Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XIII/Troisième partie/Livre II/Chapitre III

CHAPITRE III.

Cortez quitte Mexico pour aller combattre Narvaëz.
Il revient vainqueur.

Les Espagnols prirent leur chemin vers Cholula, où ils furent reçus avec de grandes marques d’affection. De là, s’étant rendus à Tlascala, ils trouvèrent, à quelque distance de cette ville, le sénat et la noblesse qui s’étaient assemblés pour venir au-devant d’eux. Il semblait que Cortez eût acquis un nouveau mérite aux yeux de ces fiers républicains, par l’humiliation de Montézuma.

Cortez se rendit à grandes journées sous les murs de Motaliquita, bourgade alliée, à douze lieues de Zampoala, où Sandoval arriva presqu’en même temps avec sa troupe et quelques soldats de l’armée de Narvaëz, que la violence exercée contre d’Aillon en avait détachés. Cortez apprit d’eux le désordre qui régnait dans l’armée ennemie, et ce récit lui fut confirmé par Sandoval, qui avait fait entrer dans Zampoala deux Espagnols déguisés. Il regarda la négligence de Narvaëz comme une marque de la confiance qu’il prenait à ses forces, et du mépris qu’il faisait du petit nombre de ses adversaires. Mais, quelque avantage qu’il crût pouvoir tirer de cette vaine présomption, il ne voulut pas rompre ouvertement, sans avoir fait de nouveaux efforts pour obtenir la paix. Olmédo fut envoyé pour la seconde fois ; et sa négociation n’ayant pas mieux réussi, le général, soit pour mettre toute la justice de son côté, soit pour se donner le temps de recevoir les deux mille Américains qu’il attendait de Chinantla, résolut d’envoyer Jean Vélasquez de Léon, que la distinction de sa naissance et l’honneur qu’il avait d’appartenir de près par le sang au gouverneur de Cuba rendaient fort propre à cette médiation. Narvaëz avait tenté inutilement de l’attirer dans son parti ; et Cortez avait eu d’autres preuves de sa fidélité, auxquelles il ne pouvait répondre avec plus de noblesse qu’en remettant une affaire si délicate à sa bonne foi.

Lorsqu’il entra dans Zampoala, tous les Espagnols se persuadèrent qu’il venait se ranger sous leurs étendards, et Narvaëz s’empressa d’aller au-devant de lui ; mais, après quelques explications, ces civilités furent suivies de tant d’emportement et de violence, que Vélasquez, irrité jusqu’à défier ceux qui oseraient blesser l’honneur de Cortez, se vit dans la nécessité de retourner sur ses pas : Olmédo le suivit. Narvaëz les eût fait arrêter, si la plupart de ses officiers, offensés de voir traiter si mal un homme du mérite et du rang de Vélasquez, ne s’y fussent opposés avec beaucoup de chaleur. Ce mécontentement passa bientôt des capitaines aux soldats : ils s’expliquèrent si librement sur le peu de soin qu’on prenait de justifier leur conduite dans cette guerre, que Narvaëz n’osa résister au conseil qu’on lui donna d’envoyer promptement après Vélasquez pour lui faire quelques excuses, et pour apprendre de lui quelles étaient les propositions qu’on avait refuse d’écouter. Duéro fut choisi pour cette commission : mais, n’ayant pu le joindre sur la route, il prit le parti de le suivre jusqu’au camp de Cortez, qu’il trouva prêt à changer de poste, dans la résolution de commencer la guerre. Son arrivée fit renaître quelque espérance de paix. Cortez le reçut comme son ami. Dans plusieurs conférences qu’ils eurent ensemble, il s’ouvrit avec tant de franchise sur le désir qu’il avait d’adoucir Narvaëz, dont l’obstination était l’unique obstacle à l’accommodement, que Duéro, charmé de le voir agir si noblement avec un ennemi déclaré, proposa une entrevue entre les deux généraux, comme le seul moyen d’abréger des difficultés dont la fin paraissait fort éloignée. Cette proposition fut acceptée avec joie. Tous les historiens conviennent que, Duéro étant retourné à Zampoala avec la parole de Cortez, on dressa une capitulation authentique par laquelle l’heure et le lieu de la conférence étaient désignés, et que chacun des commandans s’engagea par écrit à s’y rendre, accompagné seulement de dix officiers, qui devaient servir de témoins à leurs conventions. Mais, tandis que Cortez se disposait à remplir son engagement, il reçut avis par un courrier secret de Duéro, qu’on lui préparait une embuscade, dans le dessein de l’enlever ou de lui ôter la vie ; et cette nouvelle lui fut confirmée par d’autres officiers de Narvaëz, qui se sentaient de l’horreur pour la trahison. Un dessein si noir l’obligeant de renoncer à toutes sortes de ménagemens, il écrivit à son ennemi, non-seulement pour lui reprocher sa perfidie, mais pour lui déclarer qu’il rompait le traité, et qu’il déciderait leur querelle par la voie des armes.

Quoiqu’il n’eût encore aucune nouvelle de la marche des Américains auxiliaires, il hâta celle de son armée : elle n’était composée que de deux cent soixante-six Espagnols et des Américains chargés du bagage ; mais, jugeant qu’un ennemi capable de tant de bassesses avait peu de fond à faire sur ses propres troupes, il ne craignit point d’asseoir son camp à moins d’une lieue de Zampoala, dans un poste à la vérité qui se trouvait fortifié en tête par un ruisseau, que les Espagnols avaient nommé rivière des canots, et derrière lequel il avait à dos la ville de Vera-Cruz. Narvaëz fut informé de ce mouvement ; son impétuosité plus que sa diligence le fit sortir aussitôt de son quartier pour tenir la campagne, mais avec une confusion qui répondait à celle de ses idées. Il fit publier encore une fois la guerre : il mit la tête de Cortez à prix pour deux mille écus, et celles de Sandoval et de Vélasquez pour quelque chose de moins. Ses ordres étaient mêlés de menaces ; il en donnait plusieurs à la fois : on découvrait un air de crainte dans le mépris qu’il affectait pour Cortez. Enfin son armée se mit d’elle-même en bataille, comme par hasard, et sans attendre ses ordres. Après l’avoir fait avancer l’espace d’un quart de lieue, il résolut d’attendre l’ennemi, dans la folle persuasion que Cortez, malgré son habileté, pourrait oublier le désavantage du nombre, et que la force de ses ressentimens lui ferait quitter son poste. Il passa tout le jour dans cette situation. La nuit approchait, lorsqu’un nuage, où le soleil se cacha tout à coup, répandit une pluie si froide et si abondante, que tous ses soldats demandèrent d’être reconduits au quartier : il céda facilement à leurs instances.

Cortez, qui fut bientôt averti de cette retraite, regretta beaucoup que le ruisseau sur le bord duquel il avait son camp fût trop enflé par la pluie pour lui permettre de le passer à gué, et de tomber sur un ennemi qui semblait fuir ; mais son génie guerrier, et le fond qu’il faisait sur ses intelligences, lui inspirèrent un dessein qui demandait toute sa hardiesse pour le tenter, et la confiance qu’il avait à son bonheur pour s’en promettre le succès qu’il obtint. Ce fut de surprendre pendant la nuit, au milieu de Zampoala, ses ennemis mouillés et rebutés de la fatigue du jour. Après avoir communiqué ce projet à ses troupes, et les avoir animées avec la plus vive éloquence, il les divisa en trois corps, dont il donna le premier à Sandoval, et le second à Olid ; il prit lui-même le commandement du troisième, et avec quelques-uns de ses plus braves officiers il donna l’exemple en passant dans l’eau jusqu’à la ceinture. Herréra prétend que, par représailles, la tête de Narvaëz fut mise à prix, et que Cortez, pour justifier plus que jamais sa cause, donna par écrit à Sandoval, qui faisait l’office de général-major, un ordre qui portait « que Narvaëz étant entré dans le pays à force ouverte, au préjudice des intérêts de l’Espagne, de la religion et du domaine royal, et n’ayant voulu ni montrer ses provisions, ni prêter l’oreille aux propositions d’accommodement, Fernand Cortez, commandant de la nation espagnole au Mexique, ordonnait à tous les capitaines, cavaliers et soldats de son armée de se saisir de sa personne, et de le tuer, s’il faisait quelque résistance. »

L’armée avait fait près d’une demi-lieue dans les ténèbres, lorsque les coureurs amenèrent une sentinelle de Narvaëz qu’ils avaient enlevée ; mais ils rapportèrent qu’il leur en était échappé une, qui s’était dérobée entre les buissons à la faveur de l’obscurité. Cet incident fit perdre l’espérance qu’on avait eue de surprendre les ennemis. Cependant, comme il y avait beaucoup d’apparence que la crainte d’être arrêté ferait prendre quelques détours au fugitif, on résolut de s’avancer promptement, soit pour arriver avant lui, soit pour attaquer les ennemis mal éveillés, s’ils étaient avertis, et dans le trouble d’une première alarme. La sentinelle, que la peur avait rendue fort légère, arriva dans la ville avant Cortez, et répandit la frayeur. Mais Narvaëz, ne pouvant se persuader qu’une troupe d’aventuriers, dont il méprisait le nombre, osât l’attaquer dans une grande ville, ni qu’elle eût pu quitter son poste par un si mauvais temps, rejeta brusquement l’avis, et celui qui l’apportait.

Il était minuit lorsque Cortez entra dans Zampoala, et son cri de guerre, Saint-Esprit, qui était pris, suivant la remarque des historiens, de la fête qu’on avait célébrée le même jour, nous apprend que c’était celle de la Pentecôte. Narvaëz était logé avec toute son armée dans le plus grand temple de la ville. Ses coureurs pouvaient s’être égarés ou s’être mis à couvert pendant la pluie ; mais des soldats tels que ceux de Cortez, endurcis à la fatigue, et supérieurs à la crainte, pénétrèrent jusqu’au pied du temple sans s’embarrasser s’ils avaient été découverts. Leurs chefs furent surpris néanmoins de ne rencontrer aucune garde. La dispute de Narvaëz durait encore avec la sentinelle qui l’avait averti. Quoique cet avis passât pour une fausse alarme, quelques soldats inquiets s’étaient mis en mouvement. Cortez, qui s’en aperçut, ne balança point à les attaquer avant qu’ils eussent le temps de se reconnaître. Il donna le signal du combat, et Sandoval entreprit aussitôt de monter les degrés du temple. Les canonniers de garde entendirent le bruit, et mirent le feu à deux ou trois pièces qui donnèrent sérieusement l’alarme. Les tambours succédèrent au bruit du canon. On accourut de toutes parts, et le combat se réduisit bientôt aux coups de piques et d’épées. Sandoval eut beaucoup de peine à se soutenir dans un poste désavantageux, et contre une troupe plus nombreuse que la sienne ; mais Odid vint à propos le secourir, et presque aussitôt Cortez, ayant laissé son corps de réserve en bataille, parut l’épée à la main, se jeta dans la mêlée, et s’ouvrit un passage où tous ses gens se précipitèrent après lui. Les ennemis ne résistèrent point à cet effort : ils abandonnèrent les degrés, le vestibule et l’artillerie. Plusieurs se retirèrent dans leur logement, et les autres allèrent se rassembler à l’entrée de la principale tour, où l’on combattit long-temps avec une égale valeur.

Narvaëz parut alors : il avait employé quelque temps à s’armer ; mais on convient qu’en se présentant au combat, il fit des efforts extraordinaires pour ranimer ses gens, et qu’il marqua de l’intrépidité au milieu du danger : elle alla jusqu’à le mettre aux mains avec les soldats de Sandoval ; mais il en reçut dans le visage un coup de pique qui lui creva l’œil, et qui le fit tomber sans connaissance. Le bruit se répandit qu’il était mort : ses gens s’effrayèrent ; les uns l’abandonnèrent par une honteuse fuite ; les autres cessèrent de combattre ; et ceux qui s’empressèrent de le secourir, ne faisant que s’embarrasser mutuellement, les vainqueurs prirent ce temps pour enlever Narvaëz, en le traînant au bas des degrés, d’où Sandoval le fit transporter au milieu du corps de réserve. Sa honte fut égale à sa douleur, lorsque, étant revenu à lui-même, il se trouva les fers aux pieds et aux mains, et qu’il se vit livré à la discrétion de ses ennemis.

On rapporte une circonstance singulière qui prouve combien la fortune tournait tout à l’avantage de Cortez. Des fenêtres de leur logement, les soldats de Narvaëz découvraient, à diverses distances et dans plusieurs endroits, des lumières qui perçaient l’obscurité avec l’apparence d’autant de mèches allumées, qu’ils prirent pour celles de plusieurs troupes d’arquebusiers : c’étaient des vers luisans qui sont beaucoup plus gros et plus brillans que les nôtres dans cet hémisphère, et qui leur firent croire que l’attaque de Cortez était soutenue par les habitans armés. L’artillerie qui fut tournée aussitôt contre les donjons, la menace du feu qu’on y pouvait mettre aisément, et le pardon qui fut offert à tous ceux qui voudraient s’enrôler sous les étendards du vainqueur, avec la liberté du départ et le passage pour ceux qui souhaiteraient de retourner à Cuba, firent quitter les armes au plus grand nombre. Cortez donna ordre qu’elles fussent reçues et soigneusement gardées à mesure qu’ils venaient les rendre en troupes, sans excepter celles de ses partisans secrets, qu’il ne voulait pas faire connaître, parce que leur exemple servait à déterminer les autres. Ce soin de les désarmer était d’autant plus important, qu’à la pointe du jour, s’apercevant que leurs vainqueurs étaient en si petit nombre, ils regrettèrent beaucoup de s’être abandonnés à d’indignes frayeurs. Cependant les civilités de Cortez, et l’opinion qu’ils prirent bientôt de son caractère, devinrent un lien si puissant pour les attacher à lui, qu’il n’y en eut pas un seul qui acceptât l’offre d’être reconduit à Cuba. Il ne restait à soumettre que la cavalerie, qui, n’ayant pu prendre part au combat, en attendait le succès dans la plaine ; mais elle fut réduite aisément par les voies de la douceur. Cortez ne perdit que deux hommes dans l’action, et deux autres qui moururent quelques jours après de leurs blessures. Entre les gens de Narvaëz on compta quinze morts et un fort grand nombre de blessés.

Cortez ne se refusa point le plaisir de voir son prisonnier ; mais, loin de l’insulter dans sa disgrâce, il affecta de ne pas lui annoncer son arrivée ; et Solis assure même que son dessein était de le voir sans se faire connaître ; mais, le respect des soldats l’ayant trahi, Narvaëz se tourna vers lui, et lui dit d’un air assez fier : « Seigneur capitaine, estimez l’avantage qui me rend aujourd’hui votre prisonnier. » Cortez jugea que cet orgueil méritait d’être humilié. Il répondit sans s’émouvoir : « Mon ami, il faut louer Dieu de tout ; mais je vous assure sans vanité que je compte cette victoire et votre prise entre mes moindres exploits. » Après l’avoir fait panser soigneusement, il le fit conduire à Vera-Cruz.

À la pointe du jour, on vit arriver les deux mille Chinantlèques, à qui toute leur diligence n’avait pu faire surmonter plus tôt les difficultés d’une longue route. Cortez leur fit le même accueil que s’il eût tiré quelque fruit de leur zèle, et les renvoya quelques jours après dans leur province avec des remercîmens et des caresses qui les disposèrent plus que jamais à lui offrir leurs services. Le cacique de Zampoala, qui s’était tu long-temps comme esclave de Narvaëz, fit éclater aussi sa joie, et tous les habitans du pays célébrèrent la victoire de leurs anciens alliés. Au milieu de ces soins, Cortez n’oublia point combien il était important pour lui de s’assurer de la flotte. Il dépêcha ses plus fidèles officiers pour faire transporter à Vera-Cruz les voiles, les mâts et les gouvernails des vaisseaux, et pour mettre ses pilotes et ses matelots à la place de ceux de Narvaëz, avec un commandant que Diaz nomme Pierre Cavallero, et qu’il honore du titre d’amiral de la mer.

Le souvenir d’Alvarado et de ses compagnons, qui se trouvaient comme abandonnés à la bonne foi de Montézuma, était l’unique sujet de chagrin qui troublât Cortez ; il était résolu de ne pas perdre un moment pour se délivrer de cette inquiétude, en retournant à Mexico ; mais plus de mille Espagnols qu’ilcvoyait réunis tranquillement sous ses ordres lui parurent une armée trop nombreuse et capable d’alarmer les Mexicains. Il n’aurait pas fait difficulté d’en laisser une partie à Vera-Cruz, s’il n’eût craint les mouvemens qui pouvaient naître de l’oisiveté, surtout parmi les nouvelles troupes, qu’il n’avait point encore eu le temps de former à sa discipline. Dans cet embarras, il résolut de les employer à d’autres conquêtes ; il nomma Jean Vélasquez de Léon pour aller soumettre avec deux cents hommes la province de Panuco ; et Ordaz avec le même nombre pour peupler celle de Cuazacoalco. Environ six cents soldats espagnols qui composaient le reste de l’armée lui parurent suffisans pour faire son entrée dans Mexico, avec l’éclat d’un vainqueur qui voulait conserver quelque apparence de modération.

Mais lorsqu’il se préparait au départ, il reçut une lettre par un courrier d’Alvarado qui l’obligea de changer toutes ses résolutions. On l’informait que les Mexicains avaient pris les armes, et que, malgré Montézuma, qui n’avait pas quitté le quartier des Espagnols, ils y avaient déjà donné plusieurs assauts. Le soldat qui apportait cette nouvelle était accompagné d’un messager impérial chargé de représenter qu’il n’avait pas été au pouvoir de l’empereur d’arrêter l’emportement des rebelles, et non-seulement d’assurer Cortez qu’il n’abandonnerait point Alvarado et les Espagnols, mais de presser son retour à Mexico, comme le seul remède qu’on pût apporter au désordre. Soit que ce prince fût alarmé pour lui-même, ou que son inquiétude ne regardât que ses hôtes, cette démarche ne laissa aucun doute de sa bonne foi.

On n’avait pas besoin de délibération pour se déterminer dans une conjonction su pressante ; les anciens et les nouveaux soldats de Cortez firent éclater la même ardeur pour se rendre à Mexico, et incident, qui servait de prétexte pour éviter le partage de l’armée, fur regardé comme un présage de la conquête de l’empire, dont la réduction devait commencer par la capitale. Rangel fut laissé à Vera-Cruz en qualité de lieutenant de Sandoval, avec une assez forte garnison, ce qui n’empêcha point que dans la revue des troupe il ne se trouvât encore mille hommes d’infanterie et cent cavaliers bien armés. Cortez leur fit prendre différentes routes pour ne pas incommoder les peuples. On arriva le 17 juin à Tlascala, où le sénat, toujours animé contre les Mexicains, offrit toutes ses forces pour la délivrance d’Alvarado ; mais Cortez, qui crut remarquer dans le zèle des sénateurs plus de haine contre leurs anciens ennemis que d’affection pour les Espagnols, se contenta de prendre deux mille hommes, dans la crainte d’effrayer Montézuma et de pousser les rebelles au dernier désespoir. Son dessein était de faire une entrée pacifique dans la capitale, et de ramener les esprits par la douceur avant de penser au châtiment des coupables.

Il se présenta devant Mexico, sans avoir trouvé d’autres embarras dans sa route que la diversité et la contradiction des avis qu’il recevait. L’armée passa la grande chaussée du lac avec la même tranquillité, quoiqu’à la vue de plusieurs indices qui devaient réveiller ses défiances. Les deux brigantins construits par les Espagnols étaient en pièces ; quelques ponts qui servaient à la communication du quartier avaient été rompus ; les remparts et les donjons paraissaient déserts ; un morne silence régnait de toutes parts. Des apparences si suspectes obligèrent le général de régler sa marche, et de n’avancer qu’après avoir fait reconnaître successivement tous les postes. Ces précautions durèrent jusqu’au quartier des Espagnols, où les gardes avancées, découvrant le secours qui leur arrivait, poussèrent des cris de joie qui rendirent la confiance à Cortez.

Alvarado vint le recevoir à la porte du quartier, accompagné de tous ses soldats, dont les transports ne peuvent être représentés. La présence de Montézuma, qui parut oublier la fierté de son rang pour accourir avec la même ardeur, retarda de quelques momens les explications ; mais cet empressement fit connaître qu’il souhaitait l’arrivée de Cortez autant que les Espagnols mêmes ; et si l’on croyait pouvoir douter de ses dispositions, il serait difficile d’expliquer pourquoi, n’étant plus retenu par la force, il n’avait pas fait usage de cette liberté pour retourner dans son palais pendant l’absence du général. Tous les historiens reconnaissent que, moitié politique, pour soutenir l’opinion qu’il se flattait d’avoir fait prendre à son peuple, et aux Espagnols mêmes, des motifs qui l’arrêtaient dans leur quartier ; moitié crainte, depuis la révolte du prince de Tezcuco et peut-être aussi par attachement pour ses hôtes, qui étaient parvenus à lui inspirer de la confiance, et qu’il regardait comme un appui contre ses propres sujets, il ne varia plus dans les témoignages de son affection ni dans l’exécution de ses promesses.

Cortez se fit raconter ce qui s’était passé pendant son absence. Un corps nombreux de Mexicains, animés et conduits par quantité de seigneurs, avait attaqué plusieurs fois les Espagnols dans leurs quartiers, sans respect pour la personne et les ordres de leur souverain, qui n’avait rien épargné pour apaiser la sédition ; ils avaient tenu long-temps Alvarado comme assiégé, et quatre des plus braves soldats avaient été tués dans le dernier assaut. Les rebelles s’étaient retirés depuis deux jours ; mais, loin d’avoir quitté les armes, leur grand nombre et la mort des quatre Espagnols leur inspiraient tant d’audace, qu’ayant appris le retour de Cortez, ils n’avaient pris la résolution de s’éloigner du quartier que pour lui laisser le temps et la liberté d’y revenir, dans la confiance qu’y étant une fois renfermé avec tous ses gens, ils réussiraient plus heureusement que le prince de Tezcuco à détruire les ennemis de leur religion et de leur empire.

Solis, qui fait profession d’avoir pesé tous les témoignages, assure, comme une vérité constante, qu’après le départ de Cortex, les Espagnols observèrent beaucoup de relâchement dans l’attention et la complaisance que les nobles avaient témoignées pour eux, et qu’Alvarado, en ayant pris occasion de veiller sur leurs démarches, apprit de ses émissaires qu’on faisait des assemblées dans quelques maisons de la ville. On approchait d’un jour solennel où l’usage était d’honorer les idoles par des danses publiques. Alvarado, suivant le même récit, fut informé que les conjurés avaient choisi ce temps pour soulever le peuple en l’exhortant à prendre les armes pour la liberté de leur empereur et la défense de leurs dieux. Le même jour, au matin, quelques-uns affectèrent de se montrer dans le quartier des Espagnols, et demandèrent même au commandant la liberté de célébrer leur fête, dans l’espoir de lui fermer les yeux par cette apparence de soumission. Elle le fit douter en effet de la vérité de ses informations ; et, dans cette incertitude, il leur accorda ce qu’ils demandaient, à condition qu’ils ne portassent point d’armes, et qu’ils ne répandissent point de sang humain dans leurs sacrifices ; mais apprit bientôt qu’ils avaient employé la nuit précédente à transporter secrètement leurs armes dans les lieux voisins du grand temple. Sur cet avis, il prit des mesures pour attaquer les principaux conjurés pendant leur danse, c’est-à-dire avant qu’ils fussent armés et qu’ils eussent commencé à soulever le peuple. Il sortit avec cinquante Espagnols, sous prétexte de satisfaire sa curiosité en assistant à la fête ; il s’approcha du temple, où les conjurés, qui s’y étaient déjà rendus, la plupart ivres et sans défiance, se disposaient à danser pour attirer le peuple au spectacle ; mais, sans leur laisser le temps de se reconnaître, il les fit charger par ses gens, qui en tuèrent une partie, et qui forcèrent les autres à se jeter par les fenêtres du temple.

Quelque jugement qu’on doive porter de cette entreprise, l’historien confesse qu’elle fut exécutée avec plus d’ardeur que de prudence, et que les Espagnols déshonorèrent leur cause en se jetant sur les morts et sur les blessés pour arracher les joyaux dont ils les voyaient couverts. D’ailleurs Alvarado se retira sans prendre soin d’informer le peuple des raisons de sa conduite, et SoliS lui en fait un reproche. « Il devait, dit-il, publier la conspiration et montrer les armes que les nobles avaient cachées. Le peuple, qui ne fut informé que du carnage de ses chefs et du pillage de leurs joyaux, attribuant cette exécution à l’avance effrénée des Espagnols, en conçut tant de fureur, qu’il prit aussitôt les armes sans que les conjurés y eussent contribué par leurs exhortations ou par leurs soins. »

La nuit qui suivit l’arrivée de Cortez ne fut pas moins tranquille que le jour précédent. Ce silence, qui régnait encore le lendemain, paraissant couvrir quelque mystère, Ordaz fut commandé pour aller reconnaître la ville à la tête de quatre cents hommes, Espagnols et Tlascalans. Il s’engagea dans la plus grande rue, où il découvrit bientôt une troupe d’Américains armés, que les séditieux n’y avaient postés que pour l’attirer dans leurs pièges. En effet, lorsqu’il se fut avancé dans le dessein de faire quelques prisonniers, dont il voulait tirer des informations, il se vit couper le passage par des armées entières, qui vinrent le charger de toutes les rues voisines ; tandis qu’une populace innombrable, qui se montra tout d’un coup aux fenêtres et aux terrasses, fit pleuvoir une grêle de pierres et de traits.

Ordaz eut besoin de toute sa valeur et de toute son expérience pour repousser une si vive attaque. Il forma son bataillon suivant l’étendue et la disposition du lieu, avec la précaution de le border de piquiers, tandis que les arquebusiers, qui composaient le centre, eurent ordre de tirer aux fenêtres et aux terrasses. Il lui était impossible de faire avertir Cortez de sa situation ; et dans l’opinion où l’on était au quartier qu’il avait assez de forces pour exécuter sa commission, on ne se défia point qu’il eût besoin de secours. Cependant la chaleur des Mexicains ne fut pas long-temps à se ralentir. Leur nombre même leur ôtant l’usage de leurs armes, ils s’étaient avancés avec une confusion qui les livrait sans défense aux coups des piquiers. Ils perdirent tant de monde à la première charge, que, leur retraite devenant aussi tumultueuse que leur approche, ils se précipitaient en arrière les uns sur les autres pour se dérober à la pointe des piques. Les arquebusiers n’eurent pas plus de peine à nettoyer les terrasses. Ordaz, qui n’était venu que pour reconnaître, ne jugea point à propos de pousser plus loin sa victoire ; et, sans faire changer de forme à sa troupe, il chargea si vigoureusement ceux qui l’avaient coupé par-derrière, qu’il s’ouvrit le chemin jusqu’au quartier. Cette action lui coûta néanmoins du sang. La plupart de ses gens furent blessés. Il le fut lui-même, et huit de ses plus braves Tlascalans furent tués sous ses yeux ; mais il perdit qu’un Espagnol.