonter avec cet aviron, qui leur sert de planche dans le naufrage. D’autres fois ils jettent leur rame, s’élancent hors du bateau pour la reprendre, la saisissent et l’entraînent avec tant de force au fond de la mer, qu’en frappant perpendiculairement contre le sable ou le roc, elle rebondit et revient sur l’eau avec eux. Mais s’ils ne peuvent l’attraper, ils prennent le manche du harpon pour ramer, sinon ils se servent de la paume de la main pour battre l’eau et regagner le dessus ; mais c’est à quoi ils ont rarement le bonheur de réussir.

La jeunesse s’exerce aussi parmi les écueils cachés sous les flots, dans les endroits où les vagues sont le plus agitées, et où l’homme, nageant entre deux courans opposés, peut être submergé par l’un ou ballotté des deux à la fois, et périr dans cette lutte. Toute la ressource consiste alors à se tenir en équilibre, en balançant soi-même le bateau sur les vagues, de façon à seconder le mouvement et à gagner ainsi peu à peu le rivage par le secours de la tempête.

Mais quand ils ne peuvent plus s’aider eux-mêmes, ils apprennent à sortir la tête de dessous le kaiak renversé, et à crier au secours ; et s’ils ne voient personne qui puisse les assister, ils s’attachent et se lient pour ainsi dire au kaiak, afin que, si l’on trouve leur corps, il ne soit pas privé de la sépulture.

Lorsque les Groënlandais sont parvenus à l’âge d’endosser le harnais ou l’habit de mer, c’est-à-dire quand ils ont assez de force, d’adresse et d’habileté pour commencer le métier de toute leur vie, ils vont à la pêche du phoque, qui se fait de trois façons, ou dans le kaiak d’un homme seul, ou à la battue en campagne, ou l’hiver sur la glace. La première façon est la meilleure et la plus commune. Aussitôt qu’un pêcheur, embarqué avec tout son attirail, aperçoit un phoque, il tente de le surprendre à l’improviste, pendant que l’animal, allant contre le vent et le soleil, ne peut entendre ni voir l’homme qui l’attaque par-devant. Celui-ci se cache même derrière une grosse lame, et s’avance vite et sans bruit jusqu’à la portée de cinq ou six brasses, tenant son harpon, sa corde et sa vessie tout prêts à lancer. Il prend sa rame de la main gauche, et le harpon de la droite par le manche. Si le harpon frappe droit au but et s’enfonce dans les flancs de l’animal jusqu’au bout des barbes de l’os de baleine où le fer est enchâssé, il se détache du fût qui reste flottant sur les eaux. Dès que le coup a porté, le pêcheur jette la vessie dans la mer, du côté où la proie a plongé, puis il recueille et remet dans son bateau le fût de son harpon ; et l’animal tire à lui la vessie, et l’entraîne souvent sous l’eau ; mais, c’est avec peine, parce qu’elle est fort grosse ; aussi ne tarde-t-elle pas à reparaître suivie du phoque qui vient reprendre haleine. Le Groënlandais observe la place où la vessie se montre pour attendre l’animal et le percer avec la grande lance qu’on a déjà décrite. Toutes les fois que le phoque revient, on lui enfonce ce dard jusqu’à ce que ses forces soient épuisées ; alors on va droit à lui la petite lance à la main, et l’on achève de le tuer. Dès qu’il est mort, on a soin de boucher ses blessures et d’arrêter la perte du sang ; ensuite on le souffle pour l’enfler et le faire surnager plus aisément, attaché par une corde à la gauche du kaiak.

Cette façon de pêcher est la plus dangereuse, quoique la plus usitée, et les Groënlandais l’appellent kamavok, pêche à extinction, parce qu’il y va quelquefois de la vie de l’homme ; car la corde peut se nouer d’elle-même en filant, ou s’embarrasser autour du kaiak, et l’entraîner, dans ces deux cas, au fond de la mer : elle peut dans le développement de ses replis, accrocher la rame ou même le pêcheur, en s’entortillant autour de sa main et de son cou, ce qui arrive quand la mer est grosse au point que ses lames fondent sur le pilote avec les brasses de corde dont elles l’enveloppent. Le phoque peut lui-même, revenant sur le kaiak, s’engager dans la ligne, et traîner le canot au fond avec le pêcheur occupé à la lâcher. Si par malheur l’homme se trouve pris, il n’a que les ressources dont on a parlé pour se débarrasser de ses propres filets ; quelquefois, au moment de s’en dégager, il se sent mordre à la main ou au visage par l’animal furieux que la vengeance pousse à attaquer son ennemi quand il ne peut plus se défendre lui-même, car cette espèce a appris de la nature à vendre cher sa vie. Cet instinct de vengeance est surtout la passion des femelles, qui courent à l’agresseur ; et quand elles ne peuvent lui faire d’autre mal, elles assouvissent leur rage en vomissant de grosses lames de mer contre le bateau pour noyer le pêcheur.

Aussi, dans cette pêche, où l’homme est seul aux prises avec le monstre, ne peut-il attraper que l’espèce de phoque la plus stupide. Pour chasser les autres sortes, ou pour prendre plusieurs phoques à la fois, il faut être en troupe. On va les attendre en automne au détroit de Nepiset, dans le Bals-Fiord, entre le continent et l’île de Kanghek. Les Groëlandais les forcent à sortir de leur retraite en les effrayant avec de grands cris et des pierres qu’ils lancent dans l’eau. Quand ces bêtes paraissent, on les poursuit jusqu’à les mettre hors d’haleine et les obliger à rester long-temps sur l’eau pour respirer l’air. Alors ils les environnent et les tuent avec les petits dards de la quatrième espèce. Rien n’est plus curieux à voir que cette chasse, où les Groënlandais font la même manœuvre que les hussards à la guerre. Dès que l’animal se montre, tous les pêcheurs fondent sur lui comme s’ils avaient des ailes, faisant un bruit affreux ; le phoque plonge, les hommes se dispersent sur ses traces, attentifs à observer l’endroit où ils imaginent qu’il reviendra sur l’eau ; c’est pour l’ordinaire à près d’au mille du lieu de sa première apparition. Si la bête avait une enceinte à parcourir de trois ou quatre lieues, elle occuperait ses ennemis l’espace de deux heures avant d’être rendue. Quand l’animal effaré cherche la terre pour refuge, il y est accueilli à coups de pierres et de bâtons par les femmes et les enfans qui l’attaquent de front, et percé de dards et de lances par les hommes qui sont à ses trousses. Cette chasse est d’autant plus attrayante et récréative pour les Groënlandais, que chacun y prend souvent huit ou dix phoques pour sa part.

La chasse d’hiver se fait à la baie de Disko. Comme les phoques pratiquent alors des trous dans la glace pour y venir respirer l’air, un Groënlandais vient s’asseoir à côté sur une petite sellette, mettant ses pieds sur une autre pour les garantir du froid ; dès que l’animal avance le museau, l’homme le perce d’un harpon, rompt aussitôt la glace tout autour, tire la bête accrochée, et la tue à coups redoublés. Quelquefois un homme s’étend ventre à terre sur une espèce de traîneau, le long des trous par où les phoques montent sur la glace pour se chauffer au soleil. Près d’un de ces grands trous on en fait un petit, par lequel un Groënlandais passe un harpon qui est au bout d’un grand bâton. Celui qui veille au bord du grand trou, voyant l’animal passer sous le harpon, fait signe à son camarade ; et celui-ci enfonce le fer dans l’amphibie, de toutes ses forces. Si le chasseur aperçoit un phoque sur la glace, il imitera quelquefois son grognement, de façon que l’animal, le prenant pour un être de son espèce, le laisse approcher jusqu’à la portée du harpon, et se trouve surpris et tué sans avoir le temps de fuir.

C’est ici le lieu de rendre compte de l’usage que font les Groënlandais des peaux des animaux qu’ils prennent, ou plutôt de leur manière de préparer ces peaux pour en faire des habits, des souliers et des bottes, ouvrages réservés aux femmes.

La peau de phoque est d’abord ratissée pour en ôter le poil, puis trempée vingt-quatre heures dans l’urine, afin d’en détacher l’huile ou la graisse, ensuite fortement tendue avec des chevilles sur le gazon, où on la fait sécher ; enfin, pour la mettre en œuvre, on l’arrose d’urine, on la frotte avec la pierre ponce, et on l’assouplit en la roulant entre les mains.

Le cuir de semelle est d’abord mis dans l’urine deux ou trois jours ; on le retire pour en arracher le poil avec un couteau ou avec les dents, puis on le remet trois jours dans l’eau fraîche, et on le fait sécher bien tendu.

On prépare à peu près de la même façon le cuir destiné pour la jambe des bottes, et pour le dessus ou l’empeigne des souliers, si ce n’est qu’on en racle d’abord le poil pour rendre le cuir plus souple. On en fait enfin les casaques de mer qui garantissent de l’humidité. Cependant ce cuir s’imbibe à l’eau de mer et de pluie ; mais il préserve les habits de dessous, et c’est pour cela que les navigateurs européens en font usage.

C’est la même méthode pour le cuir dont on fait des pelisses molles qui se portent sur terre, excepté qu’on le frotte entre les mains, car il n’est pas si raide que les autres cuirs, mais aussi ne préserve-t-il guère de l’eau.

Les cuirs de bateau sont pris de la peau des phoques les plus monstrueux, dont la graisse n’est pas tout-à-fait détachée. On les roule, on s’assied dessus ; on les laisse au soleil, couverts de gazon durant quelques semaines, jusqu’à ce que le poil en soit tombé ; alors on les met tremper dans l’eau de mer quelques jours pour les assouplir ; ensuite on tire fortement les bords de ces peaux avec les dents, on les coud ensemble, on enduit les coutures et les points avec de la vieille graisse de phoque au lieu de poix, de peur que l’eau ne vienne à pénétrer les cuirs ; mais on a grand soin de ne pas endommager le grain de la peau, car l’eau de mer, naturellement corrosive, ne manquerait pas d’user bientôt le cuir.

Les restes de toutes ces espèces de peaux sont ratissés de près, étendus sur la neige et suspendus à l’air pour devenir blancs ; et si on veut les teindre en rouge, on mâche le cuir avec les dents en y mêlant l’écorce des racines de pin, qu’on ramasse de ces débris de bois qui flottent sur la mer.

Quant à la peau des eiders, on l’enlève presque entière, à la réserve de celle de la tête, qu’on néglige. On en racle la graisse avec une coquille de moule ; ensuite on présente ces peaux aux hommes et surtout aux étrangers, pour les mâcher avec de la farine ; c’est même une politesse. Au sortir de la bouche, on les macère dans l’urine, puis on les sèche à l’air, et pour la perfection, on les polit finement avec les dents.

« Nous n’avons jamais vu (c’est Crantz qui parle), nous n’avons vu, dit-il, aucune action indécente, ni entendu aucune parole déshonnète chez les Groënlandais. Rarement les femmes produisent, encore moins cachent-elles des enfans illégitimes. C’est ce qui ne peut arriver qu’à une femme répudiée ou à quelque jeune veuve ; et cette personne, quoique méprisée, tâche de réparer le tort et la honte attachés à ses enfans en les vendant à un homme qui n’en aurait point, ou du moins en se faisant adopter avec eux dans la famille d’un homme qui ne voudrait pas l’épouser. Dans un pays où le climat n’invite pas au libertinage, telle est pourtant la retenue du sexe faible, qu’une femme n’a jamais de conversation particulière avec un homme, et qu’une jeune personne regarderait comme un affront l’offre d’une prise de tabac que lui ferait un garçon. » Quand un jeune homme veut se marier, et ce n’est jamais avant sa vingtième année, il prend une fille de son âge, et déclare à sa famille quel est l’objet de son choix, sans craindre qu’on lui donne une épouse qu’il n’aimerait pas. Il n’attend ni ne cherche une grosse dot, et n’ayant rien à porter lui-même en mariage, que ses habits, son couteau, sa lampe, et tout au plus une marmite de pierre, il n’exige de sa femme que le talent de tenir en ordre ce petit ménage : elle, de son côté, ne regarde dans l’homme que le mérite d’un bon chasseur. Les parens réciproques des deux époux consentent à ce que leurs enfans veulent ; car ils n’ont jamais ni l’intérêt ni l’envie de les gêner. Deux vieilles femmes sont chargées de négocier le mariage auprès des parens de la fille, et c’est par l’éloge du jeune homme qui la recherche qu’elles entament indirectement la négociation. Au nom de mariage, la fille se retire, n’y voulant point entendre, et met en pièces l’anneau de ses cheveux ; car c’est toujours le rôle de son sexe de rougir et de résister par une bienséance d’usage, même lorsqu’un homme est assuré d’avance qu’on se rendra. Cependant ce n’est pas toujours une feinte que ces refus, mais l’effet d’une répugnance qui pousse quelquefois une fille à des excès si violens, qu’elle tombe en pâmoison, se sauve dans les montagnes désertes, ou se coupe les cheveux ; dernier acte de désespoir, après lequel il n’est plus permis de la solliciter au mariage. Peut-être cette aversion vient-elle de la répudiation dont les exemples sont assez fréquens au Groënland, ou de la liberté que les hommes se sont réservée d’introduire une seconde femme dans leur lit. Quelle que soit la cause de cet éloignement pour le mariage, les parens ne donnent point leur consentement malgré la fille ; mais ils la laissent faire. Alors les deux femmes qui sont dans les intérêts du garçon vont chercher celle qu’il aime, et l’entraînent chez lui de gré ou de force. Après quelques jours qu’elle passe dans l’abattement, les cheveux épars, sans vouloir rien prendre, si elle résiste encore aux semonces de la persuasion, on emploie la violence, et même les coups, dès qu’il le faut, pour la soumettre au joug du mariage. S’échappe-t-elle une seconde fois, on la ramène, et c’est pour l’attacher par des nœuds qu’elle ne voudra plus rompre. En effet, quoique rien ne paraisse plus bizarre ni plus injuste, et plus contraire à l’amour, que ces voies de contrainte dans l’action la plus libre et la plus volontaire par sa nature, il n’est peut-être point de violence et d’injustice plus excusable, et qui ne soit plus tôt pardonnée, car on ne voit guère de Groënlandaise fuir le lit nuptial après qu’elle y est entrée.

Quelquefois les parens préviennent entre eux, par un accord mutuel, l’inclination de leurs enfans, mais sans les forcer ; et ceux-ci, dès que les gages sont donnés réciproquement, ratifient cette espèce de contrat de mariage sans autre cérémonie que la cohabitation.

Rarement voit-on un mariage entre cousins, ou même entre des personnes qui ont été élevées ensemble, soit que la nature ou l’adoption ait cimenté leur parenté. Cependant, quelquefois un homme épouse les deux sœurs en même temps, ou la mère et sa fille ; mais ces exemples sont extraordinaires, et même odieux.

La polygamie, quoique tolérée au Groënland, n’y est point commune ; sur vingt maris, il n’y a guère qu’un polygame. Cependant l’usage de plusieurs femmes, loin d’être un crime, fait honneur au mari qui peut en entretenir plus d’une. Comme il serait honteux à un homme de n’avoir point d’enfans, et surtout point de garçon pour être le soutien de sa vieillesse, quiconque est assez riche pour en nourrir un grand nombre a droit à la pluralité des femmes ; mais la critique ne l’épargnerait pas, s’il accordait à l’incontinence une liberté restreinte au simple désir d’une postérité. C’est pourquoi l’on regarde comme un abus de la polygamie qu’un homme ait trois ou quatre femmes, et qu’une femme ait deux maris. « Avant l’arrivée des missionnaires, dit Égède, les femmes ne connaissaient point la jalousie ; elles vivaient ensemble en paix : mais depuis qu’elles savent que le christianisme défend la polygamie, elles ne souffrent plus si patiemment cette infidélité de leurs maris. » Du reste, la fidélité conjugale essuie peu de brèches, ou du moins de scandales chez ce peuple simple et patient ; rarement des querelles bruyantes dans le ménage, ou de ces éclats fâcheux qui vont jusqu’aux coups, non que les mœurs autorisent le dérangement des femmes, mais la répudiation. Le mariage n’y connaît point de serment, surtout irrévocable. Quand un mari n’a point d’enfans, ou qu’il n’est pas content de sa femme, il lui jette un coup d’œil sinistre, sort de sa maison, et n’y reparaît point durant quelques jours. La femme entend ce que cela veut dire, fait un paquet de ses habits, et se retire chez des amis, menant une conduite sage et circonspecte pour rejeter l’odieux de son traitement sur le mari qui l’a chassée.

Quelquefois une femme rompt d’elle-même la société conjugale, quand elle ne peut point s’accorder avec les autres femmes de la maison où elle est entrée ; ce qui arrive d’autant plus aisément, que les belles-mères se prévalent de leur supériorité pour traiter leurs brus comme des servantes. Mais, en cas de séparation, les enfans mâles suivent leur mère, et même après sa mort ne retournent plus chez leur père pour l’aider dans ses vieux jours ; admirable police, qui donne à chacun des époux les meilleurs motifs de vivre toujours bien ensemble ! aussi voit-on peu de divorces. Souvent le mari désespéré n’a pas plus tôt quitté sa femme, qu’il s’enfonce dans un désert pour fuir la société des hommes, retiré sous le toit d’une caverne, et vivant de sa chasse, ou réduit à piller et voler les passans. Mais ces sauvages fugitifs sont pour l’ordinaire des jeunes gens qui, mariés sans prévoyance, se repentent bientôt d’un choix précipité. Plus l’union conjugale vieillit, et plus les époux s’aiment.

Dès qu’un homme est veuf, il cherche à réparer sa perte, et, peu de jours après la mort de sa femme, il étale tout ce qu’il a de plus beau ; sa personne, ses enfans, sa maison, son équipage de pêche et de chasse ; loin d’annoncer le deuil, tout chez lui semble inviter à de secondes noces. Cependant il n’y passe qu’après un an de veuvage, à moins qu’il n’ait de petits enfans, et personne dans la famille pour en avoir soin. Si le mari veuf est polygame, sa seconde femme remplace la première ; mais avec toutes les apparences d’une affliction qui ne peut être sincère. C’est elle qui mène le cortége des funérailles de sa rivale, et qui verse des larmes avec d’autant plus d’affectation qu’elle a moins sujet de pleurer. Elle caresse les premiers enfans de son mari plus que les siens propres, en les plaignant de ce qu’ils ont été négligés de leur mère, et leur promettant bien plus de soins et de douceurs qu’ils n’en ont encore éprouvé : on n’imaginerait pas jusqu’où va l’artifice de ces femmes sauvages, si l’on ne savait qu’il se trouve dans la nature même du sexe le plus faible.

Les Groënlandais n’ont pas un sang très-prolifique. Une femme n’a guère que trois ou quatre enfans, et tout au plus six, mettant un intervalle de deux ou trois ans entre chaque grossesse. Lorsque les femmes entendent parler de la fécondité de celles des autres pays, elles les comparent, avec mépris, à leurs chiennes. Rarement elles ont deux jumeaux ; encore moins les voit-on mourir en couches. Elles travaillent le moment d’avant et d’après ; se délivrer d’un enfant n’est pour elles que l’action de la journée. On donne au nouveau-né le nom de son grand-père ou de sa grand’mère, ou du parent dernier mort, et ce nom est ordinairement emprunté des bêtes, des instrumens de chasse, ou de certaines parties du corps humain ; en sorte qu’ils auraient quelquefois des noms déshonnêtes, si leur langue ou leurs mœurs simples pouvaient attacher une idée de mal à ce que la nature a fait pour le bien. Quand ils donnent aux enfans le nom d’un parent mort, c’est pour perpétuer sa mémoire ; mais si sa mort venait d’un accident funeste, on laisserait son nom dans l’oubli, de peur de réveiller la douleur de sa perte. Aussi, quand un homme porte par hasard le nom d’un de ses amis qui vient de mourir, on lui donne un autre nom pendant quelque temps, pour ménager son affliction. Les Groënlandais peuvent donc avoir plusieurs noms, l’un à titre de mérite pour quelque belle action, et l’autre de raillerie pour quelque défaut ; en sorte qu’on les voit quelquefois embarrassés de dire aux étrangers les noms qu’ils portent, obligés d’en rougir, soit de modestie ou de honte.

Ils aiment passionnément leurs enfans. Les mères les portent partout où elles vont, et, quelque chose qu’elles fassent. Elles chargent ce doux fardeau entre leurs épaules, de la manière la moins gênante pour la mère et l’enfant. On tète, au Groënland, jusqu’à l’âge de trois ou quatre ans, parce que ce pays ne fournit point de nourriture propre au premier âge. Un enfant risque de périr quand on est obligé de le sevrer trop jeune, afin de donner le lait à un plus petit, ou si sa mère meurt avant qu’il soit assez fort pour supporter les alimens durs et grossiers de la vie commune.

Les enfans sont élevés sans violence ni châtiment. La sévérité n’est point nécessaire avec eux, parce qu’ils sont doux et paisibles comme des agneaux ; elle leur serait d’ailleurs inutile : on les tuerait avant de leur faire entendre ou vouloir par force ce que la raison et les caresses n’ont pu leur persuader. Les nourrices groënlandaises n’ont guère à souffrir des cris ou des inquiétudes du bas âge qu’après la première année et jusqu’à la fin de la seconde ; mais si, par impatience ou dureté, les mères battaient leurs enfans, elles s’exposeraient à tout le ressentiment du père, surtout s’il s’agissait de son fils, qu’il prétend faire respecter dès sa naissance comme l’est chez les peuples policés l’héritier d’un royaume. À mesure que les enfans approchent de l’âge de la raison, et que la leur est plus développée par des occupations utiles et sérieuses, ils deviennent plus faciles à gouverner. On remarque en eux peu de mauvais naturel, de penchans vicieux, et surtout de fausseté ; mais ils aiment à obéir par inclination, et que leurs parens les traitent en amis : s’ils n’ont pas envie de faire ce qu’on leur demande, ils diront sans compliment, je ne veux pas. Les parens oublient ce refus jusqu’à ce que les enfans reconnaissent d’eux-mêmes leur tort. En récompense de tant de douceur, un père n’éprouve jamais dans sa vieillesse l’ingratitude de ses enfans : les mœurs de ce peuple sont à cet égard la censure, ou du moins le contraste des nôtres.

Chez les Groënlandais, aussitôt qu’un enfant peut faire usage de ses mains et de ses pieds, son père lui donne un arc et des flèches pour qu’il s’exerce à tirer au blanc. Il lui apprend à lancer des pierres contre un but planté sur le bord de la mer ; il lui fait présent d’un couteau, qui sert d’abord à son amusement. À l’âge de dix ans, il le pourvoit d’un kaiak, où il se divertit à ramer, à chasser et à pêcher, à tenter enfin les travaux et les périls de la mer. À quinze ou seize ans, l’enfant suit son père à la pêche du phoque. Le premier monstre qu’il a pris doit servir à régaler toute sa famille et le voisinage. Durant ce festin, le jeune homme raconte son exploit, et comment il s’est rendu maître de sa proie. Tout le monde admire et loue sa dextérité, vante le goût délicieux de la bête qu’il a tuée ; et dès ce jour de gloire et de triomphe, les femmes songent à trouver une compagne au vainqueur du monstre. Mais si le jeune homme n’avait rien pris, ou n’avait donné aucune preuve de talent, il serait méprisé des hommes, et réduit à subsister de la pêche propre aux femmes, c’est-à-dire de moules, de coquillages, ou de poisson sec. Il y a des jeunes gens qui ne parviennent jamais au mérite de la grande pêche, et ceux-là sont obligés quelquefois de faire chez les autres l’office de servante. À vingt ans, un Groënlandais fait son kaiak et son équipage, et vogue de ses propres rames. Il ne tarde pas alors à se marier ; mais il reste toujours avec ses parens, et sa mère garde le timon du ménage.

Les filles, jusqu’à l’âge de quatorze ans, ne font que babiller, chanter et danser, à moins qu’elles ne servent à puiser de l’eau. À quinze ans, il faut qu’elles sachent soigner quelque enfant, faire la cuisine, préparer les peaux, et même, à mesure qu’elles avancent en âge, ramer sur les bateaux et bâtir les maisons.

Dans le ménage, le mari va sur mer à la chasse, à la pêche ; et dès qu’il est à terre, il ne s’embarrasse plus de rien, croyant même au-dessous de sa dignité de tirer à bord l’animal qu’il a pris. Les femmes font tout le reste, depuis le métier de bouchères jusqu’à celui de cordonnières. Elles n’ont pour toutes sortes d’ouvrages qu’un couteau fait en demi-lune, comme nos hachoirs de cuisine, une polissoire d’os ou d’ivoire, un dé à coudre, deux ou trois aiguilles. Dans la construction des cabanes, elles font tout l’ouvrage de la maçonnerie, et les hommes celui de la charpente. Du reste, ceux-ci regardent froidement passer les femmes avec de grosses pierres sur le dos. En revanche, ils les laissent maîtresses de tout ce qu’ils prennent ou qu’ils acquièrent, excepté l’huile de baleine, que les hommes se chargent de vendre. Quand il n’y a plus rien dans la maison, et que les provisions sont épuisées, on prend patience de bon accord entre mari et femme, et l’on meurt de faim ensemble, ou l’on mange ses vieux souliers, s’il en reste. Il n’y a que les souffrances de leurs enfans qui leur soient bien sensibles. Lorsqu’une famille n’a point d’enfans, le mari adopte un ou deux orphelins, la femme une fille sans père ni mère, ou une veuve. Ces personnes adoptées doivent servir dans la maison où elles entrent, mais avec une liberté qui leur permet de se retirer quand elles veulent. Un maître ne frappe jamais ses domestiques, surtout les mâles ; et s’il battait une fille, ce serait un déshonneur pour lui.

En général, les femmes du Groënland ne sont point heureuses, si ce n’est dans leur première enfance, et tant quelles restent dans la maison paternelle, où elles sont traitées avec assez de douceur. Mais depuis l’âge de vingt ans jusqu’à leur mort, ce n’est qu’un enchaînement de peines, d’indigence et de misère. Si leur père meurt, les voilà sans ressources, obligées d’aller servir pour vivre ; elles ne manqueront pas de subsistances chez un maître, tant qu’il y en aura, mais n’y gagneront pas de quoi s’habiller. N’ont-elles point d’agrément dans la figure, ou d’adresse à l’ouvrage, elles restent seules. Se marient-elles, c’est rarement à leur gré ; toute la première année, elles craignent d’être répudiées s’il ne leur vient point d’enfans. Sont-elles congédiées pour cause de stérilité, c’en est fait de leur réputation, elles n’ont plus qu’à servir ou se prostituer pour gagner leur vie. Si leur mari les garde, il leur faut souffrir et prendre en bonne part sa mauvaise humeur et les querelles d’une belle-mère. S’il vient à mourir, sa veuve n’a d’autre douaire que les hardes qu’elle avait apportées dans la maison, et quand il lui reste des enfans qu’il faut nourrir, elle doit chercher à se mettre en service, à moins qu’elle n’ait un fils ; car alors sa condition de veuve vaudrait mieux que celle d’épouse. Une femme avance-t-elle en âge sans enfans qui puissent lui attirer de la considération, toute sa ressource est le métier de sorcière, dont elle tire quelquefois profit, mais non sans risque d’être lapidée, ou précipitée dans la mer, ou poignardée et mise en pièces sur le moindre soupçon d’avoir ensorcelé quelqu’un. Échappe-t-elle à ces dangers, comme elle n’est qu’un fardeau pour elle et pour les autres, on l’ensevelit toute vive, ou bien on la noiera par compassion. Quel plaisir reste-t-il donc aux hommes dont les femmes ont si peu de bonheur ?

Cependant, malgré toutes ces peines attachées à leur condition, elles vivent communément plus long-temps que les hommes. Ceux-ci passent la plus grande partie de leurs jours sur mer, au milieu des eaux et des glaces, entre la neige et la pluie, toujours dans les travaux et les dangers, poussés des extrémités de la faim à des excès d’intempérance, ne mangeant qu’une fois par jour, mais avec une voracité pire que la diète ; aussi ne parviennent-ils que rarement à cinquante ans, et sont-ils bien moins nombreux que les femmes ; ce qui sans doute occasione, et peut-être autorise le plus l’usage de la polygamie. Celles-ci vont de soixante-dix à quatre-vingts ans, et au delà ; mais ce surplus de vie est bien chèrement acheté par les folles et hideuses pratiques de la superstition dont elles se font un art lucratif ; car, chez tous les peuples grossiers, les vieilles femmes sont toujours en possession de faire peur aux enfans ; et l’ignorance n’est-elle pas une enfance de tous les âges ?

Le genre de vie des Groënlandais n’a certainement rien de séduisant pour un Européen. Cependant, quand on est ballotté par la tempête, une misérable cabane est un port assez doux ; et dans un pays où tous les élémens semblent conjurés contre l’espèce humaine, après bien des jours passés dans les horreurs de la faim, le plus chétif repas de ces pauvres sauvages devient un régal. C’est alors qu’on ne laisse pas d’admirer le bon ordre qui règne dans leurs maisons, et même une sorte de propreté qui leur est particulière ; car avec des mains toujours crasseuses, un visage huileux, une odeur de poisson très-forte, ils tiennent leurs habits de fête soigneusement pliés dans une espèce de porte-manteau de cuir brodé à l’aiguille. Quoiqu’ils aient des seaux de cuir qui ne sentent pas bon, toute l’eau qu’ils puisent est conservée dans des fontaines de bois fort nettes, et garnies de cuivre et d’os très-luisans. Enfin, si l’on ne peut attendre d’un peuple qui nage toujours dans l’huile, ou dans le sang des phoques et des baleines, un extérieur aussi supportable même que celui du commun de nos ouvriers et de nos paysans, du moins il règne au Groënland plus de concorde et de tranquillité dans une cabane qui contiendra plusieurs familles de différentes races qu’on n’en trouve dans une de nos maisons composée de quelques personnes du même sang. Quand un Groënlandais ne se croit pas vu d’un bon œil par les gens de la cabane qu’il habite, il s’en va chercher une autre maison sans murmurer ni se plaindre. Toujours prêt à s’assister mutuellement, personne ne repose sa paresse sur le travail d’un autre. Ils sont si fort empressés, à offrir de leur pêche, qu’on ne s’avise pas même d’en demander, et dans ce pays pauvre l’hospitalité prévient la mendicité. Sans cette générosité réciproque, comme on est obligé d’aller chercher sa subsistance à plusieurs lieues de chez soi, l’on risquerait souvent de mourir de faim dans la route.

Le physique du climat et du sol a tant d’influence sur les mœurs et le caractère des nations en général, et surtout des peuples sauvages, qu’un philosophe devrait, pour ainsi dire, deviner tout ce qu’ils font ou ce qu’ils disent, en conjecturant leurs actions et leurs discours d’après les besoins et les ressources que leur a donnés la nature du pays qu’ils habitent. Les occupations des hommes s’exercent sur les productions de leur territoire, toutes leurs relations de commerce et de société roulent sur leurs occupations. On vit de ce qu’on recueille, on parle de ce qu’on voit ; il n’est donc pas difficile, sur le tableau qu’on vient de faire du Groënland, de juger de la vie sociale de ses habitans, de leur manière de commercer et de traiter ensemble, des visites, des repas, des conversations, des fêtes, des jeux, et de tous les plaisirs, qui les lient. Mais comme l’Histoire des Voyages n’est pas uniquement faite pour des philosophes, quoique ce soient ceux qui y trouvent le plus à profiter, on ne peut refuser à la curiosité du plus grand nombre des lecteurs quelques détails sur des objets qui, paraissant frivoles ou légers au bel esprit, deviennent importans pour les plus graves observateurs. Écoutons encore une fois Crantz, cet historien naïf et fidèle d’un peuple qui est malheureux sans être méchant.

« Les Groënlandais, dit-il, sont moins jaloux entre eux de briller et de se faire valoir que soigneux d’éviter tout ce qui peut leur donner du ridicule ou une mauvaise réputation : ils n’ont point l’art des complimens ni des révérences y et ne peuvent s’empêcher de rire en voyant un Européen qui se tient debout et la tête découverte devant celui qu’il appelle son supérieur, ils ne savent pourquoi, s’indignant surtout quand cette supériorité va jusqu’au point qu’un homme en peut frapper impunément un autre. Ils sont moins attentifs à plaire qu’à ne pas déplaire, exigeant plutôt de la tolérance que de la complaisance, et plus disposés à ne pas s’offenser qu’à se venger. Ils seraient d’autant plus embarrassés à s’insulter et à se quereller, qu’ils n’ont guère de termes injurieux dans leur langue, ou du moins de ces imprécations et de ces juremens si familiers parmi nous. Ils ne rougissent point de ce qui n’a rien de criminel ou d’offensant en soi-même, et se permettent certaines libertés que la nature leur demande comme un effet du travail de la digestion, ne se scandalisant point des sons que la politesse a déclarés sales et malhonnêtes : cependant telle est à cet égard leur circonspection, qu’ils s’interdisent ces familiarités devant les Européens qu’ils en voient rebutés ou choqués. »

Tous ces détails paraîtront puérils, aux lecteurs d’un certain rang ; mais le gentilhomme Montaigne n’aurait pas dédaigné de les recueillir. Cependant ce philosophe, dès qu’il aurait vu sur la carte la latitude et la situation du Groënland, avec la perspective des montagnes et des eaux qui courent ce pays glacial, aurait d’abord su, sans le lire, qu’il doit être aride, point cultivé, peu habité ; que les hommes y sont endurcis et froids comme la terre ; que, ne vivant que de poissons huileux qu’ils pèchent, écorchent et préparent eux-mêmes, ils ne peuvent qu’être sales et dégoûtans ; qu’ayant peu de matériaux de bois et d’instrumens de fer, faute de mines et de forêts, ils sont mal logés, très à l’étroit, toujours ensemble et pacifiques ; qu’étant occupés la moitié de l’année, soit pour la chasse ou la pêche, à disputer leur vie avec les tempêtes de l’Océan, les montagnes de flots glacés et les monstres marins, ils n’ont pas le loisir de perfectionner les arts de première nécessité, ni d’en inventer de luxe et d’agrément ; que, par conséquent, leur vie est misérable, leur caractère triste et sérieux, taciturne, et que toute leur société doit se ressentir de ces ténèbres humides et de cet horizon sombre qui laissent à peine au soleil quelques mois de règne dans la longue nuit dont les Groënlandais sont enveloppés. Quoique ce philosophe eût prévu tous ces résultats, il en aurait lu volontiers la preuve et le développement dans les faits qui vont les confirmer. L’histoire d’un peuple qui n’a fait encore aucun mal au monde aurait intéressé l’apologiste des mœurs des Cannibales. Elle aura sans doute les mêmes attraits pour ceux qui ne peuvent lire sans douleur l’histoire des peuples, du midi, conquérans ou conquis. Qu’ils détournent leurs yeux de ces pays de sang pour les porter sur un tableau de mœurs grossières, mais innocentes.

Quand les Groënlandais se font des visites pour remplir le vide de leurs hivers, elles sont accompagnées de présens ; aussi sont-ils reçus avec des chants de joie : on s’empresse de décharger leurs canots et de les tirer à terre. Ces présens consistent en friandises comestibles, ou en parures de pelleterie, c’est-à-dire toujours de la chair et du cuir de phoque. À ce prix, chacun s’étudie, pour attirer du monde chez soi, à le bien recevoir. Mais de part et d’autre on garde d’abord le silence. Enfin le maître de la maison invite l’étranger à quitter sa casaque de mer, et la met sécher près de la lampe. Il lui offre des habits et des peaux à changer, et le prie de s’asseoir sur le banc ; c’est la place honorable, que les Européens évitent ordinairement, sans doute comme la moins commode, car presque toujours les honneurs sont faits aux dépens des plaisirs. On parle ensuite gravement du temps, de la saison de la pêche et de la chasse ; et c’est tout l’entretien des hommes rassemblés à part dans le plus bel endroit de la chambre qui compose tout l’appartement, et sert, pour ainsi dire, à tous les besoins et les commodités de la vie. Les femmes, dans leur coin, parlent entre elles de leur parens morts, mais avec des hurlemens lamentables, qui sont assez souvent suivis d’historiettes pour rire. Bientôt la tabatière fait la ronde, et chacun y renifle du tabac avec le nez ; usage moins sale peut-être pour des Groënlandais que celui d’en prendre avec des doigts poissés et puans de graisse ou d’huile forte. La tabatière est de corne de cerf, enrichie ou doublée d’étain ou de cuivre. Cependant on prépare et l’on sert le repas ; les étrangers se laissent presser plus d’une fois par leur hôte, gardant un air indifférent, de peur de passer pour pauvres ou pour des affamés. La table est ordinairement couverte de trois ou quatre plats ; et, dans les grandes fêtes, d’un plus grand nombre. Un facteur des colonies danoises, dans un festin qu’il fit avec quelques Groënlandais de la plus haute classe, compta jusqu’à dix plats dans cet ordre : des harengs saurets, du phoque séché ; un plat de phoque bouilli ; du mimiak, c’est de la chair de phoque demi-pourie, et qu’on appelle venée ; des alques bouillies ; une pièce de queue de baleine d’un fumet très-avancé : c’est le mets friand, le plat d’invitation ; du saumon sec, du renne séché ; un dessert de mûres de ronce avec une sauce faite du chyle de renne : or ce chyle n'est point du tout blanc, et l’on devine aisément ce que c’est ; un autre plat du même fruit nageant dans ]’huile de baleine, pour achever et couronner le dernier service. Le repas se prolonge pour le plaisir de la conversation, c’est-à-dire pour parler de la pêche du phoque. Chacun pousse ses histoires prolixes sur cette matière jusqu’à ce que ses auditeurs bâillent et s’endorment ; car ce repas est un souper.

Ce peuple froid est gesticulateur, parce que le geste est le premier langage de l’homme, et que ce langage d’action domine d’autant plus dans la communication des idées, qu’il est moins suppléé par une langue stérile, comme le sont celles des peuples sauvages. D’ailleurs, il est très-naturel aux hommes qui agissent plus qu’ils ne parlent, de représenter leurs propres actions qu’ils racontent par des gestes imitatifs, qu’ils ont bien plus à la main que la parole ; aussi, quand un Groënlandais conte ses histoires de la soirée aux voisins attroupés autour de sa lampe, et qu’il veut entretenir l’assemblée de la prise d’un phoque, il représente le monstre avec sa main gauche, et le vainqueur, ou lui-même, de sa main droite. Le phoque paraît, c’est le bras gauche ; l’homme s’avance, c’est le bras droit ; il saisit le harpon, il le soulève, il l’incline, il le dirige, il le lance et le pousse avec toute la raideur imaginable ; l’animal (c’est la main gauche) saute et bondit sur le dard, plonge, revient sur l’eau, voit le pêcheur (c’est la main droite qui recule de peur) ; le monstre nage vers le kaiak pour le renverser, et le bras droit de tourner, de pirouetter, enfin de surnager ; il se relève et se secoue ; il prend une lance, et frappe à coups redoublés dans le corps du monstre. C’est un plaisir de voir le Groënlandais mettre ainsi ses deux mains aux prises l’une contre l’autre ; de sorte qu’elles s’attaquent, se repoussent se terrassent tour à tour, jusqu’à ce que la victoire se décide enfin pour la droite : mais rien n’est si curieux que d’observer l’attention des enfans à ce récit, qui les agite perpétuellement des transes de la crainte, ou des transports d’une joie béante, et retrace alternativement dans leurs yeux et sur leur visage tous les mouvemens de l’orateur, aussi lourd et pesant que la baleine ou le monstre dont il peint les combats et la défaite.

Quand un étranger parle aux Groënlandais des productions ou des usages de l’Europe, il doit prendre leur langage, c’est-à-dire leur expliquer des choses qui leur sont inconnues en les comparant avec des objets qui leur sont familiers, les similitudes étant, pour ainsi dire, dans le commerce des idées ce que sont les mesures et les poids dans le commerce des denrées. S’il s’agit d’une ville fort peuplée, on exprime aux Groënlandais le nombre de ses habitans en leur disant combien il faudrait de baleines pour nourrir tous les gens de la ville un seul jour. « Mais comme ils n’ont pas de baleines (c’est l’Européen qui parle), il faut qu’ils mangent du blé, espèce d’herbe qui croît sur la terre, et la chair de divers animaux, dont quelques-uns ont des cornes. Ces gens-là, poursuit-on, se font porter d’un endroit à l’autre sur le dos de grands animaux extrêmement forts, ou bien dans des machines roulantes que ces bêtes traînent » Alors les Groënlandais appellent notre blé du gazon, nos bœufs des rennes, et les chevaux de grands chiens. Ils admirent tout ce qu’on leur raconte de l’Europe, et témoignent d’abord un grand désir de vivre dans un pays si fertile et si bien policé ; mais quand on leur dit que le tonnerre y tombe quelquefois avec de grands ravages, et qu’on n’y trouve point de phoques, ils n’ont plus d’envie de venir en ces contrées maudites du ciel et de la mer. Ils entendent parler volontiers de la Divinité, pourvu qu’on ne leur en dise pas des choses qui soient contraires à leur superstition ; et doit-on s’étonner que ce peuple, qui n’a, pour ainsi dire, que ses préjugés à lui, soit aussi jaloux de les conserver que tant d’autres nations peuvent l’être d’étendre et de propager les leurs ?

Le commerce des Groënlandais est très-simple ; c’est un trafic de leur superflu pour ce qui leur manque. Mais à cet égard ils sont souvent aussi capricieux que des enfans, parce qu’ils ne connaissent guère mieux le prix des choses. Curieux de tout ce qu’ils voient de nouveau, ils feront vingt trocs, et perdront toujours sur chacun des effets qu’ils trafiquent, donnant un meuble utile pour un jouet qui les amuse, préférant un colifichet à des outils, et ce qui leur plaît à ce qui peut leur servir.

Le trafic du Groënland se fait dans une espèce de foire, où est le rendez-vous général de la nation. C’est en hiver qu’elle se tient tous les ans à la fête du soleil ; on la fera connaître. Les Groënlandais vont à cette foire comme en pèlerinage ; ils y exposent leurs marchandises, et demandent celles qu’ils veulent en retour. Les habitans du sud n’ont point de baleines, ceux du nord point de bois. Il part des bateaux de la côte méridionale, et même de l’est du Groënland, qui font jusqu’à trois ou quatre cents lieues pour se rendre à la baie de Disko ; c’est là qu’ils échangent du bois et de la vaisselle de pierre ollaire pour des cornes et des dents de poisson, des barbes, des côtes, des os de queues de baleines ; ainsi ce commerce se fait presque tout entre les gens de la nation.

Dans ces voyages, ou pèlerinages maritimes, ils emportent avec eux toute leur famille et leur fortune. Soit inconstance ou curiosité, soit indifférence pour des lieux également inhabitables et peu commodes, ils s’accoutument tellement à mener une vie errante, que, s’ils ne sont pas promptement expédiés dans un endroit, ils vont porter leurs marchandises dans un autre. Souvent il se passe des années avant qu’ils retournent dans leur pays natal ; car si l’hiver les surprend quelque part, ils s’y arrêtent, et bâtissent une cabane pour hiverner mais préférablement dans le voisinage de quelque colonie danoise. La terre et la mer sont partout à eux ; et comme ces familles errantes séjournent tantôt ici, tantôt là, elles sont sûres de trouver partout des amis et des connaissances.

Le commerce en peaux de renards et de phoques, mais surtout le commerce d’huile d’animaux marins, se fait entre les nationaux et les étrangers ; et c’est pour cet objet que les Européens ont établi des comptoirs. Les Groënlandais ne reçoivent jamais d’argent en paiement, car la monnaie n’a point de valeur chez eux, ni sa matière point de prix : et peu leur importe d’avoir un collier d’or ou de laiton, des pendans de verre ou de diamans. Ils n’estiment les bijouteries de l’Europe que parce qu’elles brillent, et ne regardent pas de si près à la solidité de cet éclat. Plus d’une fois ils ont donné une guinée ou une piastre d’Espagne, qu’ils avaient dérobée à quelques navigateurs étrangers, pour deux charges de poudre à fusil, ou pour une once de tabac. Moins curieux de l’or qu’avides de fer, ils cherchent en matière d’échange d’abord des lames de harpon, des couteaux, des ciseaux, des scies, des vrilles et des aiguilles ; en second lieu, des toiles de lin ou de coton, de gros draps, des capes et des bas de laine ; des mouchoirs, des boîtes, des écuelles de bois, des plats d’étain, des chaudières de cuivre, des miroirs, des peignes, des rubans et des jouets d’enfans : voilà leur luxe. Ils acquièrent aussi volontiers des fusils, de la poudre et du plomb ; mais c’est un objet d’échange qui ne leur sert pas à grand’chose et sur lequel ils perdent beaucoup. Le tabac en poudre leur tient lieu de petite monnaie, c’est-à-dire qu’ils font et donnent beaucoup de choses pour quelques prises de tabac. Les tailleurs et les cordonniers se contenteront de cette monnaie : on vous apportera des poignées d’édredon, des œufs et des oiseaux, un plat de poisson pour un peu de tabac ; souvent un Groënlandais se dépouillera de ses habits et mourra de faim avec sa famille plutôt que de refuser à son nez de cette fatale poussière, qui est aussi funeste, aussi chère aux peuples sauvages que la poudre d’or l’est aux Européens : elle fait presque autant de mal au Groënland que l’eau-de-vie ailleurs ; heureusement les liqueurs fortes coûtent trop dans un climat si pauvre pour y nuire beaucoup à ses habitans.

Les tristes Groënlandais ont pourtant des danses ; ils ont aussi leurs fêtes. Celle du soleil se fait au solstice d’hiver, pour célébrer le retour de cet astre qui ramène, quoiqu’à pas lents, la saison de la chasse et de la pêche. Il est même singulier qu’on fête le soleil dans le temps où les nuits sont les plus longues et le froid le plus rigoureux ; lorsqu’on ne voit pas, pour ainsi dire, le moindre rayon du jour ; lorsqu’enfin la nature n’offre de toutes parts que le deuil, la tristesse, le silence et l’engourdissement de la mort. Cependant c’est alors, c’est au sein des ténèbres et de ce néant qu’une sorte de joie se réveille dans la plupart des contrées de la terre où les hommes n’ont plus que de faibles lueurs de lumière et d’espérance. On observe que tous les peuples ont eu et ont encore des fêtes à la fin, ou plutôt au renouvellement de l’année, et que ces fêtes désignent communément une naissance. Chez les Orientaux, c’était la naissance du soleil qui remonte sur l’hémisphère. En Perse, à Rome, le solstice d’hiver était principalement célébré. Il faudrait savoir si les Hottentots, les peuples du Chili, si tous les habitans de la zone tempérée australe ont de semblables fêtes au temps de notre solstice d’été. On verrait alors que le soleil a fait partout les mêmes impressions sur l’esprit des hommes. Mais si les fêtes des Groënlandais au retour de cet astre ne sont pas un reste d’antiques superstitions qui auront voyagé vers les pôles, ne doivent-elles pas être un effet naturel de l’inaction où se trouvent les humains durant le repos de l’année ? Quand le froid et la nuit les rassemblent autour de leurs foyers, au défaut des travaux qui doivent entretenir la chaleur et le mouvement, ne sont-ils pas obligés d’imaginer des jeux et des exercices, des festins et des danses, des moyens, en un mot, de faire circuler le sang dans leurs veines jusqu’aux extrémités du corps ? C’est sans doute par une suite de ce besoin que les Groënlandais s’assemblent et s’invitent de toutes parts à manger ce qu’ils ont de meilleur, allant tour à tour de cabane en cabane chercher la bonne chère en attendant la peine. S’ils n’ont pas comme nous le barbare et sot plaisir de s’enivrer, en revanche ils mangent d’autant plus qu’ils ne boivent que de l’eau.

Quand ils se sont gorgés à crever, ils se lèvent de table pour danser au bruit du tambour. Cet instrument est fait d’un cerceau de baleine ou de bois, large de deux doigts, courbé en ovale, où l’on a tendu un vélin très-fort, quoique assez mince. Ce vélin est tiré de la peau d’une langue de baleine, et l’ellipse qu’il forme sur le tambour n’a guère qu’un pied et demi de longueur. Ce tambour, fait en forme de raquette, se tient, par un manche, de la main gauche tandis qu’on le frappe de la droite avec une baguette. À chaque coup, celui qui bat le tambour fait un saut, sans sortir de sa place, avec des mouvemens de tête et de tout le corps. La mesure est juste, et les temps sont marqués à deux coups pour la valeur d’une croche. Le ménétrier accompagne sa musique et sa danse d’une chanson sur la pêche aux phoques, sur les exploits maritimes de la nation, les hauts faits de ses ancêtres, et, sur le retour du soleil à l’horizon du Groënland. L’assemblée répond au chantre par des sauts et des cris de joie, entrecoupant les couplets de sa chanson de ce refrain qu’on répète en chœur : Amna aiah, aiah-ah-ah !

Quand ce chantre a joué de cette façon à peu près un acte, ou plutôt une scène, qui dure un quart d’heure, il se retire tout hors d’haleine, baigné de sueur et presque épuisé du chant, des cris, des sauts, des contorsions et des grimaces dont il a diverti l’assemblée. Un autre prend aussitôt sa place et son rôle. Le jeu dure ainsi toute la nuit ; on dort le lendemain jusqu’au soir, où la fête recommence par le souper suivi du bal. Plusieurs jours se passent de même, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de provisions de bouche au théâtre, ou que les acteurs aient entièrement perdu les forces et la voix.

Ils ont aussi leur jeu de balle, qui se fait au clair de la lune. On se sépare en deux bandes ; un des joueurs jette la balle à un homme de son parti, et c’est à ceux de l’autre bande à tâcher de l’attraper pour se la renvoyer et la ballotter entre eux ; ou bien on pousse la balle jusqu’à un certain but fort éloigné, et c’est au plus leste de la troupe à l’atteindre.

Parmi les espèces de luttes qui servent à les endurcir à l’état de peine où la nature les a condamnés, ils en ont une qui consiste à se donner de grands coups de poing sur le dos ; celui des deux lutteurs qui soutient le mieux cet assaut est le vainqueur, et doit en aller défier d’autres jusqu’à ce qu’il soit content des coups qu’il a reçus et se retire en brave. Ils s’exercent également à différens tours de danseurs de corde, et n’y paraissent pas maladroits.

Mais dans ces assemblées, qui se renouvellent plusieurs fois l’année, pendant qu’on abonde en provisions de bouche, et que la saison, ne permettant point de tenter la mer, invite à trafiquer, il y a des défis où l’on vide ses querelles par des danses ou des chants, et ces jeux s’appellent la joute des chantres. Un Groënlandais qui se croit insulté par un autre n’en témoigne ni colère ni sensibilité, mais garde sa vengeance, et verse tout son fiel dans une satire qu’il répète en dansant et chantant devant sa famille, et surtout en présence des femmes, jusqu’à ce qu’il la sache bien. Alors il donne un duel à son antagoniste pour le combattre, non à l’épée, mais de la voix ; celui-ci se rend à l’appel, et se présente dans une espèce de cirque sur un théâtre qui n’est qu’un banc. L’agresseur commence à entonner ses couplets au son du tambour ; et ceux de son parti, après chaque vers qu’ils répètent en chœur, ne manquent pas de chanter l’amna aiah ; tandis que l’assemblée applaudit par de grands éclats de rire à tous les traits malins que l’accusateur décoche contre son adversaire. Celui-ci paraît à son tour sur la scène, et répond à la satire par des railleries mordantes, soutenues des applaudissemens de sa bande, et les rieurs passent souvent de son côté. L’auteur du défi revient à la charge, et repousse le ridicule sur son ennemi : ce combat dure ainsi quelque temps, et la victoire est à celui qui porte le dernier assaut. Il a gagné son procès ; les spectateurs, devenus juges, prononcent la sentence, et donnent la palme à celui qui garde le champ de bataille : ces duels finissent toujours par la réconciliation et l’amitié des combattans. Il est rare qu’il arrive du bruit, du scandale ou des éclats fâcheux dans ces assemblées, à moins qu’un homme, secondé de ses parens ou de ses amis, n’y enlève par force une femme qu’il a dessein d’épouser. Ces sortes de rapts ressemblent à l’enlèvement des Sabines, et peuvent devenir aussi pardonnables. Mais loin d’autoriser les violences et les excès contraires à l’ordre social, on profite du temps de ces assemblées pour inculquer la bonne morale ; et la satire des particuliers devient une instruction pour le public. On y apprend à rendre à chacun ce qu’il a droit d’exiger, à éviter le mensonge et la médisance ; on y censure la fraude et l’injustice, surtout l’adultère, qui renferme l’un et l’autre ; on y diffame les vices et les crimes les plus nuisibles à la société, et la crainte de la diffamation est le plus grand frein qui retienne les Groënlandais. Cette espèce de vindicte publique prévient la vengeance particulière, les trahisons et les meurtres. Cependant on peut dire en général que ces sortes de jeux et de combats satiriques sont plus propres à exercer la langue et la malignité des censeurs qu’à corriger les mœurs des gens vicieux. Les assemblées de bal chez les Groënlandais leur servent en même temps de jeux olympiques, d’aréopage, de théâtre, d’académie, de foire, de cour de justice et de barreau. Toutes les affaires se traitent au milieu des plaisirs, qui laissent moins d’accès à la fourberie et à la méchanceté. Si les querelles y sont promptes, elles en sont plus tôt étouffées, et jamais préméditées : c’est le rendez-vous de l’égalité et de la liberté ; chaque père y a de l’autorité sur sa famille, mais personne sur l’assemblée entière. L’esprit public qui règne dans ces marchés se compose de l’esprit particulier qui gouverne l’intérieur des maisons. Chacune de celles-ci renferme plusieurs ménages, mais tous indépendans les uns des autres : aucun chef n’y domine ; aucun n’y prend d’ascendant que par la considération attachée à l’âge, au bon sens, à l’expérience, à la réputation acquise dans la pêche, à la connaissance des temps et des lieux propres à cette occupation. Un homme qui a ce mérite reçoit, sans l’exiger ni le rechercher, l’hommage volontaire de toute la maison, ou du cercle qui lui assigne un logement au nord de la cabane, sans doute parce qu’elle n’est point ouverte de ce côté le plus froid ; on lui défère l’inspection sur le bon ordre et la propreté de l’habitation. Si quelqu’un ne veut pas suivre ses avis, l’inspecteur n’a point d’ordre à donner, ni de peines à décerner : mais toute la cabane arrête et décide en commun de ne point habiter l’hiver suivant avec le réfractaire, et qu’il sera fait mention de son indocilité dans les chansons de la première assemblée, si sa faute mérite cette censure publique.

Les Groënlandais n’ont que des mœurs et point de lois. Voici le précis de leurs mœurs, ou plutôt de leurs usages civils, tel que Crantz nous le donne d’après la relation de Dalager, facteur des colonies danoises au Groënland. Chacun va où il veut, et vit comme il lui plaît. S’il trouve des habitans dans l’endroit où il cherchait à s’établir, il ne s’y fixe pas, à moins qu’il n’y soit invité. La pêcherie et la chasse sont libres : on prend ce qu’on trouve, même une pièce de gibier ou de poisson qui serait dans les filets d’autrui, pourvu qu’il y en ait abondamment, et qu’on ne trouble point la piste et la voie des animaux et des chasseurs : point de réserves, point de lieux exclusifs, même pour les étrangers ; mais si ceux-ci voulaient former des prétentions inusitées, et s’arroger des droits et des priviléges à la façon de l’Europe commerçante, les naturels du pays leur céderaient la terre et la mer plutôt que d’avoir avec eux des altercations et des démêlés, et ils laisseraient, comme font les sauvages du Canada, des nations étrangères se disputer et baigner de leur sang un sol qui n’appartient à personne, et qui ne vaut jamais les injustices et les cruautés dont on l’achète. Quiconque a trouvé du bois flottant sur la côte, ou les dépouilles et les débris d’un naufrage, s’en empare comme de son bien, quoiqu’il ne soit pas habitant de ces bords ; mais il tire à terre cette prise et met une pierre sur le monceau qu’il en a fait : c’est là le signe et le sceau de sa propriété, personne n’y touche. Si quelque proie échappe à un pécheur avec le dard qu’il lui a plongé dans le dos, et qu’un autre homme vienne à tuer le monstre fugitif et blessé, la prise appartient de droit au premier coup, et non au dernier. Mais si le phoque rompt la corde et la ligne où est attaché le harpon qu’il a dans les flancs, celui qui a mis le harpon sur la bête perd son droit, et celui qui la prend encore vivante, ou la trouve morte, s’en empare en restituant le harpon au pêcheur qui l’a jeté. Quand on tire un de ces monstres pour le dépecer, celui qui le premier y enfonce le couteau doit en emporter la tête et la queue, et chacun enlève ce qu’il peut du reste. Quant au corps de la baleine, le spectateur y a le même droit que le harponneur ; et comme c’est à qui pourra le plus en prendre, on ne voit guère des centaines de personnes se jeter, le couteau à la main, sur le corps d’une baleine sans qu’il n’en arrive bien des accidens, et que les coups de couteau ne portent à droite et à gauche sur les doigts de tant de gens acharnés à la curée ; mais à cela point de malice, point d’offense : personne ne s’en plaint. Si plusieurs flèches à la fois pleuvent sur un renne, il appartient à la main qui l’a percé au plus près du cœur, pourvu qu’il reste à tous les chasseurs une part de la proie. Mais depuis que les Groënlandais ont eu des fusils, comme personne ne saurait reconnaître sa balle, il y a souvent des démêlés entre les chasseurs pour le droit et le partage du butin ; et ce ne sera pas sans doute le moindre tort que les armes à feu pourront causer à ce peuple sauvage. Si quelqu’un fait une trappe pour prendre les renards, et néglige de la tendre, celui qui l’aura tendue, après un certain temps, emporte l’animal qu’il trouve pris au piége. Quand un homme prête son canot, ou quelque outil, s’il s’y fait quelque dommage, le propriétaire n’a pas droit d’en exiger la réparation : aussi n’aiment-ils point à prêter ce qui s’use. Celui qui fait un troc, s’il n’est pas content de l’effet qu’on lui donne en échange, peut rompre le marché et reprendre ce qu’il a livré. L’acheteur qui ne paie pas sur-le-champ peut prendre à crédit ; mais s’il meurt avant d’avoir acquitté sa dette, le créancier du mort n’ira pas ajouter à l’affliction des parens qui le pleurent en réclamant ses droits. Cependant, après un certain temps, il peut en parler à la famille du débiteur, et reprendre son effet, s’il n’a pas été perdu parmi le trouble et le pillage qui se font toujours dans la maison où meurt un Groënlandais. Bien plus, quand un homme perd ou brise une chose prise à crédit, personne n’en peut exiger la valeur et le paiement.

C’est la police d’une société bien imparfaite sans doute ; mais il se commet encore moins d’injustices que dans les états les mieux civilisés, parce qu’il ne se trouve pas tant d’occasions ni de tentations de crime. Au reste, quand on parle aux Groënlandais de ce qu’il peut y avoir de vicieux et de déraisonnable dans leurs usages, ils répondent comme les gens du monde le plus poli : C’est la coutume.

Peut-on dire qu’un peuple qui n’a ni religion, ni gouvernement, ni lois divines, ni lois humaines, ait proprement des vertus ? C’est la question que se fait Crantz. Mais il semble la décider en nous annonçant dans le caractère des Groënlandais des qualités assez louables pour faire rougir même des chrétiens. « Je sais, dit-il qu’on a reproché des vices abominables à ce peuple stupide, et que bien des voyageurs en ont fait le portrait le plus hideux ; mais comme chaque objet a deux faces, j’ai eu le bonheur d’être plus frappé de l’aspect avantageux des mœurs de cette nation que de leur côté le plus défavorable. Cependant j’en rapporterai le bien et le mal avec la fidélité qui convient à tout peintre qui ne veut que rendre ses tableaux ressemblans : et tel est le but et le devoir d’un homme qui raconte ses voyages au public. »

On dit que les Groënlandais sont un peuple sauvage ; mais ce serait se faire une fausse idée de ce terme que d’y attacher celles de l’extravagance et de la cruauté. Ils ne sont à notre égard que ce qu’étaient pour les Grecs et les Romains les nations qu’ils appelaient barbares, quoique souvent il y en eût de ce nombre dont les mœurs et les coutumes valaient peut-être, du moins pour le bonheur, les lois grecques et romaines ; car les mœurs sont les alimens de la société, dont la plupart des lois ne sont que les remèdes. Les navigateurs ont toujours nommé sauvages les peuples qui, n’ayant point une demeure fixe, errent dispersés dans les bois, mais en troupes, comme certaines espèces d’animaux. Ainsi l’on a donne le nom de païens aux idolâtres qui avaient des temples, non dans les cités, mais dans les villages. Les Groënlandais, dit Crantz, loin d’être un peuple féroce, barbare, intraitable, sont plutôt doux, paisibles, d’un naturel accommodant, et très-propres à tous les arts civils qui ne demandent qu’un corps robuste et de la patience. Ils vivent dans l’état de nature, ou du moins ils jouissent de la liberté qui en résulte : ils ne sont point en communauté, mais en société ; réunis par la rigueur du climat qui les rapproche et les rassemble, sans être liés par les conventions qui naissent de la propriété des terres, ils doivent à la stérilité même d’un pays qu’ils parcourent plutôt qu’ils ne l’habitent, la singularité de vivre, depuis plus de mille ans peut-être, en peuplade libre et volontaire, sans avoir eu besoin de ces constitutions qu’Athènes et Sparte durent imaginer pour secouer le joug de leurs propres tyrans ou des peuples voisins. En un mot, les Groënlandais n’ont point de maîtres et n’en ont guère à craindre, trop maltraités sans doute par la nature pour que personne soit tenté de les arracher à ce joug, et de leur en imposer un plus dur, sous prétexte d’adoucir leur vie.

Il est certain qu’ils vivent dans la plus étroite pauvreté, si ce mot ne convient pas plutôt à la classe des malheureux qui manquent du nécessaire dans les états riches et policés, qu’à un peuple entier, dont tous les individus jouissent également et sans distinction des biens communs qui satisfont aux besoins pressans de la vie. Rien ne leur apprend ou ne leur rappelle leur indigence, pas même la faim qu’ils éprouvent, parce qu’on s’accoutume à trouver juste ou nécessaire tout ce qui vient de la nature. L’indépendance et la sécurité réciproque font toute la félicité des Groënlandais ; ils n’en connaissent et n’en imaginent pas d’autres sur la terre. À l’abri de la violence particulière ou de l’oppression publique, de la chicane, et surtout de la guerre, qui renferme elle seule tous les maux de la nature réunis à ceux de la société, ils dorment, dit Crantz, aussi tranquillement sous leurs tentes portatives qu’un roi dans son palais fortifié. Mais comme ce sont des couleurs locales et des traits bruts et grossiers que l’on demande dans l’histoire physique des peuples sauvages, on glissera sur les portraits étudiés que nous en font les voyageurs européens pour ne recueillir que le peu de faits importans à savoir, laissant aux moralistes et aux physiciens le soin d’en tirer les résultats propres au but particulier qu’ils se proposent. On doit se souvenir que cette collection de voyages est un magasin pour les connaissances de toute espèce, ouvert à toute sorte de lecteurs, et qu’on n’y peut satisfaire l’avidité de quelques-uns sans tromper la curiosité de tous les autres. Un écrivain est obligé lui-même de sacrifier son goût à cet intérêt général qui ramène chaque homme à ce qui lui convient. Ainsi, quand on aura dit que les Groënlandais n’ont point de terre en propriété, ni de ces biens qui assurent une subsistance permanente, ni de ces mets ou de ces boissons qui provoquent à l’intempérance, ni aucun des arts ingénieux qui font naître et croître la vanité, ni ce sang échauffé par les ardeurs de la zone torride, qui allume l’amour, la jalousie, la violence et la vengeance ; on verra dès lors que ce peuple, engourdi comme le climat qu’il habite, doit être peu sujet au viol, à l’adultère, au ressentiment et à la colère ; rarement capable de tromper ou d’insulter ; sans envie et sans avarice, n’ayant rien à garder et à convoiter ; moins susceptible d’aversion que d’indifférence pour les hommes et les choses ; point enclin aux querelles, et jamais aux combats, quoiqu’il ne vive que de chasse ou de monstres marins. Aussi sont-ils surpris de certains vices difformes et scandaleux qu’ils observent dans le petit nombre d’Européens qui vivent au milieu d’eux ; et quand ils les voient s’abandonner à certains excès, comme les injures et les coups, ils attribuent tous ces désordres aux liqueurs fortes : « Ces pauvres gens, disent-ils, ont perdu l’esprit ; c’est la mauvaise eau qui les a rendus fous. » Tels sont le sang-froid et la décence des Groënlandais, que, dans toutes leurs assemblées, même de divertissement, sans le bruit du tambour et les contorsions des danseurs, on les croirait réunis dans un temple pour le culte divin, tandis qu’ils pourraient prendre les temples et les solennités religieuses de certains peuples de l’Europe pour des théâtres de décoration et de musique.

Ils ne disent guère une fausseté reconnue ; c’est-à-dire que leur ignorance et la simplicité de leurs mœurs les rendent d’autant moins enclins au mensonge qu’ils sont plus sujets à l’erreur. Jamais ils ne tromperont un voyageur qui leur demande la route d’un endroit ; ils feront plutôt une partie du chemin avec lui que de l’exposer à s’égarer. Mais, d’un autre coté, quand on les accuse de quelque chose de honteux, on ne peut guère savoir d’eux s’ils en sont coupables, tant ils craignent l’infamie. Ce sont des enfans ; il faudrait qu’ils crussent le mensonge plus flétrissant que le crime pour qu’ils détestassent autant l’un que l’autre. Ce serait les tromper que de leur donner cette idée. Le mensonge est plus pernicieux que la violence par la facilité de s’y livrer impunément ; mais il est moins odieux en lui-même, et l’utilité que la cour et le monde croient en retirer permet à peu de gens de s’abstenir d’un vice dont on a fait une vertu de société et un art de gouvernement. On se sert du mensonge comme de l’épée ; les grands et les méchans emploient l’un et l’autre à s’élever et à s’avancer aux dépens d’autrui ; les gens modérés et prudens à se défendre contre les forts et les ambitieux : mais les hommes éclairés et vertueux devraient renoncer à ces deux armes de l’injustice ou de la faiblesse.

Les Groënlandais ont pour maxime de sauver les apparences et d’éviter le scandale. C’est beaucoup pour une nation qui n’est pas civilisée. Crantz, en bon missionnaire, leur reproche cette morale des sages du monde, et finit les éloges qu’il fait de ce peuple sans culture et sans culte en ne lui donnant pour vertus que l’exemption des vices. Tout est, dit-il, dicté chez eux par un amour-propre naturel à l’homme : s’ils exercent l’hospitalité, c’est pour la retrouver chez les autres : s’ils prennent une fille orpheline, c’est pour en faire une servante ; ils n’ont guère de compassion pour un homme qui meurt de froid et de faim : sans doute trop malheureux eux-mêmes pour verser sur autrui cette pitié qui est la surabondance des sentimens et des secours qu’on se doit à soi-même ; mais surabondance inconnue dans un état de nature pauvre, où l’individu peut à peine suffire au soin de sa conservation. Crantz rapporte ici des choses qui paraissent incompatibles en elles-mêmes et contradictoires à ses propres récits. Si les Groënlandais, dit-il, voient en mer un kaiak rouler dans les flots avec le pilote qui s’y attache et se débat contre la mort, à moins que cet homme ne soit de leur famille ou de leur petite flotte, ils le laisseront noyer plutôt que de se déranger de leur pêche pour le secourir. Si dans la pêche même les femmes ou les enfans les troublaient de leurs cris, ils les jetteraient dans la mer. Mais quand ils vont en compagnie, alors il règne entre eux un commerce de travaux, de besoins et d’utilités réciproque, qui va jusqu’à la commisération mutuelle. Les enfans, dit-il encore, n’ont pas de pitié pour les oiseaux, ni les hommes pour les femmes ; et toute espèce douce et tendre n’a point de droits ni d’empire sur ces cœurs endurcis et glacés par les horreurs de la nature.

D’un autre côté, le même missionnaire nous assure que l’amour entre les parens et les enfans est plus fort chez ce peuple que parmi les autres nations. Une mère ne peut perdre son fils de vue ; et s’il se noie, elle se noie. Mais, pour rabattre de cet éloge, on dit qu’il n’y a rien dans cette affection que les animaux n’égalent ou ne surpassent ; d’où l’on conclut que les Groënlandais sont entraînés par cet instinct et ce sentiment que la nature a rendus communs à l’homme ainsi qu’aux bêtes, et qu’ils ne se conduisent guère par les lumières réfléchies de la raison. Ce sont des êtres inconsidérés qui consument ce qu’ils ont sans songer à ce qui pourra leur manquer. Tout ce qu’ils voient de nouveau leur plaît avant qu’ils sachent l’usage qu’ils en peuvent faire. Enfin on les peint ingrats envers les Européens, et surtout fort obstinés ; ce qui cause, dit-on, beaucoup de peine aux missionnaires, qui ne peuvent leur persuader rien par le raisonnement et les voies douces, ni prendre le moindre ascendant sur leur esprit et leur volonté.

Cependant on avoue que ces qualités, qui forment le caractère national des Groënlandais, ne sont pas sans exception, et que tous les individus n’y participent pas également. Mais dans ces exceptions on cite plus d’exemples du mal que du bien ; soit que le vice et la misère abondent partout beaucoup plus que le bonheur et la vertu ; soit que la nature abandonne au crime ceux qu’elle expose à mourir de faim ; car un désordre physique entraîne presque toujours un désordre moral. Les veuves et les orphelins y éprouvent tous les malheurs attachés à la faiblesse du sexe et de l’âge. Quand un homme meurt, son fils aîné doit hériter de tous les biens paternels, dont le fonds consiste dans une tente et un bateau ; mais il est chargé de soutenir sa mère et les autres enfans, qui partagent entre eux les meubles et les habits. S’il ne survit point de fils d’un certain âge, le plus proche parent du père devient son héritier, à la charge de nourrir la veuve et les enfans ; mais s’il avait lui-même un état, c’est-à-dire, la tente et le bateau, qui font le patrimoine d’un Groënlandais, il devrait transporter celui du mort à un étranger, avec les charges, parce que personne ne peut posséder deux bateaux et deux tentes. Quand les enfans sont devenus grands, ils n’ont pas droit de réclamer leur patrimoine, à moins que l’étranger qui les a adoptés ne meure lui-même sans enfans, ou ne laisse de jeunes orphelins ; car, en ce dernier cas, les adoptifs prennent l’héritage des véritables enfans avec la tutelle ou le soin de les nourrir. Jusque-là tout est dans l’ordre : mais voici, dit-on, le vice de la coutume au défaut de législation. Aussitôt que les enfans sont grands et reçus au rangs des pêcheurs, la veuve qui les a nourris peut disposer à son gré de tout ce qu’ils gagnent ; et cependant, si elle avait abandonné ces enfans sans secours, on n’aurait pu la forcer à les élever ; aussi beaucoup d’enfans et de veuves sont exposés à mourir de faim, quand leur situation n’offre pas un intérêt actuel ou prochain à l’attention de ceux qui pourraient en prendre soin.

Tandis qu’une pauvre veuve, sans parens, pleure la perte de son époux, couchée par terre avec ses enfans, ceux qui viennent pour la consoler ne manquent guère d’enlever furtivement les meubles du mari : toute sa ressource alors est de gagner le consolateur qui a la plus grande part au pillage ; celui-ci la gardera quelque temps, et puis il faudra qu’elle recherche encore la faveur d’un autre homme. Mais à la fin elle est abandonnée avec ses enfans à son cruel sort, c’est-à-dire, obligée d’aller vivre d’herbes et de moules, jusqu’à ce que le froid et la faim la délivrent d’une si triste destinée. « C’est là sans doute, dit Crantz, la principale raison qui fait diminuer la nation des Groënlandais d’année en année, surtout depuis un certain temps qu’ils semblent avoir augmenté leurs besoins au delà de leurs moyens. »

Point de crimes qui soient punis de mort, si ce n’est l’assassinat et le sortilége, dont l’art est quelquefois homicide. Un homme qui porte envie à l’adresse et au bonheur d’un autre pêcheur plus riche que lui, sans toucher à son bien, ira l’attaquer sur mer, renverser son kaiak pour le noyer, ou lui lancer un harpon dans le dos, et le laisser périr à la merci des flots. Les amis du mort dissimuleront jusqu’au moment favorable à la vengeance, dussent-ils la couver durant trente ans. Mais s’ils rencontrent par hasard à terre le meurtrier, qui se tient ordinairement sur ses gardes, ils l’attraperont, lui rappelleront en peu de mots son crime, et le lapideront ou le précipiteront d’une montagne, et de là dans la mer ; ou si la fureur les anime jusqu’à l’excès, ils le mettront en pièces, et lui mangeront le cœur ou le foie, pour ôter, disent-ils, le courage à ses parens de venger sa mort sur eux ; car ces vengeances sont constamment héréditaires, et se perpétuent entre les familles, et même entre voisins, à moins que le premier auteur du crime qu’on poursuit ne fût un scélérat désavoué de sa famille.

Avec les prétendus sorciers, les formalités sont encore plus abrégées. Quand une femme, qui n’a d’ailleurs que de la charlatanerie et de la ruse, a passé pour sorcière, quoiqu’elle s’en défende, si un homme a perdu son fils, ou n’a rien pris à la chasse, le jongleur qu’on va consulter en rejette la faute sur cette pauvre femme ; et si elle n’a point quelque brave homme dans sa famille qui prenne son parti, tout le canton se réunit pour la lapider, la jeter dans la mer, ou la hacher en pièces. La crainte et l’horreur des sorciers sont quelquefois si furieuses, qu’un homme poignardera sa mère ou sa sœur, s’il les croit adonnées aux maléfices, et personne ne lui reprochera cet horrible attentat. Mais les malheureuses victimes de leur supercherie ne pouvant plus éviter la mort, vont souvent d’elles-mêmes se plonger dans l’Océan, afin de se dérober aux lances qui les poursuivent, et pour ne pas devenir la proie des corbeaux affamés.

Après avoir ainsi présenté le tableau moral des peuples du Groënland sous les points de vue où leurs qualités sont le mieux balancées, Crantz avoue que ces païens méritent à plusieurs égards la préférence sur les chrétiens corrompus, qui font cependant le plus grand nombre des Européens. « Il est vrai, dit-il, que, s’il y a beaucoup de vices qu’ils n’ont pas, c’est uniquement par le défaut d’occasion ou d’exemple, ou parce que le respect humain les retient : mais il est toujours honteux pour nous, ajoute ce pieux moraliste, de voir que les hommes sauvages obéissent mieux à la lumière incertaine d’une raison à peine ébauchée, et se conduisent plus sagement que des chrétiens éclairés du flambeau de l’Évangile. La nature leur suffit pour avoir des vertus dignes de l’homme, et pour fuir certains vices scandaleux et déshonorans. » Mais, disons mieux, c’est la nature elle-même qui fait leurs vertus et leurs vices par le genre de vie laborieux et misérable où elle les a condamnés ; ou du moins leurs vices et leurs vertus ne sont guère de leur choix, faute d’objets sur lesquels ils puissent exercer leurs passions et leur liberté.

Un peuple ignorant, et qui ne pense point, libre dans toutes ses actions et ses opinions, doit croire toutes sortes d’erreurs en fait de religion, ou ne rien croire. Tels sont les Groënlandais, qui n’ont ni dogme ni culte d’aucune espèce. Des voyageurs ignorans ont imaginé qu’ils adoraient le soleil, et faisaient des sacrifices au diable. Mais cette méprise vient de ce qu’ils les voyaient dès le matin observer le soleil et l’horizon sur des hauteurs pour juger du temps, et de ce qu’on a pris pour des traces d’autels et de sacrifices des places carrées, couvertes de pierres, de restes de charbon et d’ossemens, tandis que ce n’était que l’emplacement des tentes où ce peuple campe l’été pour y dormir et faire sa cuisine. Loin d’avoir des cérémonies et des pratiques religieuses l’idée de Dieu semblait fort loin de leur esprit quand les premiers missionnaires danois sont allés leur parler de l’Être suprême. Le nom de la Divinité n’était pas même dans leur langue. Leur demandait-on qui a fait le ciel et la terre, ils répondaient, Nous n’en savons rien ; ou, Nous ne le connaissons pas ; ou, Ce sera sans doute un être habile et puissant. Ou bien ils disaient : « Les choses ont toujours été ce qu’elles sont, et demeureront dans le même état. » Cependant les missionnaires pensent que ce peuple avait au fond de l’âme une notion obscure de la Divinité ; notion fausse, erronée et ridicule, mais qui prouve toujours, disent-ils, qu’il doit y en avoir une vraie.

« Quant à l’âme, dit Crantz, il y a des Groënlandais qui ne croient pas que dans l’homme elle soit autre chose que dans les animaux, ni qu’elle survive à notre corps. Mais, ajoute-t-il, ceux qui pensent ainsi sont des gens brutaux et stupides, dont le reste de la nation se moque, ou des libertins de mauvaise foi, qui cherchent à tirer du profit de leur doctrine. » Cependant on ne voit pas ce qu’ils peuvent y gagner chez un peuple qui n’a ni riches, ni grands, ni de ces tyrans intéressés à mépriser les remords. D’autres croient que l’âme est un second principe dans l’homme, mais matériel comme le corps, divisible, capable d’acquérir, de perdre et de recouvrer. Ils imaginent même qu’elle quitte le corps, et vit à part ; et cette idée leur vient sans doute de ce qu’ils pensent à leur pays natal quand ils en sont éloignés ; car alors, selon eux, leur âme doit être aux lieux dont elle s’occupe, et le corps dans ceux qu’il habite. D’autres matérialistes donnent à l’homme deux âmes : c’est l’ombre et le souffle de chaque individu. Pendant la nuit l’âme s’envole du corps, et va chasser, danser et se réjouir. Ils regardent donc les songes comme une absence de l’âme fugitive qui va où il lui plaît, soit durant le sommeil, ou durant les maladies. Cette opinion est entretenue par les devins ou enchanteurs, qui s’attribuent le pouvoir de rappeler une âme que la fièvre ou la folie tient absente de son corps, et de changer l’âme d’un homme malade avec celle d’un lièvre, d’un renne, d’un oiseau, d’un enfant. C’est ainsi qu’ils réparent les pertes ou les maladies des âmes, par des échanges ou par la transmigration ; car les Groënlandais ont aussi le dogme de la métempsycose. Que cette opinion soit ancienne ou nouvelle chez eux, on a remarqué qu’elle était utile aux malheureux. Les pauvres veuves s’en servent pour attirer des secours à leurs enfans abandonnés. Quand un père a perdu son fils, une veuve lui persuadera que l’âme de ce fils vient de passer à l’un de ses enfans, qu’elle a eu sans doute après la mort de celui qu’il s’agit de remplacer ; et dès lors le père affligé se fait un devoir d’adopter cet étranger, et prend dans sa maison l’enfant et la mère dont il se croit parent par la transmigration. De tous les dogmes inventés par les hommes il n’en est point de plus ingénieux, de plus consolant, ni même de plus favorable à la société que celui de la métempsycose. Heureux encore les peuples qui, n’ayant point vu la lumière de la révélation, ont confiance à cette douce erreur !

Les Groënlandais les plus sensés, dit-on, mais qui ne font pas, à beaucoup près, le plus grand nombre, croient à une âme spirituelle, qui ne se nourrit point des mêmes alimens que le corps, qui survit à la corruption de ce moule fragile, mais se soutient on ne sait comment. De cette idée d’immortalité naît la croyance d’une vie à venir, qui ne finira jamais ; et c’est sur ce genre de vie éternelle que s’exercent la bizarrerie et la liberté des opinions.

Comme les Groënlandais tirent de la mer la meilleure partie de leur subsistance, ils placent leur Élysée au fond de l’Océan, ou dans les entrailles de la terre, sous ces rochers qui servent de digues et de soutiens aux eaux. Là, disent-ils, règne un été perpétuel (car ils ne connaissent pas de printemps), le soleil n’y laisse pas entrer la nuit ; les eaux y sont toujours claires ; tous les biens y abondent ; c’est-à-dire les rennes, les eiders, les poissons ; mais surtout les phoques s’y pèchent sans aucune peine, et tombent tout vivans dans les chaudières toujours bouillantes. Mais, pour arriver à ces demeures fortunées, il faut l’avoir mérité par l’adresse et la constance au travail : c’est la première vertu des Groënlandais ; il faut s’être signalé par des exploits à la pêche, avoir dompté les baleines et les monstres marins, avoir souffert de grands maux, avoir péri dans la mer (car c’est le champ d’honneur), ou en travail d’enfans. Les âmes n’abordent pas en dansant à cet Élysée, mais doivent y glisser pendant cinq jours le long d’un rocher escarpé, tout hérissé de pointes et couvert de sang. On doute si cette opinion n’est pas restée aux Groënlandais de quelque idée du purgatoire que les Européens y apportèrent il y a neuf ou dix siècles. Les âmes qui doivent acheter l’Élysée par un si rude voyage dans le cœur de l’hiver, portées sur les ailes de la tempête qui les précipite, courent le risque d’éprouver en route une seconde mort qui serait suivie de l’anéantissement : c’est ce que les Groënlandais craignent le plus. Aussi la commisération pour ces âmes souffrantes fait que les parens d’un mort sont pendant cinq jours obligés de s’abstenir de certains alimens (sans doute par une espèce de jeûne), et de tout travail bruyant, si ce n’est celui qu’exige absolument la pêche, de peur de troubler, de fatiguer ou même de faire périr l’âme qui est en route pour l’Élysée.

D’autres placent leur paradis dans les cieux, au-dessus des nuages. Il est si facile à l’âme de voler aux astres, que, dès le premier soir de son voyage, elle arrive à la lune, où elle danse et joue aux boules avec les autres âmes ; car les aurores boréales ne sont à l’imagination des Groëlandais que la danse des âmes. Elles ont leurs tentes autour d’un grand lac où foisonnent le poisson et les eiders. Quand ce lac déborde, la terre a des pluies ; et s’il rompait ses digues, elle éprouverait un déluge universel. On voit que tous les peuples ignorans et sauvages sont prêts à imaginer les mêmes rêveries sur la cause des grandes catastrophes du monde. Cependant, Crantz est porté à croire que ces fables ne sont qu’un reste défiguré de la religion juive, que la tradition a fait circuler et voyager jusqu’aux pôles.

Les partisans de l’Élysée souterrain disent que le paradis céleste est fait pour les paresseux et pour les sorciers, dont les âmes maigriront ou mourront de faim dans les espaces vides de l’air, ou qu’elles y seront perpétuellement infestées et harcelées par des corbeaux, ou qu’elles n’y auront ni paix ni trêve, emportées dans les cieux comme par les ailes d’un moulin. Les partisans du paradis prétendent qu’ils n’y manqueront jamais de nourriture, parce qu’on y mange des têtes de phoques, qui renaissent sans doute de la digestion, car elles ne se consument point. Les sages du Groënland se moquent des deux sectes, et se contentent de dire qu’ils ne savent point quelle sera la nourriture ni l’occupation des âmes après cette vie, mais qu’elles habiteront certainement une demeure de paix. Ceux d’entre eux qui croient un enfer le placent dans les régions obscures de la terre, où la lumière et la chaleur n’entrent jamais ; séjour livré aux remords et aux inquiétudes. Ceux-là, retenus par la crainte de ces peines, mènent une vie régulière et irréprochable.

Ce sont à peu près les idées de religion qu’on retrouve chez les peuples de l’Amérique et les Tartares de l’Asie. Les Groënlandais leur ressemblent par les mœurs, les usages et les opinions ; ce qui prouverait que ce peuple sort anciennement de quelque horde ou troupe errante des deux autres nations. Mais on observe que plus on approche du nord, et plus les opinions, ainsi que les traits du visage, se défigurent ou s’éloignent de leur origine primitive. On croit aussi reconnaître quelques traces de la religion des Européens dans les opinions des Groënlandais sur la création et la fin du monde, et sur le déluge. Il est probable qu’ils le tiennent des Norvégiens. Le premier homme, disent-ils, sortit de la terre ; la première femme, du pouce de l’homme ; et de ces deux êtres tout le genre humain. L’homme introduisit toutes les autres choses dans le monde, et la femme y fit entrer la mort en disant de tous ses enfans : « Il faut bien qu’ils meurent pour faire place à leur postérité. » Un Groënlandais prit des copeaux d’un arbre, les jeta par-dessous la jambe dans la mer, et les poissons remplirent l’Océan.

Dans la suite des temps le monde fut noyé par le déluge ; un seul homme sauvé des eaux frappa la terre de son bâton ; il en sortit une femme, et le monde fut repeuplé. Une des preuves existantes du déluge universel, ce sont, disent les Groënlandais, les débris de coquillages et de poissons qu’on trouve bien en avant dans la terre à une profondeur où l’homme n’habita jamais, et des os de baleine qui couvrent les montagnes les plus élevées. Si Crantz ne prête pas ici ses propres idées aux Groënlandais, ce peuple, qui ne voit pour ainsi dire que la mer, qui ne vit que sur cet élément et des productions de l’Océan, qui n’a jamais connu d’autre terre que la sienne, dont il aperçoit aisément les bornes, un tel peuple doit croire que la mer a couvert toute la terre.

Après une longe révolution de siècles entassés, le genre humain disparaîtra de la face du mondes ; le globe terrestre sera dissous et mis en pièces ; mais enfin il sera purifié du sang des morts par une vaste inondation : un vent séchera cette poussière bien lavée, la ramassera dans les airs, et la remettra dans une forme plus belle qu’auparavant. Dès lors on ne verra plus de rochers nus et décharnés, et toute la terre ne sera qu’une plaine riante, toujours couverte de verdure et de délices. Les animaux renaîtront pour peupler ces campagnes. Quant aux hommes, l’être d’en-haut soufflera sur eux, et ils revivront. Quel est cet être d’en-haut ? Les Groënlandais n’en savent rien ; mais ce peuple, qui se croit le premier-né de la terre, dit que les Européens sont issus de petits chiens dont une Groënlandaise accoucha, et qu’elle mit à la merci des flots dans un soulier. « Si l’on écoute ce peuple ignorant, dit Égède, c’est pour cela que nous aimons tant la navigation, et que nous donnons à nos vaisseaux la forme d’un soulier. »

Quoique les fables des nations soient en général fort absurdes, et ne prouvent pour la plupart que la folie ou la sottise de l’esprit humain, il est utile cependant de rapporter ces erreurs dans l’histoire de l’homme, qui serait fort courte, si l’on en retranchait la liste de ses extravagances. Les rêveries de la superstition, qui paraissent ridicules, ou même ennuyeuses, à ceux qui les considèrent éparses et isolées, deviennent une source d’instructions pour l’homme éclairé. Car, en les comparant et les rapprochant, il y trouve une ressemblance et des rapports si frappans, qu’il ne peut manquer d’en découvrir l’origine, et de voir mille erreurs naître d’une seule, qui prend toutes les modifications que les variétés du climat et la succession des temps et des événemens doivent y apporter.

Les Groënlandais imaginent des esprits supérieurs et inférieurs, qui ressemblent aux dieux de la première et de la seconde classe qu’adoraient les peuples savans de l’antiquité. Parmi les esprits d’en-haut il en est deux qui dominent dans le monde, l’un bon, l’autre méchant : le bon principe s’appelle Torngarsuk. C’est lui que les angekoks, ou devins du Groënland vont consulter, disent-ils, dans son empyrée souterrain sur la température des saisons à venir. Sa figure est un problème : les uns disent qu’il n’a point de forme ; d’autres, qu’il est comme un grand ours ; quelques-uns le font de la taille haute d’un homme, avec un seul bras ; quelques autres, aussi petit que le doigt. Il est immortel ; mais il peut être tué, si quelqu’un lâche un vent dans la maison où le magicien l’évoque : cela veut dire qu’il suffit de se moquer des sorciers pour chasser les esprits. Le mauvais principe est un esprit femelle, mais anonyme. C’est, disent les Groënlandais du nord, la fille d’un puissant angekok, qui sépara l’île de Disko du continent, où elle était jointe près de Bals-Fiord, et la poussa deux cents lieues plus loin vers le pôle. Cette Proserpine habite sous la mer, dans un vaste palais, où sa puissance magique enchaîne tous les animaux de l’Océan. Dans la cuve d’huile qui entretient sa lampe nagent tous les oiseaux aquatiques. Les portes de son palais sont gardées par de terribles phoques qui rampent à l’entrée ; mais le seuil en est encore défendu par une espèce de Cerbère qui ne dort que le temps d’un clin d’œil, et ne peut être surpris. Quand les Groënlandais éprouvent la famine sur mer, ils députent et paient un angekok pour aller apaiser la malignité femelle. Son esprit familier le guide à travers le sein des mers et de la terre. Il passe par la région des âmes heureuses qui vivent dans la gloire et les plaisirs ; ensuite il arrive aux bords du vaste abîme, à l’entrée duquel une petite roue, unie comme la glace, tourne avec une incroyable vitesse. Alors l’esprit familier prend le prophète par la main, et glisse avec lui le long d’une corde suspendue dans l’abîme ; c’est ainsi qu’ils passent au milieu des phoques dans le palais de la furie. Dès qu’elle voit ces intrus, elle s’agite, écume et frémit de colère ; elle met le feu aux ailes de quelques eiders. L’odeur de la fumée suffoque l’angekok et son guide, qui se rend prisonnier de la divinité. Mais bientôt ces héros la saisissent avant qu’elle ait vomi tous les poisons de sa rage, la tiennent par les cheveux, et lui arrachent tous les caractères magiques dont le pouvoir caché retenait les habitans de la mer au fond de ses abîmes. Dès que ce charme est rompu, les captifs remontent à la surface de l’Océan, et le champion retourne sans peine et sans danger vers la flotte des pêcheurs qui l’avaient député.

Les Groënlandais n’aiment point l’esprit femelle, parce qu’il leur fait plutôt du mal que du bien ; ils ne le craignent point, parce qu’ils ne le croient pas assez méchant pour se faire un plaisir de tourmenter les hommes : mais, disent-ils, il se plaît à garder la solitude dans son palais de délices, et l’environne de dangers pour empêcher qu’on ne vienne l’y troubler. Cet esprit femelle n’est qu’un esprit mélancolique qui fuit les hommes, au lieu que l’esprit méchant les poursuit. Le bon principe ne les défend pas toujours : cependant les Groënlandais aiment le leur ; et quand les Européens leur parlent de Dieu, ces sauvages croient que c’est de leur Torngarsuk, quoiqu’ils n’attribuent pas à celui-ci la création et l’empire de toutes choses. Du reste ils ne lui adressent ni culte, ni prière, pensant qu’il est trop bon pour attendre des vœux et des offrandes : mais, par une inconséquence que Crantz n’explique pas, ils ont la coutume, dans leur chasse ou leur pêche, de mettre auprès d’une grande pierre un morceau de la graisse ou de la peau de l’animal qu’ils prennent, et surtout de la chair du premier renne qu’ils auront tué ; et quand on leur demande la raison de cet usage, ils répondent qu’ils le tiennent de leurs pères, qui le pratiquaient pour être heureux dans leurs entreprises.

Les Groënlandais, entraînés par cette faiblesse qui semble être naturelle à l’homme de multiplier les êtres invisibles, ont peuplé d’esprits tous les élémens. Ils en ont dans l’air qui attendent les âmes au passage pour leur arracher les entrailles et les dévorer : mais ces esprits sont maigres, tristes, noirs et ténébreux comme le Saturne des Grecs. Ils en ont dans l’Océan qui tuent et mangent les renards, quand ils viennent pour attraper du poisson sur les bords de l’eau ; ils ont des esprits ignés qu’ils voient voler dans les phosphores ou feux follets. Ces esprits habitaient la terre avant le déluge, et quand elle fut submergée, ils se métamorphosèrent en flamme, et se retirèrent dans le creux des rochers. On les accuse de dérouter et d’égarer les hommes qui vont rejoindre leurs camarades ; mais pourtant ces esprits ne sont point malfaisans. Il y a des génies pour les montagnes ; les uns sont des géans de douze pieds de taille, les autres des pygmées qui n’ont qu’un pied de haut, mais très-ingénieux, dit-on, au Groënland ; car ils ont appris aux Européens tous les arts qu’ils possèdent. Il y a des esprits d’eau douce : ainsi, quand les Groënlandais rencontrent une source ou fontaine inconnue, un angekok, ou, en son absence, le plus ancien de la troupe doit boire le premier de cette eau nouvelle pour la délivrer des esprits malins. Cette engeance est répandue partout : si les femmes qui ont de petits enfans, ou qui sont dans le deuil, tombent malades après avoir mangé de certains mets, elles s’en prennent aux esprits des substances comestibles, qui les ont poussées à passer les bornes et les règles de l’abstinence. Les Groënlandais reconnaissent une sorte de Mars. Il a pour cortége les esprits de la guerre, qui sont ennemis du genre humain, et qui habitent, disent-ils, à l’orient de leur pays ; c’est de là que les Norvégiens abordèrent à la côte orientale du Groënland. Ce pays a son Éole qui préside aux glaces et commande au beau temps. Le soleil et la lune ont aussi leurs esprits tutélaires, qui furent autrefois des hommes, si l’on en croit la vanité du peuple groënlandais, ou plutôt la charlatanerie de ses devins. Ceux-ci font mille contes de spectres et de fantômes, qui semblent forgés pour nuire aux hommes en épouvantant les oiseaux et les poissons. Il n’y a que les angekoks qui les voient, et, pour les mieux voir, ils vont à la chasse les yeux bandés, prennent ces spectres, les mettent en pièces, ou les mangent. C’est ainsi que s’élève un empire fantastique dans la timide imagination des hommes pour y créer et détruire des êtres au gré de l’intérêt, père des crimes et des mensonges.

Les magiciens du Groënland se disposent par des épreuves à l’initiation ; c’est-à-dire, à converser avec des esprits qui habitent les élémens ; car il faut en avoir nécessairement un à sa disposition pour être un angekok, ou réputé magicien. Ils se retirent donc loin du commerce des hommes, dans quelque ermitage ou solitude, occupés à de profondes méditations, et demandant à Torngarsuk de leur envoyer un de ces esprits subalternes. Enfin, à force de jeûnes, de maigreur et de contemplation, l’aspirant parvient à se troubler l’esprit jusqu’à voir des fantômes et des monstres bizarres qui lui apparaissent. Il croit que ses rêveries sont les esprits qu’il cherche, et, dans l’effervescence de son imagination, son corps s’ébranle et s’excite à des convulsions qu’il chérit et qu’il travaille à fomenter de plus en plus. Ceux qui s’adonnent dès leur jeunesse à l’art des convulsions, sous la direction de quelque maître consommé dans ce métier lucratif, sont initiés à peu de frais et sans peines. Quand on veut invoquer Torngarsuk, il faut s’asseoir sur une pierre et lui adresser sa prière. À son apparition, l’adepte effrayé tombe mort, et reste trois jours dans cet état. Ensuite le grand esprit le ressuscite, et lui donne un génie familier, qui, l’instruisant de la science et de la sagesse utile à sa profession, le conduit dans les cieux et les enfers en très-peu de temps.

Mais ce voyage ne peut se faire avant l’automne : c’est la saison la plus favorable pour voyager au ciel, parce qu’on y peut monter alors par la commodité des arcs-en-ciel. D’un autre côté, les nuits de l’hiver et ses longues ténèbres sembleraient bien propres à ce pèlerinage, d’autant plus que la région des nuages qu’on compte pour le premier ciel est alors fort voisine de la terre. Quoi qu’il en soit, le nouvel angekok commence par battre du tambour, faisant toutes sortes de contorsions et grimaces pour arriver à l’enthousiasme par l’épuisement de ses forces. Ensuite il s’approche de la maison, prie quelqu’un de lui lier la tête entre les jambes, et les mains derrière le dos avec une corde, ordonnant que toutes les lampes de la maison soient éteintes et les fenêtres fermées ; car l’œil de l’homme ne doit pas être témoin de son entrevue avec l’esprit : personne ne doit se remuer, ni même se gratter la tête, de peur que l’esprit n’en soit troublé, c’est-à-dire, que la friponnerie ne soit découverte. Après que l’inspiré a commencé à chanter, accompagné des voix de l’assemblée en chœur, il soupire, souffle, écume avec un grand bruit et des gémissemens, conjurant son esprit de descendre ou de monter à lui. Si l’esprit est sourd à ses cris, et ne vient point, l’âme de l’inspiré va le chercher. Pendant qu’elle s’envole, l’homme est tranquille quelque temps ; puis il s’anime et s’exalte insensiblement jusqu’aux éclats de joie, qu’il accompagne pour l’ordinaire d’un certain sifflement, qui, dit Crantz, d’après un témoin oculaire, est semblable au gazouillement des oiseaux qui voleraient en troupes sur un toit, et de là dans la maison. Mais si l’esprit se rend aux vœux de l’inspiré, il s’arrête au seuil de la porte. L’angekok s’entretient avec lui de tout ce que les Groënlandais veulent savoir. On entend distinctement les deux voix des interlocuteurs, l’une en dehors et l’autre en dedans de la maison. La réponse de l’esprit est toujours obscure. Les auditeurs tâchent de l’interpréter ; et s’ils n’en peuvent venir à bout, ils prient l’esprit d’en donner à son inspiré une explication plus claire. Quelquefois un autre esprit s’en mêle pour embrouiller l’oracle ; de façon que ni l’angekok ni son auditoire n’y comprennent rien. Mais la solution, ou le sens de l’énigme, est alors si équivoque, que l’honneur de l’inspiré reste toujours à couvert si la prédiction n’est pas accomplie.

Que si la mission est d’une certaine importance, il s’envole avec son esprit au royaume des âmes, où il est admis à conférer avec un des sages fameux, pour savoir quelle sera la destinée du malade qui l’envoie chercher une nouvelle âme ou la santé. Quelquefois l’inspiré descend vers la divinité des enfers, où il met en liberté les animaux enchantés par la magie de cette Circé. Mais bientôt il remonte avec des cris terribles, et battant du tambour ; car il a trouvé le moyen de se dégager de ses liens : c’est alors que, prenant l’air d’un homme fatigué de son voyage, il débite une longue histoire de tout ce qu’il y a vu et entendu ; puis finissant par une chanson, il fait le tour de l’assemblée, et donne sa bénédiction avec un aspersoir. C’est la fin du mystère ; on allume les lampes, et l’on voit l’angekok couché par terre, et si harassé, qu’il ne peut plus parler.

Au reste, tous les Groënlandais ne réussissent pas à cet art divin des inspirations : quand un homme a appelé dix fois son esprit, au son du tambour, sans aucun succès, il doit renoncer au métier de prophète. S’il réussit un certain temps de suite, il peut aspirer au premier rang de cette espèce de sacerdoce : alors il lui suffit de prophétiser dans une chambre noire, sans se faire lier le cou ni les pieds. Il adresse ses vœux à l’esprit par des chants et des coups de tambour : si l’esprit le juge digne d’être exaucé, ce qui n’arrive pas toujours, un ours blanc vient traîner l’inspiré par les pieds dans la mer, où ce bienheureux est dévoré par un autre ours et un phoque. Mais, peu de temps après, ces monstres le vomissent dans sa chambre obscure, et l’esprit monte du sein de la terre pour ressusciter le corps de l’inspiré. Cet homme est alors archimagicien.

Un artifice aussi grossier se trahit de lui-même : les missionnaires chrétiens voient la fraude trop à découvert pour soupçonner que le diable y puisse avoir quelque part. Ces devins ne sont pas non plus de purs charlatans ; ce sont ou des gens d’une certaine habileté, ou des enthousiastes dupes de leur imagination, ou des imposteurs effrontés. Parmi ces angekoks il y a des espèces de sages qui ont quelques connaissances de la nature, soit qu’ils les tiennent des leçons de leurs prédécesseurs, ou de leurs propres réflexions : ils jugent assez sûrement du temps favorable ou contraire à la pêche, et savent prédire d’avance au peuple le bonheur ou le malheur qui peut venir des circonstances locales et momentanées de ses entreprises. Avec les malades ils ont une routine assez sûre, ou bien l’art de les flatter et de les amuser par de vaines paroles, ou par des remèdes dont un peu de charlatanerie est le premier ingrédient. Tant qu’ils espèrent les guérir, ils y procèdent par un régime ou une diète qui n’est pas absolument ridicule. Quand le raisonnement et la pratique ont donné un certain crédit, on suit aveuglément leurs conseils. En un mot, les angekoks sont les gens d’esprit, les médecins, les casuistes, les philosophes et les théologiens du Groënland, titres assez incompatibles en bien d’autres pays.

Quand un Européen entre sérieusement en conférence avec ces sortes de devins, ils avouent qu’ils n’ont point eu d’apparitions ni de conversation avec les esprits, et ne se vantent point de faire des miracles ; mais, ils allèguent en faveur de leur profession la tradition de leurs pères, qui certainement, disent-ils, ont eu des révélations, ont opéré des guérisons extraordinaires, et fait des choses prodigieuses. Pour nous, ajoutent-ils, nous devons recourir aux visions et aux convulsions pour donner du poids à nos discours, et de la vogue à nos opérations parmi le peuple simple et grossier.

Il y a cependant de ces devins qui, même après avoir embrassé le christianisme, ont assuré qu’ils étaient tombés de bonne foi dans cette profession d’imposture, séduits par de fausses visions que la chaleur du sang et du cerveau leur présentait pour des révélations, et dont ils sortaient avec l’esprit frappé comme d’un songe violent. On sait que la force de l’imagination peut produire de semblables prestiges, et que les peuples ignorans s’affectent vivement des songes auxquels ils sont d’ailleurs très-sujets : car la superstition enfante les songes, qui nourrissent leur mère. Les Groënlandais nouvellement baptisés, à qui l’on enseigne que le diable étend et exerce sa puissance jusque sur la terre, disent à la vérité qu’il peut se mêler des opérations de leurs devins ; mais qu’en général il y entre bien plus de supercherie que de sortilége.

Ces prétendus magiciens ne manquent pas de faire accroire qu’ils peuvent ôter ou laisser des maladies, enchanter et désenchanter les flèches des chasseurs, évoquer les esprits bienfaisans et chasser les spectres. C’est ainsi qu’ils se font craindre, respecter, et payer pour le bien ou pour le mal qu’ils se prétendent capables d’attirer sur les hommes. Quand ils approchent d’un malade, s’il a la patience de les écouter, ils lui marmottent des paroles, ou lui soufflent au visage pour le guérir ou lui donner une âme en santé. Pour savoir s’il doit se remettre ou mourir de sa maladie, ils lui attachent autour de la tête une corde à travers laquelle ils passent un bâton, puis ils lui soulèvent la tête et la laissent retomber : s’ils la trouvent légère, le malade guérira ; pesante, il mourra. Veulent-ils deviner si un homme embarqué qui n’est pas revenu dans sa maison au temps où l’on s’attendait à l’y revoir est mort ou vivant, ils soulèvent de la même façon la tête de son plus proche parent ; et mettant un vase d’eau sous lui, ils regardent dans un miroir, et devinent si l’homme absent est submergé avec son kaiak, ou s’il y rame tranquillement assis et sans danger. De même ils citent l’âme d’un homme qu’ils veulent tourmenter d’un maléfice à comparaître devant eux dans une chambre noire ; ils la percent d’une pique, et l’homme doit périr d’une mort lente. Mais ces sortiléges malfaisans appartiennent de préférence aux vieilles femmes, qui n’ont pas d’autre moyen de vivre. Une branche de leur art mensonger est de prétendre désenfler et guérir ceux qu’elles ont ensorcelés, en tirant de leurs jambes enflées des morceaux de chair ou de cuir qu’elles ont soin de cacher dans leur bouche avant de sucer la plaie ou l’enflure.

Ces mauvais jongleurs ont enfin décrédité leur profession, surtout depuis que les missionnaires en ont dévoilé le grossier artifice ; et quelques Groënlandais eux-mêmes en sont désabusés au point qu’un d’entre eux prit une fois un angekok durant son prétendu voyage aux enfers, et l’emporta dans sa maison comme un chat dérobé. Malgré cela le peuple, qui croit avoir observé l’accomplissement de plusieurs prophéties et la guérison de beaucoup de malades par l’entremise des angekoks, s’obstine toujours à croire leur art divin et surnaturel. Mais ce qui l’endurcit le plus dans ce fol entêtement, c’est le courage de ces devins, qui, plutôt que de s’avouer dupes ou trompeurs, ont mieux aimé mourir martyrs, disaient-ils, de l’inspiration et des vérités célestes. D’ailleurs ceux des Groënlandais qui rient de la confiance du peuple en ces illusions ne laissent pas de suivre les ordonnances ridicules de ces sorciers médecins, sous prétexte que, si elles ne font aucun bien, elles ne peuvent faire du mal ; raison de crédulité qui de tout temps donna du crédit aux plus folles erreurs.

Ces ordonnances ne consistent qu’en des régimes indifférens, ou bien en des amulettes. Le régime se prescrit aux gens en santé comme aux malades. Quand un homme meurt, ceux qui se portent bien doivent s’abstenir de certains alimens et de certains travaux. S’ils ont touché le cadavre du mort, il faut qu’ils jettent les habits qu’ils avaient alors. Les femmes en couche, si l’on en croit les devins, ne doivent pas manger au grand air ; personne ne peut boire dans leur coupe, ni allumer la mèche de leur lampe, ni elles-mêmes ne doivent rien faire cuire. Elles mangeront d’abord du poisson, puis de la viande ; mais toujours de la chasse ou de la pêche de leur mari. Celui-ci ne doit travailler ni rien faire durant quelques semaines, si ce n’est pour le besoin extrême, de peur que l’enfant ne meure. On prétend que ces ordonnances sont d’utiles précautions pour la santé de la mère ou de l’enfant ; mais les mœurs et le tempérament des Groënlandais ne permettent guère d’imaginer tous ces ménagemens, à moins qu’on ne les ait jugés nécessaires pour favoriser ou conserver la population trop peu secondée par le climat.

Quant aux amulettes, elles sont en si grand nombre, que chacun se moque de celles d’un autre. C’est ordinairement un morceau de bois, de pierre ou d’os, un bec ou un ongle d’oiseau qu’on se pend au cou, ou bien quelques pièces de cuir qu’on s’attache autour du front, du bras, ou sur la poitrine. Ces reliques sont faites pour préserver des esprits, des maladies ou de la mort, ou pour garantir les enfans de la peur, mal qui, s’ils ne l’avaient pas, leur viendrait du remède. Les Groënlandais prétendent encore que ces amulettes portent bonheur ; et lorsqu’ils veulent attirer sur leurs enfans des talens et de l’industrie, ils prient un Européen de souffler sur eux l’esprit de son pays, ou de permettre qu’ils attachent à ces petites créatures un morceau de ses habits ou de ses vieux souliers. Quand on s’embarque pour la pêche de la baleine, non-seulement il faut éteindre toutes les lampes dans les tentes, de peur de blesser l’odorat fin et délicat de la baleine, mais les kaiaks sont aussi chargés d’amulettes, comme les pêcheurs, pour être préservés du naufrage. Cependant ils n’y sont que plus exposés par la folle confiance et la témérité que ces vaines sauvegardes inspirent aux hommes.

On n’attend pas sans doute un article sur les sciences dans l’histoire d’un peuple qui doit être le plus ignorant de notre hémisphère. Le mot savoir suppose des études, des spéculations, des méthodes, en un mot, des connaissances raisonnées. Si, dans nos états les plus policés de l’Europe la plupart des hommes qui ont reçu quelque éducation, disons même des grands, et quelquefois des ministres et des princes, restent dans une sorte d’ignorance sur toutes les choses qu’on leur a enseignées, mais dont ils ne peuvent se rendre compte à eux-mêmes, comment oserait-on parler des sciences d’un peuple qui n’a seulement pas l’usage ni l’idée de l’écriture ? Toute sa science est une langue qu’il parle sans étude et sans réflexion, comme elle a été faite, et comme l’ont été toutes les langues avant d’avoir des écrivains, des poëtes et des orateurs qui les polissent en les maniant. Mais cette langue, tout imparfaite et sauvage qu’elle est, mérite l’attention de la plus habile classe des lecteurs : ils y trouveront peut-être quelques idées propres à confirmer ou à développer les principes généraux de la grammaire. Cette matière est si bien discutée aujourd’hui, que tout ce qui s’y rapporte reçoit et réfléchit une nouvelle clarté dans le cercle des connaissances humaines.

La langue groënlandaise n’a, dit-on, aucune affinité avec les autres langues du nord, soit de l’Asie centrale, ou de l’Amérique ; si vous en exceptez celle des Esquimaux, qui semblent être de la même race que les Groënlandais. Cette langue est presque toute composée de polysyllabes ; ce qui la rend embarrassante à prononcer ; de sorte que celui qui saurait la lire n’en aurait l’usage qu’à moitié : comme elle est encore moins écrite que parlée, c’est n’en rien savoir que de se borner à l’entendre dans les livres, telle que des Européens peuvent l’écrire avec des caractères qui lui sont étrangers ; car on imagine bien qu’un peuple qui n’a jamais lu ne fait pas des livres. Les Groënlandais ont une richesse de langage qui montre la disette des idées : ils emploient un mot non-seulement pour chaque objet, mais pour chaque modification du même objet. Aussi n’ont-ils pas de termes pour exprimer toutes les idées abstraites ou morales de religion, de science ou de société. S’ils avaient autant d’idées que nous, on sent combien une langue qui rendrait ces idées par autant d’expressions différentes nuirait aux progrès de l’esprit humain, en chargeant la mémoire aux dépens des autres facultés de l’entendement. Mais ce qui prouve, d’un autre côté, la pénurie des termes dans la langue des Groënlandais, c’est qu’on prétend qu’ils expriment beaucoup de choses en peu de mots, ce qui ne se peut faire qu’en supprimant les signes de certaines idées intermédiaires d’un discours. Les peuples sauvages sont d’autant plus accoutumés à cette espèce d’abréviation, que les gestes chez eux font la moitié des frais du langage, et que d’ailleurs ils n’ont guère à peindre que des rapports et des circonstances sensibles dans les idées qu’ils se communiquent. Ainsi, quand on dit qu’ils représentent toutes les modifications d’un objet par autant de mots, on ne parle sans doute que des objets physiques et de leurs propriétés les plus frappantes et les plus fixes. En effet, il est bien difficile de créer une langue riche dans un pays pauvre, et de varier les couleurs et les traits d’une perspective uniforme. Du reste, comme il est peut-être douteux si les individus et les sociétés, dans l’enfance du langage, ne singularisent pas tous les objets divers par des mots différens, ou ne confondent pas dans un même mot tous les êtres qui se ressemblent, on ne peut conclure ni qu’une langue sauvage soit riche quand elle a beaucoup de mots pour exprimer peu de choses, ni qu’elle soit énergique et concise parce qu’elle exprime beaucoup de choses avec très-peu de mots.

L’usage de joindre plusieurs mots ensemble, ou d’en composer un de plusieurs, cet usage qui quelquefois enrichit les langues savantes, et donne en certains cas plus d’expression au discours, peut ne faire qu’un embarras dans une langue naissante et sauvage, en compliquant les idées qu’il faudrait avoir séparées avant de les rejoindre ; car ces combinaisons de mots qu’un peuple grossier a faites par hasard et par ignorance pour composer une langue quelconque ne doivent pas ressembler à cet esprit d’analyse et d’harmonie qui guide les peuples éloquens et les oreilles de délicates dans l’embellissement et la perfection d’une langue déjà formée. La preuve en est que le langage des Groënlandais devient si difficile à prononcer par la multiplication des polysyllabes, que les étrangers passent bien des années avant de l’entendre, et ne peuvent jamais parvenir à le parler couramment. Il est vrai qu’ils n’ont peut-être pas les organes assez durs, ni cette voix de fer que la nature a donnée à des hommes nés entre les rochers et les glaces. Cependant, par une singularité bizarre, mais très-ordinaire, ces peuples du Nord, ainsi que ceux de l’Asie, n’ont pas la lettre la plus rude qui semble caractériser les langues douces et polies, c’est-à-dire, l’R, cette lettre qu’on appelle canine, sans doute parce qu’elle rend à l’oreille le bruit d’un chien qui gronde et montre les dents pour mordre. Cet élément, ou ce son qui paraît nécessaire pour exprimer toutes les idées de froissement, de déchirement et de destruction accompagnés d’un bruit qui racle ou écorche les organes ; ce son qui distingue et prononce fortement les syllabes qu’il sépare ; ce son qui, chez nous, marque d’une manière frappante le rebroussement de l’air refoulé par les dents, chez les Groënlandais, non-seulement part du gosier, mais s’arrête et se perd dans la gorge. Leur langage est presque tout guttural ; aussi n’y trouve-t-on guère les consonnes labiales et dentales, ou du moins jamais ils ne commencent un mot par les lettres B, D, F, G, L, R, Z. Ils n’ont que peu de diphthongues et de consonnes composées, au moins au commencement des syllabes ; c’est pourquoi ils suppriment les diphthongues, et divisent les consonnes composées en prononçant les mots étrangers ; ainsi ils disent Eppetah, au lieu de Iephtha ; et de même ils appuient, à la façon des enfans, chaque consonne sur une voyelle, et prononcent Peterusse pour Petrus, ne pouvant s’accoutumer à joindre plusieurs consonnes de suite. Ils altèrent souvent les sons pour l’euphonie ; et les femmes surtout ont une grâce particulière à adoucir le son nasal du ng qui se trouve dans plusieurs mots de leur langue. Elles ont encore l’art d’indiquer le sens des mots, et de donner à la langue l’expression significative qui lui manque, par l’accent, le ton, les mines et le clin d’œil. Il faut voir parler un Groënlandais, et non pas l’entendre, car il parle bien plus aux yeux qu’à l’oreille, et ses gestes sont plus éloquens que sa langue. Pour exprimer le consentement et l’approbation, ils aspirent l’air au fond du gosier avec un certain bruit : pour marquer la désapprobation et la négative, ils rident le nez, accompagnant cette grimace d’un reniflement assez fort.

Ils ont peu d’adjectifs, encore ne sont-ce la plupart que des participes, toujours placés après les substantifs qui commencent ordinairement la phrase. Ils n’ont ni genres ni articles. Leurs noms, ainsi que leurs verbes, outre les nombres singulier et pluriel, ont le duel ; distinction que les Grecs ont conservée de l’enfance des langues ; mais qui peut-être charge plus le langage qu’elle ne l’aide et ne l’embellit.

Dans les déclinaisons ils n’ont de particulier que le génitif désigné par l’addition d’un b à la fin d’un mot, ou d’un m quand ce mot doit être suivi d’un autre qui commence par une voyelle. Tous les autres cas sont distingués chacun par une préposition. Tous les noms ont leurs diminutifs et leurs augmentatifs, auxquels on ajoute quelquefois des syllabes différentes pour exprimer le bien et le mal des objets que ces noms représentent. Yglo signifie maison ; yglupiluk, une mauvaise maison ; yglopilursoak, une grande vilaine maison.

La langue groënlandaise n’a que cinq ou six prépositions : mik, avec et par ; mit, de ; mut, à ; me, dans ou sur ; kut et agut’, par et autour. Ces prépositions ne sont pas mises avant, mais après les noms. En général, les noms se combinent avec les prépositions et même avec les pronoms, de façon à ne faire qu’un mot composé de trois choses modifiées et altérées les unes par les autres. Ainsi, nuna, signifie terre ; aga signifie ma ; nunaga, ma terre ; et nunaumit signifie de ma terre. « Les pronoms possessifs, dit Égède, sont attachés à leurs substances comme les suffixes de Hébreux, et les Groënlandais n’ont pas seulement des suffixes de noms, mais encore des suffixes de verbes. » Ils aiment mieux adapter ainsi des mots accessoires au principal, et en fondre plusieurs en un seul, que d’allonger la langue par une suite de mots entiers et séparés. C’est pour cela qu’ils insèrent la négative ng, dans les corps des noms et des verbes où ils ont besoin de l’exprimer. Ermik signifie laver ; ermikpok, il se lave ; ermingilak, il ne se lave pas. Cette terminaison ngilak doit entrer dans tous les temps et les modes du verbe où l’on voudra mettre la négative. C’est par la variété des inflexions, et des terminaisons qu’on peut exprimer différentes idées avec un seul mot. Chaque verbe, pour exprimer différens rapports, soit de temps ou de personnes, lesquels concourent à le modifier, aura jusqu’à cent quatre-vingts inflexions. Dans un seul mot, on exprime à la fois le verbe, le pronom personnel qui lui sert de nominatif, celui qui sert de cas avec la préposition qui désigne ce cas, le nombre singulier, duel, ou pluriel du nominatif et du cas ; le temps qui précède, accompagne, ou suit l’action désignée par le verbe.

Ceux qui ont étudié la langue groënlandaise avec le plus de soin ont découvert cent façons de combiner un mot avec deux, trois, quatre, cinq ou six autres qui n’en feront qu’un seul. On va donner un exemple de ces combinaisons, plutôt pour la curiosité des lecteurs que pour l’instruction des savans.

Aglek-pok, il écrit.

Aglek-iartor-pok, il va écrire incessamment.

Aglek-iartor-asuar-pok, il va se mettre vite à écrire.

Aglek-kig-iartor-asuar-pok, il va se mettre encore promptement à écrire.

Aglek-kig-iartor-asuar-niar-pok, il va se mettre de nouveau promptement, et il est déjà à écrire.

Les Groënlandais coupent et façonnent leurs mots comme on taille la pierre brute ; mais les matériaux de leur langue sont si durs et si raboteux, que l’édifice qu’ils en construisent est toujours informe et mal cimenté. Ainsi leurs discours ressemblent à leurs cabanes, et là comme ailleurs, la langue est l’image des mœurs ; ce peuple n’a rien d’élégant. La syntaxe des Groënlandais est simple, et naturelle. Le mot qui désigne l’objet principal est à la tête de la phrase, et les autres mots se placent à la suite, chacun selon le degré d’importance qu’il a dans l’ordre des idées. Quoique les leurs ne soient pas bien élevées ni abstraites, leur manière de construire un mot de pièces de rapport doit mettre quelquefois de la confusion dans leurs phrases : mais ils croient suppléer à la clarté des idées par la répétition des paroles. Leur style n’a point d’hyperbole ni d’emphase comme celui des Orientaux, et même des peuples septentrionaux de l’Amérique. Cependant ils aiment les similitudes et les allégories, surtout depuis qu’ils connaissent l’Évangile. Ils ont aussi des tours figurés, des proverbes ; mais ce langage n’est familier qu’aux devins, qui emploient quelquefois des expressions dans un sens contraire à l’acception reçue ; cet art leur donne l’air savant, et leur sert à expliquer des oracles.

Leur poésie n’a ni rime ni mesure ; elle est pourtant composée de courtes périodes ou phrases qui peuvent se chanter en cadence.

Leur arithmétique est très-bornée : car, quoiqu’ils puissent compter jusqu’à vingt par le nombre des doigts de leurs mains et de leurs pieds, leur langue ne leur fournit de noms de calcul que jusqu’au nombre de cinq ; de sorte qu’ils répètent quatre fois cette nomenclature pour arriver au nombre de vingt ; cependant ils ont des mots particuliers pour exprimer six, onze et seize. Mais comme ils savent que chaque homme a vingt doigts, quand ils veulent exprimer le nombre cent, ils disent cinq hommes. En général, toute quantité au-dessus de vingt est innombrable pour un Groënlandais qui ne se piquera pas d’être arithméticien.

Ce qu’ils possèdent le mieux, c’est leur généalogie ; ils peuvent compter jusqu’à dix de leurs ancêtres en ligne directe, avec les branches collatérales : ils ne négligent pas cette science, parce qu’elle leur est utile. Un Groënlandais pauvre ne manquera point du nécessaire, s’il peut prouver qu’il est parent d’un homme aisé ; car chez ce peuple personne ne rougit d’avoir des parens dans la pauvreté, ni ne refuse de les en tirer quand il le peut.

La sublime vertu parmi les Groënlandais, c’est l’art et le soin de faire fortune, c’est-à-dire, de pourvoir aux premiers besoins de la nature. C’est là leur noblesse qu’ils croient héréditaire, et non sans fondement : le fils d’un célèbre pêcheur succède ordinairement au talent et à la réputation de son père, même quand il l’aurait perdu dans l’enfance, et qu’il n’aurait pas été guidé par la main paternelle.

Ils avaient si peu d’idée de l’écriture, qu’au commencement de leur commerce avec les Européens, ils étaient effrayés de voir, disaient-ils, le papier parler : ils n’osaient porter une lettre d’un homme à un autre, ni toucher un livre, s’imaginant qu’il y avait du sortilége à peindre les pensées et les paroles de quelqu’un avec des caractères noirs sur du papier blanc. Quand un ministre luthérien leur lisait les Commandemens de Dieu, ils croyaient sérieusement qu’il devait y avoir une voix hors du livre qui les lui soufflait. Mais aujourd’hui ils se chargent volontiers des lettres qu’on leur donne pour les colonies danoises, parce qu’ils sont bien payés de leurs peines : il y a même de l’honneur, à leur avis, à porter ainsi la voix d’un homme à plusieurs lieues de distance. Quelques-uns d’entre eux ont poussé l’art d’écrire jusqu’à envoyer leurs demandes et leurs promesses aux facteurs étrangers tracées avec du charbon sur une pièce de cuir ou de parchemin, marquant la quantité de marchandises qu’ils veulent, celles qu’ils rendront en échange, et le nombre des jours qui doivent s’écouler jusqu’au paiement, par autant de barres ou de lignes. Mais ce qui les étonne, c’est que les Européens, qui sont si savans, ne puissent pas entendre les hiéroglyphes du Groënland aussi aisément que les caractères bien plus difficiles de notre écriture.

Leur chronologie est si peu de chose, qu’ils ne savent pas même leur âge. Ils comptent les années par hivers, et les jours par nuits, parce qu’en effet la nuit embrasse les deux tiers de leur vie. Quand ils ont dit qu’une personne à vécu vingt hivers, ils sont au bout de leur calcul. Cependant depuis un certain temps ils se sont fait des époques, comme l’établissement d’une colonie, ou l’arrivée d’un missionnaire. C’est de ces grands événemens que chacun date l’histoire de sa vie. Ils ont leur manière de diviser l’année en saisons : ce n’est point par les équinoxes, qu’ils n’ont pas encore appris à fixer ; mais ils devinent le solstice d’hiver quelques jours d’avance, du moins vers le midi du Groënland, par un reste des rayons du soleil qu’ils voient briller un moment sur la cime des rochers, et c’est alors qu’ils célèbrent le renouvellement de l’année. De cette époque, ils comptent trois mois jusqu’au printemps, où ils s’apprêtent à changer leurs cabanes en tentes. Le quatrième mois, c’est-à-dire, celui d’avril, leur est annoncé par l’apparition de petits oiseaux, et par la ponte des corbeaux. Au cinquième, ils reçoivent la première visite des phoques, qui viennent avec toute la jeunesse d’une nouvelle race enrichir et réjouir leurs côtes. Le mois de juin est marqué par la naissance des eiders ; mais alors ils perdent de vue la lune, dont le soleil absorbe la lumière dans l’éclat permanent de quelques jours sans nuit. Au défaut de lunaisons, les Groënlandais se guident en été par la marche des ombres des rochers, dont le sommet leur sert de cadran ou de style, non pour marquer les heures, mais les jours. Sans doute que dans le temps où le soleil ne quitte pas leur horizon, ils comptent chaque jour renaissant au point de la plus grande projection des ombres qui tombent des rochers exposés à l’orient. C’est par la direction et la progression de ces ombres qu’ils prévoient le retour des phoques, l’arrivée ou le départ de certaines troupes de poissons ou d’oiseaux ; enfin le temps de plier leurs tentes et de rebâtir des maisons.

Ils divisent le jour par le flux et le reflux de la mer, dont ils subordonnent les périodes aux phases de la lune, tant qu’ils aperçoivent cet astre. La nuit est encore plus facile à diviser pour eux par le lever et le coucher de certaines étoiles.

C’est là tout ce qu’ils savent de la connaissance des temps. Quant à celle du monde en général, ils pensent que la terre est immobile sur ses gonds, mais que ses pivots sont tellement usés de vieillesse, qu’ils se brisent souvent, et que le globe serait en pièces depuis long-temps, si les angekoks n’étaient continuellement occupés à réparer ses ruines. Ces imposteurs les entretiennent dans cette illusion grossière en apportant quelquefois au peuple des morceaux de bois rompus, qu’il prend pour les débris de la grande machine. Le ciel ou le firmament a son axe appuyé, disent les Groënlandais, sur le sommet d’une grande montagne, placée au nord, et fait ses révolutions autour de son centre. Leur astronomie ne contient que des fables. Ils vous diront que tous les corps célestes sont des Groënlandais, ou des animaux qui, par une fatalité singulière, ont été transportés au firmament ; et qu’en conséquence de leur ancienne nourriture, les astres, dont ils ont pris la forme, sont pâles ou rouges. Les planètes en conjonction sont deux femmes qui se visitent ou se querellent. Les étoiles tombantes sont des âmes qui vont faire un tour aux enfers pour voir ce qui s’y passe. La constellation de la grande ourse, ils l’appellent la renne ; les sept étoiles de cette constellation sont autant de chiens de chasse aux trousses d’un ours ; et ces étoiles servent aux Groënlandais pour connaître le retour de la nuit dans l’hiver. Les gémeaux sont pour eux la poitrine du ciel ; et le baudrier d’Orion leur représente des hommes égarés qui, ne sachant plus retrouver leur chemin au retour de la pêche des phoques, furent transportés aux cieux.

Le soleil et la lune étaient frère et sœur. Ils jouaient un jour avec d’autres enfans dans les ténèbres, lorsque Malina, ennuyée des poursuites de son frère Anninga, frotta ses mains à la suie des lampes, et barbouilla le visage de celui qui la poursuivait, afin de le reconnaître au grand jour ; et de là viennent les taches de la lune. Malina voulut s’échapper ; mais son frère la poursuivit jusqu’à ce que, prenant son vol dans les cieux, elle y fut changée en soleil ; et son frère, restant en chemin, fut la lune, qui poursuit encore le soleil, et tourne autour de lui comme pour l’attraper. Lorsqu’il est harassé de fatigue et de faim (c’est au dernier quartier), il met son équipage de chasse et de pêche sur un traîneau tiré par quatre grands chiens, et reste quelques jours à se refaire et à s’engraisser, ce qui produit la pleine lune. Cet astre se réjouit de la mort des femmes, et le soleil de celle des hommes : ainsi les uns ferment leurs portes aux éclipses de soleil, et les autres aux éclipses de lune ; car Anninga rôde alors autour des maisons pour piller les viandes et les peaux, et pour tuer ceux qui n’ont pas observé fidèlement l’abstinence, ou la diète religieuse que les devins ont prescrite sans doute. Aussi cache-t-on alors ces provisions, et les hommes, portant leurs effets et leurs chaudières sur le toit de la maison, parlent tous ensemble en frappant sur ces meubles pour effrayer la lune et l’obliger de retourner à sa place. Aux éclipses de soleil, les femmes prennent les chiens par les oreilles ; s’ils crient, c’est un signe certain que la fin du monde n’est pas encore prochaine ; car les chiens, qui existaient avant les hommes, doivent avoir un plus sûr pressentiment de l’avenir ; mais s’ils ne crient pas, malheur qu’on a soin de prévenir par le mal qu’on leur fait, tout serait perdu, l’univers croulerait, il n’y aurait plus de Groënlandais.

Lorsqu’il tonne par hasard, ce sont deux vieilles femmes qui habitent une petite maison dans l’air et s’y battent pour une peau de phoque bien tendue. Dans la dispute, la maison s’écroule, les lampes sont brisées, et le feu se disperse dans les airs. Voilà la cause du tonnerre et des éclairs. C’est avec de pareilles fables que les habitans du Groënland amusent les enfans, les gens crédules et les étrangers qui veulent les écouter. Du reste, s’ils ont peu d’astronomie, ils sont exempts d’astrologie et ne se tourmentent pas à chercher dans le ciel, ni dans le vol ou le chant des oiseaux, ce qui doit arriver sur la terre ; contens d’étudier et de prévoir les changemens des temps dans la température de l’air, et dans l’aspect de l’horizon nébuleux ou serein.

La médecine n’a guère fait plus de progrès au Groënland que les autres sciences. Voici en peu de mots l’histoire des maladies et des remèdes connus en ce pays.

Aux mois de mai et de juin, les Groënlandais ont les yeux rouges et larmoyans, ce qui vient des grands vents et de la réverbération des rayons du soleil réfléchis par les neiges et les glaces qui fondent. Ils tâchent de se garantir de cet éclat éblouissant avec une espèce de garde-vue ; c’est un morceau de bois mince et large de trois doigts, qu’ils s’attachent au front. D’autres portent devant les yeux une pièce de bois, où ils pratiquent des fentes pour voir à travers sans être blessés par l’éclat de la neige. Si le mal aux yeux continue, ils se font une incision au front, pour que l’humeur s’écoule par cette issue. Quand ils ont des cataractes, une bonne femme les leur cerne tout autour avec une aiguille crochue, et les enlève avec un couteau, si proprement qu’il est rare qu’elle échoue dans cette opération ; mais depuis que les Groënlandais ont l’usage du tabac, ils sont moins sujets au mal d’yeux ; ce qui prouve que cette poudre leur est peut-être plus utile qu’à beaucoup d’autres pays, où elle est devenue une nouvelle source de besoins, de dépenses, de vexations, de crimes et de peines.

Les Groënlandais saignent fréquemment au nez, par la trop grande abondance de sang que l’huile, la graisse et la chair de poisson leur occasionent. Quand ces pertes vont trop loin, ils prient quelqu’un de les sucer à la nuque du cou, ou bien ils se lient fortement les deux doigts annulaires ; ou, prenant un morceau de glace dans leur bouche, ils respirent de l’eau de mer par le nez, et le saignement cesse.

Ils éprouvent aussi des maux de tête et de dents, des vertiges, des pâmoisons, des paralysies, des hydropisies, des épilepsies, et des attaques de folie ; mais ces maladies sont assez rares pour qu’ils n’y fassent aucun remède ; ce qui ne contribue pas à les multiplier.

Ils sont sujets à deux sortes d’éruptions cutanées : l’une est une espèce de gale ou de rogne, accompagnée de petits boutons qui leur couvrent tout le corps, à l’exception des mains ; mais cette maladie de peau n’est pas de durée, ni contagieuse. L’autre est comme une lèpre qui, leur infectant tout le corps d’une teigne putride, suit le malade jusqu’au tombeau, et se communique. Mais aussi ces sortes de lépreux vivent à l’écart, et n’ont pour soulagement que la facilité de se racler et de faire tomber avec des plumes de faucon ces écailles et ces croûtes qui leur viennent, dit-on, de la quantité de poisson dont ils se nourrissent, comme si la chair des animaux ne pouvait se convertir en notre substance sans qu’il nous faille leur ressembler par quelque endroit. La petite-vérole était une peste inconnue aux Groënlandais, lorsqu’en 1733 un jeune garçon, la leur apportant de Copenhague, leur causa tout à coup une perte de trois mille habitans, qui moururent de cet horrible fléau.

Ce peuple, dur et calleux, est quelquefois tourmenté de clous ou d’ulcères qui s’étendent de la largeur d’une de leurs assiettes, dont la matière, dit-on, contribue à leur donner de ces sortes de maux. Mais ils s’en guérissent par une large incision au travers de la plaie, qu’ils bandent ensuite avec un paquet de foin, ou quelque morceau de bois mince, pour que le frottement des habits n’envenime pas les chairs ; et ils se mettent à l’ouvrage, sans discontinuer.

Quand ils se blessent soit le pied, soit la main, ils les plongent dans l’urine, pour étancher le sang. Ensuite ils y appliquent de la graisse de poisson, ou de cette mousse qui leur sert de mèche, bien imbibée d’huile, et ils lient la plaie avec une pièce et des courroies de cuir. Mais si la blessure est large, ils la cousent avant de la panser.

Se cassent-ils un bras ou une jambe, ils tiennent le membre où est la fracture étendu jusqu’à ce qu’il se replace de lui-même, après l’avoir cependant entouré d’un bandage de cuir de semelle fort épais. On est étonné de voir en combien peu de temps les os rompus se rejoignent, quand même il y aurait eu des esquilles dans la fracture.

Les Groënlandais n’ont guère de remèdes que pour les maux extérieurs, et ils guérissent promptement ; mais ils n’en ont point pour les maladies internes, dont ils abandonnent le soin à la nature. Ce sont, pour l’ordinaire, des consomptions et des crachemens de sang, qu’ils tâchent pourtant d’arrêter en mangeant d’une espèce de mousse noire qui croît sur les montagnes. Ils ont encore des diarrhées et des flux de sang qui leur prennent surtout au printemps, occasionés par l’usage du poisson, et surtout par les mûres de ronce qu’ils mangent toutes vertes. Ce peuple est aussi sujet à des langueurs et à des maladies de poitrine qui finissent par des fluxions, dont ils sont étouffés.

Ils ne connaissent point les fièvres ; mais s’ils sont attaqués d’un point de côté, maladie qui leur vient de flegmes arrêtés, ils en sont avertis par des frissons, suivis d’un peu de chaleur qui se soutient avec de violentes convulsions de poitrine. C’est la maladie la plus commune, la plus fréquente, et la plus tôt guérie par les remèdes ou la mort. Leur unique recours est à la pierre d’amiante, qu’ils mettent sur l’endroit où ils sentent la douleur ; elle attire ou fond sans doute l’humeur, comme elle dissipe les enflures. Depuis l’arrivée des Européens, ils se font saigner pour ces sortes d’attaques, et quelquefois aussi par précaution, ce qui leur épargne bien des accidens et des maladies.

La plupart de ces maux leur viennent du genre de vie irrégulier que la nature avare les force de mener ; car, en hiver, un homme entre dans une étuve transi de froid, au point de ne sentir ni ses mains ni son visage. Ensuite, lorsqu’il sue, il passera de son poêle à la bise glacée, presque demi-nu. S’il n’a rien à manger, il reste deux ou trois jours à jeun ; et quand les provisions abondent au logis, son ventre ne désemplit jamais. S’il a chaud et soif, l’eau ne sera point assez froide pour lui qu’il ne la mette à la glace ; et comme il ne boit que lorsqu’il est extrêmement altéré, il s’étouffe à force d’eau. Aussi la plupart des maladies, et surtout les points de côté, ne les attaquent guère qu’au cœur de l’hiver, quand ils sont dépourvus de vivres. D’ailleurs on ne peut jamais leur persuader de suer dans ces sortes de fluxions ; au contraire, ils s’efforcent de se rafraîchir en buvant à la glace ; aussi le mal les a promptement emportés.

Crantz place les funérailles après la médecine ; si ce n’est pas l’ordre des matières, c’est du moins l’ordre des choses. Dès qu’un Groënlandais, dit-il, est à l’agonie, on l’arrange dans ses beaux habits et ses bottes, et on lui attache les jambes contre les hanches, sans doute afin que son tombeau soit plus court. Aussitôt qu’il est mort, on jette ce qui touchait à sa personne, de peur d’en contracter une contagion de malheur. Tous les gens de la même maison doivent aussi mettre dehors tous leurs effets jusqu’au soir, où l’odeur du cadavre sera évaporée. Ensuite on pleure le mort en silence pendant une heure, et l’on prépare sa sépulture. On ne sort jamais le corps par la porte de la maison, mais par la fenêtre ; et si c’est dans une tente, on l’enlève par une ouverture qu’on fait par-derrière, en tirant une des peaux qui ferment l’enceinte de la tente. Une femme tourne autour du logis avec un morceau de bois allumé, disant pikserrukpok, c’est-à-dire, il n’y a plus rien à faire ici pour toi. Cependant le tombeau qui, pour l’ordinaire, est de pierre, se prépare au loin et dans un endroit élevé. On met un peu de mousse sur la terre, au fond de la fosse, et par-dessus la mousse on étend une peau. Le corps, enveloppé et cousu dans la plus belle pelisse du mort, est porté par son plus proche parent, qui le charge sur son dos, ou le traîne par terre. On le descend dans la tombe, puis on le couvre d’une peau avec un peu de gazon vert, et par-dessus on entasse de grosses pierres larges, pour garantir le corps des oiseaux et des renards. On met à côté de son tombeau son kaiak, ses flèches et ses outils ; ou si c’est une femme, on lui laisse son couteau et ses aiguilles, car les morts auraient beaucoup de chagrin d’être privés de ces attirails, et le chagrin ne fait pas de bien à leur âme. D’ailleurs bien des gens pensent qu’on a besoin de ces ressources pour vivre dans l’autre monde. Ces gens-là mettent la tête d’un chien sur le tombeau d’un enfant ; car l’âme d’un chien, disent-ils, sait trouver son chemin partout, et ne manquera pas de montrer au pauvre enfant, qui ne sait rien, le chemin des âmes. Mais depuis qu’on s’est aperçu que les effets qu’on mettait sur les tombeaux avaient été volés, sans crainte de la vengeance des spectres, ou des mânes des morts, quelques Groënlandais ont supprimé ces sortes de présens ou d’offrandes. Cependant ils ne se servent point de ces effets, mais ils les vendent à d’autres, qui n’ont aucun scrupule de ce marché.

Un enfant à la mamelle, qui ne peut encore digérer que le lait, ni trouver une nourrice, est enterré vif avec sa mère morte, ou peu de temps après elle, quand le père n’a pas le moyen de le conserver, ni le cœur de le voir souffrir plus long-temps. Quel tourment et quel horrible office pour un père d’enterrer ainsi son propre fils tout vivant. Mais il faut avoir eu un fils, il faut l’avoir perdu pour sentir cette affreuse situation. Une veuve qui sera déjà vieille, affligée et malade, sans enfans ni parens qui soient en état de la soutenir, est ensevelie dès son vivant, et l’on vous dit encore que c’est un acte de pitié que d’épargner ainsi à cette malheureuse créature la peine de languir dans un lit de douleur, d’où elle n’a point d’espérance de se relever ; que c’est soulager sa famille d’un fardeau trop onéreux à la tendresse même. Mais, dit Crantz, c’est plutôt avarice, insensibilité ; car on n’enterre pas de même un vieillard inutile, à moins qu’il n’ait point de parens ; encore aime-t-on mieux le conduire dans quelque île déserte, où on l’abandonne à sa cruelle destinée. Triste et malheureuse condition de la vie sauvage, où la nature force la pitié même à devenir féroce !

Après l’enterrement, ceux qui ont accompagné le convoi retournent à la maison du deuil. Les hommes y sont assis dans un morne silence, les coudes appuyés sur leurs genoux, et la tête sur leurs mains : les femmes, prosternées la face contre terre, pleurent et sanglotent à petit bruit. Le plus proche parent du mort prononce son éloge funèbre, ou une élégie qui contient les bonnes qualités de celui qu’on regrette. À chaque période ou strophe de sa chanson, l’assemblée l’interrompt par des pleurs et des lamentations éclatantes qui redoublent à la fin de l’éloge. Le gémissement des femmes surtout est d’un ton vraiment lugubre et touchant. Une pleureuse mène ce concert funèbre, qu’elle entrecoupe de temps en temps par quelques mots échappés à la douleur ; mais les hommes ne se font entendre que par des sanglots. Enfin le reste des provisions comestibles que le défunt a laissées est étalé sur le plancher, et les gens du deuil s’en régalent. Ils répètent leurs visites de condoléance durant une semaine ou quinze jours, tant qu’il y a des vivres chez le mort. Sa veuve doit toujours porter ses habits les plus vieux, déchirés et sales ; jamais elle ne se lave ; elle se coupe les cheveux ou ne paraît qu’échevelée ; et quand elle sort, elle a toujours une coiffure de deuil. La maîtresse de la maison qui reçoit les visites dit à tous ceux qui entrent : « Celui que vous cherchez n’y est plus, hélas ! il est allé trop loin ; » et les pleurs recommencent : ces lamentations se renouvellent pour une demi-heure chaque jour, durant des semaines et quelquefois un an entier, selon l’âge qu’avait le défunt ou l’importance dont il était à sa famille. Quelquefois on va le pleurer sur sa tombe ; et surtout les femmes aiment à lui réitérer ces tristes devoirs. Les hommes, moins sensibles, ne portent guère d’autres marques de deuil que les cicatrices des blessures qu’ils se font quelquefois dans les premiers transports de la douleur, comme une preuve d’une affliction profonde qui pénètre l’âme et le corps tout à la fois.

Rien ne convient mieux à la fin de cet article des funérailles qu’une chanson funèbre rapportée par Delager, et prononcée par un père qui pleurait la mort de son fils. Heureux encore les pères qui peuvent parler de ces sortes d’afflictions !


« Malheur à moi, qui vois ta place accoutumée, et qui la trouve vide ! Elles sont donc perdues les peines de ta mère pour sécher tes vêtemens ! Hélas ! ma joie est tombée en tristesse ; elle est tombée dans les cavernes des montagnes. Autrefois, lorsque je revenais le soir, je rentrais content ; j’ouvrais mes faibles yeux pour te voir, j’attendais ton retour. Ah ! quand tu partais, tu voguais, tu ramais avec une vigueur qui défiait les jeunes et les vieux. Jamais tu ne revenais de la mer les mains vides, et ton kaiak rapportait toujours sa charge d’eiders ou de phoques. Ta mère allumait le feu, pressait la chaudière, et faisait bouillir la pêche de tes mains. Ta mère étalait ton butin à tous les conviés du voisinage, et j’en prenais aussi ma portion. Tu voyais de loin le pavillon d’écarlate de la chaloupe, et tu criais de joie, Voilà le marchand qui vient. Tu sautais aussitôt à son bord, et ta main s’emparait du gouvernail de sa chaloupe. Tu montrais ta pêche, et ta mère en séparait la graisse. Tu recevais des chemises de lin et des lames de fer pour le prix du fruit de tes harpons et de tes flèches. Mais à présent, hélas ! tout est perdu. Ah ! quand je pense à toi, mes entrailles s’émeuvent au-dedans de moi. Oh ! si je pouvais pleurer comme les autres, du moins je soulagerais ma peine. Eh ! qu’ai-je à souhaiter désormais en ce monde ? La mort est ce qu’il y a de plus désirable pour moi. Mais si je mourais, qui prendrait soin de ma femme et de nos autres enfans ? Je vivrai donc encore un peu de temps, mais privé de tout ce qui réjouit et console l’homme sur la terre. »