Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XIII/Troisième partie/Livre II/Chapitre II

CHAPITRE II.

Départ de Cortez pour la capitale du Mexique.
Son séjour à la cour de Montézuma.

La marche fut paisible pendant quatre lieues jusqu’à la vue de Cholula. Cortez fit faire halte à son armée sur les bords d’une agréable rivière, pour ne pas entrer la nuit dans une ville si peuplée. À peine eut-il donné cet ordre, qu’on vit arriver des ambassadeurs cholulans qui lui apportaient diverses sortes de provisions : leur compliment se réduisit à excuser leurs caciques de ne lui avoir pas rendu plus tôt ce devoir, parce qu’ils ne pouvaient entrer dans Tlascala, dont les habitans étaient leurs anciens ennemis. Ils lui offrirent un logement qu’on lui avait préparé dans leur ville, avec des témoignages exagérés de la joie que leurs citoyens allaient ressentir en recevant des hôtes si célèbres. Cortez les reçut sans affectation : le jour suivant, il continua sa marche. On ne vit sortir personne de la ville pour le recevoir ; et cette marque commençant à réveiller ses soupçons, il donna ordre à ses gens de se tenir prêts à combattre ; mais, à peu de distance des murs, on vit paraître enfin les caciques et les sacrificateurs, accompagnés d’un grand nombre d’habitans désarmés. Cortez s’arrêta pour les laisser venir jusqu’à lui. Ils donnèrent d’abord des marques assez naturelles de joie ; cependant, comme on observait leurs moindres actions, on fut surpris de voir tout d’un coup un grand changement sur leurs visages, et d’entendre un bruit désagréable qui semblait marquer entre eux quelque altercation. Les Espagnols redoublèrent leurs précautions, et Marina eut ordre de leur demander la cause de ce mouvement. Ils répondirent qu’ayant aperçu des troupes tlascalanes, ils étaient obligés de déclarer au général étranger qu’ils ne pouvaient recevoir leurs ennemis dans leurs murs, et qu’ils le priaient ou de les renvoyer dans leur ville, ou de les faire demeurer à quelque distance, comme un obstacle à la paix qu’ils désiraient. Cette demande causa quelque embarras à Cortez ; il y trouvait une apparence de justice, mais peu de sûreté pour lui-même ; cependant il fit espérer aux caciques qu’on trouverait le moyen de les satisfaire. Ses capitaines, qu’il assembla aussitôt, furent d’avis de faire camper les Tlascalans hors de la ville pour se donner le temps de pénétrer les desseins des caciques. On leur fit cette proposition, à laquelle ils consentirent plus facilement qu’on ne l’avait espéré. Les chefs firent assurer Cortez qu’ils n’étaient venus que pour recevoir ses ordres, et qu’ils allaient sur-le-champ établir leur quartier hors de Cholula ; mais qu’ils voulaient demeurer à la vue des murs, pour voler au secours de leurs amis, puisque les Espagnols voulaient risquer leur vie en la commettant à des traîtres : ce parti fut approuvé des caciques.

L’entrée des Espagnols à Cholula fut accompagnée de mille circonstances qui lui donnèrent l’apparence d’un triomphe. La ville parut si belle aux Espagnols, qu’ils la comparèrent à Valladolid : elle était située dans une plaine ouverte ; on y comptait environ vingt mille habitans, sans y comprendre ceux des faubourgs, qui étaient en plus grand nombre. Elle était fréquentée sans cesse par quantité d’étrangers, qui s’y rendaient de toutes parts comme au sanctuaire de leur religion. Les rues étaient bien percées, les maisons plus grandes, et d’une architecture plus régulière que celles de Tlascala. On distinguait les temples par la multitude de leurs tours. Le logement qu’on avait préparé pour les Espagnols était composé de plusieurs grandes maisons qui se touchaient, et où leur premier soin fut de se fortifier avec les Zampoalans : d’un autre côté, les troupes tlascalanes avaient pris, à cinq cents pas de la ville, un fort bon poste qu’elles fermèrent de quelques fossés, avec des corps-de-garde et des sentinelles, suivant la méthode dont elles étaient redevables à l’exemple de leurs nouveaux alliés. Les premiers jours se passèrent avec beaucoup de tranquillité : on ne vit dans les caciques que de l’empressement à faire leur cour au général. Les vivres venaient en abondance, et tout semblait démentir l’idée qu’on s’était formée des Cholulans : cependant ils n’eurent pas l’adresse de cacher long-temps leurs desseins : l’abondance des provisions diminua par degrés ; ensuite les visites et les caresses des caciques cessèrent tout d’un coup. Dans l’intervalle, on remarqua que les ambassadeurs mexicains avaient des conférences secrètes avec les chefs de la nation ; il fut même aisé d’observer, sur leur visage un air de mépris, qui venait apparemment de la confiance qu’ils avaient au succès de leurs complots ; mais tandis que Cortez apportait tous ses soins à pénétrer la vérité, elle se découvrit d’elle-même, par un de ces coups du hasard dont les Espagnols furent souvent favorisés dans cette expédition. Une vieille Américaine d’un rang distingué, qui avait lié une amitié fort étroite avec Marina, la prit un jour à l’écart : elle plaignit le misérable esclavage où elle était réduite, et, la pressant de quitter d’odieux étrangers, elle lui offrit un asile secret dans sa maison. Marina, toujours dévouée à Cortez, feignit d’être retenue par la violence parmi des gens qu’elle haïssait. Elle accepta l’offre de l’asile : elle prit des mesures pour sa fuite ; enfin l’Américaine la crut engagée si loin, qu’achevant de s’ouvrir sans ménagement, et lui conseillant de hâter sa résolution, elle lui apprit que le jour marqué pour la ruine des Espagnols n’était pas éloigné ; que l’empereur avait envoyé vingt mille hommes, qui s’étaient approchés de la ville ; qu’on avait distribué des armes aux habitans, amassé des pierres sur les terrasses des maisons, et tiré dans les rues plusieurs tranchées, au fond desquelles on avait planté des pieux fort aigus qu’on avait couverts de terre sur des appuis légers et fragiles, pour y faire tomber les chevaux ; que Montézuma voulait exterminer tous les Espagnols ; mais qu’il avait ordonné qu’on en réservât quelques-uns, pour satisfaire la curiosité qu’il avait de les voir, et pour en faire un sacrifice à ses dieux ; enfin que, pour animer les habitans de Cholula, par une faveur extraordinaire, il avait fait présent d’un tambour d’or à la ville. Marina parut se réjouir de ce qu’elle avait entendu, et loua la prudence avec laquelle on avait conduit une si grande entreprise : elle ne demanda qu’un moment pour emporter ce qu’elle avait de plus précieux ; mais elle en profita pour avertir Cortez, qui fit arrêter aussitôt l’Américaine, et cette malheureuse effrayée ou convaincue, acheva sa confession dans les tourmens.

Deux soldats tlascalans, qui s’étaient déguisés pour entrer dans la ville, arrivèrent presqu’en même temps au quartier des Espagnols, et, se présentant à Cortez de la part de leurs chefs, ils rassurèrent que, de leur camp, on avait vu passer quantité de femmes et de meubles que les Cholulans envoyaient dans les villes voisines, ce qui semblait marquer quelque dessein extraordinaire. On apprit d’ailleurs que, dans un temple de la ville, on avait sacrifié dix enfans de l’un et de l’autre sexe, cérémonie commune à tous ces peuples lorsqu’ils se préparaient à la guerre. Quelques Zampoalans, qui s’étaient promenés dans la ville, avaient découvert plusieurs tranchées, quoiqu’on eût pris le temps de la nuit pour ce travail. Tant de preuves paraissaient suffire ; cependant, comme il était important de porter la conviction au dernier degré, Cortez se fit amener, sous divers prétextes, trois des principaux sacrificateurs. Il les interrogea séparément, sans avoir fait éclater le moindre soupçon. Dans l’étonnement qu’ils eurent de s’entendre reprocher leur perfidie avec un détail du complot qui leur fit juger que le général espagnol était un dieu qui pénétrait jusqu’au fond de leurs pensées, ils n’osèrent désavouer la moindre circonstance, et, se reconnaissant coupables, ils rejetèrent leur crime sur Montézuma, qui avait dressé le plan de la conspiration, et qui les y avait engagés par ses ordres. Cortez les mit sous une garde sûre : enfin, ayant assemblé ses capitaines, il prit avec eux la résolution de signaler sa vengeance par un exemple éclatant.

Il fit déclarer sur-le-champ aux caciques de la ville que son dessein était de partir le jour suivant : non-seulement il leur ôtait par cet avis le temps de faire de plus grands apprêts, mais, les mettant dans la nécessité de changer toutes leurs mesures, il leur causait un trouble dont il espérait tirer quelque avantage : en même temps il leur fit demander des vivres pour la subsistance de ses troupes pendant la marche, des Tamènes pour le transport des bagages, et deux mille hommes de guerre pour l’accompagner, à l’exemple des Tlascalans et des Zampoalans. Les caciques firent quelques difficultés, sur les vivres et les Tamènes : ils accordèrent volontiers l’escorte militaire, mais par des raisons fort opposées à celles qui la faisaient demander. Cortez avait en vue de diviser leurs forces, et d’avoir sous ses yeux une partie des traîtres qu’il voulait punir ; au lieu que le dessein des caciques était d’introduire des ennemis couverts parmi les Espagnols, pour les armer contre eux dans l’occasion.

Avant la fin du jour, les Tlascalans reçurent ordre de passer la nuit sous les armes, et de s’approcher des murs le lendemain au matin, comme s’ils ne pensaient qu’à suivre la marche de l’armée, mais prêts, lorsqu’ils entendraient la première décharge, à pénétrer dans la ville pour se joindre aux Espagnols. Les Zampoalans eurent aussi leurs instructions : ensuite le général fit appeler les ambassadeurs mexicains, et, feignant de leur apprendre un secret dont il ne doutait pas qu’ils ne fussent bien instruits, il leur dit qu’il avait découvert une horrible conjuration qui violait également les lois de l’hospitalité, le nœud sacré de la paix, et le respect que les Cholulans devaient aux intentions de l’empereur ; qu’il devait cette connaissance non-seulement à sa pénétration, mais à l’aveu même des principaux conjurés ; que, pour se justifier, ils s’étaient rendus coupables d’une lâcheté encore plus énorme, puisqu’ils avaient osé dire qu’ils agissaient par l’ordre de l’empereur ; mais qu’un si grand prince ne pouvant être soupçonné d’un projet si noir, c’était cette raison même qui le portait à les châtier rigoureusement de l’outrage qu’ils faisaient à leur maître. Il ajouta que, comme ambassadeurs représentant celui qui les avait envoyés, il avait voulu leur communiquer son dessein pour leur en faire connaître la justice, et pour les mettre en état de rendre témoignage à l’empereur que les Espagnols étaient moins offensés de l’injure qui regardait leur nation que de voir d’indignes sujets autoriser une trahison au nom de leur souverain.

Les Mexicains, saisissant l’ouverture qui leur était présentée, feignirent assez adroitement d’ignorer la conjuration, tandis que Cortez, ravi de les voir donner dans le piège, s’applaudissait de pouvoir éviter une guerre ouverte avec Montézuma, et de faire tourner contre lui ses propres ruses. Il se persuada plus que jamais qu’un ennemi qui n’osait l’attaquer ouvertement ne prendrait pas le parti le plus vigoureux ; et, se fiant à ses mesures, il fit garder étroitement les ambassadeurs. Cependant on vit arriver les Tamènes à la pointe du jour, mais en petit nombre, avec fort peu de vivres. Ils furent suivis des gens de guerre, qui ne vinrent qu’à la file, pour mieux cacher qu’ils étaient en plus grand nombre qu’on ne l’avait demandé. On apprit dans la suite qu’ils avaient ordre de charger les Espagnols au signal dont ils étaient convenus. Cortez les fit poster séparément en divers endroits de son quartier, où ils étaient gardés à vue, sous prétexte que c’était sa méthode lorsqu’il avait un ordre de marche à former. Pour lui, montant à cheval avec quelques-uns de ses plus braves gens, il fit appeler les caciques pour les informer enfin de sa résolution : quelques-uns se présentèrent, et d’autres cherchèrent des excuses. Marina fut chargée de déclarer à ceux qui avaient eu la hardiesse de paraître que leur trahison était découverte, et qu’ils allaient apprendre qu’il leur aurait été plus avantageux de conserver la paix. À peine eut-elle parlé de châtiment, qu’ils se retirèrent, en donnant à grands cris le signal du combat ; mais Cortez fit tomber aussitôt son infanterie sur les Cholulans qui étaient divisés dans son quartier. Quoiqu’ils fussent sous les armes, et qu’ils fissent des efforts extraordinaires pour se réunir, la plupart furent taillés en pièces ; et ceux qui se dérobèrent à la fureur des Espagnols ne durent leur salut qu’à leurs lances, dont ils se servaient avec une adresse extraordinaire pour sauter par-dessus les murs.

Aussitôt qu’on se fut défait de ces ennemis domestiques, on donna le signal aux Tlascalans, et l’infanterie espagnole s’avança par la principale rue, après avoir laissé une garde au logement. Quelques Zampoalans eurent ordre de marcher à la tête pour découvrir les tranchées. Le cri des caciques avait déjà produit son effet ; et pendant l’action du quartier, les habitans avaient introduit dans la ville le reste des troupes mexicaines. Elles s’étaient rassemblées dans une grande place bordée de plusieurs temples. Une partie avait occupé les portiques et les forts, tandis que le reste, divisé en plusieurs bataillons, se disposait à faire face aux Espagnols. Le combat allait commencer avec les premiers rangs de Cortez, lorsque les Tlascalans vinrent tomber sur l’arrière-garde ennemie. Cette attaque imprévue les jeta dans une consternation dont ils ne purent se relever. Les Espagnols trouvèrent si peu de résistance, qu’après avoir tué un grand nombre de ces misérables, dont la plupart semblaient avoir perdu l’usage de leurs mains et se présentaient aux coups, ils forcèrent les autres à se réfugier dans les temples. Cortez, s’approchant en bon ordre du plus grand de ces édifices, fit crier à haute voix qu’il accordait la vie à tous ceux qui descendraient pour se rendre ; mais cet avis ayant été répété inutilement, il fit mettre le feu au temple, et quantité d’habitans furent consumés par les flammes. Une si rigoureuse exécution ne put vaincre l’obstination des autres, et les historiens admirent qu’il n’y en eut qu’un seul qui vint se rendre volontairement entre les mains des Espagnols ; cependant il paraît que tous les autres temples, et les maisons même où le reste de ces malheureux se tenait renfermé furent attaqués aussi par le feu. La guerre, dit Solis, cessa faute d’ennemis, et les Tlascalans profitèrent des circonstances pour se répandre dans la ville, où le pillage fut le moindre de leurs excès. Il ajoute que cette horrible journée ne coûta pas un seul homme aux Espagnols.

Cortez retourna dans son quartier avec les Espagnols et les Zampoalans. Il en marqua un dans la ville aux Tlascalans, après quoi il fit rendre la liberté à tous les prisonniers ; mais il les fit amener sous ses yeux, avec les sacrificateurs qu’il avait fait arrêter, l’Américaine qui avait découvert la conspiration, et les ambassadeurs mexicains. Il témoigna un extrême regret de la nécessité où les habitans l’avaient mis de les châtier avec tant de rigueur. Il exagéra leur crime, et rassura les esprits par de meilleures espérances ; enfin, protestant que sa justice était satisfaite et sa colère apaisée, il accorda un pardon général, qui fut publié avec beaucoup d’appareil. Il faut convenir qu’après cet horrible carnage, le mot de pardon était une cruelle ironie.

Le jour suivant, on vit arriver Xicotencatl à la tête de vingt mille hommes, que la république de Tlascala envoyait au secours des Espagnols sur le premier avis qu’elle avait reçu de la conspiration. Cortez les remercia beaucoup : mais, après leur avoir appris que leur secours ne lui était plus nécessaire pour la réduction de Cholula, il leur fit comprendre que, son dessein étant de prendre bientôt le chemin du Mexique, il ne voulait pas réveiller la jalousie de Montézuma, ni l’obliger de prendre les armes en introduisant dans ses provinces une si grande armée. Les Tlascalans ne firent pas difficulté de se retirer, et lui promirent seulement de se tenir prêts à marcher au premier ordre. Avant leur départ, il entreprit d’établir une amitié sincère entre eux et les Cholulans. Cette proposition trouva d’abord beaucoup de difficultés ; mais elles furent levées en peu de jours, et l’alliance fut jurée entre les deux peuples avec toutes les cérémonies qui pouvaient la rendre constante. La politique de Cortez ouvrait par ce traité un chemin libre aux Tlascalans pour lui conduire toutes sortes de secours, et lui assurait un passage pour sa retraite, si le succès de son voyage ne répondait pas à ses espérances.

Il avait marqué le jour de son départ, lorsqu’une partie des Zampoalans qui servaient sous ses ordres lui demandèrent la liberté de se retirer, soit qu’ils fussent effrayés du dessein de pénétrer jusqu’à la cour de Montézuma, ou qu’ils appréhendassent seulement de s’éloigner trop de leur patrie. Il consentit sans peine à leur demande ; et, témoignant même beaucoup de reconnaissance pour leurs services, il saisit cette occasion pour informer Escalante et les Espagnols de Vera-Cruz du succès que le ciel avait accordé à ses armes. De nouveaux ambassadeurs de Montézuma arrivèrent dans le même temps. Ce monarque, informé de tout ce qui s’était passé à Cholula, voulait dissiper les défiances des Espagnols. Ses ministres poussèrent la dissimulation jusqu’à rendre grâce à Cortez d’avoir puni les Cholulans. Ils exagérèrent la colère et le ressentiment de leur maître, traitant de perfidie un malheureux peuple qui n’avait mérité cette qualité que pour avoir exécuté ses ordres. Cette harangue était accompagnée d’un magnifique présent, qui fut étalé avec beaucoup d’ostentation ; mais on eut bientôt occasion de reconnaître que c’était un nouvel artifice pour engager les Espagnols à s’observer moins dans leur marche, et pour les faire tomber dans une embuscade qui était déjà dressée.

On partit enfin après la réduction de Cholula. L’armée passa la première nuit dans un village de la juridiction de Guagoxinjo, petite république peu affectionnée à Montézuma. Cortez fut ravi d’y trouver les mêmes plaintes qu’il avait entendues dans les provinces plus éloignées. Le jour suivant il continua sa marche par un chemin fort rude, sur des montagnes d’une hauteur égale à celle, du volcan. Un cacique de Guagoxinjo l’avait averti qu’il était menacé de quelque danger à la descente des montagnes, et que depuis plusieurs jours on y avait vu les Mexicains boucher avec des pierres et des troncs d’arbres le chemin qui conduit à la province de Chalco, tandis que d’autres avaient aplani l’entrée d’une route voisine. On parvint avec beaucoup de fatigue au sommet de la montagne, parce qu’il tombait de la neige, avec un vent furieux. Il s’y présenta deux chemins à peu de distance l’un de l’autre, et Cortez n’eut pas de peine à les reconnaître aux marques que le cacique lui avait données. Malgré l’émotion qu’il ressentit en vérifiant cette nouvelle trahison, il demanda tranquillement aux ambassadeurs mexicains, qui marchaient près de lui, dans quelle vue on avait fait des changemens aux deux chemins. Ils répondirent que, pour la commodité de sa marche, ils avaient fait aplanir le plus aisé, et boucher l’autre, qui était le plus difficile. Cortez reprenant avec la même tranquillité : « Vous connaissez mal, leur dit-il, les guerriers qui m’accompagnent : ce chemin que vous avez embarrassé est celui qu’ils vont suivre, par la seule raison qu’il est difficile. Dans le choix de deux partis, les Espagnols se déterminent toujours pour le moins aisé. » Alors, sans s’arrêter, il ordonna aux alliés de prendre les devans et de débarrasser le chemin en écartant les obstacles qui le couvraient, et, s’y étant engagé sans crainte, il laissa les ambassadeurs dans l’admiration de son choix, qu’ils attribuèrent à une espèce de divination. Il était vrai que les Mexicains avaient dressé une embuscade au pied de la montagne ; mais, se croyant découverts lorsqu’ils virent prendre aux Espagnols un chemin différent de celui qu’ils avaient préparé, ils ne pensèrent qu’à s’éloigner, comme s’ils eussent été poursuivis par une armée victorieuse. Cortez descendit librement dans la plaine.

Cependant Montézuma, désespéré du mauvais succès de ses artifices, demeurait dans ses irrésolutions, sans oser faire usage de ses forces. Il se contentait de consulter ses dieux, en faisant ruisseler le sang sur leurs autels. Mais il ne trouvait rien qui n’augmentât son trouble. Les réponses de ses prêtres se contredisaient sans cesse. Enfin, lorsqu’il eut appris que les Espagnols étaient dans la province de Chalco, et que son dernier stratagème n’avait tourné qu’à sa confusion, il assembla tous ses magiciens et ses devins, et, dans la confiance qu’il avait dans leur art, il leur donna ordre d’aller au-devant des Espagnols pour les mettre en fuite, ou les endormir par la force de leurs charmes.

L’armée espagnole ne continua pas moins sa marche ; elle arriva le jour suivant dans un village de la province de Chalco, à deux lieues du pied des montagnes. Le cacique, en présentant des vivres à Cortez, lui fit des plaintes amères de la tyrannie de Montézuma. On fit quatre lieues le jour suivant au travers d’un pays fort agréable, pour aller passer la nuit dans le bourg d’Amaneca, situé sur le bord du grand lac de Mexico. Il se fit dans ce lieu un si grand concours de Mexicains, la plupart armés, que les Espagnols en conçurent de l’inquiétude. Cortez fit faire quelques décharges de l’artillerie et des arquebuses ; il donna ordre que les chevaux fussent présentés à cette multitude de curieux, et maniés avec assez d’action pour leur inspirer de l’effroi ; tandis que ses plus fidèles interprètes affectaient de répandre que ce bruit et ces terribles animaux annonçaient quelque chose de sinistre. Tous les Mexicains, effrayés, s’éloignèrent aussitôt du camp, sans qu’on pût juger quel dessein les avait amenés. Mais il resta quelque soupçon au général qu’ils étaient venus pour l’attaquer.

Cependant, lorsqu’il était prêt à se remettre en marche, quelques seigneurs mexicains vinrent lui donner avis que Cacumatzin, neveu de Montézuma et prince de Tezcuco, s’approchait avec une suite nombreuse pour le visiter au nom de l’empereur. En effet, ce prince arriva bientôt, porté sur les épaules de plusieurs Mexicains dans une espèce de chaise, dont le principal ornement était une multitude de plumes fort bien assorties. C’était un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, et d’une figure agréable. Aussitôt qu’il fut descendu, quelques gens de sa suite s’empressèrent de nettoyer devant lui le terrain sur lequel il devait marcher. Cortez le reçut à la porte de son logement avec toute la pompe dont il avait soin de s’environner. Après les premières civilités, le prince témoigna la satisfaction qu’il ressentait de voir un homme si célèbre ; mais, revenant aux difficultés qui ne permettaient pas de recevoir les Espagnols dans la capitale de l’empire, il feignit que la disette avait été fort grande cette année, et que les habitans ne verraient pas volontiers une armée étrangère dans le sein de leur ville lorsqu’ils manquaient eux-mêmes de ce qui était nécessaire à leur subsistance, Cortez répéta ce qu’il avait dit plusieurs fois de la grandeur de son maître, et des importantes raisons qui lui faisaient désirer de voir l’empereur du Mexique. À l’égard de la stérilité du pays, il assura que les Espagnols, accoutumés à la fatigue, et supérieurs aux infirmités communes, n’avaient pas besoin de beaucoup d’alimens pour conserver leurs forces. Le prince mexicain, n’ayant rien à répliquer, accepta quelques présens que Cortez lui fit offrir, et prit le parti d’accompagner l’armée jusqu’à Tezcuco.

Cette ville était alors une des plus grandes de l’Empire ; elle le disputait à la capitale même, sur laquelle on lui donnait d’ailleurs l’avantage de l’ancienneté. Ses maisons s’étendaient sur les bords du grand lac, dans une belle situation, à l’entrée de la chaussée principale qui conduisait à Mexico. Cortez passa sur la chaussée sans s’arrêter à Tezcuco, pour se rendre le soir à Istacpalapa, d’où il se proposait de faire le jour suivant son entrée dans Mexico. La chaussée, qui avait dans ce lieu environ vingt pieds de largeur, était composée de pierres liées avec de la chaux, et bordées par intervalles de quelques ouvrages. On avait des deux côtés la vue d’une grande partie du lac, sur lequel on découvrait plusieurs autres chaussées qui se croisaient diversement, et quantité de bourgades embellies de tours, d’arbres et de jardins qui paraissaient nager dans l’eau et comme hors de leur élément. Les Espagnols arrivèrent, entre Tezcuco et Istacpalapa, dans un bourg d’environ deux mille maisons, nommé Quittavaca, auquel ils donnèrent alors le nom de Vénézuéla, ou petite Venise, parce qu’il était réellement bâti dans l’eau. Le cacique, étant venu au-devant d’eux, les pressa si vivement de passer la nuit dans son domaine, que Cortez, augurant bien de ces témoignages d’affection, lui accorda ce qu’il désirait. Il trouva des logemens commodes pour toute son armée ; et les habitans, dont la politesse semblait annoncer le voisinage de la cour, lui fournirent des provisions en abondance. Il ne s’était pas trompé dans l’opinion qu’il avait eue des motifs du cacique : ce seigneur lui confia ses chagrins, et l’envie qu’il avait de secouer un joug insupportable. Il lui peignit l’empereur comme un tyran ; et, pour l’animer dans son entreprise, il lui donna toutes les instructions qu’il aurait pu attendre du plus fidèle ami de l’Espagne. Cortez apprit de lui que le reste de la chaussée était plus large et mieux entretenu ; qu’il n’avait rien à redouter dans tous les bourgs qui la bordaient ; que la ville même d’Istacpalapa, quoique dépendante d’un parent de l’empereur, était paisible et ne s’opposerait point à son passage ; que cette indifférence des Mexicains venait de l’extrême abattement de Montézuma, dont l’esprit paraissait troublé par les prodiges du ciel, par les réponses de ses oracles, et par les merveilles qu’on lui racontait des étrangers. Enfin le cacique l’assura qu’il trouverait la capitale prête à le recevoir, et l’empereur plus disposé à souffrir des humiliations qu’à se livrer aux emportemens de sa fierté. Ces lumières venaient d’autant plus à propos, qu’une partie de l’armée avait commencé à s’effrayer de tant de grands objets, qui devaient faire prendre une magnifique idée de la grandeur et de la force de l’empire.

Le lendemain, Cortez fit partir toutes ses troupes en ordre de bataille, suivant la largeur de la chaussée, qui ne pouvait contenir que huit cavaliers de front. L’armée était alors composée de quatre cent cinquante Espagnols, sans y comprendre les officiers, et six mille Américains zampoalans et tlascalans. Elle marcha sans obstacle jusqu’aux portes d’Istacpalapa. Cette ville se faisait distinguer entre toutes les autres par la beauté de ses tours et la hauteur de ses édifices, dont une partie était bâtie dans l’eau, et l’autre sur les bords de la chaussée. On y comptait environ six mille maisons. Le cacique, accompagné de plusieurs autres princes, vint recevoir le général étranger, et chacun se fit connaître par son nom et sa dignité. Les présens qu’il reçut à l’entrée de la ville montèrent à deux mille marcs d’or. Tous les Espagnols furent logés dans le palais même du cacique, et les Américains de l’armée dans les portiques et les cours. Cortez eut un appartement de plusieurs salles fort ornées, dont le plafond était de cèdre et les tapisseries de coton, avec des figures et des compartimens de plusieurs couleurs. Il admira dans la ville quantité de fontaines d’eau douce, qui venait des montagnes voisines par des canaux, qui servaient ensuite à la répandre dans plusieurs jardins fort bien cultivés. Celui du cacique était d’une beauté singulière : on y voyait quantité d’arbres fruitiers qui formaient de larges allées, et des parterres divisés par de fort beaux treillages en plusieurs formes, qui offraient une variété admirable d’herbes odoriférantes et de fleurs. Le centre était un étang carré d’eau douce et fort pure, qui n’avait pas moins de quatre cents pas sur chaque face, et dont les bords étaient revêtus d’un mélange de brique et de pierre, avec des degrés de chaque côté pour descendre jusqu’au fond du bassin. On y nourrissait toutes sortes de poissons et d’oiseaux de rivière. Cet ouvrage, que les Espagnols jugèrent digne de l’Europe, et qui n’était que l’entreprise d’un sujet de l’empire du Mexique, augmenta l’opinion qu’ils avaient des richesses et de la grandeur du souverain.

Il ne restait que deux lieues de chaussée jusqu’à la capitale. Cortez, résolu d’y faire son entrée le lendemain, donna ordre que l’armée fût prête à la pointe du jour. La nuit se passa tranquillement, et le lendemain on continua la marche dans l’ordre établi, en laissant à côté la ville de Magiscatzingo, fondée aussi dans l’eau ; et celle de Cuyoacan sur le bord de la chaussée, outre quantité de grosses bourgades qu’on découvrait sur le lac. Enfin l’on eut la vue de la grande ville de Mexico, qui se faisait reconnaître pour la capitale de l’empire à la hauteur et à la magnificence de ses bâtimens. Un corps de plus de quatre mille hommes, qui paraissait composé de la noblesse et des officiers de la ville, vint ici au-devant du général ; et quoique leurs complimens ne fussent qu’une simple révérence que chacun faisait en passant à la file devant la tête de l’armée, cette cérémonie l’arrêta long-temps.

Mexico était défendu de ce côté-là par un boulevart de pierre qui le couvrait dans toute la largeur de la chaussée, et dont la porte donnait sur un autre bout de chaussée, terminée par un pont-levis, après lequel on trouvait une seconde fortification, qui faisait proprement l’entrée de la ville. Aussitôt que la noblesse mexicaine eut passé le pont, elle se rangea des deux côtés pour laisser l’entrée libre, et les Espagnols découvrirent alors une fort grande rue, dont toutes les maisons étaient bâties sur le même modèle, avec des terrasses et des balcons qui parurent chargés d’une multitude infinie d’habitans. Il ne s’en présentait pas un dans la rue ; mais Cortez fut averti qu’on la tenait dégagée par l’ordre exprès de l’empereur, qui voulait venir le recevoir lui-même à la tête des seigneurs de sa cour, pour honorer son arrivée par une distinction sans exemple.

En effet, on découvrit bientôt la première partie du cortége de ce monarque, composée de deux cents officiers de la maison impériale, tous en habit uniforme, avec de grands panaches de même figure et de même couleur. Ils marchaient deux à deux les pieds nus et les yeux baissés. En arrivant à la tête de l’armée, ils se rangèrent le long des murs pour laisser voir dans l’éloignement une autre troupe plus nombreuse et plus richement vêtue, au milieu de laquelle Montézuma était élevé sur les épaules de ses favoris, dans une litière d’or bruni, dont l’éclat perçait au travers de
quantité de belles plumes. Quatre des principaux seigneurs de l’empire marchaient autour de lui, et soutenaient au-dessus de sa tête un dais de plumes vertes tissues avec tant d’art, qu’elles formaient une espèce de toile mêlée de quelques figures en argent. Trois des principaux magistrats le précédaient, armés chacun d’une verge d’or qu’ils levaient par intervalles pour avertir que l’empereur approchait. À ce signal, tout le peuple, dont les maisons étaient couvertes, se prosternait et baissait le visage ; lever les yeux dans cette occasion était un crime qu’on ne distinguait pas du sacrilége. Cortez descendit de cheval à quelque distance de Montézuma, et ce prince mit en même temps pied à terre. Quelques officiers étendirent aussitôt des tapis dans l’intervalle.

L’empereur s’avança lentement avec beaucoup de gravité, les deux mains appuyées sur les bras des princes d’Istacpalapa et de Tezcuco, ses neveux ; il fit ainsi quelques pas vers Cortez. Son âge paraissait d’environ quarante ans ; il avait la taille de hauteur moyenne, mais plus dégagée que robuste, le nez aquilin, et le teint moins basané que le commun des Américains ; ses cheveux descendaient jusqu’au-dessous des oreilles ; ses yeux étaient fort vifs, et toute sa personne avait un air de majesté dans lequel on remarquait néanmoins quelque chose de composé. Sa parure était un manteau de coton très-fin, attaché simplement sur ses épaules, assez long pour lui couvrir la plus grande partie du corps, et bordé d’une frange d’or qui traînait jusqu’à terre ; les joyaux d’or, les perles et les pierres précieuses dont il était couvert semblaient plutôt un fardeau qu’un ornement. Sa couronne était une espèce de mitre d’or qui se terminait en pointe par-devant, et dont l’autre partie, moins pointue, se recourbait vers le derrière de la tête. Il portait des souliers d’or massif ; plusieurs courroies, qui étaient serrées par des boucles de même métal, et qui remontaient en se croisant jusqu’au milieu de la jambe, représentaient assez bien l’ancienne chaussure des Romains.

Cortez s’avança de son côté d’un air noble, mais à plus grands pas, et fit une profonde révérence, que le monarque du Mexique rendit en baissant la main jusqu’à terre, suivant l’usage commun de sa nation, et la portant ensuite à ses lèvres. Cette civilité, qu’on n’avait jamais vu pratiquer aux empereurs mexicains, parut encore plus étonnante dans Montézuma, qui saluait à peine les dieux d’un signe de tête, et dont on connaissait l’orgueil. Une déférence de cette nature, jointe à la démarche qu’il faisait en sortant pour recevoir le général étranger, fit sur l’esprit des peuples une impression d’autant plus avantageuse à Cortez, que, révérant tous les décrets de leurs empereurs avec une soumission aveugle, ils se persuadèrent que Montézuma, dont ils connaissaient la fierté, n’avait pu s’abaisser à ce point sans de puissantes raisons, dont ils devaient respecter la justice et la force. Cortez portait sur ses armes une chaîne d’émail chargée de pierres fausses, mais d’un très-grand éclat, qui représentaient des diamans et des émeraudes, et son dessein avait toujours été d’en faire le présent de sa première audience ; mais, se trouvant si proche de l’empereur, il prit cette occasion pour la lui mettre au cou. Les deux princes qui soutenaient ce monarque s’efforcèrent en vain de l’arrêter, en lui faisant connaître que cette politesse était trop libre ; Montézuma blâma lui-même leur scrupule, et parut si satisfait du présent, qu’il le regarda quelque temps avec admiration. Il voulut s’acquitter, sur-le-champ par une action éclatante ; et, prenant le temps que tous les officiers employaient à lui faire la révérence pour se faire apporter un collier qui passait pour la plus riche pièce de son trésor, il le mit aussi de ses propres mains au cou de Cortez : c’étaient un grand nombre de coquilles fines et fort précieuses dans cette partie du Nouveau-Monde, à chacune desquelles pendaient de chaque côté quatre écrevisses d’or. Cette nouvelle faveur fit monter au comble l’étonnement des Mexicains. Les complimens furent courts dans cette première entrevue. Montézuma donna ordre à l’un des deux princes ses neveux d’accompagner Cortez jusqu’au logement qui lui était destiné ; et, continuant de s’appuyer sur le bras de l’autre, il remonta dans sa litière pour se retirer avec la même pompe. Tous les historiens rapportent l’entrée des Espagnols dans la capitale du Mexique au huitième jour de novembre 1519.

Ils font une brillante description du logement qu’on avait préparé pour Cortez ; c’était un des édifices qu’Axayaca, père de l’empereur, avait fait bâtir : il égalait en grandeur le premier des palais impériaux. On l’aurait pris pour une forteresse par la force et l’épaisseur de ses murs, qui étaient flanqués par intervalles de tours et de parapets. Toute l’armée trouva facilement à s’y loger, et le premier soin du général fut d’en reconnaître lui-même toutes les parties, pour y placer des corps de garde, et pour y poster son artillerie. Quelques salles destinées aux officiers étaient tendues de tapisseries de coton, principale étoffe du pays, mais d’un prix fort différent, suivant la variété des couleurs et la délicatesse du travail. Les chaises étaient de bois et d’une seule pièce, variées néanmoins par l’industrie des ouvriers. Les lits n’étaient composés que d’une natte étendue et d’une autre roulée, qui en faisait le chevet ; mais ils étaient environnés fort proprement de courtines, suspendues en forme de pavillon. Dans un pays où l’on ne connaissait point encore les recherches de la volupté, les princes mêmes n’avaient point de lits plus délicats.

Le soir du même jour, Montézuma, suivi du même cortége, se rendit au quartier des Espagnols, et fit avertir Cortez, qui alla le recevoir dans la première cour, d’où il le conduisit jusqu’à son appartement. L’empereur s’y assit d’un air familier, et fit approcher un siége pour Cortez : ses officiers se rangèrent le long des murs, et ceux de Cortez se mirent dans la même situation. Marina fut appelée pour servir d’interprète, et Cortez se disposait à s’expliquer le premier ; mais l’empereur témoigna qu’il voulait parler avant lui. Son discours, s’il fut tel que les historiens le rapportent, n’est ni sans art, ni sans noblesse ; mais de pareils monumens, toujours embellis à plaisir par ceux qui les recueillent long-temps après, doivent paraître un peu suspects. L’on n’en peut guère admettre avec quelque confiance que les idées principales. Montézuma pria Cortez de ne point s’en rapporter à la renommée qui avait à la fois exagéré les richesses de son empire et noirci son gouvernement. Il avait lui-même, disait-il, rejeté les récits fabuleux qu’on lui avait faits de la puissance et de la méchanceté des Espagnols ; et comme il ne croyait pas à leur divinité, il ne croyait pas non plus à tout le mal qu’on disait d’eux. Il ajouta, soit crédulité, soit adresse à déguiser la honte de ses soumissions, qu’il savait bien que le grand monarque qui avait envoyé Cortez descendait de Quézalcoatl, fondateur de l’empire du Mexique ; que, suivant une tradition reçue, ce Quézalcoatl était sorti de son pays pour aller conquérir de nouvelles terres vers l’orient ; mais qu’il avait promis que ses descendans reviendraient réformer les lois et les mœurs du Mexique.

La réponse de Cortez roula sur deux objets, l’alliance offerte par Charles-Quint, et l’établissement du christianisme. Sur le premier de ces articles, l’empereur parut disposé à consentir à tout ; mais lorsqu’il entendit parler mal de ses dieux, il eut peine à se contenir jusqu’à la fin. Il se leva pour déclarer d’un air ému qu’il recevrait avec beaucoup de reconnaissance les offres d’alliance et d’amitié qu’on lui faisait de la part d’un grand prince descendant de Quézalcoatl ; mais qu’il croyait que tous les dieux étaient bons, et que celui des Espagnols pouvait être tel qu’on le représentait sans faire tort aux siens. Ensuite il exhorta Cortez à se reposer dans un palais dont il pouvait se regarder comme le maître ; et, s’étant fait apporter de riches présens qu’il le pria d’accepter, et dont il distribua quelques-uns aux officiers espagnols qui assistaient à l’audience, il se retira.

Le jour suivant, Cortez lui fit demander audience dans le palais impérial, et l’obtint avec tant de facilité, que les seigneurs mexicains qui devaient l’accompagner arrivèrent avec la réponse. C’étaient les maîtres des cérémonies de l’empire. Le général se fit suivre de quatre capitaines, Alvarado, Sandoval, Vélasquez de Léon, et Ordaz, avec six de ses plus braves soldats, entre lesquels était Bernard Diaz, qui commençait à recueillir tout ce qui se passait sous ses yeux pour en composer son histoire. Les rues se trouvèrent remplies d’une multitude infinie de peuple à qui l’on entendait souvent répéter entre leurs acclamations le nom de Teules, qui signifie dans leur langue, dieux, ou gens descendus du ciel. Les Espagnols, découvrirent de fort loin le palais de Montézuma, et furent frappés de sa magnificence. On y entrait par trente portes qui répondaient au même nombre de rues ; et la principale face, qui donnait sur une place fort spacieuse, dont elle occupait tout un côté, était bâtie de jaspe noir, rouge et blanc. On remarquait sur la principale porte un grand écusson chargé des armes de Montézuma. C’était une sorte de griffon, dont la moitié du corps représentait un aigle, et l’autre un lion ; il avait les ailes étendues, comme prêt à voler, et de ses griffes il tenait un tigre qui semblait se débattre avec fureur. En approchant de la porte, les officiers mexicains qui accompagnaient le général s’avancèrent près de lui, et formèrent une double ligne de manière à ne passer que deux à deux. Après avoir traversé trois vestibules incrustés de jaspe, ils arrivèrent à l’appartement de l’empereur, dont Cortez admira la grandeur et les ornemens. Les planchers étaient couverts de nattes d’un travail fort délicat et fort varié. Les tentures de coton, dont les murs étaient revêtus, formaient une tapisserie fort brillante par l’éclat de leurs couleurs et la beauté des figures. Les lambris étaient composés d’un mélange de cyprès, de cèdre et d’autres bois odoriférans, avec des feuillages et des festons en relief. Les Mexicains, sans avoir l’usage des clous ni des chevilles, ne laissaient pas de faire de très-grands plafonds, qui devaient leur solidité à l’art avec lequel toutes les pièces se soutenaient mutuellement. Chaque salon de l’appartement impérial offrait un grand nombre d’officiers de divers rangs, qui exerçaient différentes fonctions. Les premiers ministres attendaient Cortez à la porte de l’antichambre. Ils le reçurent avec beaucoup de civilités ; après quoi ils prirent un moment pour se revêtir d’habits simples, au lieu de riches manteaux et de sandales dorées avec lesquels ils avaient paru d’abord. Mais quoique l’usage de la cour mexicaine ne permît point de se présenter devant l’empereur avec un habit brillant, on ne proposa point aux Espagnols de faire le même changement à leur parure.

Ils furent introduits avec un grand silence. Montézuma était debout, et revêtu de toutes les marques de la dignité suprême. Il fit quelques pas pour aller au-devant du général, et lui mit les mains sur les épaules lorsqu’il se fut baissé pour le saluer. Ensuite, ayant jeté un regard doux et caressant sur les Espagnols du cortége, il s’assit ; et l’on donna, par son ordre, des siéges à Cortez et à tous ses gens. L’audience fut longue, et prit la forme d’une simple conversation. Montézuma fit diverses questions sur l’histoire, les productions et les usages des pays orientaux. Les explications qu’il demanda sur plusieurs difficultés firent connaître qu’il ne se livrait pas légèrement à des témoignages étrangers. Enfin, revenant à la considération que les Mexicains devaient aux descendans de leur premier roi, il s’applaudit particulièrement de voir accomplir sous son règne une prophétie qui s’était conservée depuis tant de siècles. Cortez fit tourner adroitement le discours sur la religion ; mais se bornant à vanter la morale du christianisme, qui venait naturellement à la suite des éclaircissements qu’il avait donnés sur les lois de sa nation, il en prit occasion de se récrier avec beaucoup de force contre les sacrifices du sang humain, et contre le barbare usage de manger la chair des victimes. Ses représentations durent être fort vives, puisqu’à la fin de cette première audience Montézuma bannit de sa table les plats de chair humaine. Cependant il n’osa le défendre absolument à ses sujets ; et, loin de se rendre sur l’article des sacrifices, il soutint qu’il n’y avait pas de cruauté à tuer au pied des autels des prisonniers de guerre qui étaient déjà condamnés à la mort. Cortez ne put lui faire entendre (disent les historiens) que sous le nom de son prochain on dût compter jusqu’à ses ennemis. Il faut avouer que, s’il ne le lui fit pas comprendre par ses discours, il put y réussir encore moins par ses exemples.

Dans les conversations que l’aumônier de Cortez eut souvent avec ce prince, on observe qu’il ne put jamais lui faire abandonner le principe dans lequel il se renfermait toujours ; que ses dieux étaient bons au Mexique comme celui des chrétiens l’était dans les lieux où il était adoré. Dès les premiers jours, après avoir fait voir aux Espagnols la grandeur et la magnificence de sa cour, il voulut, par un autre sentiment de vanité, leur montrer aussi le plus grand de ses temples ; il les pria néanmoins de s’arrêter peu de temps à l’entrée, tandis qu’il alla consulter un moment avec les sacrificateurs s’il pouvait faire paraître devant leurs dieux des étrangers qui ne les adoraient pas. La réponse ayant été qu’ils pouvaient être admis, pourvu qu’ils n’y commissent rien d’offensant, deux ou trois des plus anciens sacrificateurs sortirent pour l’apporter à Cortez avec la prière qu’on lui faisait. Aussitôt toutes les portes de ce vaste et superbe édifice s’ouvrirent en même temps ; Montézuma prit soin lui-même d’expliquer aux Espagnols ce qu’il y avait de plus saint et de plus mystérieux ; il leur montra les lieux destinés au service du temple, l’usage des vases et des instrumens sacrés ; il leur apprit le nom de chaque idole, et le culte particulier qu’on lui rendait. Quelques-uns n’ayant pu s’empêcher de rire, il feignit de ne s’en être pas aperçu ; mais il se tourna vers eux d’un air imposant pour arrêter leur indiscrétion par ses regards. Cortez ne laissa point de lui dire avec la confiance d’un missionnaire que, s’il voulait permettre un moment que la croix des chrétiens fût plantée au milieu du temple, il reconnaîtrait bientôt que toutes ces fausses divinités n’en soutiendraient pas la présence. Les sacrificateurs parurent irrités d’une proposition si hardie ; et Montézuma même, embarrassé de sa réponse, lui dit, après avoir paru balancer entre son ressentiment et le désir de se contraindre, que les Espagnols pouvaient accorder au lieu où ils étaient l’attention qu’ils devaient du moins à sa personne. Il sortit aussitôt ; et, s’arrêtant sous le portique, il leur dit avec moins d’émotion qu’ils étaient libres de retourner à leur quartier, tandis qu’il allait demeurer dans le temple pour demander pardon à ses dieux de l’excès de sa patience. Après une aventure si délicate, Cortez se détermina, suivant le conseil de ses aumôniers, à demander au ciel des conjonctures plus favorables pour traiter l’affaire de la religion ; ce qui n’empêcha point qu’il n’obtînt de Montézuma la liberté de changer en église une des salles de son quartier.

Les premiers jours qui suivirent celui de son arrivée s’étaient passés en réjouissances ; et la discipline qu’il faisait garder par ses troupes répondant à l’idée qu’il avait donnée des principes de sa religion et des motifs de son ambassade, il observait avec joie, que la vénération des Mexicains croissait pour le nom espagnol, et que l’empereur même pourrait revenir de ses préventions. Ce prince lui rendait de fréquentes visites dans lesquelles il ne se lassait point d’admirer tout ce qui venait d’Espagne : il ne mettait point de bornes à ses présens. Les nobles s’efforçaient, à son exemple, de s’attirer l’estime et l’amitié de leurs hôtes par des soins et des services qui approchaient de la soumission ; et le peuple pliait les genoux devant le moindre soldat espagnol. Enfin le quartier des étrangers était respecté comme un temple ; et l’armée s’y était déjà rétablie de ses fatigues, dans l’abondance de toutes sortes de provisions, lorsque deux Zampoalans, déguisés en Mexicains, arrivèrent dans la ville par des chemins détournés, et rendirent au général une lettre du conseil de Véra-Cruz qui troubla cette agréable situation.

Escalante, commandant de la nouvelle colonie, n’avait pensé qu’à fortifier la place et à se conserver les amis que Cortez lui avait laissés. Sa tranquillité ne reçut aucune atteinte des peuples du pays ; mais il fut informé qu’un général de Montézuma était entré dans la province avec une armée considérable pour châtier quelques alliés des Espagnols, qui s’étaient dispensés de payer à l’empereur le tribut ordirnaire, dans la confiance qu’ils avaient à la protection de leurs nouveaux amis. Ce capitaine mexicain, nommé Qualpopoca, qui commandait toutes les troupes répandues sur les frontières de Zampoala, les avait assemblées, dans la seule vue de soutenir les commissaires impériaux qui venaient recueillir le tribut ; mais, sous ce prétexte, elles s’étaient portées aux plus horribles violences. Les Totonaques de la montagne, dont elles détruisaient les habitations, portèrent leurs plaintes à la colonie espagnole. Escalante tenta les voies de la négociation ; il dépêcha au général mexicain deux Zampoalans qui demeuraient dans Véra-Cruz, pour le prier, en qualité d’ami, de suspendre les hostilités jusqu’à l’arrivée d’un nouvel ordre de la cour, parce qu’étant informé depuis peu que l’empereur avait permis aux ambassadeurs d’Espagne d’y passer, pour établir une alliance constante entre les deux couronnes, il ne pouvait se persuader que ce prince eût en même temps des intentions contraires à la paix. La réponse de Qualpopoca fut injurieuse, et le conseil espagnol ne put dissimuler cet outrage. Escalante forma un corps de montagnards qui fuyaient les violences des Mexicains ; il se mit à leur tête avec quarante Espagnols et deux pièces d’artillerie. Qualpopoca vint au-devant de lui en fort bon ordre ; le combat fut engagé, et les Espagnols remportèrent une victoire éclatante ; mais elle leur coûta la perte de leur commandant et de sept de leurs plus braves soldats, qui moururent, quelques jours après, de leurs blessures. Un d’entre eux, nommé d’Arguello, homme d’une taille et d’une force extraordinaires, ayant été mortellement blessé à quelque distance de ses compagnons, fut enlevé par les vaincus avec la même promptitude qu’ils mettaient à retirer leurs propres morts : circonstance particulière aux mœurs de ces peuples, et dont Cortez dans la suite sut tirer un grand avantage.

Le conseil de Véra-Cruz lui rendait compte de tous ces événemens, en reconnaissant que la victoire même laissait des suites fâcheuses à redouter, et lui demandait avec ses ordres un successeur pour Escalante. Un contre-temps si cruel et si peu attendu le jeta dans une affliction qu’il ne put déguiser à ses officiers : il les assembla tous ; et, n’osant se fier aux premières délibérations, il les pria de prendre quelque temps, comme il leur avoua qu’il en avait besoin lui-même pour réfléchir sur le fond de cet incident. Il leur recommanda le secret, dans la crainte que le soldat ne prit trop vivement l’alarme ; et ses aumôniers reçurent ordre d’implorer le secours du ciel par leurs plus ardentes prières ; ensuite, s’étant retiré dans son appartement, il y passa seul le reste de la nuit. On rapporte qu’en s’y promenant avec beaucoup d’agitation, le hasard lui fit découvrir un endroit nouvellement maçonné, où l’empereur avait fait cacher tous les trésors de son père, et qu’étant rempli de soins plus importans, il se contenta de le remarquer, sans être tenté alors de le faire ouvrir. Avant la fin de la nuit, il se fit amener secrètement les Américains les plus habiles et les plus affectionnés qu’il eût à sa suite, pour leur demander s’ils n’avaient pas remarqué quelque chose d’extraordinaire dans la conduite ou dans l’esprit des Mexicains, et s’ils jugeaient que l’estime de cette nation se soutint pour les Espagnols. Ils répondirent que le peuple ne pensait qu’à se réjouir dans les fêtes qui se faisaient en faveur des étrangers, et qu’il paraissait les révérer de bonne foi, parce qu’il les voyait honorés de l’empereur ; mais que les nobles étaient devenus rêveurs et mystérieux, et qu’ils tenaient des conférences dont il était aisé de voir que la cause était déguisée ; et qu’on avait entendu de quelques-uns des discours interrompus qui pouvaient recevoir une interprétation sinistre, particulièrement sur la facilité de rompre les ponts des chaussées. Deux ou trois des mêmes Américains avaient appris dans la ville que, peu de jours auparavant, on avait apporté à Montézuma la tête d’un Espagnol, et que ce prince, après en avoir admiré la grosseur et la fierté des traits (détails qui convenaient à celle d’Arguello), avait recommandé qu’elle fût cachée soigneusement. Cortez fut d’autant plus frappé de ce dernier récit, qu’il y crut trouver une preuve certaine que Montézuma était entré, par son approbation ou par ses ordres, dans l’entreprise de son général.

À la pointe du jour, il fit appeler tous ses capitaines avec quelques-uns des principaux soldats, auxquels leur mérite ou leur expérience avaient fait donner entrée au conseil. Il leur fit une nouvelle exposition du sujet de l’assemblée, et de tous les avis qu’il avait reçus. On proposa diverses ouvertures : les uns voulaient qu’on demandât un passe-port à Montézuma pour aller au secours de la colonie ; d’autres, à qui cette voie parut dangereuse, témoignèrent plus d’inclination à sortir secrètement de la ville avec toutes les richesses qu’on y avait amassées. Le plus grand nombre fut d’avis de demeurer sans faire connaître qu’on eut appris ce qui s’était passé à Véra-Cruz, et d’attendre l’occasion de se retirer avec honneur. Cortez recueillit toutes ces propositions ; mais ce fut pour les rejeter après en avoir fait sentir le danger. Il insista sur cette tête d’Arguello, qui ne devait laisser aucun doute que Montézuma ne fût informé de la conduite de son général ; et sur le silence de ce prince, dont on devait conclure avec la même certitude qu’il fallait redouter les intentions. Là-dessus il établit la nécessité de tenter quelque chose de grand, qui fût capable de faire une profonde impression sur l’esprit des Mexicains, et de leur inspirer autant de respect que de crainte. Enfin il proposa, comme le seul parti dans lequel il vit de la sûreté, ou comme le seul du moins dont on pût espérer une composition qui convînt à la dignité du nom espagnol, de se saisir de la personne de l’empereur et de le retenir dans le quartier, en donnant pour prétexte la mort d’Arguello dont il avait eu connaissance, et la perfidie avec laquelle son général avait violé la paix. Il ajouta qu’après avoir considéré les difficultés d’une entreprise si hardie, il en trouvait beaucoup moins que dans toute autre résolution ; et, s’attachent à représenter les avantages qui devaient résulter du succès, il en fit une peinture si plausible, qu’elle entraîna toute l’assemblée dans son opinion.

L’histoire n’a pas d’autre exemple d’une audace de cette nature. Mais Cortez se voyait également perdu, soit par une retraite qui lui ôtait sa réputation, soit en se maintenant dans son poste sans tenter quelque action extraordinaire. Pour ne pas causer d’alarme aux Mexicains, il choisit l’heure à laquelle il rendait sa visite ordinaire à l’empereur. Il donna ordre que toute l’armée prît les armes dans le quartier, que les chevaux fussent sellés, et que tous ces mouvemens se fissent sans bruit et sans affectation. Ensuite, ayant fait occuper par quelques brigades l’entrée des principales rues qui conduisaient au palais, il s’y rendit accompagné d’Alvarado, de Sandoval, de Vélasquez de Léon, de Lugo et d’Avila, avec une escorte de trente soldats choisis. On ne fut pas surpris de les voir entrer avec leurs armes, parce qu’ils avaient pris l’habitude de les porter comme un ornement militaire. Montézuma les reçut sans défiance, et les officiers se retirèrent dans un autre appartement, suivant l’usage qu’il avait lui-même établi. Les interprètes s’étant approchés, Cortez prit un air chagrin, et commença son discours par des plaintes. Il peignit vivement l’insolence de Qualpopoca, qui avait attaqué les Espagnols de Véra-Cruz au mépris de la paix et de la protection de l’empereur, sur laquelle ils devaient se reposer. Il traita comme le plus noir et le plus infâme de tous les crimes le massacre d’un de ses soldats, qui avait été tué de sang-froid par les Mexicains, pour venger apparemment la honte de leur défaite ; et, s’échauffant par degrés, il donna des noms encore plus odieux à Qualpopoca et à ses capitaines pour avoir osé publier qu’ils avaient commis cet attentat par l’ordre de l’empereur. Mais il ajouta que, loin d’avoir prêté l’oreille à cette indigne supposition, il l’avait regardée comme un autre crime qui blessait l’honneur de sa majesté. Montézuma parut interdit, et, changeant de couleur, il se hâta de protester que ces ordres n’étaient pas venus de lui. Cortez répondit qu’il en était convaincu ; mais que les soldats espagnols ne se le persuaderaient pas si facilement, et que les sujets de l’empire ne cesseraient pas d’en croire le récit général, si cette calomnie n’était effacée par un désaveu public ; que dans cette vue il venait proposer à sa majesté de se rendre sans bruit, et comme de son propre mouvement, au quartier des Espagnols, pour y passer quelque temps avec ses amis ; qu’une si généreuse confiance n’apaiserait pas seulement le chagrin du puissant monarque qui les avait envoyés à sa cour et le soupçon des soldats, mais qu’elle tournerait à son honneur en effaçant une tache qui le ternissait ; qu’il lui donnait sa parole, au nom du plus grand prince de la terre, qu’il serait traité entre les Espagnols avec tout le respect qui lui était dû, et qu’ils n’avaient pas d’autre dessein que de s’assurer de sa volonté pour lui rendre leurs services avec plus d’obéissance et de vénération.

Cortez se tut, et Montézuma, frappé d’une si étrange proposition, demeura comme immobile de colère et de surprise. Ce silence ayant duré quelques momens, Cortez, qui ne voulait employer la force qu’après avoir perdu l’espoir de réussir par l’adresse et la douceur, continua de lui représenter que le logement qu’il avait donné aux Espagnols était un de ses palais où il leur avait fait souvent l’honneur de les visiter, et que ses sujets ne s’étonneraient pas de l’y voir passer quelques jours, surtout pour se laver d’une imputation qui faisait tort à sa gloire. Enfin le fier monarque perdit patience ; et, ne dissimulant pas même qu’il pénétrait le motif de cette demande, il répondit d’un air assez brusque qu’un empereur du Mexique n’était pas fait pour la prison, et que, quand il serait capable de s’abaisser jusqu’à ce point, ses sujets ne manqueraient pas de s’y opposer. Alors Cortez, prenant un ton plus ferme, lui déclara que, s’il cédait de bonne grâce, sans obliger les Espagnols de perdre le respect qu’ils avaient pour lui, il s’embarrassait fort peu de la résistance de ses sujets, contre lesquels il pourrait employer toute la valeur de ses soldats sans que l’amitié qu’il voulait entretenir avec lui en reçut la moindre diminution. Cette dispute dura long-temps. Cortez se flattait toujours de l’emporter par un mélange de respect et de hauteur. Montézuma, qui commençait à découvrir le péril où il était, se jeta sur diverses propositions. Il offrit de faire arrêter Qualpopoca et tous les officiers, pour les livrer entre les mains de Cortez ; il voulait donner ses deux fils en otage ; il répétait avec une vive agitation qu’on ne devait pas craindre qu’il prît la fuite et qu’il allât se cacher dans les montagnes. Cortez refusait toutes les offres ; l’empereur ne se rendait point. Cependant il s’était passé trois heures, et les officiers espagnol commençaient à s’alarmer d’un si long délai. Velasquez de Léon dit hautement dans son impatience que les discours étaient inutiles, et qu’il fallait s’en saisir ou le poignarder. Montézuma voulut savoir de Marina ce qu’on disait avec tant d’emportement. Cette habile interprète saisit l’occasion pour l’embarrasser par de nouvelles alarmes ; et, feignant de craindre que son discours ne fut entendu des Espagnols, elle lui répondit qu’il était en danger, s’il résistait à des gens dont il connaissait la résolution, et qui étaient assistés d’un secours extraordinaire du ciel ; qu’étant née dans son empire, elle n’avait en vue que ses intérêts ; que, s’il consentait sur-le-champ à suivre le général étranger, elle lui garantissait qu’il serait traité avec tous les égards dus à son rang ; mais que, s’il s’obstinait à résister, elle ne répondait pas de sa vie. Ce discours triompha de sa fierté. Il se leva brusquement pour déclarer à Cortez qu’il se fiait à lui, qu’il était prêt à passer dans son quartier, et que c’était la volonté des dieux du Mexique, puisqu’ils permettaient que les persuasions des Espagnols l’emportassent sur toutes ses difficultés. Il appela aussitôt ses officiers domestiques pour leur ordonner de préparer sa litière. Il nomma ceux qui devaient l’accompagner, après leur avoir dit que, par des raisons d’état qu’il avait concertées avec ses dieux, il avait résolu d’aller passer quelques jours dans le palais de son père. Ses ministres, qu’il fit appeler aussi, reçurent ordre de communiquer sa résolution au peuple. Il ajouta qu’il l’avait formée volontairement et pour le bien de l’empire. D’un autre côté, chargeant un capitaine de ses gardes d’aller se saisir de Qualpopoca et de tous les chefs de l’armée, il lui remit, pour la sûreté de sa commission, un sceau qu’il portait attaché au bras droit. En donnant publiquement tous ces ordres, il priait Marina de les expliquer aux Espagnols, dans la crainte de leur donner de l’ombrage et de s’exposer à quelque violence.

Il sortit de son palais avec une suite assez nombreuse : les Espagnols étaient autour de sa litière, et le gardaient sous prétexte de l’escorter. Le bruit s’étant répandu dans toute la ville que les étrangers enlevaient l’empereur, on vit aussitôt les rues pleines d’un peuple qui poussait de grands cris avec l’apparence d’un soulèvement général. Les uns se jetaient à terre, d’autres témoignaient leur affliction par leurs larmes. L’empereur prit un air gai et tranquille qui apaisa ce tumulte, surtout lorsqu’ayant fait signe de la main il eut déclaré que loin d’être prisonnier, il allait passer librement quelques jours avec les étrangers, pour se divertir avec eux. En arrivant au quartier des Espagnols, il fit écarter la foule, qui n’avait pas cessé de le suivre, avec ordre à ses ministres de défendre les assemblées tumultueuses sous peine de mort. Il fit beaucoup de caresses aux soldats espagnols, qui vinrent le recevoir avec les plus grandes marques de respect. Il choisit l’appartement qu’il voulait occuper. On mit à la vérité des corps de garde à toutes les avenues ; on doubla ceux du quartier. On plaça des sentinelles dans les rues ; aucune précaution ne fut oubliée. Mais les portes demeurèrent ouvertes pour les officiers de l’empereur, que l’on connaissait tous, et pour les seigneurs mexicains, qui venaient lui faire leur cour, avec cette réserve que, sous prétexte d’éviter la confusion, on n’en admettait qu’un certain nombre, à mesure que les autres étaient congédiés. Dès le premier jour, Cortez rendit une visite au monarque, après lui avoir fait demander audience avec les mêmes cérémonies qu’il avait toujours observées. Il le remercia d’avoir honoré cette maison de sa présence, comme si son séjour y eût été libre ; et ce prince affecta de paraître aussi content que si les Espagnols n’eussent pas été témoins de sa résistance. Il leur distribua de sa main quantité de présens qu’il se fit apporter dans cette vue ; et, loin de découvrir à ses ministres le secret de sa prison, il s’efforça de dissiper toutes leurs défiances, pour conserver du moins la dignité de son rang dans l’opinion des Mexicains. Entre ceux qui ne pouvaient se persuader qu’il fût libre, les uns, condamnant la conduite de Qualpopoca, louèrent celle de leur souverain, et donnaient le nom de grandeur d’âme à l’effort qu’il avait fait d’engager sa liberté pour faire connaître son innocence. D’autres étaient persuadés que leurs dieux, avec lesquels ils lui supposaient une communication familière, lui avaient inspiré ce qu’il y avait de plus convenable à sa gloire. Les plus sages respectaient sa résolution sans se donner la liberté de l’examiner, d’autant plus qu’il exerçait les fonctions impériales avec la même régularité. Il donnait ses audiences, et tenait son conseil aux mêmes heures. Les affaires de l’état n’étaient pas plus négligées ; et ce qui surprenait les Espagnols mêmes, chaque jour semblait augmenter pour eux sa confiance.

On apportait du palais impérial tout ce qui devait être servi sur sa table. Le nombre des plats était beaucoup plus grand qu’il ne l’avait jamais été, et ceux auxquels il n’avait pas touché étaient aussitôt distribués aux soldats espagnols ; il connaissait tous les officiers par leurs noms, et l’on remarqua qu’il avait même étudié la différence de leur génie et de leurs inclinations. La familiarité dans laquelle il vivait avec eux leur fit croire à la fin qu’il avait oublié ses ressentimens, ou que les témoignages continuels qu’il recevait de leur respect et de leur affection l’avaient persuadé qu’ils n’avaient en vue que sa gloire et la justice. Il passait les soirs à jouer avec Cortez au totoloque, espèce de jeu de quilles, avec de petites boules et de petites quilles d’or. Montézuma distribuait son gain aux soldats espagnols et Cortez donnait le sien aux petits officiers mexicains. Alvarado marquait ordinairement et favorisait son général. L’empereur, qui s’en aperçut fort bien, le raillait agréablement de compter mal, et ne laissait pas de l’engager chaque fois à prendre la même peine. Solis assure que, soit qu’il fût naturellement doux et libéral, et que la disgrâce l’eût ramené à son caractère naturel, soit qu’il se fît violence pour plaire aux Espagnols, il parvint à s’en faire aimer comme un frère.

On lui accordait quelquefois la liberté d’aller se promener sur le lac, et se réjouir même dans les maisons de plaisance ; mais il était toujours accompagné d’une garde espagnole et d’un grand nombre de Tlascalans qui le ramenaient le soir dans sa prison.

Cependant le capitaine des gardes, qui avait été dépêché dans la province des Totonaques, amena chargés de chaînes Qualpopoca et les principaux officiers. Ils s’étaient rendus sans résistance à la vue du sceau impérial. Cortez permit qu’ils fussent conduits droit à Montézuma, parce qu’il souhaitait que ce prince les obligeât de cacher qu’ils eussent agi par ses ordres. Ensuite ils lui furent amenés, et l’officier qui les conduisait lui dit de la part de l’empereur qu’il pouvait tirer d’eux la vérité, et les punir avec toute la rigueur qui convenait à leur crime. Ils confessèrent d’abord qu’ils avaient rompu la paix par une guerre injuste, et qu’ils étaient coupables du meurtre d’Arguello, sans chercher à s’excuser par l’ordre de leur maître ; mais, lorsqu’on leur eut déclaré qu’ils allaient être punis rigoureusement, ils s’accordèrent tous à rejeter leur faute sur lui, Cortez refusa d’écouter leur déposition, qu’il traita d’imposture. La cause fut jugée militairement, et les coupables reçurent leur sentence qui les condamnait à être brûlés vifs devant le palais impérial.

On délibéra aussitôt sur la forme de l’exécution. Il parut important de ne la pas différer ; et dans la crainte que Montézuma ne s’aigrît, et ne voulût soutenir des malheureux dont tout le crime était d’avoir exécuté ses ordres, Cortez forma un dessein qui surpasse tout ce qu’on a vu jusqu’à présent de plus audacieux dans ses résolutions ; mais l’empereur ayant déjà consenti à se laisser mener en prison, Cortez put en conclure que celui qui pouvait tout souffrir invitait à tout oser. Il se fit apporter des fers tels qu’on les mettait aux Espagnols qui avaient mérité cette punition ; il se rendit à l’appartement de l’empereur, suivi d’un soldat, qui les portait à découvert, de Marina pour lui servir d’interprète, et d’un petit nombre de ses capitaines ; il ne se dispensa d’aucune des révérences et des autres marques de respect qu’il rendait ordinairement à ce monarque ; ensuite, élevant la voix d’un ton fier, il lui déclara que son général et les autres coupables étaient condamnés à mourir après avoir confessé leur crime ; qu’ils l’en avaient chargé lui-même, en soutenant qu’ils ne l’avaient commis que par son ordre ; que des indices si violens l’obligeaient de se laver par quelque mortification personnelle ; qu’à la verité les souverains n’étaient pas soumis aux peines de la justice commune, mais qu’ils devaient reconnaître une justice supérieure qui avait droit sur leurs couronnes, et à laquelle ils devaient quelque satisfaction. Alors il commanda d’un air ferme et absolu qu’on lui mit les fers, et s’étant retiré sans lui laisser le temps de répondre, il donna ordre qu’on ne lui permit aucune communication avec ses ministres.

Un traitement si honteux jeta le malheureux Montézuma dans une si profonde consternation, que la force lui manqua également pour résister et pour se plaindre. Il fut long-temps dans cet état, comme un homme absolument hors de soi. Quelques-uns de ses domestiques qui étaient présens accompagnaient sa douleur de leurs larmes, sans avoir la hardiesse de parler. Ils se jetaient à ses pieds pour soutenir le poids de ses chaînes. Ils faisaient passer entre sa chair et le fer quelques morceaux d’une étoffe déliée, dans la crainte que ses bras et ses jambes ne fussent offensés. Lorsqu’il revint de cette espèce d’égarement, il donna d’abord quelques marques de chagrin et d’impatience ; mais ces mouvemens s’apaisèrent bientôt, et son malheur lui parut une disposition du ciel, dont il attendit la fin avec assez de constance. D’un autre côté, les Espagnols pressaient l’exécution des coupables. Ils avaient reçu avis quelques jours auparavant que, dans une maison impériale, nommée Tlacochalco, il y avait un amas de lances, d’épées, de boucliers, d’arcs et de flèches, qu’ils craignirent de voir quelque jour employés contre eux. Ils en avaient parlé à Montézuma, et ce prince leur avait répondu naturellement que c’était un ancien magasin d’armes tel que ses prédécesseurs l’avaient toujours eu pour la défense de l’empire. L’occasion leur parut favorable pour se délivrer d’un sujet d’alarme. Ils employèrent toutes ces armes à composer le bûcher dans lequel Qualpopoca et ses complices furent brûlés. Cette action eut pour témoins tous les habitans de la ville, sans qu’on entendît aucun bruit qui pût causer le moindre soupçon. Il semblait, dit un historien, qu’il fut tombé sur les Mexicains un étourdissement qui tenait tout à la fois de l’admiration, de la terreur et du respect. Leur surprise était extrême de voir exercer une juridiction absolue par des étrangers, et ils n’avaient pas la hardiesse de mettre en question un pouvoir qu’ils voyaient établi par la soumission de leur souverain.

Après l’exécution, Cortez se hâta de retourner à l’appartement de Montézuma, qu’il salua d’un air gai et caressant. Il lui dit qu’on venait de punir des traîtres qui avaient eu l’insolence de noircir la réputation de leur souverain ; et, l’ayant félicité du courage qu’il avait eu lui-même de satisfaire à la justice du ciel par le sacrifice de quelques heures de liberté, il lui fit ôter ses fers. Quelques relations assurent qu’il se mit à genoux pour les lui ôter de ses propres mains ; ce qui n’est guère vraisemblable : cet excès de respect dans de pareilles circonstances serait devenu un excès d’injure. Ce monarque humilié s’applaudit du retour apparent de sa grandeur avec des transports si vifs, qu’il ne cessait pas d’embrasser Cortez et de lui exprimer sa joie. Tandis qu’il s’y livrait sans mesure, le général espagnol, par un autre trait de cette politique qu’il savait transformer en générosité, donna ordre en sa présence qu’on levât toutes les gardes, et lui dit que, la cause de sa détention ayant cessé, il était libre de se retirer dans son palais. Mais il savait que cette offre ne serait point acceptée. On avait entendu dire à Montézuma, que, jusqu’au départ des Espagnols, il n’était pas de sa dignité de se séparer d’eux, parce qu’il perdrait l’estime de ses sujets, s’ils pouvaient s’imaginer qu’il tînt sa liberté d’une main étrangère. C’était Marina qui lui avait inspiré ce sentiment par l’ordre même de Cortez, qui n’avait pas cessé d’employer l’adresse pour le retenir dans sa prison. Cependant, quoique ce motif conservât sur lui toute sa force, il eut honte de l’avouer ; et, prenant un autre prétexte dont il crut se faire un mérite dans l’esprit des Espagnols, il répondit que leur propre intérêt ne lui permettait pas de les quitter, parce que sa noblesse et son peuple le presseraient de prendre les armes contre eux.

Dans cet intervalle, Cortez n’oublia aucune des précautions qui pouvaient établir sa propre sûreté. Ayant nommé Sandoval pour succéder à Escalante dans le gouvernement de Véra-Cruz, il se fit apporter les mâts, les voiles, la ferrure, et tous les agrès des navires qu’il avait fait couler à fond. Il ne pouvait oublier ce que les Tlascalans avaient entendu, sur la facilité de rompre les chaussées et les ponts, et son dessein était de faire construire deux brigantins dans Mexico, pour se rendre maître des passages du lac. Il fit agréer cette entreprise à Montézuma, sous le prétexte de lui donner quelque idée de la marine de l’Europe. Ce prince lui fournit du bois, et les charpentiers espagnols achevèrent en peu de temps un ouvrage qui devint un nouveau sujet d’admiration pour les Mexicains. On s’en servit pour faire des promenades et des chasses, qui donnèrent occasion à Cortez d’observer toutes les parties du lac. En même temps, il s’informait de la grandeur et des limites de l’empire, et les questions qu’il faisait sur une matière si délicate étaient amenées si habilement, que, loin d’en concevoir aucun soupçon, l’empereur lui fit dessiner par ses peintres une espèce de carte qui représentait l’étendue et la situation de ses états. Dans ces explications, les provinces d’où l’on tirait l’or furent nommées, et Cortez, qui tendait par mille détours à cette importante connaissance, offrit aussitôt d’y envoyer quelques Espagnols qui entendaient parfaitement le travail des mines. Sa proposition fut acceptée ; Montézuma lui apprit alors que les plus riches étaient dans la province de Zacatula, du côté du sud, à douze journées de Mexico, et dans celle de Chivantla, située au nord, qui ne dépendait pas à la vérité de son empire, mais où son nom était assez respecté pour garantir ceux qui feraient ce voyage sous sa protection. Il lui nomma le pays des Zapotecas, en lui promettant des guides qui connaissaient tous ces lieux. Cortez choisit Umbria et Pizarre pour une commission qui fut briguée de tous les Espagnols. Ils partirent avec quelques soldats de leur nation et une bonne escorte d’Américains. Umbria, qui revint le premier apporta trois cents marcs d’or, et rendit témoignage que les mines du sud étaient fort abondantes. Pizarre apporta mille marcs de celles du nord.

C’est pendant leur voyage qu’on place une entreprise beaucoup plus dangereuse, qui est rapportée avec une sorte de faste par les historiens originaux, comme le plus glorieux exploit de Cortez, et sur laquelle néanmoins Solis fait naître des doutes. Elle regarde la religion, dont on prétend que le zèle transporta Cortez jusqu’à le faire entrer à force ouverte dans le principal temple de Mexico pour y faire célébrer la messe au milieu des idoles. Ceux qui croient ce récit injurieux pour sa prudence, et qui le traitent de fiction, conviennent du moins que son emportement contre l’idolâtrie alarma les sacrificateurs. Cacumatzin, prince de Tezcuco, animé par leurs sollicitations, prit ce prétexte pour se déclarer fortement contre les Espagnols. Il y joignit celui de rendre la liberté à Montézuma, et de soutenir tout à la fois l’honneur de ses dieux et de son souverain. Quoique ces motifs ne fussent peut-être qu’un voile pour couvrir l’ambition qui le faisait aspirer au trône, il les fit valoir avec tant de force et d’adresse, qu’ayant engagé dans sa cause un grand nombre de seigneurs qui n’attendaient que l’occasion pour faire éclater leur haine contre les étrangers, il se vit bientôt à la tête d’un parti formidable. À cette nouvelle, Cortez résolut d’employer les armes pour étouffer la révolte dans sa naissance. Mais l’empereur, qui pénétra l’intention réelle de son neveu, et qui, dans l’illusion où les Espagnols l’entretenaient sur sa liberté, ne mettait plus de différence entre leurs intérêts et les siens, trouva des voies plus courtes pour arrêter les rebelles. L’ascendant qu’il conservait encore sur quelques-uns des plus puissans, et les récompenses qu’il leur fit offrir en secret les disposèrent à trahir leur chef. Cacumatzin fut arrêté par ses propres complices, et conduit au quartier des Espagnols, où Cortez demanda que sa punition fut bornée à la perte de son domaine, qui fut transporté à Cucusa, son frère.

Cependant, lorsque le calme eut succédé à cette révolution, l’empereur ouvrit les yeux sur le danger dont il était sorti. En réfléchissant sur sa situation, il lui parut que les Espagnols faisaient un long séjour dans sa capitale. Quoiqu’il ne pût lui tomber dans l’esprit qu’un si petit nombre d’étrangers en voulussent à sa couronne, il s’apercevait de la diminution de son autorité parmi ses propres sujets, et la guerre qu’il venait d’éteindre pouvait se rallumer. Il sentait la nécessité d’engager Cortez à presser son départ ; mais sa fierté lui donnait de la répugnance pour une ouverture qui renfermait l’aveu de ses craintes : d’ailleurs l’impression du premier avis de Marina durait encore, et l’alarmait pour la sûreté de sa personne. Ces incertitudes produisirent une résolution que les historiens trouvent étrange, et qui prouve seulement que pour lui le premier des intérêts était d’éloigner les Espagnols. Il prit le parti de marquer une extrême impatience de se lier avec leur prince, et non-seulement de les charger de richesses qu’il les presserait de lui porter en son nom, mais de lui rendre entre leurs mains un hommage solennel en qualité de successeur de Quézalcoatl, et de premier propriétaire de l’empire du Mexique. Cette proposition, qu’il trouva le moyen de leur faire assez adroitement, était en effet ce qu’il y avait de plus propre à flatter leur avarice et leur ambition. Aussi Cortez parut-il extrêmement satisfait de se voir offrir ce qu’il n’aurait osé demander. Il pénétra néanmoins l’artifice ; mais, quelles que pussent être ses vues, sur lesquelles il ne s’était encore ouvert à personne, il prit le parti d’accepter les avantages qu’on lui présentait, sans renoncer au fond de son entreprise, sur lequel il remettait à s’expliquer après l’arrivée des ordres qu’il attendait d’Espagne. Montézuma ne différa point à faire rassembler ses caciques : ils se rendirent dans l’appartement qu’il occupait au quartier des Espagnols. Diaz assure qu’il eut avec eux une longue conférence, à laquelle Cortez ne fut point appelé, pour les disposer apparemment à goûter ses propositions ; mais, dans une autre assemblée, où il tenait la première place après l’empereur, avec ses interprètes et quelques-uns de ses capitaines, Montézuma fit une courte exposition de l’origine des Mexicains, de l’expédition dès Navatlaques, des prodigieux exploits de Quézalcoatl, leur premier empereur, et de la prophétie qu’il leur avait laissée en partant pour la conquête des pays orientaux. Ensuite, ayant établi comme un principe incontestable que le roi d’Espagne, souverain de ces régions, était le légitime successeur de Quézalcoatl, promis tant de fois par les oracles, et désiré si ardemment de toute la nation, il conclut qu’on devait reconnaître dans ce prince un droit héréditaire, qui appartenait au sang dont il était descendu. Il ajouta que, s’il était venu en personne au lieu d’envoyer ses ambassadeurs, la justice aurait obligé les Mexicains de le mettre en possession de l’empire ; et que lui-même, qu’ils reconnaissaient pour leur souverain, il aurait remis sa couronne à ses pieds pour lui en laisser la disposition absolue, ou pour la recevoir de sa main : mais que la même raison l’obligeait de lui en faire hommage dans la personne de ceux qui le représentaient, et de joindre à cette déclaration la plus riche partie de ses trésors ; et qu’il souhaitait que tous les caciques de l’empire suivissent son exemple par une contribution volontaire de leurs biens, pour se faire un mérite de leur zèle aux yeux de leur premier maître.

La résolution de Montézuma paraîtrait incroyable après l’opinion qu’on a dû prendre de sa puissance, et plus encore après les premières idées qu’on a données de son caractère, si l’on ne pouvait pas présumer raisonnablement que, promettant tout pour se délivrer de ses tyrans, il se proposait, après leur départ, de prendre des mesures pour s’affranchir de leur joug. Quoi qu’il en soit, on peut croire qu’au milieu de tant d’humiliations, l’orgueil d’un despote souffrait une mortelle violence. En prononçant le terme d’hommage, il s’arrêta quelques momens, et ne put retenir ses larmes. Cortez, voyant que la douleur du souverain faisait impression sur les caciques, se hâta de les rassurer en leur déclarant que l’intention du roi son maître n’était pas d’introduire une nouvelle forme de gouvernement dans l’empire, et qu’il ne demandait que l’éclaircissement de ses droits en faveur de ses descendans ; mais qu’au reste il était si éloigné du Mexique, et partagé par tant d’autres soins, qu’on ne verrait peut-être de long-temps l’effet des anciennes prédictions ; mais il n’en accepta pas moins la disposition qui venait de se faire en faveur des Espagnols. Il faut convenir qu’on n’a point vu dans l’histoire un autre exemple d’un aventurier qui, sans être même avoué par son souverain, jeté pour ainsi dire au milieu d’un grand empire avec cinq cents hommes, se voit offrir par le maître de cet empire un hommage et un tribut qu’il n’avait pas même demandés.

Cette fameuse cérémonie, qui a fait le principal titre de l’Espagne pour justifier la conquête du Mexique, fut accompagnée de toutes les formalités qui pouvaient lui faire mériter le nom d’acte national. Peu de jours après, Montézuma fit remettre à Cortez les riches présens qu’il tenait prêts : c’étaient quantité d’ouvrages d’or curieusement travaillés, des figures d animaux, d’oiseaux et de poissons du même métal ; des pierres précieuses, surtout un grand nombre de celles que les Mexicains nommaient chalcuites, de la couleur des émeraudes, et qui leur tenaient lieu de diamans ; de fines étoffes de coton, des tableaux et des tapisseries tissues des plus belles plumes du monde ; enfin tout l’or qui se trouvait en masse dans la fonderie impériale. Les caciques ayant apporté leur contribution de toutes les provinces, cet amas de richesses monta bientôt en or seulement, à plus de deux mille quatre-vingts marcs, que Cortez prit le parti de faire fondre en lingots de différens poids, et dont il tira le quint pour lui, après avoir levé celui du roi d’Espagne : il se crut en droit de prendre aussi les sommes pour lesquelles il se trouvait engagé dans l’île de Cuba. Le reste fut partagé entre les officiers et les soldats, en y comprenant ceux qu’on avait laissés à Véra-Cruz. Quelque soin qu’on pût apporter à mettre une juste proportion dans les parts, il était difficile d’aller au-devant de toutes les plaintes entre des gens dont l’avarice était égale, et qui ne se rendaient point justice sur l’inégalité du mérite et des droits ; mais Cortez, avec un désintéressement digne de sa grandeur d’âme, fournit de son propre fonds ce qui manquait à la satisfaction de ceux qui se croyaient maltraités.

Montézuma n’eut pas plus tôt rempli ses engagemens, qu’il fit appeler le général espagnol. Celui qui fut chargé de cet ordre était un soldat de Cortez, que ce prince avait pris en affection, parce qu’il parlait déjà facilement la langue mexicaine, et qui avait remarqué pendant la nuit précédente que plusieurs seigneurs et quelques prêtres s’étaient introduits secrètement dans l’appartement impérial. Cortez, alarmé d’un message qui venait à la suite d’une conférence dont on lui avait fait mystère, se fit accompagner de douze de ses plus braves soldats ; il fut surpris de trouver sur le visage de l’empereur un air de sévérité qu’il n’y avait jamais vu pour lui. Ses soupçons augmentèrent lorsqu’il se vit prendre par la main et conduire dans une chambre intérieure où ce prince, l’ayant prié gravement de l’écouter, lui déclara qu’il était temps de partir, puisqu’il ne lui restait rien à demander, après avoir reçu toutes ses dépêches ; que, les motifs ou les prétextes de son séjour ayant cessé, les Mexicains ne pourraient se persuader qu’un plus long retardement ne couvrît pas des vues dangereuses. Cette courte explication, qui paraissait préméditée, et même accompagnée d’un air de menace, alarma si vivement Cortez, qu’il ordonna secrètement à un de ses capitaines de faire prendre les armes aux soldats, et de les tenir prêts à défendre leur vie. Cependant, ayant rappelé toute sa modération, il prit un visage plus tranquille pour répondre à l’empereur, qu’il pensait lui-même à retourner dans sa patrie, et qu’il avait déjà fait une partie de ses préparatifs ; mais qu’on n’ignorait pas qu’il avait perdu ses vaisseaux, et qu’il demandait du temps et de l’assistance pour construire une nouvelle flotte.

On prétend que l’empereur avait déjà cinquante mille hommes armés, et qu’il était déterminé à employer la force. Mais, comme il ne voulait rompre qu’à l’extrémité, sa joie fut si vive de voir le général disposé à le satisfaire, que, l’ayant embrassé avec transport, il lui protesta que son intention n’était point de précipiter le départ des Espagnols sans leur fournir ce qui était nécessaire à leur voyage, et qu’il allait donner des ordres pour la construction des vaisseaux. Il ajouta, dans cette effusion de cœur, avec une imprudence qui fit pénétrer ses motifs, qu’il lui suffisait, pour obéir à ses dieux et pour apaiser les plaintes de ses sujets, d’avoir déclaré qu’il faisait attention à leurs demandes. Ce langage fit juger combien la religion entrait dans sa politique. Cortez, informé en effet que les sacrificateurs avaient demandé son départ au nom des idoles avec d’horribles menaces, prit le parti d’apaiser l’orage par toutes les apparences d’une prompte soumission. Les ordres furent donnés pour rassembler les ouvriers sur la côte, et le départ des Espagnols fut publié. Montézuma nomma les bourgs qui devaient contribuer au travail, et les lieux où les bois devaient être coupés. Cortez fit partir aussi ses charpentiers avec ce qui lui restait de cordages et de fer. Il ne s’entretint en public que de l’ouvrage auquel il paraissait donner tous ses soins dans l’éloignement ; mais il avait chargé ceux qui en avaient la conduite, de faire naître des obstacles et des contre-temps ; en un mot, son but, sur lequel il se vit forcé de s’ouvrir à ses officiers, était de se maintenir à quelque prix que ce fût dans cette cour, et d’y faire un établissement qui le mît dans le cas de braver toutes les forces de l’empire. Il voulait gagner du temps jusqu’au retour de Montéjo, qu’il avait envoyé en Espagne, et qu’il espérait de voir revenir avec un puissant secours ; ou du moins avec des ordres de l’empereur pour autoriser son entreprise ; et, s’il se trouvait réduit par la violence à quitter le poste qu’il occupait dans la capitale, il se promettait du moins de s’arrêter à Véra-Cruz, où, se couvrant des fortifications de cette place, et s’appuyant du secours de ses alliés, il se croyait capable de faire tête assez long-temps aux Mexicains pour attendre des nouvelles d’Espagne.

Pendant qu’il rapportait tout à ce grand projet, Montézuma fut averti par ses courriers qu’on avait vu paraître sur la côte dix-huit navires étrangers ; et la description qu’il reçut de cette flotte par les portraits qui tenaient lieu d’écriture, aux Mexicains ne lui laissant aucun doute qu’elle ne fût espagnole, il fit appeler aussitôt le général pour lui déclarer, en lui montrant ses peintures, que les préparatifs qu’on faisait pour son départ devenaient inutiles lorsqu’il pouvait s’embarquer sur des vaisseaux de sa nation. Cortez regarda ces tableaux avec plus d’attention que d’étonnement : quoiqu’il ne comprît rien aux caractères qui leur servaient d’explication, il crut reconnaître l’habit espagnol et la fabrique des vaisseaux de l’Europe. Son premier mouvement fut un transport de joie proportionné à la faveur qu’il recevait du ciel en voyant arriver une flotte si puissante, qu’il ne pouvait prendre que pour le secours qu’il attendait sous les ordres de Montéjo ; mais, dissimulant sa satisfaction, il se contenta de répondre qu’il ne tarderait point à partir, si ces vaisseaux retournaient bientôt en Espagne ; et, sans être plus surpris que l’empereur eût reçu les premiers avis de leur arrivée, parce qu’il connaissait l’extrême diligence de ses courriers, il ajouta que, les Espagnols qu’il avait laissés à Zampoala, ne pouvant manquer de l’informer bientôt des mêmes nouvelles, on apprendrait d’eux, avec plus de certitude, la route de cette flotte, et l’on verrait s’il était nécessaire de continuer les préparatifs. Montézuma parut goûter cette réponse, et reprit toute sa confiance pour les Espagnols.

Il était vrai qu’une flotte s’était approchée des côtes du Mexique ; mais il s’en fallait de beaucoup que ce fût un bonheur ni un secours pour Cortez. La liaison des événemens oblige de reprendre ici le voyage de Montéjo et de Porto-Carréro, qu’il avait envoyés en Espagne. Ils étaient partis de Véra-Cruz le 16 de juillet de l’année précédente ; avec l’ordre précis de prendre leur route par le canal de Bahama, sans toucher à l’île de Cuba. Leur navigation fut heureuse ; mais ils s’étaient exposés au dernier danger par une imprudence dont aucun historien ne les excuse. Montéjo avait une habitation dans l’île de Cuba : il ne put se voir à la hauteur du cap Saint-Antoine sans proposer à son collègue d’y relâcher, sous prétexte d’y prendre quelques rafraîchissemens. Ce lieu étant fort éloigné de la ville de San-Iago, où Diégo de Vélasquez faisait sa résidence, il lui parut peu important de s’écarter un peu des ordres du général. Cependant c’était risquer non-seulement son vaisseau et le riche présent qu’il avait à bord, mais encore, toute la négociation qui lui avait été confiée. Vélasquez, que la jalousie tenait fort éveillé, n’avait pas manqué de répandre des espions sur toute la côte pour être averti de tous les événemens. Il craignait que Cortez n’envoyât quelque navire à Saint-Domingue pour y rendre compte de sa découverte, et demander du secours à ceux qui gouvernaient cette île. Ses espions lui ayant appris l’arrivée de Montéjo, il dépêcha deux vaisseaux bien armés, avec ordre de se saisir de celui de Cortez. Ce mouvement fut si prompt, que Montéjo eut besoin de toute l’habileté du pilote Alaminos pour échapper à un péril qui mit au hasard la conquête de la Nouvelle-Espagne.

Le reste de la navigation fut heureux jusqu’à Séville, où il arriva dans le cours du mois d’octobre de la même année ; mais il y trouva les conjonctures peu favorables à ses prétentions. Diégo de Vélasquez avait encore dans cette ville les mêmes envoyés qui avaient obtenu pour lui l’office d’adelantade, et qui attendaient un embarquement pour retourner à Cuba. Surpris de voir paraître un vaisseau de Cortez, ils employèrent tout le crédit qu’une longue négociation leur avait fait acquérir auprès des ministres pour faire valoir leurs plaintes à la Contractacion, nom qu’on avait déjà donné au tribunal des Indes. Benoît Martin, aumônier de Vélasquez, représenta vivement que le navire et sa charge appartenaient au gouverneur de Cuba, son maître, comme le premier fruit d’une conquête qui lui était attribuée par ses commissions ; que Fernand Cortez étant entré furtivement et sans autorité dans les provinces du continent avec une flotte équipée aux frais de Vélasquez, Montéjo et Porto-Carréro, qui avaient l’audace de se présenter en son nom, méritaient d’être punis sévèrement, ou du moins qu’on devait se saisir de leur vaisseau jusqu’à ce qu’ils eussent produit les titres sur lesquels ils fondaient leur commission. Vélasquez s’était fait tant d’amis par ses présens, que les représentations de ses agens furent écoutées. On saisit le navire et ses effets, en laissant néanmoins aux envoyés de Cortez la liberté d’en appeler à l’empereur.

Ce prince étant alors à Barcelone, les deux capitaines et le pilote se hâtèrent de prendre le chemin de cette ville ; mais ils arrivèrent la veille du départ de la cour, qui se rendait à la Corogne, où les états de Castille avaient été convoqués. Ils jugèrent avec prudence qu’une affaire de si grand poids ne devait pas être traitée dans l’agitation d’un voyage ; et s’étant informés de la marche de l’empereur, qui devait aller prendre congé de la reine Jeanne sa mère, après la tenue des états, et passer quelque temps avec elle pour se rendre ensuite en Allemagne, où il était appelé par les cris de l’empire, ils résolurent de l’attendre à Tordesalas, séjour ordinaire de cette princesse. Dans l’intervalle, ils employèrent le temps à visiter Martin Cortez, père de Fernand. Outre la satisfaction de le consoler par de glorieuses nouvelles, qui devaient lui causer autant de joie que d’admiration, ils avaient pensé que, s’ils pouvaient l’engager à se rendre à la cour avec eux, la présence de ce vénérable vieillard donnerait beaucoup de force aux demandes de son fils. En effet, l’ayant déterminé à les accompagner, ils ne trouvèrent que de la faveur dans leur première audience. Un heureux incident servit encore à lever les difficultés. Les officiers de la Contractacion n’ayant osé comprendre dans leur saisie le présent qui était destiné à l’empereur, il arriva précisément à Tordesillas dans le temps que les envoyés de Cortez avaient choisi pour s’y présenter. Cette conjoncture les fit écouter avec d’autant plus de plaisir, que toutes les merveilles qu’ils avaient à raconter étaient soutenues par des témoignages présens. Ces bijoux d’or, aussi précieux par l’industrie de leur travail que par leur matière, ces curieux ouvrages de plume et de coton, ces captifs américains qui applaudissaient eux-mêmes aux grandes actions de leurs conquérans, passèrent pour autant de preuves qui donnaient de l’autorité à des relations incroyables.

Aussi furent-elles écoutées avec toute l’admiration qu’on avait eue pour les premières découvertes des Colomb. L’empereur, après avoir fait rendre à Dieu des grâces solennelles pour la gloire qui était réservée à son règne, eut diverses conférences avec les deux capitaines et le pilote ; et vraisemblablement il aurait décidé en leur faveur, s’il ne lui était survenu des affaires plus pressantes qui le mirent dans la nécessité de hâter son départ. La requête de Cortez fut renvoyée au cardinal Adrien, et au conseil qui avait été nommé pour l’assister, avec ordre, à la vérité, de favoriser la conquête de la Nouvelle-Espagne ; mais de trouver aussi des expédiens pour sauver les prétentions de Vélasquez. Le président du conseil des Indes était toujours ce même Fonseca, alors évêque de Burgos, qui, après avoir été si long-temps l’ennemi des Colomb, ne s’était pas moins prévenu contre Cortez. Son penchant déclaré pour le gouverneur de Cuba lui fit diffamer ouvertement l’expédition du Mexique comme un crime dont les conséquences étaient dangereuses pour l’Espagne. Non-seulement il soutint que la conduite de l’entreprise appartenait à Vélasquez, et qu’elle ne pouvait lui être ôtée sans injustice ; mais, insistant sur le caractère de Cortez, il prétendit qu’on ne pouvait prendre de confiance aux intentions d’un aventurier qui avait commencé par une révolte scandaleuse contre son bienfaiteur et son maître ; et que, dans des contrées éloignées, on ne devait attendre que des désordres d’une si mauvaise source. Il protesta de tous les malheurs que l’avenir présentait à son imagination. Enfin ses remontrances ébranlèrent le cardinal et les ministres du conseil jusqu’à leur faire prendre le parti de remettre la décision au retour de l’empereur. L’unique grâce qu’ils accordèrent pendant ce délai à Martin Cortez et aux envoyés fut une médiocre provision sur les effets saisis, pour fournir à leur subsistance en Espagne. Ainsi il était de la destinée de tous ceux qui découvrirent le Nouveau-Monde d’être traversés par leur gouvernement et leurs concitoyens, et de voir punir leurs succès comme on aurait dû punir leurs crimes.

D’un autre côté, l’aumônier de Vélasquez ayant saisi la première occasion pour informer son maître de l’arrivée du vaisseau de Cortez et de l’accueil que ses envoyés avaient reçu à la cour, cette nouvelle, jointe au titre d’adelantade, dont le gouverneur de Cuba se voyait honoré, réveilla si vivement sa colère et ses prétentions, qu’il résolut d’équiper une puissante flotte pour ruiner Cortez et tous ses partisans. L’intérêt qu’il y fit prendre à tous les siens, en partageant d’avance avec eux les trésors qu’il devait tirer des régions conquises, le rendit capable d’assembler en peu de temps huit cents hommes d’infanterie espagnole, quatre-vingts cavaliers, et dix ou douze pièces d’artillerie, avec une abondante provision de vivres, d’armes et de munitions. Il nomma pour commander cette armée Pamphile de Narvaëz, né à Valladolid, homme de mérite et fort considéré, mais trop attaché à ses opinions, qu’il soutenait avec dureté. Il lui donna la qualité de son lieutenant, en prenant lui-même celle de gouverneur de la Nouvelle-Espagne, et l’ordre secret de s’attacher particulièrement à se saisir de Cortez.

Les Hiéronymites, qui présidaient encore à l’audience royale de Saint-Domingue, furent instruits de ces préparatifs, et, leur autorité s’étendant sur toutes les autres îles, ils se crurent obligés de faire représenter à Diégo de Velasquez les malheurs qui pouvaient résulter d’une si dangereuse concurrence, et de l’exhorter à soumettre ses querelles et ses prétentions aux tribunaux de la justice. Le licencié Luc Vélasquez d’Aillon, qui fut chargé de cet ordre, trouva la flotte de Cuba composée de onze navires de haut bord et de sept brigantins, et prête à mettre à la voile. Ses remontrances n’ayant fait aucune impression sur le gouverneur, qui se croyait trop relevé par sa nouvelle qualité d’adelantade pour reconnaître des supérieurs dans son gouvernement, il produisit ses ordres ; mais ils n’eurent pas plus de pouvoir, et cet esprit violent se précipita ainsi dans la même désobéissance dont il faisait un crime à Cortez. D’Aillon, le voyant obstiné dans son entreprise, témoigna quelque désir de voir un pays aussi renommé que le Mexique, et demanda la permission de faire ce voyage par un simple motif de curiosité. On doute si sa résolution venait de lui ou de ses instructions ; mais elle fut approuvée de toute l’armée, qui la crut capable d’arrêter les suites d’une rupture éclatante entre les deux partis ; et Vélasquez même ne s’y opposa point, quoique son seul motif fût d’empêcher qu’on n’apprît trop tôt à Saint-Domingue le refus qu’il avait fait d’obéir. André Duero, son secrétaire, le même qui avait contribué anciennement à la fortune de Cortez, s’embarqua sur la même flotte, dans le dessein apparemment de faire aussi l’office de médiateur.

La flotte mit à la voile, et eut un vent favorable. C’était elle dont les courriers mexicains avaient déjà porté la description à Montézuma, et que Cortez, dans la flatteuse opinion qu’il avait de sa fortune, prenait pour un secours que Montéjo lui amenait d’Espagne. Elle jeta l’ancre dans le port d’Ulua, et Narvaëz mit quelques soldats à terre pour prendre langue, et reconnaître le pays. Ils rencontrèrent deux Espagnols qui s’étaient écartés de Véra-Cruz, et qu’ils amenèrent à bord. Ces deux hommes n’ayant pu cacher ce qui se passait au Mexique et dans la colonie, Narvaëz, qu’ils flattèrent peut-être aux dépens de Cortez, se promit de traiter facilement avec Sandoval, gouverneur de Véra-Cruz, et d’entrer dans la ville, soit pour la garder au nom de Vélasquez, soit pour la raser, en joignant à son armée les soldats de la garnison. Il commit cette négociation à un ecclésiastique qui le suivait, nommé Jean Ruitz de Guevara, homme d’esprit, mais plus emporte qu’il ne convenait à sa profession. Un notaire eut ordre de le suivre avec trois soldats, qui devaient servir de témoins.

Sandoval, qui avait doublé les sentinelles pour être averti de tous les mouvemens de la flotte, fut informé de l’approche des envoyés, et ne fit pas difficulté de leur faire ouvrir les portes. Guevara lui remit sa lettre de créance ; et, lui ayant exposé les forces que Narvaëz conduisait, il ajouta qu’elles venaient tirer satisfaction de l’outrage que Cortez avait fait au gouverneur de Cuba, et se mettre en possession d’une conquête qui ne pouvait appartenir qu’à lui, après avoir été entreprise à ses frais et par ses ordres. Sandoval répondit avec une émotion qu’il eut peine à cacher que Cortez et ses compagnons étaient fidèles sujets du roi, et que, dans l’état où ils avaient mis la conquête du Mexique, ils devaient espérer pour l’honneur et l’intérêt de l’Espagne que Narvaëz s’unirait à eux pour terminer une si belle entreprise ; mais que, s’il tentait quelque violence contre Cortez, il pouvait compter qu’ils perdraient tous la vie pour la défense de leur chef et pour la conservation de ses droits. Guevara, ne suivant que l’impétuosité de son humeur, s’emporta jusqu’aux injures. Il donna le nom de traître à Cortez, et ceux qui le reconnaissaient pour chef ne furent pas plus ménagés. Ils s’efforcèrent en vain de l’apaiser en lui représentant ce qu’exigeait la bienséance de son caractère, et de lui faire comprendre du moins à quoi il avait obligation de leur patience. Sandoval lui pardonna ses invectives ; mais voyant que, sans changer de style, il ordonnait à son notaire de signifier les ordres dont il était chargé, pour faire connaître à tous les Espagnols qu’ils étaient obligés, sous peine de la vie, d’obéir à Narvaëz, il jura qu’il ferait pendre sur-le-champ celui qui aurait la hardiesse de lui signifier des ordres qui ne vinssent pas du roi même ; et, dans le mouvement de cette première chaleur, il fit arrêter les envoyés. Ensuite, faisant réflexion que, s’il les renvoyait à Narvaëz après cet outrage, ils pourraient lui communiquer leur ressentiment, il prit le parti de les faire transporter à Mexico. Des Indiens, qui furent appelés aussitôt, les mirent dans une espèce de litière qu’ils nomment andas, et les portèrent sur leurs épaules, escortés de quelques soldats, sous la conduite de Pierre de Solis. Sandoval informa le général, par un courrier, de l’arrivée de ses ennemis, et de la conduite qu’il avait tenue. Après, quoi, s’étant assuré de la fidélité de ses soldats, il se fortifia par le secours dés Américains alliés, et par toutes les ressources du courage et de la prudence.

Pendant que la fortune préparait ces obstacles à Cortez, divers avis, qu’il reçut par intervalles, lui donnèrent des lumières certaines sur ce qui n’avait encore excité que ses soupçons ; il apprit par le courrier de Sandoval, non-seulement que Narvaëz avait débarqué ses troupes et déclaré sa commission, mais qu’il s’avançait droit à Zampoala avec son armée.

Il ne pouvait entreprendre sans témérité d’aller combatte Narvaëz avec des forces inégales, dont il était même obligé de laisser une partie en garnison à Mexico pour garder les trésors qu’il avait acquis, et pour conserver cette espèce de garde que Montézuma souffrait encore. La prudence ne lui défendait pas moins d’attendre l’ennemi dans Mexico, au hasard de remuer l’humeur séditieuse des habitans, en leur donnant un prétexte d’armer pour leur conservation. Il ne se sentait point d’éloignement pour traiter avec Narvaëz et pour joindre leurs intérêts et leurs forces ; mais ce parti, qui lui semblait le plus raisonnable, était aussi le plus difficile : il connaissait la rudesse et la fierté de cet officier. Enfin la nécessité de s’expliquer avec Montézuma, et de donner une couleur honorable à ses démarches, quelque parti qu’il pût embrasser, était un autre sujet d’embarras, et d’autant plus pressant, que ce prince, alarmé lui-même des nouvelles qu’il recevait de jour en jour, attendait de lui des éclaircissemens, et paraissait étonné de son silence. Il commença par le délivrer de cette inquiétude en lui disant avec une feinte assurance que les Espagnols de la flotte étaient des sujets de son roi, et de nouveaux ambassadeurs qui venaient sans doute appuyer ses premières propositions ; qu’ils formaient une espèce d’armée, suivant l’usage de leur nation, mais qu’il les disposerait à retourner en Espagne, puisqu’ils n’avaient rien à désirer de sa majesté, après ce qu’ils en avaient obtenu, et qu’il était même résolu de partir avec eux. L’adresse ne lui parut pas moins nécessaire pour animer ses propres soldats ; il leur dit que Narvaëz était son ancien ami, et qu’il lui connaissait assez d’élévation d’esprit et de sagesse pour préférer l’honneur de l’Espagne et le service du roi aux intérêts d’un particulier ; qu’à la vérité Vélasquez ne pensait qu’à la vengeance ; mais que les troupes qu’il croyait envoyer contre eux étaient plutôt un secours qui les aiderait à pousser leurs conquêtes ; et qu’au lieu de les trouver des ennemis, ils pouvaient se promettre d’y voir bientôt leurs compagnons. Cependant il s’ouvrit plus librement avec ses capitaines ; et, s’étant contenté de leur faire observer que Narvaëz entendait peu la guerre, que la plupart de ses soldats n’avaient pas plus d’expérience, et que tant de faiblesse et une cause injuste devaient donner peu d’alarme à des cœurs éprouvés, il ne laissa pas de les faire entrer, par des raisons de prudence et d’honneur, dans la résolution de tenter la voie d’un accommodement, en offrant à Narvaëz des conditions si raisonnables qu’il ne pût les refuser sans se couvrir de tout le blâme d’une rupture ; ce qui ne l’empêcha point de prendre diverses précautions qui répondaient à son activité. Il avertit ses amis de Tlascala de tenir prêt un corps de six mille guerriers ; les Espagnols qu’il avait employés à la découverte des mines, dans la province de Chinantla, reçurent ordre de disposer les caciques de cette province à lui envoyer deux mille hommes. Ces peuples étaient belliqueux et fort ennemis des Mexicains ; ils avaient témoigné beaucoup d’affection pour les Espagnols. Cortez les crut propres à fortifier ses troupes ; et, se souvenant d’avoir entendu vanter le bois de leurs piques, il en fit venir trois cents qu’il fit armer d’excellent cuivre, au défaut de fer, et qui furent distribuées à ses soldats. Ce soin regardait particulièrement la cavalerie de Narvaëz qui faisait sa principale crainte.

Les prisonniers de Sandoval étant arrivés au bord du lac, et Solis l’ayant informé qu’il attendait ses ordres, il se hâta d’aller au-devant d’eux ; mais ce fut pour leur ôter leurs fers et pour les embrasser avec beaucoup de bonté en assurant Guevara qu’il punirait Sandoval d’avoir manqué de respect pour sa personne et son caractère ; il le conduisit au quartier, après avoir recommandé à ses gens de le recevoir avec beaucoup de gaîté et de confiance. Il le rendit témoin des faveurs dont Montézuma l’honorait, et de la vénération que les princes mexicains avaient pour lui. Parmi toutes ces caresses, il lui répétait sans affectation qu’il se félicitait de l’arrivée de Narvaëz, parce qu’ayant toujours été de ses amis, il s’en promettait tous les fruits d’un heureuse intelligence. Enfin, l’ayant comblé de présens, lui et ses compagnons, ils partirent quatre jours après, également touchés de ses raisons et de ses bienfaits.

Guevara trouva Narvaëz établi dans Zampoala, où le cacique l’avait reçu comme l’ami de ses alliés, qui venait à leur secours, et dont il attendait les mêmes témoignages de confiance et d’affection ; mais il reconnut bientôt dans ces nouveaux hôtes un air de fierté qui se déclara d’abord par la violence qu’on lui fit pour enlever de sa maison tout ce que Cortez y avait laissé. Guevara, aussi rempli de la grandeur et de l’opulence de Mexico que de l’accueil doux et généreux qu’il avait reçu, vint dans le même temps raconter ses aventures ; et, s’étant expliqué avec force sur la nécessité de ne donner aucune marque de division, il ne balança point à conclure par des propositions d’accommodement. Ce langage déplut si fort à Narvaëz, qu’après l’avoir brusquement interrompu, et lui avoir dit de retourner à Mexico, si les artifices de Cortez l’avaient séduit, il le chassa de sa présence avec indignité. Dans son ressentiment, Guevara chercha d’un autre côté à se faire entendre, releva de toute sa force les généreuses bontés de Cortez : les uns furent touchés de ses raisons, d’autres furent charmés par la vue de ses présens ; et l’inclination générale était pour la paix. Ainsi, les Espagnols et les Américains commencèrent également à juger fort mal de la dureté de Narvaëz.

Barthélemi d’Olmédo, premier aumônier de Cortez, dont l’éloquence et la sagesse donnaient beaucoup d’autorité à son caractère, suivit de près Guevara ; il était chargé de proposer tous les moyens qui pouvaient conduire à l’union, avec des lettres particulières pour Luc Vélasquez d’Aillon, et pour André Duéro, auxquelles Cortez avait joint des présens qui devaient être distribués suivant l’occasion. Ce député ne fut pas écouté plus favorablement de Narvaëz : on répondit à ses offres de paix et d’amitié qu’il ne convenait point à la dignité d’un gouverneur de Cuba de traiter avec des sujets rebelles, dont le châtiment était le premier objet de son armée ; que Cortez et tous ceux qui lui demeuraient attachés allaient être déclarés traîtres, et que la flotte avait apporté assez de forces pour lui enlever ses conquêtes. Olmédo repartit avec autant de force que de modération que les amis de Diégo de Vélasquez devaient penser deux fois à leur entreprise ; qu’il n’était pas aussi facile qu’ils le supposaient de vaincre un général de la valeur et de l’habileté de Cortez, adoré de tous ses soldats, qui étaient prêts à mourir pour lui, et soutenu par un prince aussi puissant que Montézuma, qui pouvait mettre autant d’armées sur pied que Narvaëz avait d’hommes sur sa flotte ; enfin qu’une affaire de cette importance demandait une mûre délibération, et qu’il laissait aux amis de Vélasquez le temps de penser à leur réponse.

Après cette espèce de bravade, qu’il avait crue nécessaire pour diminuer la confiance de Narvaëz, il vit ouvertement d’Aillon et Duéro, qui ne firent pas difficulté d’approuver son zèle et ses ouvertures de paix. Il continua de voir les officiers et les soldats de sa connaissance ; et, ménageant avec adresse ses discours et ses présens, il avait déjà commencé à former un parti en faveur de Cortez ou de la paix, lorsque Narvaëz, averti de ses progrès, les interrompit par des injures et des menaces. Il l’aurait fait arrêter, si Duéro ne s’y était opposé par ses représentations ; et, dans sa colère, il lui ordonna de sortir sur-le-champ de Zampoala. D’Aillon prit part à ce démêlé pour soutenir qu’on ne pouvait renvoyer un ministre de paix sans avoir délibéré sur la réponse qu’on devait faire à Cortez. Plusieurs officiers appuyèrent cette proposition ; mais Narvaëz, transporté d’impatience et de mépris, ne répondit que par un ordre de publier à l’heure même la guerre à feu et à sang contre Fernand Cortez, et de le déclarer traître à l’Espagne. Il promit une récompense à celui qui le prendrait vif ou qui apporterait sa tête, et sur-le-champ il donna des ordres pour la marche de l’armée. D’Aillon ne put supporter cet excès d’emportement ; et, s’armant de l’autorité d’un premier juge de l’audience royale, il fit signifier à Narvaëz défense, sous peine de la vie, de sortir de Zampoala, ou d’employer les armes sans le consentement unanime de tous les officiers de l’armée. Il y joignit des protestations solennelles ; mais cette barrière fut trop faible. L’ardent général, oubliant qu’il manquait de respect pour le roi dans la personne de son ministre, le fit arrêter honteusement, et conduire à Cuba sur un vaisseau de la flotte. Olmédo, épouvanté de cette violence, reprit le chemin de Mexico sans avoir demandé d’autre réponse ; et les troupes mêmes de Vélasquez se refroidirent pour une cause qu’ils voyaient soutenir avec tant d’orgueil et d’indécence.

Le retour d’Olmédo avec de si fâcheuses nouvelles causa assez de chagrin à Cortez pour en faire paraître quelques traces sur son visage ; et les avis qui venaient continuellement à la cour par des courriers mexicains éclairèrent bientôt Montézuma sur la division des Espagnols. Dans le premier entretien qu’il eut avec Cortez, il lui parla ouvertement des mauvais desseins que le nouveau capitaine de sa nation faisait éclater contre lui. Il ajouta qu’il n’était pas surpris qu’ils eussent ensemble quelques différends particuliers, mais de ce qu’étant sujets du même prince, ils commandaient deux armées qui paraissaient ennemies, et qu’il fallait nécessairement qu’au moins l’un des deux commandans fût hors des bornes de l’obéissance qu’il devait à son souverain. Le général, d’autant plus embarrassé de cette conclusion, qu’il ne croyait pas l’empereur si bien instruit, rappela toute sa présence d’esprit pour lui répondre que ceux qui l’avaient averti de la mauvaise disposition du nouveau capitaine ne s’étaient pas trompés sur ce point, et que, venant d’en recevoir avis lui-même par Olmédo, il s’était proposé de communiquer cette nouvelle à sa majesté ; mais que cet officier, qui se nommait Narvaëz, était moins un rebelle qu’un homme abusé par de spécieux prétextes ; qu’étant envoyé par un gouverneur mal informé, qui résidait dans une province fort éloignée de la cour d’Espagne, et qui ne pouvait avoir appris les derniers ordres de leur souverain, il s’était vainement persuadé que les fonctions de cette ambassade lui appartenaient ; prétention imaginaire, qui serait bientôt dissipée lorsqu’il aurait fait signifier lui-même à cet inutile ambassadeur les pouvoirs en vertu desquels il devait commander à tous les Espagnols qui aborderaient sur la côte du Mexique ; que, pour remédier promptement à cette erreur, il avait résolu de se rendre à Zampoala avec une partie de ses troupes, dans la seule vue de renvoyer celles qui s’y étaient arrêtées , et de leur déclarer qu’elles devaient du respect aux peuples de l’empire depuis qu’ils étaient sous la protection de l’Espagne, et qu’il voulait exécuter promptement ce dessein par le juste empressement qu’il avait d’empêcher qu’elles n’approchassent de la cour, parce qu’étant moins disciplinées que les siennes, il craignait que leur voisinage n’excitât des mouvemens dangereux pour le repos de l’empire.

Cette réponse était d’autant plus adroite, qu’elle intéressait la cour mexicaine à la résolution qu’il avait déjà formée d’aller au-devant de Narvaëz. Aussi l’empereur, qui n’ignorait pas les violences auxquelles ses ennemis s’étaient emportés, ni la supériorité de leurs forces, lui représenta-t-il qu’il y avait de la témérité à s’exposer avec si peu de troupes. Il lui offrit une armée pour soutenir la sienne, et des chefs qui respecteraient ses ordres ; mais Cortez sentit le danger d’un secours dont il pouvait être forcé de dépendre ; et, s’étant excusé sur la diligence qui était nécessaire à ses vues, il ne pensa qu’aux préparatifs de son départ. Il se flattait encore, sinon d’engager Narvaëz à l’union, du moins de faire servir les intelligences qu’Olmédo lui avait ménagées à le forcer d’accepter des conditions raisonnables. Cependant, pour ne pas donner trop au hasard, il envoya ordre à Sandoval devenir au-devant de lui avec la garnison de Véra-Cruz, ou de l’attendre dans quelque poste où ils pussent se joindre sans obstacle, et d’abandonner sa forteresse à la garde des alliés.

En quittant ses quartiers, il y laissa quatre-vingts Espagnols sous le commandement d’Alvarado, pour lequel il avait remarqué de l’affection aux Mexicains, et dont il connaissait d’ailleurs le courage et la conduite. Il lui recommanda particulièrement de conserver à l’empereur cette espèce de liberté qui l’empêchait de sentir les dégoûts de sa prison, et d’apporter néanmoins toute son adresse à lui ôter les moyens d’entretenir des pratiques secrètes avec les prêtres et les caciques. Il remit à sa charge le trésor du roi et celui des particuliers. Les soldats qui demeuraient sous ses ordres promirent, non-seulement de lui obéir comme à Cortez même, mais encore de rendre à Montézuma plus de respect et de soumission que jamais, et de vivre dans une parfaite union avec tous les Mexicains. La principale difficulté semblait consister à s’assurer des dépositions de l’empereur, dont le moindre changement pouvait renverser les plus sages précautions. Cortez, par des ressources de génie qui augmentaient dans ses plus grands embarras, parvint à lui persuader qu’il n’avait pas d’autre intention que de le servir, et qu’il reviendrait bientôt prendre congé de lui pour retourner en Espagne avec ses présens, et l’assurance de son amitié, qui paraîtrait d’un prix inestimable au grand prince dont il avait accepté l’alliance. Il le toucha par ses respects et par son langage, jusqu’à lui faire engager sa parole de ne pas abandonner les Espagnols, qui se fiaient à sa protection, et de veiller à leur sûreté en continuant son séjour dans leurs quartiers. Si cette promesse était sincère, comme on eut lieu de le croire ensuite, il fallait que ce Montézuma, que l’on peint si fier, eût dans le caractère cette espèce de bonté qui va jusqu’à la faiblesse, ou que Cortez eût sur lui un ascendant qui tient du prodige.