Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XIII/Troisième partie/Livre II/Chapitre I

LIVRE DEUXIÈME.

MEXIQUE.


CHAPITRE PREMIER.

Hernandez de Cordoue. Découverte de l’Yucatan.
Fernand Cortez. Découverte du Mexique. Conquête de Tlascala.

Avant de passer à la conquête d’un des plus grands empires du nouvel hémisphère, il est bon que lecteur se fasse une idée de tout ce qu’avait découvert le grand Colomb, et de tous les pas qu’on avait faits après lui.

On a vu que, voguant toujours à l’occident, il avait d’abord rencontré les grandes Antilles, c’est-à-dire la partie la plus considérable de l’archipel américain dans la mer du Nord. Cuba, aujourd’hui la Havane ; Espagnola, aujourd’hui Saint-Domingue ; Portoric, la Jamaïque, les principales des grandes Antilles, furent aussi les premiers établissemens qui se formèrent dans son second voyage. En gouvernant un peu plus au sud, il avait aperçu les petites Antilles ou îles Caraïbes, la Guadeloupe, la Dominique, Marie-Galande. Ce n’est qu’à son troisième voyage, qu’en s’avançant toujours vers le sud, il trouva le continent. Il aborda dans l’île de la Trinité à la pointe du golfe de Paria. Il pénétra dans ce golfe jusqu’à la pointe d’Uraba ; et ce ne fut qu’après lui qu’Ojéda et Vespuce parcoururent ces côtes qui forment les provinces de Terre-Ferme, Cumana, Venezuéla, Maracaïbo, Sainte-Marthe, jusqu’au golfe de Darien. C’est dans ce golfe que nous avons vu s’élever Carthagène, devenue depuis si fameuse par son commerce. Entre le golfe de Darien, dans la mer du Nord, et celui de Panama, dans la mer du Sud, est situé l’isthme de Panama, et sur la rive septentrionale de cet isthme nous avons vu bâtir Porto-Bello, la rivale de Carthagène. En pénétrant à l’extrémité opposée de cet isthme, le hardi et malheureux Vasco Nugnez de Balboa avait découvert le premier la mer du Sud ou grand Océan, qui conduisit dans la suite au Pérou : cependant les Espagnols, remontant d’un autre côté dans le golfe du Mexique vers le nord, avaient reconnu la Floride et le canal de Bahama, vis-à-vis cette contrée, qu’ils parcoururent jusqu’à la Caroline. Ainsi le golfe du Mexique avait été visité dans toutes ses parties sans qu’on eût encore songé à pénétrer dans l’empire qui porte ce nom, lorsque la découverte de l’Yucatan, la partie du Mexique la plus orientale, et qui s’avance en pointe à l’entrée du golfe, conduisit enfin les Espagnols dans un pays plus policé et plus riche que tout ce qu’ils avaient vu jusqu’alors.

Vers le commencement de l’année 1517, ou sur la fin de la précédente, Vélasquez, qui avait mis l’île de Cuba dans un état florissant, ne voulut pas perdre l’occasion de s’étendre par de nouvelles conquêtes, ou de se fortifier dans son île, en y faisant amener un grand nombre d’esclaves pour la culture des terres. La douceur de son gouvernement avait attiré près de lui une grande partie de la noblesse espagnole des Indes. Il proposa une expédition sur quelque endroit du continent où l’on n’eût point encore pénétré, dans le dessein d’y faire un établissement, si le pays en paraissait digne, ou d’enlever des Américains, s’ils étaient cannibales ou anthropophages, on du moins d’y faire la traite de l’or, s’il s’y en trouvait. Quelques mémoires assurent qu’il en demanda la permission à l’amiral don Diègue, dont il n’était que le lieutenant ; mais don Diègue était en Espagne depuis trois ans, et Vélasquez, loin de donner cette marque de subordination, n’avait rien épargné pour se rendre indépendant.

Il arriva, comme Vélasquez l’avait prévu, que non-seulement ses matelots et ses soldats, qui s’ennuyaient de l’oisiveté, mais plusieurs Castillans de considération, passionnés pour la fortune ou pour la gloire, entrèrent volontiers dans ses desseins. François Hernandez de Cordoue, un des plus riches et des plus entreprenans, se chargea de la conduite de l’entreprise, et d’une grande partie des frais. Vélasquez accepta son offre, et fit armer à San-Iago, capitale de Cuba, deux navires et un brigantin, sur lesquels il embarqua cent dix hommes. Hernandez mit à la voile le 8 février, avec Alaminos, pour premier pilote. Cet habile navigateur, qui avait servi dans sa jeunesse sous Christophe Colomb, n’eut pas plus tôt doublé le cap de Saint-Antoine, qui est à l’extrémité occidentale de Cuba, qu’il proposa de gouverner droit à l’ouest, par la seule raison que l’ancien amiral avait toujours eu du penchant à suivre cette route : c’était assez pour déterminer Hernandez. Ils essuyèrent une tempête qui dura deux jours ; et pendant trois semaines, leur navigation fut très-dangereuse dans une mer qu’ils connaissaient si peu : mais ils aperçurent enfin la terre, et s’en approchèrent assez près. Leurs premiers regards s’étaient arrêtés sur une grande bourgade qui leur parut éloignée d’environ deux lieues, lorsqu’ils virent partir de la côte cinq canots chargés d’Américains qui étaient vêtus d’une sorte de pourpoint sans manches, et de caleçons de la même étoffe ; ils semblèrent voir avec admiration les grands navires des Castillans, leurs barbes, leurs habits, et tout ce qui ne ressemblait point à leurs propres usages. On leur fit quelques présens dont ils furent assez satisfaits pour revenir le lendemain en plus grand nombre, avec de grandes apparences d’amitié ; mais leur dessein était d’employer la perfidie et la violence pour se saisir de tout ce qu’ils avaient admiré à la première vue. Les Castillans n’ayant pas fait difficulté de descendre, ceux qui débarquèrent les premiers se trouvèrent tout d’un coup environnés d’un grand nombre d’ennemis qui s’étaient embusqués, et qui, poussant de grands cris, firent tomber sur eux une grêle de pierres et de flèches, avec l’arc et la fronde ; ils étaient armés d’une sorte de lame d’épée dont la pointe était un caillou fort aigu, de rondaches et de cuirasses doublées de coton. Hernandez eut quinze hommes blessés ; mais le feu des arquebuses eut bientôt dissipé les assaillans.

Les Castillans, fort joyeux, malgré leur disgrâce, d’avoir découvert un pays dont les habitans étaient vêtus, et les maisons de pierre et de chaux, spectacle qu’ils n’avaient pas encore eu dans l’Amérique, retournèrent à bord pour suivre la côte. Après quinze jours de navigation, pendant lesquels ils observèrent constamment de ne mouiller que la nuit, ils arrivèrent proche d’un golfe, à la vue d’une bourgade aussi grosse que la première, qu’ils appelèrent Lazare, parce qu’on était au dimanche de l’évangile de ce nom, mais que les Indiens nommaient Kimpech, et qui a pris depuis le nom de pays de Campêche. Pendant qu’on rentrait à bord, cinquante Américains vêtus de camisoles et de mantes de coton se présentèrent aux Castillans ; et, leur ayant demandé par divers signes s’ils ne venaient pas du côté d’où le soleil se lève, ils les invitèrent à s’approcher de leur bourgade. Quoique leur dernière aventure leur rendît cette invitation suspecte, ils résolurent d’y aller bien armés. La curiosité les fit entrer dans quelques temples bien bâtis, qui se présentaient sur leur passage, et dans lesquels ils furent surpris de trouver, avec quantité d’idoles, des taches de sang toutes fraîches, et des croix peintes sur les murs. Ils y furent bientôt environnés d’une multitude des deux sexes, qui ne se lassait point de les admirer. Quelques momens après, ils virent paraître deux troupes qui marchaient en bon ordre et qui étaient armées ; dans le même temps, il sortit d’un temple dix hommes, qu’ils prirent pour des prêtres, vêtus de longues robes blanches, avec une chevelure noire fort frisée ; ils portaient du feu dans des réchauds de terre où ils jetaient une sorte de gomme, en dirigeant la fumée du côté des Castillans, et les pressant de se retirer. Après cette cérémonie, on entendit le bruit de plusieurs instrumens de guerre qui sonnaient la charge. Hernandez, qui ne se voyait point en état de résister à un peuple si nombreux, fit reprendre à ses gens le chemin de la mer ; et, quoique suivi par les deux troupes, qui ne le perdirent pas de vue, il fut assez heureux pour se rembarquer sans aucun accident. Il y a toute apparence que la cérémonie qu’il avait vue était une espèce d’exorcisme.

Il reprit sa route au sud pendant six jours, et, l’eau commençant à lui manquer, il mouilla dans une anse, où il trouva un puits d’eau douce dont il remplit ses tonneaux ; mais ayant passé la nuit à terre, il fut attaqué le lendemain par un grand nombre d’habitans qui lui tuèrent quarante-sept hommes : la plupart des autres n’échappèrent point sans blessures, et lui-même fut percé de douze flèches ; il ne dut la vie qu’à son courage, qui lui ouvrit un chemin au travers des ennemis ; et lorsqu’il fut rentré dans ses barques, où les flèches le suivirent, il eut le chagrin de voir mourir encore cinq hommes de leurs blessures, outre deux qui avaient été enlevés dans le combat, et dont la vie lui parut désespérée entre les mains des Américains. Il ne restait pas d’autre parti à prendre que de retourner à Cuba.

Hernandez mourut peu de jours après son retour à la Havane ; mais Vélasquez conçut une si haute idée de l’Yucatan, sur le témoignage des deux jeunes Américains qu’Hernandez avait amenés, et plus encore sur la vue des médailles, des couronnes et des bijoux d’or qu’on avait enlevés de leurs temples, qu’il ne perdit pas un moment pour se mettre en état de presser cette expédition. Il arma trois navires et un brigantin, sur lesquels il mit deux cent cinquante Espagnols et quelques insulaires de son gouvernement. Juan de Grijalva, dont tous les historiens vantent le caractère et l’habileté, fut chargé du commandement général, et reçut pour capitaines Pierre d’Alvarado, François de Montejo et Alphonse d’Avila, trois officiers respectés pour leur naissance, leur courage et leur politesse. Les pilotes furent les mêmes qui avaient servi au voyage d’Hernandez.

Grijalva mit en mer le 8 avril 1518. Après avoir relâché et fait quelques provisions dans l’île de Cosumel, il remit à la voile, et se trouva en peu de jours à la vue de l’Yucatan. La beauté de cette côte excita l’admiration des Espagnols. Ils y découvrirent par intervalles des édifices de pierre, et l’étonnement qu’ils avaient de trouver cet usage dans l’Amérique leur faisait paraître les bâtimens comme de grandes villes, où l’imagination leur représentait des tours, et tous les ornemens des cités européennes. Quelques soldats ayant fait remarquer que le pays ressemblait à l’Espagne, cette idée plut si fort à ceux qui l’avaient entendue, qu’on ne trouve pas d’autre raison qui ait fait donner le nom de Nouvelle-Espagne à toute cette contrée.

Les vaisseaux castillans continuèrent de ranger la côte jusqu’à l’endroit où la rivière que les Américains nommaient Tabasco entre dans la mer par deux embouchures. C’est une des plus navigables qui se jettent dans le golfe qu’on a nommé du Mexique ; et depuis cette découverte elle a pris le nom de Grijalva, pour laisser le sien à la province qu’elle arrose, et qui est une des premières de la Nouvelle-Espagne. Le pays paraissait couvert de très-grands arbres, et si peuplé sur les rives du fleuve, que Grijalva ne put résister à l’envie d’y pénétrer : mais, n’ayant trouvé de fond que pour les deux plus petits de ses bâtimens, il y fit passer tout ce qu’il avait de gens de guerre, et laissa ses deux autres vaisseaux à l’ancre avec la plus grande partie de ses matelots. À peine fut-il engagé dans le fleuve, dont il eut beaucoup de peine à surmonter le courant, qu’il aperçut un grand nombre de canots remplis d’hommes armés, et plusieurs autres troupes sur la rive, qui paraissaient également résolues de lui fermer le passage et de s’opposer à sa descente. Leurs cris et leurs menaces effrayèrent si peu les Espagnols, qu’ils ne s’avancèrent pas moins jusqu’à la portée du trait. Grijalva leur avait recommandé le bon ordre, et surtout de ne faire aucun mouvement qui ne parût annoncer la paix. Les Américains, de leur côté, furent si frappés de la fabrique des vaisseaux étrangers, de la figure et des habits de ceux qui les conduisaient, et de leur belle ordonnance, autant que de l’intrépidité avec laquelle ils les voyaient avancer, que, dans leur première surprise, cette vue les rendit comme immobiles. Le général castillan saisit ce moment pour sauter à terre ; il y fut suivi de tous ses gens, dont il forma aussitôt un bataillon. Tandis que cette action semblait augmenter l’étonnement des Américains, il leur envoya Julien et Melchior, deux jeunes gens qui avaient été pris dans l’expédition d’Hernandez de Cordoue, et dont la langue était entendue dans une grande partie de la Nouvelle-Espagne, pour les assurer qu’il ne pensait point à troubler leur repos, et que dans le dessein, au contraire, de se rendre utile à leur nation, il leur offrait la paix et son alliance. Cette déclaration en fit approcher vingt ou trente, avec un mélange de confiance et de crainte : mais l’accueil qu’ils reçurent ayant achevé de les rassurer, Grijalva leur fit dire que les Castillans étaient sujets d’un grand roi, maître de tous les pays où ils voyaient naître le soleil, et qu’il était venu les inviter de la part de ce prince à le reconnaître aussi pour leur souverain. Ce discours fut écouté avec une attention qui parut accompagnée de quelques marques de chagrin. Leur disposition semblait encore incertaine, lorsqu’un de leurs chefs, imposant silence à toute la troupe, répondit d’un air et d’un ton ferme « que cette paix qu’on leur offrait avec des propositions d’hommage et de soumission avait quelque chose de fort étrange ; qu’il était surpris d’entendre qu’on leur parlât d’un nouveau seigneur sans savoir s’ils étaient mécontens de celui auquel ils obéissaient ; que, pour ce qui regardait la paix ou la guerre, puisqu’il n’était question maintenant que de ces deux points, il n’était pas revêtu d’une autorité suffisante pour donner une réponse décisive ; mais que ses supérieurs, auxquels il allait expliquer ce qu’on avait proposé, feraient connaître leur résolution. » Les Espagnols jugèrent qu’ils s’étaient mépris en croyant avoir affaire à des sauvages, et que des peuples qui parlaient ainsi ne pouvaient être des ennemis méprisables. L’orateur s’étant retiré après son discours, les laissa quelque temps dans cet embarras ; mais il reparut bientôt avec la même escorte pour leur déclarer « que ses maîtres ne craignaient pas la guerre, qu’ils n’ignoraient pas ce qui s’était passé dans la province voisine, et que cet exemple n’était pas capable de les intimider ; mais qu’ils jugeaient la paix préférable à la plus heureuse guerre. » Il avait fait apporter quantité de fruits et d’autres provisions, qu’il offrit à Grijalva de la part de ses maîtres comme un gage de la paix qu’ils acceptaient. Bientôt on vit arriver le cacique du canton avec une garde peu nombreuse et sans armes, pour faire connaître la confiance qu’il prenait à ses hôtes et celle qu’il leur demandait pour lui. Grijalva le reçut avec de grands témoignages de joie et d’amitié, auxquels il répondit d’un air fort noble. Après les premiers complimens, il fit approcher quelques gens de sa suite, chargés d’un nouveau présent, dont plusieurs pièces étaient également précieuses par la matière et le travail. C’étaient différentes sortes de bijoux d’or renfermés dans une corbeille, des armes et des figures d’animaux revêtues de lames d’or, des pierreries enchâssées, des plumes de diverses couleurs, et des robes d’un coton extrêmement fin. Alors, sans laisser le temps à Grijalva de le remercier, il lui dit « qu’il aimait la paix, et que c’était pour la faire subsister entre eux qu’il le priait d’accepter ce présent ; mais que, dans la crainte de quelque mésintelligence qui pouvait s’élever entre les deux nations, il le suppliait de s’éloigner. » Le général castillan, charmé de tout ce qu’il entendait, répondit que son dessein n’avait jamais été d’apporter le moindre trouble sur cette côte, et qu’il était disposé à partir. En effet, il se hâta de mettre à la voile.

En continuant de ranger la côte, les Castillans arrivèrent ensemble à l’embouchure d’un autre fleuve, qui fut nommé Rio de Banderas, parce qu’ils y aperçurent des Américains avec une sorte de piques ornées de banderoles, qui semblaient les inviter à descendre. Montejo reçut ordre de s’avancer avec deux chaloupes pour reconnaître leurs dispositions, et l’escadre ne tarda pas à le suivre. Les Castillans furent si bien reçus de ces Américains, qu’ils en obtinrent la valeur de quinze mille pesos d’or pour les plus viles marchandises d’Espagne. Ils apprirent dans ce lieu qu’ils étaient redevables des invitations et du bon accueil des habitans à l’ordre d’un puissant monarque de cette province, qui se nommait Motezuma ; que ce prince, qui avait été informé de leur approche, avait mandé aux commandans de ses frontières d’aller au-devant des Espagnols, de leur porter de l’or pour traiter, et de découvrir, s’il était possible, le véritable dessein de ces étrangers. Il paraît que la renommée avait porté jusqu’à ce prince les expéditions des Espagnols dans les Antilles et dans quelques parties du continent, et qu’il les regardait comme des ennemis redoutables qu’il fallait apaiser par des soumissions, et éloigner, s’il était possible.

La rade de Banderas étant mal défendue contre les vents du nord, on remit à la voile, et l’on rencontra bientôt une île assez proche de la côte, que la blancheur de son sable fit nommer l’île Blanche. Un peu plus loin, on en découvrit une autre à quatre lieues de la côte ; et l’ombrage de ses arbres lui fit donner le nom à d’île Verte. Plus loin encore, à une lieue et demie du rivage, on en aperçut une qui parut peuplée, et le général y descendit. Il y trouva quelques bons édifices de pierre et un temple ouvert de toutes parts, au milieu duquel on découvrait plusieurs degrés qui conduisaient à une espèce d’autel chargé de statues d’horrible figure ; En le visitant de près, on y aperçut cinq, ou six cadavres humains qui paraissaient avoir été sacrifiés la nuit précédente. L’effroi que les Castillans ressentirent de ce spectacle leur fit donner à l’île le nom d’île des Sacrifices. Ils virent d’autres victimes d’une barbare superstition dans une quatrième île un peu plus éloignée, que ses habitans nommaient Culva, dont on a, fait Saint-Jean-d’Ulua.

La vue de tant de riches contrées faisait souhaiter au général espagnol d’en prendre possession plus solidement que par de simples formalités ; mais le gouverneur de Cuba, Vélasquez, jaloux de ses propres lieutenans, leur avait défendu de faire aucun établissement. On revint donc à la Havane, et Vélasquez, au récit de tout ce qu’avait vu Grijalva, eut la bizarre injustice de lui faire un crime de son obéissance. Il n’eut rien de plus pressé que de faire partir une autre flotte pour la même destination : elle fut composée de dix navires, et le fameux Fernand Cortez en eut le commandement.

Cortez était né en 1485, à Medellin, ville de l’Estramadoure, d’une famille dont on n’a pas contesté la noblesse. Dans sa première jeunesse, il avait étudié à l’université de Salamanque, et le dessein de son père était de l’appliquer à la jurisprudence ; mais sa vivacité naturelle, qui ne s’accommodait pas d’une profusion si grave, le ramena chez son père, dans la résolution de prendre le parti des armes. Il obtint la permission d’aller servir en Italie, sous le grand Gonsalve de Cordoue, et le jour de son départ était marqué, lorsqu’il fut attaqué d’une longue et dangereuse maladie, qui mit du changement dans ses desseins sans en apporter à ses inclinations. Il résolut de passer en Amérique pour y chercher la fortune et la gloire ; il y passa dans le cours de l’année 1504, avec des lettres de recommandation pour don Nicolas d’Ovando, son parent, qui commandait dans Espagnola. Quoiqu’il eût à peine vingt ans, il fit éclater sa hardiesse et sa fermeté dans plusieurs dangers auxquels il fut exposé pendant la navigation. Ovando le reçut avec amitié, et le garda quelque temps près de lui ; ensuite il lui donna de l’emploi. Cortez était bien fait, et d’une physionomie prévenante ; ces avantages extérieurs étaient soutenus par des qualités qui le rendaient encore plus aimable ; il était généreux, sage, discret ; il ne parlait jamais au désavantage de personne ; sa conversation était enjouée ; il obligeait de bonne grâce, et sans vouloir qu’on publiât ses bienfaits : un mérite si distingué, et les occasions qu’il eut de signaler sa valeur et sa prudence, lui avaient acquis beaucoup de réputation dans la colonie, lorsqu’en 1511, Vélasquez, qui passait dans l’île de Cuba, lui proposa de le suivre avec l’emploi de secrétaire. Il accepta cet office ; mais le gouverneur ayant fait des mécontens, Cortez, qui était apparemment du nombre, se chargea, l’année suivante, de porter leurs plaintes à l’audience royale de San-Domingo ; ce complot fut découvert. Cortez fut arrêté, et condamné au dernier supplice ; sa grâce néanmoins fut accordée aux instances de quelques personnes de considération ; et le gouverneur, se contentant de l’envoyer prisonnier à San-Domingo, l’embarqua dans un navire qui mettait à la voile ; mais n’étant point observé à bord, il eut le courage de sauter pendant la nuit dans la mer avec un ais entre ses bras. Après avoir couru le plus terrible danger, il fut jeté sur le rivage, où il retomba sous le pouvoir du gouverneur, qui, frappé de l’énergie de son caractère, prit le parti de s’en faire un ami, et le combla de faveurs. Vélasquez, qui voulait, surtout dans ses lieutenans, un dévouement servile à ses volontés et à ses intérêts, crut avoir trouvé ce qu’il cherchait dans un homme tel que Cortez, qui lui avait tant d’obligations ; mais ceux qui avaient observé de plus près l’âme altière et ambitieuse de ce nouveau commandant, jugèrent que la confiance de Vélasquez ne pouvait pas être plus mal placée. Un jour que le gouverneur et le capitaine-général de la flotte se promenaient ensemble, un fou, nommé Francisquillo, s’approcha d’eux, et se mit à crier que Vélasquez n’y entendait rien, et qu’il lui faudrait bientôt une seconde flotte pour courir après Cortez. Compère, dit le gouverneur (c’était ainsi qu’il nommait ordinairement Cortez, dont il avait tenu la fille sur les fonts de baptême), entendez-vous ce que dit ce méchant Francisquillo ? C’est un fou, dit Cortez, il faut le laisser parler. Cependant les concurrens au commandement qu’il avait obtenu profitèrent de ces ouvertures pour jeter des soupçons dans l’esprit naturellement défiant de Vélasquez. Cortez, qui s’en aperçut, ne songea qu’à presser son départ : il employa aux préparatifs tout son bien et celui de ses amis. L’étendard qu’il fit arborer portait le signe de la croix, avec ces mots pour devise, en latin : nous vaincrons par ce signe ; c’est l’inscription du fabuleux labarum, qui, à ce qu’on prétend, apparut à Constantin. En peu de jours il rassembla sous ses ordres environ trois cents hommes, entre lesquels on comptait Diégo d’Ordas, ami particulier du gouverneur, François de Noria, Bernard Diaz del Castillo, qui publia l’histoire de cette expédition, et d’autres gentilshommes dont les noms paraîtront plus d’une fois avec honneur. Cortez était si alarmé, qu’il se disposa à s’embarquer sans prendre son audience de congé. Vélasquez fut averti que la flotte allait mettre à la voile ; il se leva aussitôt, et toute la ville fut troublée : il alla au rivage dès la pointe du jour avec une nombreuse suite. Cortez l’ayant aperçu, descendit dans une chaloupe armée de fauconneaux, d’escopettes et d’arbalètes, accompagné de ses plus fidèles amis, et s’approcha du rivage. Vélasquez lui dit : « Compère, compère, vous partez donc ainsi sans dire adieu ? Il est bien étrange que vous me quittiez ainsi. » Cortez lui répondit : « Seigneur, je vous en demande pardon ; mais sachez qu’on ne saurait apporter trop de diligence aux grandes entreprises ; ordonnez seulement ce que vous souhaitez que je fasse pour votre service. » Vélasquez, surpris, ne sut que répondre ; Cortez retourna sur-le-champ aux vaisseaux, et partit le 18 de novembre 1518, rasa la côte du nord, puis, tournant à l’est, alla mouiller en peu de jours au port de la Trinité, où il avait quelques amis qui le reçurent avec des transports de joie. Quantité d’Espagnols voulurent se joindre à lui : on nomme ici les principaux, pour donner plus de facilité à les reconnaître dans le cours de leurs exploits : c’était Jean d’Escalante, Pierre Sanche de Farsan, et Gonzale de Mexia : on vit bientôt arriver Alvarado et d’Avila, qui étaient partis après la flotte, et ce renfort fut d’autant plus agréable à Cortez, qu’ils avaient déjà commandé tous deux dans l’expédition de Grijalva. Alvarado amenait ses quatre frères, Gonzale, George, Gomez et Jean. La ville du Saint-Esprit, qui est peu éloignée de la Trinité, fournit aussi ses plus braves citoyens, tels qu’Alphonse Hermandez, Porto Carréro, Gonzale de Sandoval, Rodrigue de Ranjal, Jean Vélasquez de Léon, parent du gouverneur, et plusieurs autres gentilshommes de la même distinction. Une si belle noblesse, et plus de cent soldats, qui furent tirés de ces deux villes, augmentèrent également la réputation et les forces de l’armée, sans compter les munitions, les armes, les vivres, et quelques chevaux qui furent embarqués aux frais de Cortez et de ses amis. Outre les dépenses communes, il distribua libéralement tout ce qui lui restait de son propre bien entre ceux qui avaient besoin de secours pour former leur équipage. Cette générosité, jointe à l’espérance que ses qualités naturelles faisaient concevoir de sa conduite, lui attacha tous les cœurs par des droits plus forts que ceux du rang et de l’autorité.

Cependant, à peine était-il parti, que Vélasquez, excité par de nouvelles représentations, surtout par celles d’un astrologue nommé Jean de Milan, dont les prédictions ambiguës augmentèrent ses craintes, résolut de tout tenter pour lui ôter le commandement. Il commença par envoyer un ordre exprès à Verdugo, son beau-frère, qui exerçait l’emploi d’alcade major à la Trinité, de le déposer dans toutes les formes établies au service d’Espagne. Cette commission était plus facile à donner qu’à remplir : Cortez était sûr de tous ceux qu’il avait sous ses ordres, et Verdugo comprit qu’il exposerait inutilement son autorité ; d’ailleurs il se laissa persuader par les discours séduisans de Cortez que, pour son propre intérêt et celui de son beau-frère, une entreprise de cet éclat demandait plus d’explication. Il écrivit à Vélasquez ; la plupart des officiers de la flotte écrivirent de leur côté pour représenter au gouverneur l’injustice qu’il voulait faire à un homme de mérite, dont tout la crime était apparemment d’avoir excité l’envie, et le danger qu’il y avait de révolter l’armée par le mauvais traitement dont on menaçait son général. Enfin Cortez écrivit lui-même dans des termes fort mesurés, mais pleins de noblesse, qui faisaient sentir à Vélasquez le tort qu’il avait de prêter si facilement l’oreille à la calomnie. Cependant, après le départ de toutes ses dépêches, il jugea que, dans une conjoncture si délicate, la prudence l’obligeait de hâter sa navigation. Il envoya par terre, à la Havane, une partie de ses soldats sous la conduite d’Alvarado, pour y faire quelques nouvelles levées ; et, mettant à la voile aussitôt, il s’avança vers cette ville, dans le dessein de ne s’y arrêter que pour recevoir ses gens à bord.

La flotte sortit du port de la Trinité avec un vent favorable ; mais, au lieu de suivre le vaisseau de Cortez, elle s’écarta pendant la nuit, et les pilotes ne s’aperçurent point de leur erreur avant la pointe du jour : cependant, comme ils se voyaient fort avancés, ils continuèrent leur route jusqu’à la Havane. Pierre de Barba, qui commandait dans cette ville, entra vivement dans les intérêts du capitaine général, et donna des ordres pour les besoins de la flotte : mais on fut extrêmement surpris de voir passer plusieurs jours sans recevoir aucune nouvelle de Cortez ; et l’inquiétude alla si loin, qu’une partie de l’armée proposait déjà d’élire un commandant dans son absence. La nuit de son départ, en passant sur les dangereux bancs qui se rencontrent entre la Trinité et le cap Saint-Antoine, assez près de l’île de Pinos, son vaisseau avait touché avec un danger si pressant, qu’il avait fallu faire transporter une partie de sa charge dans l’île voisine. La présence d’esprit qui avait fait prendre au général le seul parti qui pouvait le sauver, et la fermeté avec laquelle il avait fait exécuter ses ordres, augmentèrent beaucoup l’estime et la confiance qu’on avait déjà pour lui.

Le nombre de ses soldats croissait tous les jours. Entre les gentilshommes de la Havane, on distingue François de Montejo, qui fut ensuite adelantade de l’Yucatan, Diègue de Soto del Toro, Garcie Garo et Jean de Zedens, qui donnèrent un nouvel éclat à ses troupes, et qui achevèrent même de fournir des armes et des provisions. Pendant ces préparatifs, Cortez sut ménager jusqu’au temps de son loisir. Il profita de ce court intervalle pour mettre l’artillerie à terre, pour faire nettoyer les pièces, et pour exercer les canonniers à leurs fonctions. Le canton de la Havane produisant du coton en abondance, il en fit faire une sorte d’arme défensive, qui n’était qu’un double drap de coton piqué et taillé en forme de casaque, à laquelle on donna le nom d’estampille. Cette armure, qui doit son origine à la disette du fer, devint si commune après l’expérience, qu’un peu de coton, piqué mollement entre deux toiles, passa, pour une défense plus sûre que le fer contre la pointe des flèches et des dards américains, sans compter, que les flèches y demeurant attachées, perdaient encore leur activité, et n’allaient blesser personne en glissant sur les armes, Cortez faisait faire aussi tous les exercices militaires à ses soldats : il les instruisait lui-même par le discours et l’exemple.

Mais, tandis que les derniers préparatifs se faisaient avec une diligence et une conduite qui lui attiraient l’admiration, il vit arriver Gaspard de Carnica, chargé de lettres de Vélasquez, par lesquelles il était ordonné à Barba de l’arrêter et de l’envoyer prisonnier à la capitale. Elles portaient ordre à Diègue d’Ordaz et à Jean Vélasquez de Léon de prêter main-forte à Barba. Les plaintes du gouverneur de Cuba contre Verdugo faisaient comprendre qu’il ne recevrait aucune excuse dans l’affaire du monde qui l’intéressait le plus. Cortez en fut averti, et cette obstination lui causa de l’inquiétude : ce fut alors qu’il prit la résolution de rompre ouvertement avec Vélasquez. Il trouva des prétextes pour éloigner Diègue d’Ordaz avant la publication de ces ordres, parce qu’il n’ignorait pas que la proposition de nommer un commandant dans son absence était venue de lui. Ensuite, ayant mis dans ses intérêts Vélasquez de Léon, qu’il connaissait plus facile à persuader, il ne craignit pas de se montrer à ses troupes, et de leur déclarer lui-même la nouvelle persécution dont il était menacé. Leur ardeur fut égale à lui promettre une fidélité sans réserve : la noblesse se contint dans les bornes d’un attachement fondé sur l’estime et la reconnaissance ; mais la chaleur des soldats fut poussée jusqu’aux cris et aux menaces. Barba, que ce mouvement tumultueux semblait regarder, se hâta de paraître pour jurer qu’il n’avait pas dessein d’exécuter l’ordre du gouverneur, et qu’il en reconnaissait l’injustice ; ensuite, pour ne laisser aucun doute à ses intentions, il renvoya publiquement Garnica avec une lettre par laquelle il marquait au gouverneur qu’il n’était pas temps d’ôter à Cortez le pouvoir qu’il lui avait confié, et que les troupes n’étaient pas disposées à souffrir le changement. Il ajoutait, en forme de conseil, que le seul parti qu’il eût à prendre, était de retenir le capitaine général par la voie de la confiance, en ajoutant de nouvelles grâces aux premières, et qu’il valait mieux espérer de sa reconnaissance ce qu’il ne pouvait obtenir par la force.

Après de telles assurances de l’affection de son armée, Cortez ne vit plus d’obstacles à redouter. En vain le bruit courut que Vélasquez devait arriver lui-même à la Havane : il aurait beaucoup hasardé, suivant les historiens. Les guerriers de la flotte n’étaient pas encore revenus de leur chagrin, et Solis décide hardiment qu’ils avaient pour eux la force et la raison. Ils pressèrent eux-mêmes le départ ; la flotte se trouva composée de dix navires et d’un brigantin. Cortez divisa toutes ses troupes en onze compagnies, et les mit sous les ordres d’autant de capitaines, qui devaient commander ces onze vaisseaux, avec une égale autorité sur mer et sur terre. Il prit le commandement de la première compagnie. Les autres capitaines furent Vélasquez de Léon, Porto Carrero ; Montejo, Olid, Escalante, Alvarado, Morla, Sancedo, Avila et Ginez de Portez, qui montait le brigantin. Orosco, qui avait servi avec beaucoup de réputation dans les guerres d’Italie, fut chargé de la conduite de l’artillerie, et le sage Alaminos, dont l’expérience était connue sur toutes ces mers, fut nommé premier pilote. Cortez donna pour mot Saint-Pierre, sous la protection duquel il déclara qu’il mettait toutes ses entreprises.

On partit du port de la Havane le 10 février 1519. Après avoir eu pendant quelques jours des vents impétueux à combattre, toute la flotte se réunit dans l’île de Cozumel, et l’on fit une revue générale. Le nombre des troupes montait à cinq cent huit soldats, sans y comprendre les officiers, et cent neuf hommes pour le service de la navigation. Quoique la plupart eussent déjà fait éclater leur ardeur, Cortez, après leur avoir fait une exhortation générale, prit les officiers à part, s’assit au milieu d’eux, et leur adressa une harangue que Solis nous a conservée. Les insulaires s’étaient retirés dans les montagnes à la vue de la flotte ; mais ils furent excités à descendre par le bon ordre qu’ils virent régner dans le camp des Espagnols, et bientôt ils se mêlèrent parmi eux avec autant de familiarité que de confiance. Cortez apprit du cacique que, dans un canton du continent, il y avait quelques hommes barbus, d’un pays auquel ils donnaient le nom de Castille. Il ne douta point que ce ne fût quelques-uns des Castillans qu’Hernandez de Cordoue et Grijalva s’étaient plaints d’avoir perdus sur cette côte ; et, comprenant de quelle importance il était pour lui de s’attacher quelques hommes de sa nation, qui devaient savoir la langue du pays, il fit passer Ordaz à la cote d’Yucatan, dont l’île de Cozumel n’est éloignée que d’environ quatre lieues. Deux insulaires, choisis par le cacique même, furent chargés d’une lettre pour les prisonniers et de quelques présens par lesquels on se flattait d’obtenir leur rançon. Ordaz eut ordre de demeurer à l’ancre pendant huit jours, qui était le temps nécessaire pour la réponse. Ordaz n’ayant pas reparu dans le terme de huit jours, le départ ne fut pas retardé plus long-temps ; mais une voie d’eau qui se fit au vaisseau d’Escalante, ayant bientôt obligé la flotte de retourner dans l’île d’où elle était partie, il fallut employer quatre jours au radoub ; et comme on remettait à la voile, on découvrit de fort loin un canot qui traversait le golfe pour venir droit à l’île. Il portait quelques Américains armés, auxquels on fut surpris de voir faire une diligence extrême, et témoigner peu de crainte à la vue de la flotte. Le général fit mettre quelques soldats en embuscade dans l’endroit du rivage où le canot devait aborder. Ils laissèrent descendre les Américains, et, leur ayant coupé le chemin, ils fondirent impétueusement sur eux. Mais un de ces étrangers s’avançant les bras ouverts, s’écria en castillan qu’il était chrétien. Ils le reçurent avec mille caresses, et le conduisirent au général, qui reconnut ses compagnons pour les mêmes insulaires qu’il avait envoyés avec Ordaz à la côte d’Yucatan. Si l’on considère qu’une voie d’eau est une disgrâce commune, qui pouvait être réparée sans retourner à l’île, que le temps nécessaire pour le radoub du vaisseau ne l’était pas moins pour l’arrivée du prisonnier, que cet homme savait assez les différentes langues du continent pour servir d’interprète au général, et qu’il devint en effet un des principaux instrumens de la conquête du Mexique, on conviendra que la fortune commençait de bonne heure à se déclarer pour Cortez.

Ce malheureux inconnu ne paraissait pas différent des Américains. Il était nu comme eux, et basané, avec des cheveux tressés autour de la tête : il portait sa rame sur l’épaule, un arc à la main, un bouclier et des flèches sur le dos, une sorte de rets en forme de sac, dans lequel était sa provision de vivres, et une paire d’heures qu’il avait toujours conservée pour ses exercices de religion. Il demanda d’abord quel jour il était avec un embarras qu’on devait attribuer à l’excès de sa joie, mais qu’on reconnut bientôt pour véritable oubli de sa langue naturelle. Il ne pouvait tenir un discours suivi sans y mêler quelques mots américains qu’on n’entendait pas. Cortez, après l’avoir embrassé, le couvrit lui-même du manteau qu’il portait. On apprit de lui par degrés qu’il se nommait Jérôme d’Aguilar, qu’il était d’Écija, ville d’Andalousie, et d’une naissance qui lui avait procuré tous les avantages de l’éducation. Il était passé en Amérique, et, se trouvant dans la colonie du Darien pendant les dissensions de Nicuessa et de Vasco Nugnez de Balboa, il avait accompagné Valdivia dans le voyage qu’il devait faire à San-Domingo ; mais, à la vue de la Jamaïque, leur caravelle avait échoué sur les bancs de Los Alacranes. De vingt hommes qu’ils étaient, sept étaient morts de fatigue et de misère. Les autres, ayant pris terre dans une province nommée Maya, étaient tombés entre les mains d’un cruel cacique qui avait commencé par sacrifier à ses idoles Valdivia et quatre de leurs compagnons, dont il avait ensuite mangé la chair. Aguilar et les autres avaient été réservés pour la première fête, et renfermés dans une cage où l’on prenait soin de les engraisser ; mais ils avaient trouvé le moyen d’en sortir, et marchant pendant plusieurs jours au travers des bois, sans autre aliment que des herbes et des racines, ils avaient rencontré des Américains qui les avaient présentés à un autre cacique, ennemi du premier et moins barbare, sous le pouvoir duquel ils avaient mené une vie assez douce, quoique forcés continuellement à de pénibles travaux. Tous les compagnons de son malheur étaient morts successivement, à l’exception d’un matelot, nommé Gonzalez Guerrero, natif de Palos, qui avait épousé une riche Américaine dont il avait plusieurs enfans. Pour lui, que son attachement pour la religion avait toujours éloigné de ces coupables mariages, il était parvenu, après diverses épreuves, à mériter l’affection et la confiance de son maître. Il l’avait servi fort heureusement dans ses guerres ; et ce cacique, nommé Aquineuz, l’avait recommandé, en mourant, à son fils, auprès duquel il avait joui de la même faveur. Lorsqu’il avait reçu la lettre de Cortez par les Américains de Cozumel, il avait employé les présens qu’ils lui avaient remis à traiter de sa liberté, qu’il avait obtenue comme une récompense de ses services. Il avait communiqué la lettre à Guerrero, mais sans avoir pu l’engager à quitter sa femme, et l’emploi de capitaine, dont il avait été revêtu par le cacique de Nachanaam.

Les Castillans partirent pour la seconde fois de Cozumel le 4 mars ; et, doublant la pointe de Catoche, ils suivirent la côte et allèrent mouiller à la rivière de Grijalva : on n’y fut pas long-temps sans entendre des cris tumultueux, qui semblaient annoncer de la résistance dans un canton où Grijalva n’avait reçu que des caresses et des présens. Aguilar, que Cortez envoya dans un esquif pour demander la paix, revint lui dire que les ennemis étaient en grand nombre, et si résolus de défendre l’entrée de la rivière, qu’ils avaient refusé de l’écouter. Quoique ce ne fut point par cette province qu’il voulait commencer ses conquêtes, il lui parut important de ne pas reculer dans le premier péril qui s’offrait : la nuit approchait ; il l’employa presque entière à disposer l’artillerie de ses plus gros vaisseaux, avec ordre aux soldats de prendre leurs casaques, piquées : à l’approche du jour, les vaisseaux furent rangés en demi-lune, dont la forme allait en diminuant jusqu’aux chalouppes qui terminaient les deux pointes : la largeur de la rivière laissant assez d’espace pour s’avancer dans cet ordre, on affecta de monter avec une lenteur qui invitait les Américains à la paix. Aguilar fut député encore une fois pour l’offrir ; mais leur réponse fut le signal de l’attaque. Ils s’avancèrent à la faveur du courant jusqu’à la portée de l’arc, et tout d’un coup ils firent pleuvoir sur la flotte une si grande quantité de flèches, que les Espagnols eurent beaucoup d’embarras à se couvrir ; mais, après avoir soutenu cette première attaque, ils firent à leur tour une si terrible décharge de leur artillerie, que la plupart des Américains, épouvantés d’un bruit qu’ils n’avaient jamais entendu, et de la mort d’une infinité de leurs compagnons, abandonnèrent leurs canots pour sauter dans l’eau. Alors les vaisseaux s’avancèrent sans obstacle jusqu’au bord de la rivière, où Cortez entreprit de descendre sur un terrain marécageux et couvert de buissons ; il y fallut soutenir un second combat : les Américains qui étaient embusqués dans les bois, et ceux qui avaient quitté leurs bateaux, s’étaient rassemblés pour revenir à la charge. Les flèches, les dards et les pierres incommodèrent beaucoup les Castillans ; mais Cortez eut l’habileté de former un bataillon sans cesser de combattre, c’est-à-dire que les premiers rangs, faisant tête à l’ennemi, couvraient ceux qui descendaient des vaisseaux, et leur donnaient le temps de se ranger pour les soutenir. Aussitôt que le bataillon fut formé, il détacha cent hommes sous la conduite d’Avila pour aller au travers du bois attaquer la ville de Tabasco, capitale de la province, dont on connaissait la situation par les mémoires des voyages précédens. Ensuite il marcha contre une multitude incroyable, qu’il ne cessa point de pousser avec autant de hardiesse que de danger. Les Castillans combattaient dans l’eau jusqu’au genou : le général même s’exposa comme le moindre soldat ; et l’on rapporte qu’ayant laissé, dans l’ardeur du combat, un de ses souliers dans la fange, il combattit long-temps dans cet état, sans s’en apercevoir.

Cependant les Américains disparurent entre les buissons, apparemment pour la défense de leur ville, vers laquelle ils avaient vu marcher Avila. On en jugea par la multitude de ceux qui s’y étaient rassemblés. Elle était fortifiée d’une espèce de muraille, composée de gros troncs d’arbres, en forme de palissades, entre lesquelles il y avait des ouvertures pour le passage des flèches. Cortez arriva plus tôt à la ville qu’Avila, dont la marche avait été retardée par des marais et des lacs. Cependant les deux troupes se rejoignirent, et, sans donner aux ennemis le temps de se reconnaître, elles avancèrent tête baissée jusqu’au pied de la palissade. Les intervalles qui s’y trouvaient servirent d’embrasures pour les arquebuses. Bientôt il ne resta plus aux Américains d’autre ressource que de prendre la fuite vers les bois. Cortez défendit de les suivre, pour leur laisser la liberté de se déterminer à la paix, et pour donner à ses gens le temps de se reposer. Ainsi, Tabasco fut sa première conquête : cette ville était grande et bien peuplée ; les Américains en ayant fait sortir leurs familles et leurs principales richesses, elle n’offrit presque rien à l’avidité du soldat ; mais il s’y trouvait des vivres en abondance. Entre plusieurs Castillans blessés, on nomme Diaz de Castillo, et Solis lui fait honneur de son courage.

Les Castillans passèrent la nuit dans trois temples dont la situation les mettait à couvert de toute surprise. Cortez ne se reposa que sur lui-même du soin de faire la ronde et de poser les sentinelles. Le jour n’ayant fait apercevoir aucune trace de l’ennemi, il envoya reconnaître les bois voisins, où l’on trouva la même solitude. Cette tranquillité lui fit naître des soupçons qui augmentèrent en apprenant que Melchior, un des anciens interprètes, avait disparu cette nuit, après avoir suspendu aux branches d’un arbre les habits qu’il avait reçus en embrassant le christianisme. Les avis qu’il allait porter aux Américains pouvaient être dangereux : en effet, on vérifia dans la suite qu’il les avait excités à continuer la guerre en les assurant que les Castillans n’étaient pas immortels, et que ces armes qui répandaient tant d’effroi n’étaient pas le tonnerre ; mais il fut mal payé de son zèle ; les Mexicains, auxquels il avait donné ses lumières, n’en ayant pas trouvé la victoire plus facile, le sacrifièrent à leurs idoles.

Cortez, après avoir fait reconnaître le pays par ses détachemens, fut informé que, près d’un lieu nommé Cintla, on découvrait une armée innombrable de Mexicains, qui ne pouvait s’être rassemblée que dans le dessein de l’attaquer.

Diaz décrit l’ordre de leur marche pour donner une idée générale des combats qu’on eut à soutenir dans une région dont tous les peuples ont les mêmes usages de guerre : leurs armes ordinaires étaient l’arc et les flèches ; la corde de leur arcs était composée d’un nerf de quelque animal ou de poil de cerf filé ; et leurs flèches étaient armées d’un os pointu ou d’une arête de poisson. Ils avaient une sorte de dard ou de zagaie qu’ils lançaient dans l’occasion, et qui leur servait quelquefois aussi de demi-pique. Quelques-uns portaient des épées ou de larges sabres d’un bois fort dur, incrusté de pierres tranchantes, et s’en servaient à deux mains : les plus robustes y joignaient des massues fort pesantes, dont la pointe était armée d’un caillou. Enfin d’autres n’avaient que des frondes dont ils se servaient pour jeter de grosses pierres avec autant de force que d’adresse. Leurs armes défensives, qui n’appartenaient qu’aux caciques et aux officiers, étaient des cuirasses de coton et des rondaches de bois ou d’écaille de tortue, garnies de métal, quelques-unes d’or même dans tous les endroits où le fer est employé parmi nous. Tous les autres combattaient nus ; mais ils avaient le visage et le corps peints de diverses couleurs, pour se donner un air plus terrible. La plupart portaient autour de la tête une couronne de plumes fort hautes, qui semblait ajouter quelque chose à leur taille. Ils ne manquaient pas d’instrumens militaires, soit pour les rallier ou pour les animer dans l’occasion : c’étaient des flûtes de roseau, des coquilles de mer et une espèce de tambour d’un tronc d’arbre creusé, dont ils tiraient quelques sons avec de grosses baguettes. Leurs bataillons étaient sans aucun ordre de rang et de files ; mais on y remarquait des divisions dont chacune avait ses chefs, et le corps d’armée était suivi de quelques troupes de réserve pour soutenir ceux qui venaient à se rompre. Leur première attaque était toujours furieuse, et les cris dont elle était accompagnée pouvaient inspirer de la terreur. Après avoir épuisé leurs flèches, s’ils ne voyaient pas leurs ennemis ébranlés, ils se précipitaient sur eux, sans autre méthode que de se tenir serrés dans leurs bataillons ; mais comme ils attaquaient ensemble, ils fuyaient aussi tous à la fois ; et lorsque la crainte leur avait fait tourner le dos, il était impossible de les arrêter.

Les Castillans, qui ne connaissaient point encore le caractère et les usages de ces peuples, ne purent voir sans quelque effroi la campagne inondée d’une armée si nombreuse. Ils apprirent qu’elle était de quarante mille hommes, Cortez sentait le péril dans lequel il s’était engagé ; cependant, loin d’en être abattu, il anima ses gens par un air de joie et de fierté : il leur fit prendre un poste au pied d’une petite éminence, qui ne leur laissait point à craindre d’être enveloppés par-derrière, et d’où l’artillerie pouvait jouer librement. Pour lui, montant à cheval avec tout ce qu’il avait de cavaliers, il se jeta dans un taillis voisin, d’où il se proposait de prendre l’ennemi en flanc lorsque cette diversion deviendrait nécessaire. Les Américains ne furent pas plus tôt à la portée des flèches, qu’ils firent leur première décharge, après quoi, suivant leur usage, ils fondirent avec tant d’impétuosité sur le bataillon espagnol, que les arquebuses et les arbalètes ne purent les arrêter ; mais l’artillerie faisait une horrible exécution dans leur corps d’armée ; et comme ils étaient fort serrés, chaque coup en abattait un grand nombre. Ils ne laissaient pas de se rejoindre pour remplir les vides qui se faisaient dans leurs bataillons ; et poussant d’épouvantables cris, ils jetaient en l’air des poignées de sable par lesquelles ils espéraient cacher leur perte. Cependant ils avancèrent jusqu’à se trouver en état d’en venir aux coups de main ; et déjà les Espagnols commençaient à croire que la partie n’était pas égale, lorsque les cavaliers, sortant du bois avec Cortez à leur tête, vinrent tomber à bride abattue dans la mêlée la plus épaisse. Ils n’eurent pas de peine à s’ouvrir un passage. La seule vue des chevaux, que les Mexicains prirent pour des monstres dévorans à têtes d’homme et de bête, fit désespérer de la victoire aux plus braves. À peine osaient-ils jeter les yeux sur l’objet de leur terreur. Ils ne pensèrent plus qu’à se retirer, en continuant néanmoins de faire tête, mais comme s’ils eussent appréhendé d’être dévorés par-derrière, et pour veiller à leur sûreté plutôt que pour combattre. Enfin les Espagnols, à qui cette retraite donna la liberté de se servir de leurs arquebuses, recommencèrent un feu si vif, qu’il fit prendre ouvertement la fuite à leurs ennemis.

Cortez se contenta de les faire suivre à quelque distance par ses cavaliers, dans la vue de redoubler leur effroi, mais avec ordre d’épargner leur sang, et d’enlever seulement quelques prisonniers qu’il voulait faire servir à la paix. On trouva sur le champ de bataille plus de huit cents ennemis morts, et l’on ne put douter que le nombre de leurs blessés n’eût été beaucoup plus grand. Les Castillans n’y perdirent que deux hommes, mais ils eurent soixante-dix blessés. Cet essai de leurs armes leur parut digne, après la conquête, d’être célébré par un monument, et ils élevèrent un temple en l’honneur de Notre-Dame de la Victoire. La première ville qu’ils fondèrent dans cette province reçut aussi le même nom. Les Mexicains, épouvantés, demandèrent la paix : elle se fit de si bonne foi, qu’après l’avoir confirmée par des présens mutuels, entre lesquels le cacique de Tabasco fit accepter à Cortez vingt femmes américaines pour faire du pain de maïs à ses troupes, on se visita pendant quelques jours avec autant de civilité que de confiance. Mais si les magnifiques peintures que les Castillans firent au cacique de la puissance et de la grandeur du roi d’Espagne lui inspirèrent de l’admiration pour un si grand monarque, elles ne purent le disposer à se ranger au nombre de ses sujets. Ce ne fut pas faute d’adresse de la part de Cortez. Les seigneurs du pays qui l’avaient visité, entendant hennir les chevaux dans sa cour, demandèrent avec embarras de quoi se plaignaient les yeguanez, nom qui signifie dans leur langue puissance terrible. Cortez leur dit qu’ils étaient fâchés de ce qu’il n’avait pas châtié plus sévèrement le cacique et sa nation pour avoir eu l’audace de résister aux chrétiens. Aussitôt les seigneurs firent apporter des couvertures pour coucher les chevaux et de la volaille pour les nourrir, en leur demandant pardon, et leur promettant, pour les apaiser, d’être toujours amis des chrétiens.

Cortez, appréhendant de s’affaiblir, s’il poussait plus loin ses prétentions, et rapportant toutes ses vues à de plus hautes entreprises, remit à la voile le lundi de la semaine sainte, pour continuer de suivre la côte de l’ouest. Il reconnut dans cette route la province de Guazacoalco, les rivières d’Alvarado et de Banderas, l’île des Sacrifices, et tous les autres lieux qui avaient été découverts par Grisalva. Enfin il aborda le jeudi saint à Saint-Jean d’Ulua. À peine eut-il fait jeter l’ancre entre l’île et le continent, qu’on vit partir de la côte deux de ces gros canots que les gens du pays nomment pirogues. Ils s’avancèrent jusqu’à la flotte sans aucune marque de crainte ou de défiance, ce qui fit juger favorablement de leurs intentions. Cortez ordonna qu’ils fussent reçus avec beaucoup de caresses ; mais Aguilar, qui avait servi jusqu’alors d’interprète, cessant d’entendre la langue, on tomba dans un embarras dont il eût été difficile de sortir, lorsque le hasard fit remarquer qu’une des femmes qu’on avait amenées de Tabasco, qui avait déjà reçu le baptême sous le nom de Marina, s’entretenait avec quelques-uns de ces Mexicains. C’est de ce jour que commença la faveur de cette femme auprès du général, et que, par ses services autant que par son esprit et sa beauté, elle acquit sur lui un ascendant qu’elle sut toujours conserver.

Les Mexicains déclarèrent à Cortez, par la bouche de Marina, que Pilpatoé et Teutilé, le premier, gouverneur de cette province, et l’autre, capitaine-général du grand empereur Montézuma, les avaient envoyés au commandant de la flotte pour savoir de lui-même quel dessein l’amenait sur leur rivage. Cortez traita fort civilement ces députés, et leur répondit qu’il venait en qualité d’ami, dans le dessein de traiter d’affaires importantes pour leur prince et pour son empire ; qu’il s’expliquerait davantage avec le gouverneur et le général, et qu’il espérait d’eux un accueil aussi favorable qu’ils l’avaient fait l’année précédente à quelques vaisseaux de sa nation. Ensuite, ayant tiré d’eux une connaissance générale des richesses, des forces et du gouvernement de Montézuma, il les renvoya fort satisfaits. Le jour suivant, sans attendre la réponse de leurs maîtres, il fit débarquer toutes ses troupes, ses chevaux et son artillerie. Les habitans du canton lui prêtèrent volontairement leurs secours pour élever des cabanes, entre lesquelles il en fit dresser une plus grande qu’il destinait au service de la religion, et devant laquelle il fit planter une croix. Il apprit des Américains que Teutilé commandait une puissante armée dans la province, pour soumettre quelques places indépendantes que l’empereur voulait joindre à ses états. Tout le jour et la nuit suivante se passèrent dans une profonde tranquillité.

Elle fut troublée le lendemain par une nombreuse troupe de Mexicains armés qui s’avancèrent sans précaution vers le camp ; mais on fut bientôt informé que c’étaient les avant-coureurs de Teutilé et de Pilpatoé, qui s’étaient mis en chemin pour venir saluer le général. Ils arrivèrent le jour de Pâques avec un cortége digne de leur rang. Cortez ayant conçu qu’il avait à traiter avec les ministres d’un prince fort supérieur aux caciques, résolut d’affecter aussi un air de grandeur qu’il crut propre à leur en imposer. Il les reçut au milieu de tous ses officiers, qu’il avait engagés à prendre une posture respectueuse autour de lui. Après avoir écouté leurs premiers complimens, auxquels il fit une réponse fort courte, il leur fit déclarer par Marina qu’avant de traiter du sujet de son voyage, il voulait rendre ses devoirs à son Dieu, qui était le seigneur de tous les dieux de leur pays ; et, les ayant conduits à la cabane qui leur servait d’église, il y fit chanter une messe solennelle avec toute la pompe que les circonstances permettaient. On revint de l’église à la tente, où il fit dîner les deux officiers mexicains avec la même ostentation. Ensuite, prenant un air grave et fier, il leur dit, par la bouche de son interprète, qu’il était venu de la part de Charles d’Autriche, monarque de l’Orient, pour communiquer à l’empereur Montézuma des secrets d’une haute importance, mais qui ne pouvaient être déclarés qu’à lui-même ; qu’il demandait par conséquent l’honneur de le voir, et qu’il se promettait d’en être reçu avec toute la considération qui était due à la grandeur de son maître.

Cette proposition parut causer aux deux officiers un chagrin dont ils ne purent déguiser les marques ; mais avant de s’expliquer, ils demandèrent la liberté de faire apporter leurs présens. C’étaient des vivres, des robes de coton très-fin, des plumes de différentes couleurs, et une grande caisse remplie de divers bijoux d’or travaillés avec délicatesse. Trente Mexicains entrèrent dans la tente chargés de ce fardeau, et Teutilé en présenta successivement, chaque partie au général. Ensuite, se tournant vers lui, il lui fit dire par l’interprète qu’il le priait d’agréer ce témoignage de l’estime et de l’affection de deux esclaves de Montézuma, qui avaient ordre de traiter ainsi les étrangers qui abordaient sur les terres de son empire, à condition néanmoins qu’ils s’y arrêteraient peu, et qu’ils se hâteraient de continuer leur voyage ; que le dessein de voir l’empereur souffrait trop de difficultés, et qu’ils croyaient lui rendre service en lui conseillant d’y renoncer. Cortez, d’un air encore plus fier, répliqua que les rois ne refusaient jamais audience aux ambassadeurs des autres souverains, et que, sans un ordre bien précis, leurs ministres ne devaient pas se charger d’un refus si dangereux ; que dans cette occasion leur devoir était d’avertir Montézuma de son arrivée, et qu’il leur accordait du temps pour cette information ; mais qu’ils pouvaient assurer en même temps leur empereur que le général étranger était fortement résolu de le voir ; et que, pour l’honneur du grand roi qu’il représentait, il ne rentrerait point dans ses vaisseaux sans avoir obtenu cette satisfaction. Les deux Mexicains, frappés de l’air dont Cortez avait accompagné cette déclaration, ne répondirent que pour le prier avec soumission de ne rien entreprendre, du moins, avant la réponse de la cour, et pour lui offrir toute l’assistance dont il aurait besoin dans l’intervalle.

Ils avaient dans leur cortége des peintres de leur nation qui s’étaient attachés, depuis le premier moment de leur arrivée, à représenter avec une diligence admirable les vaisseaux, les soldats, les chevaux, l’artillerie, et tout ce qui s’était offert à leurs yeux dans le camp. Leur toile était une étoffe de coton préparée, sur laquelle ils traçaient assez naturellement, avec un pinceau et des couleurs, toutes sortes d’objets et de figures. Cortez, qui fut averti de leur travail, sortit pour se procurer ce spectacle, et ne vit pas sans étonnement la facilité avec laquelle ils exécutaient leurs dessins. On l’assura qu’ils exprimaient sur ces toiles non-seulement les figures, mais les discours mêmes et les actions ; et que Montézuma serait informé par cette méthode de toutes les circonstances de l’entretien qu’il avait eu avec Teutilé. Là-dessus, pour soutenir les apparences de grandeur qu’il avait affectées, et dans la crainte qu’une image sans force et sans mouvement ne donnât des idées peu convenables à ses vues, il conçut le dessein d’animer cette faible représentation en faisant faire l’exercice à ses soldats, pour montrer leur adresse et leur valeur aux yeux de deux des principaux officiers de l’empire.

L’ordre fut donné sur-le-champ. L’infanterie castillane forma un bataillon, et tout le canon de la flotte fut mis en batterie. On déclara aux Mexicains que le général étranger voulait leur rendre les honneurs qui n’étaient accordés dans son pays qu’aux personnes d’une haute distinction. Cortez, montant à cheval avec ses principaux officiers, commença par des courses de bague. Ensuite, ayant partagé sa troupe en deux escadrons, il leur fit faire entre eux une espèce de combat avec tous les mouvemens de la cavalerie. Les Américains, dans leur première surprise, regardèrent d’abord avec frayeur ces animaux dont la figure et la fierté leur paraissaient terribles : et n’étant pas moins frappés de leur obéissance, ils conclurent que des hommes capables de les rendre si dociles avaient quelque chose de supérieur à la nature. Mais lorsqu’au signal de Cortez l’infanterie fit deux ou trois décharges, qui furent suivies du tonnerre de l’artillerie, la peur fit sur eux tant d’impression, que les uns se jetèrent à terre, les autres prirent la fuite ; et les deux seigneurs cachèrent leur effroi sous le masque de l’admiration. Cortez ne tarda point à les rassurer en leur répétant d’un air enjoué que c’était par ces fêtes militaires que les Espagnols honoraient leurs amis. C’était leur faire comprendre combien ces armes étaient terribles dans une action sérieuse, puisqu’un simple amusement qui n’en était que l’image avait pu leur causer tant de frayeur. Les peintres mexicains inventèrent de nouvelles figures pour exprimer ce qu’ils venaient de voir et d’entendre. Les uns dessinaient des soldats armés, et les autres peignaient les chevaux dans l’agitation du combat. Ils représentaient même un coup de canon, autant qu’il était possible, par du feu et de la fumée.

Cortez avait employé le temps que les Mexicains donnaient à l’admiration pour faire préparer des présens considérables, qu’il les pria d’envoyer de sa part à leur empereur. Pilpatoé s’arrêta près du camp des Espagnols, avec une troupe assez nombreuse, pour élever en peu d’heures une multitude de cabanes, qui prirent l’apparence d’une grosse bourgade. Les Castillans n’eurent pas de peine à comprendre que son dessein était de les observer ; mais, comme il les avait avertis qu’il ne pensait qu’à se mettre à portée de leur fournir des provisions, ils lui laissèrent le plaisir de croire qu’il les trompait par une politique dont ils recueillaient tout l’avantage. Teutilé reprit le chemin de son camp, d’où il se hâta d’envoyer à Montézuma ses observations, avec les tableaux de ses peintres et les présens de Cortez. Les rois du Mexique entretenaient pour cet usage un grand nombre de courriers, dispersés sur tous les grands chemins de l’empire. On choisissait pour cet office des jeunes gens fort dispos, qu’on exerçait à la course dès le premier âge. Acosta, dont on vante l’exactitude dans ses descriptions, rapporte que la principale école où l’on dressait ces courriers était le grand temple de la ville de Mexico, qui contenait une idole monstrueuse au sommet d’un escalier de cent vingt degrés, et qu’il y avait des prix tirés du trésor public pour celui qui arrivait le premier aux pieds de l’idole. Dans les courses qu’ils faisaient d’une extrémité de l’empire à l’autre, ils se relevaient de distance en distance avec des proportions si justes, qu’ils se succédaient toujours avant qu’ils eussent commencé à se lasser.

La réponse de Montézuma vint en sept jours ; quoique par le plus court chemin, on compte soixante lieues de la capitale à Saint-Jean d’Ulua, et ce qui augmente l’admiration, c’est qu’elle était précédée par un présent porté sur les épaules de cent Américains. Avant l’audience, Teutilé, qui était chargé de négocier avec le général étranger, fit étendre les présens sur des nattes à la vue des Espagnols ; ensuite, s’étant fait introduire dans la tente de Cortez, il lui dit que l’empereur Montézuma lui envoyait ces richesses pour lui témoigner l’estime qu’il faisait de lui, et la haute opinion qu’il avait de son roi ; mais que l’état de ses affaires ne lui permettait pas d’accorder à des inconnus la permission de se rendre à sa cour. Teutilé s’efforça d’adoucir ce refus par divers prétextes, tels que la difficulté des chemins, et la rencontre de plusieurs nations barbares que toute l’autorité de l’empereur n’empêcherait pas de prendre les armes pour fermer les passages. Cortez reçut les présens avec toutes les marques d’un profond respect ; mais il répondit que, malgré le chagrin qu’il aurait de déplaire à l’empereur, en négligeant ses ordres, il ne pouvait retourner en arrière sans blesser l’honneur de son roi. Il s’étendit sur son devoir avec une fermeté qui déconcerta le Mexicain ; et, l’exhortant à faire de nouvelles instances auprès de l’empereur, il promit d’attendre encore sa réponse : cependant il ajouta qu’il serait fort affligé qu’elle tardât trop à venir, parce qu’il se verrait alors forcé de la solliciter de plus près.

Teutilé insista sur la déclaration de l’empereur ; mais, n’obtenant point d’autre réponse, il partit avec quelques présens de Cortez. Les Castillans, après avoir admiré la richesse des siens, se partagèrent sur le jugement qu’ils portaient de leur situation ; les uns concevaient les plus hautes espérances d’un si beau commencement ; les autres, mesurant la puissance de Montézuma sur ses richesses, s’épuisaient en raisonnemens sur les difficultés de leur entreprise, et trouvaient de la témérité dans le dessein de lui faire la loi avec si peu de forces. Cortez même n’était pas sans inquiétude, lorsqu’il comparait la faiblesse de ses moyens avec la grandeur de ses projets ; mais, n’en étant pas moins résolu de tenter la fortune, il prit le parti d’occuper ses soldats jusqu’au retour de l’ambassadeur mexicain, pour leur ôter le temps de se refroidir par leurs réflexions ; et, sous prétexte de chercher un mouillage plus sûr, parce que la rade de Saint-Jean d’Ulua était battue des vents du nord, il chargea Montéjo d’aller reconnaître la côte avec deux vaisseaux, sur lesquels il fit embarquer ceux dont il appréhendait le plus d’opposition. Montéjo revint vers le temps où l’on attendait Teutilé. Il avait suivi la côte jusqu’à la grande rivière de Panuco, que les courans ne lui avaient pas permis de passer ; mais il avait découvert une bourgade où la mer formait une espèce de port, défendu par quelques rochers qui pouvaient mettre les vaisseaux à couvert du vent. Elle n’était qu’à dix ou douze lieues de Saint-Jean. Cortez fit valoir cette faveur du ciel comme un témoignage de sa protection.

Teutilé arriva bientôt avec de nouveaux présens. Sa harangue fut courte : elle portait un ordre aux étrangers de partir sans réplique. On ignore quelle aurait été la réponse de Cortez ; mais tandis qu’il la préparait avec quelque embarras, il entendit sonner la cloche de l’église ; et, prenant occasion de cet incident pour former un dessein extraordinaire, il se mit à genoux après avoir fait signe à tous ses gens de s’y mettre à son exemple. Cette action, qui fut suivie d’un profond silence, ayant paru causer de l’étonnement à l’ambassadeur, Marina lui apprit, par l’ordre du général, que les Espagnols reconnaissant un Dieu souverain, qui détestait les adorateurs des idoles, et qui avait la puissance de les détruire, ils s’efforçaient de le fléchir en faveur de Montézuma, pour lequel ils craignaient sa colère. Ensuite Cortez, d’un air plus imposant que jamais, déclara « que le principal motif du roi son maître pour offrir son amitié à l’empereur du Mexique était l’obligation où sont les princes chrétiens de s’opposer aux erreurs de l’idolâtrie ; qu’un de ses plus ardens désirs était de lui donner les instructions qui conduisent à la connaissance de la vérité, et de l’aider à sortir de l’esclavage du démon, horrible tyran qui tenait l’empereur même dans les fers, quoiqu’en apparence il fut un puissant monarque ; que, pour lui, venant d’un pays fort éloigné pour une affaire de cette importance, et de la part d’un roi plus puissant encore que celui des Mexicains, il ne pouvait se dispenser de faire de nouvelles instances pour obtenir une audience favorable, d’autant plus qu’il n’apportait que la paix, comme on en devait juger par ceux qui l’accompagnaient, dont le petit nombre ne pouvait faire soupçonner d’autres vues. »

Ce discours, par lequel il avait espéré se faire du moins respecter, n’eut pas le succès qu’il s’en était promis. Teutilé, qui ne l’avait pas écouté sans quelques marques d’impatience, se leva brusquement avec un mélange de chagrin et de colère pour répondre que jusqu’alors Montézuma n’avait employé que la douceur en traitant des étrangers comme ses hôtes ; mais que, s’ils continuaient à résister à ses ordres, ils devaient s’attendre à être traités en ennemis. Alors, sans demander plus d’explication, ni prendre congé du général, il sortit à grands pas avec tout son cortége. Un procédé si fier causa quelques momens d’embarras à Cortez : mais tournant aussitôt son attention à rassurer ses gens, il parut s’applaudir d’un refus qui lui donnait la liberté d’employer les armes sans violer aucun droit ; et quoiqu’il y eût peu d’apparence que les Mexicains eussent une armée prête à l’attaquer, il posa de tous côtés des corps de garde pour faire juger qu’il n’avait rien à craindre de la surprise avec lui.

Cependant le jour d’après fit découvrir un changement qui jeta l’alarme dans le camp espagnol. Les Mexicains, qui s’étaient établis à peu de distance, et qui n’avaient pas cessé jusqu’alors de fournir des vivres, s’étaient retirés si généralement, qu’il ne s’en présentait pas un seul. Ceux qui venaient des villages et des bourgs voisins rompirent aussi toute communication avec le camp. Cette révolution fit craindre si vivement aux soldats de manquer bientôt du nécessaire, qu’ils commencèrent à regarder le dessein de s’établir dans ce pays comme une entreprise mal conçue : ces murmures firent élever la voix à quelques partisans de Vélasquez. Ils accusèrent le général d’un excès de témérité ; et leur hardiesse croissant de jour en jour, ils sollicitèrent tout le monde de s’unir pour demander leur retour dans l’île de Cuba, sous prétexte d’y fortifier la flotte et l’armée. Cortez, informé de ce soulèvement, employa ses plus fidèles amis pour reconnaître les sentimens du plus grand nombre. Il trouva que celui des mutins se réduisait à quelques anciens mécontens, dont il avait toujours eu de la défiance. Lorsqu’il se crut assuré de la disposition des autres, il déclara qu’il voulait prendre conseil de tout le monde, et que chacun avait la liberté de lui apporter ses plaintes. Ordas et quelques autres officiers se chargèrent de celles des mécontens. Elles furent écoutées sans aucune marque d’offense ; comme elles tendaient principalement à retourner dans l’île de Cuba pour remettre la disposition de la flotte à Vélasquez, et qu’il n’y avait point en effet d’autre moyen de la fortifier, Cortez se contenta de répondre qu’elle avait été jusqu’alors assez favorisée du ciel pour en espérer constamment les mêmes secours ; mais que, si le courage et la confiance manquaient aux soldats comme on l’en assurait, il y aurait de la folie à s’engager plus loin ; qu’il fallait prendre ses mesures pour retourner à Cuba : il avoua néanmoins qu’il s’arrêtait à cette résolution pour suivre leur conseil, et sur le témoignage qu’ils lui rendaient de la disposition des soldats. Aussitôt il fit publier dans le camp qu’on se tînt prêt à s’embarquer le lendemain pour Cuba ; et l’ordre fut donné aux capitaines de remonter, avec leurs compagnies, sur les mêmes vaisseaux qu’ils avaient commandés. Mais cette résolution ne fut pas plus tôt divulguée que tous ceux qui étaient prévenus en faveur du général s’écrièrent avec beaucoup de chaleur qu’il les avait donc trompés par de fausses promesses ; ils ajoutèrent que, s’il était résolu de se retirer, il en était le maître avec ceux qu’il trouverait disposés à le suivre ; mais que, dans les espérances qui les attachaient au Mexique, ils n’abandonneraient pas leur entreprise, et qu’ils sauraient choisir un chef pour lui succéder. Les officiers qui servaient Cortez, feignant d’approuver cette ouverture, demandèrent seulement qu’il en fût informé. Ils se rendirent à sa tente, accompagnés de la plus grande partie des soldats, pour lui représenter que toute l’armée était prête à se soulever ; et la feinte fut poussée jusqu’à lui reprocher d’avoir pris la résolution de partir sans consulter ses principaux officiers. Ils se plaignirent de la honte dont il voulait couvrir les Espagnols en abandonnant son expédition au seul bruit des obstacles qu’il avait à surmonter. Ils lui représentèrent ce qui était arrivé à Grijalva pour avoir manqué de faire un établissement dans le pays qu’il avait découvert ; enfin ils lui répétèrent fidèlement tout ce qu’il leur avait dicté lui-même. Cortez parut surpris de les entendre ; il rejeta sa conduite sur l’opinion qu’il avait eue des dispositions de l’armée. Il affecta de se défendre, de balancer, d’avoir peine à se persuader ce qu’il désirait le plus ardemment ; et, se plaignant d’avoir été mal informé, sans nommer néanmoins ceux qui lui avaient rendu ce mauvais office, il protesta que les ordres qu’il avait donnés étaient contre son goût, qu’il n’avait cédé qu’à l’envie d’obliger ses soldats ; qu’il demeurait au Mexique avec d’autant plus de satisfaction, qu’il les voyait dans les sentimens qu’ils devaient au roi leur maître, et à l’honneur de leur nation ; mais qu’ils devaient comprendre que, pour des entreprises aussi glorieuses que les siennes, il ne voulait que des guerriers libres et dévoués à ses ordres ; que si quelqu’un souhaitait de retourner à Cuba, il pouvait partir sans obstacle, et que sur-le-champ il allait donner ordre qu’il y eut des vaisseaux prêts pour tous ceux qui ne seraient pas disposés à suivre volontairement sa fortune. Ce discours produisit des transports de joie dont il fut surpris lui-même ; et ceux qui avaient servi d’interprètes aux mécontens n’eurent pas la hardiesse de se déclarer. Ils lui firent des excuses, qu’il reçut avec la même dissimulation. On verra dans tout le cours de cette histoire que, de tous les ennemis que Cortez eut à combattre, ce sont les Espagnols qui lui donnèrent le plus de peine.

La fortune, qui semblait conduire Cortez par la main, amena dans le même temps cinq Américains que Diaz del Castillo vit descendre d’une colline vers un poste avancé qu’il gardait. Leur petit nombre et les signes de paix avec lesquels ils continuaient de s’approcher ne lui laissant aucune défiance de leurs intentions, il les conduisit au camp. On crut remarquer à leur air et à leurs habillemens qu’ils étaient d’une nation différente des Mexicains, quoiqu’ils eussent aussi les oreilles et la lèvre percées, pour soutenir de gros anneaux d’or et d’autres bijoux : leur langage ne ressemblait pas non plus à celui des autres, et Marina ne l’entendit pas sans difficulté. On apprit néanmoins par son organe qu’ils étaient sujets du cacique de Zampoala, province peu éloignée, et qu’ils venaient faire des complimens de sa part au chef de ces braves étrangers, dont les exploits dans la province de Tabasco s’étaient déjà répandus jusqu’à lui. C’était un prince guerrier qui faisait profession d’aimer la valeur jusque dans ses ennemis. Les députés insistèrent beaucoup sur cette qualité de leur maître, dans la crainte apparemment que ses avances ne fussent attribuées à des motifs moins dignes de lui. Cortez les reçut avec de grands témoignages d’estime et d’affection. Outre l’effet que cet heureux incident pouvait produire sur les Mexicains pour arrêter leurs entreprises, et sur les Espagnols mêmes pour leur inspirer une nouvelle confiance, il apprit que la province de Zampoala était vers le port que Montéjo avait découvert sur la côte, et son dessein était toujours d’y transporter son camp. Cependant, sa joie se déguisant sous un air de fierté, il demanda aux Américains pourquoi leur cacique, étant si voisin, avait différé si long-temps à lui faire cette députation. Ils répondirent que les peuples de Zampoala ne communiquaient pas volontiers avec les Mexicains, dont ils ne souffraient les cruautés qu’avec horreur : nouveau sujet de satisfaction pour Cortez, surtout lorsque les Américains eurent ajouté que Montézuma était un prince violent, qui s’était rendu insupportable à ses voisins par son orgueil, et qui tenait les peuples soumis par la crainte.

L’empire du Mexique était alors au plus haut point de sa grandeur, puisque toutes les provinces qui avaient été découvertes dans l’Amérique septentrionale étaient gouvernées par ses ministres ou par des caciques qui lui payaient un tribut. Sa longueur, du levant au couchant, était de plus de cinq cents lieues, et la largeur, du midi au nord, d’environ deux cents. Il avait pour bornes, au nord, la mer Atlantique, dans ce long espace de côtes qui s’étend depuis Panuco jusqu’à l’Yucatan ; le golfe d’Anian le bornait au couchant. Le côté méridional occupait cette vaste contrée qui borde la mer du Sud, depuis Acapulco jusqu’à Guatimala, et qui vient près de Nicaragua, vers l’isthme du Darien ; celui du nord, s’étendant jusqu’à Panuco, comprenait cette province entière ; mais ses limites étaient resserrées en quelques endroits par des montagnes qui servaient de retraite aux Chichimèques et aux Atomies, peuples farouches et barbares, auxquels on n’attribue aucune forme de gouvernement, et qui, n’ayant pour habitation que les cavernes des rochers, ou quelques trous sous terre, vivaient de leur chasse et des fruits que leurs arbres produisaient sans culture ; cependant ils se servaient de leurs flèches avec tant d’adresse et de force, et la situation de leurs montagnes aidait si naturellement à leur défense, qu’ils avaient repoussé plusieurs fois toutes les forces des empereurs du Mexique ; mais ils ne pensaient à vaincre que pour éviter la tyrannie, et pour conserver leur liberté au milieu des bêtes sauvages.

Il n’y avait pas plus de cent trente ans que l’empire du Mexique était parvenu à cette grandeur, après avoir commencé à s’élever, comme la plupart des autres états, sur des fondemens assez faibles. Les Mexicains, portés par inclination à l’exercice des armes, avaient assujetti par degrés plusieurs autres peuples qui habitaient cette partie du Nouveau-Monde. Leur premier chef avait été un simple capitaine, dont l’adresse et le courage en avaient fait d’excellens soldats. Ensuite ils s’étaient donné un roi qu’ils avaient choisi entre les plus braves de leur nation, parce qu’ils ne connaissent pas d’autre vertu que la valeur ; et cet usage de donner la couronne au plus brave, sans aucun égard au droit de la naissance, n’avait été interrompu que dans quelques occasions où l’égalité du mérite avait fait donner la préférence au sang royal. Montézuma, suivant les peintures qui composaient leurs annales, était le onzième de ces rois : quoique son père eût occupé le trône, il n’avait dû son élévation qu’à ses grandes qualités naturelles, qui avaient été soutenues long-temps par l’artifice ; mais, lorsqu’il s’était vu couronné, il avait laissé paraître tous ses vices, qu’il avait su déguiser. Il avait porté l’orgueil jusqu’à congédier tous les officiers de sa maison qui étaient d’une naissance commune, pour n’employer que la noblesse jusque dans les emplois les plus vils ; affectation également choquante pour les nobles, qui se trouvaient avilis par des fonctions indignes d’eux, et pour les familles populaires qui s’étaient vu fermer l’unique voie qu’elles avaient à la fortune. Il paraissait rarement à la vue de ses sujets, sans excepter ses ministres mêmes et ses domestiques, auxquels il ne se communiquait qu’avec beaucoup de réserve ; « faisant entrer ainsi, suivant l’expression de Solis, le chagrin de la solitude dans la composition de sa majesté. » Il avait inventé de nouvelles révérences et des cérémonies gênantes pour ceux qui approchaient de sa personne. Le respect lui paraissait une offense, s’il n’était poussé jusqu’à l’adoration ; et, dans la seule vue de faire éclater son pouvoir, il exerçait quelquefois d’horribles cruautés, dont on ne connaissait pas d’autre raison que son caprice ; il avait créé sans nécessité de nouveaux impôts, qui se levaient par tête, avec tant de rigueur, que ses moindres sujets, jusqu’aux mendians, étaient obligés d’apporter quelque chose au pied du trône. Ces violences avaient jeté la terreur dans toutes les parties de l’empire, et cette terreur avait produit la haine. Plusieurs provinces s’étaient révoltées : il avait entrepris de les châtier lui-même ; mais celles de Méchoacan, de Tlascala et de Tépéaca, se soutenaient encore dans la révolté. Montézuma se vantait de n’avoir différé à les soumettre que pour se conserver des ennemis et fournir des victimes à ses cruels sacrifices. Il y avait quatorze ans qu’il régnait suivant ces maximes : tel est le portrait que tracent les écrivains espagnols, dont l’équité peut être suspecte. On peut encore, avec plus de raison, soupçonner leurs lumières dans le récit des prétendus prodiges qui, s'il faut les en croire, commençaient à faire sentir à Montézuma des remords et des craintes. Une effroyable comète avait paru pendant plusieurs nuits, comme une pyramide de feu ; elle avait été suivie d’une autre en forme de serpent à trois têtes, qui, se levant de l’ouest en plein jour, courait avec une extrême rapidité jusqu’à l’autre horizon, où elle disparaissait, après avoir marqué sa trace par une infinité d’étincelles. Un grand lac voisin de la capitale avait rompu ses digues, et s’était répandu avec une impétuosité dont on n’avait jamais vu d’exemple ; un temple s’était embrasé, sans qu’on eût pu découvrir la cause de cet incendie, ni trouver de moyen pour l’arrêter. Jusque-là, tout ce que l’on rapporte peut s’expliquer assez naturellement, le reste est merveilleux ; mais on doit compter assez sur la raison des lecteurs pour offrir sans crainte à leur imagination ces fables, qui se sont toujours mêlées au récit des grands événemens. On avait entendu dans l’air des voix plaintives qui annonçaient la fin de la monarchie ; et toutes les réponses des idoles s’accordaient à répéter ce funeste pronostic. Quelques pêcheurs prirent au bord du lac de Mexico un oiseau d’une grandeur et d’une figure monstrueuses, qu’ils présentèrent à l’empereur ; il avait sur la tête une lame luisante où la réverbération du soleil produisait une lumière triste et affreuse. Montézuma, fixant ses yeux sur cette lame, y aperçut la représentation d’une nuit, avec des étoiles si brillantes, qu’il se tourna aussitôt vers le soleil, dans le doute s’il n’avait pas cessé tout d’un coup de luire ; il y vit des soldats inconnus et bien armés, qui venaient du côté de l’orient, et qui faisaient un horrible carnage de ses sujets : il fit appeler ses prêtres et ses devins pour les consulter sur ce prodige. L’oiseau demeura immobile tandis que plusieurs d’entre eux firent la même expérience ; ensuite il s’échappa tout d’un coup de leurs mains.

Peu de jours après, un laboureur vint au palais et demanda très-instamment d’être introduit à l’audience de l’empereur. Il raconta qu’ayant vu en songe l’empereur endormi dans un lieu écarté, et qui tenait à la main une pastille allumée, une voix lui avait ordonné de prendre la pastille et de la lui appliquer sur la cuisse, ce qu’il avait fait sans que l’empereur se fût éveillé. Alors la voix lui avait dit : C’est ainsi que ton souverain s’endort pendant que le tonnerre gronde sur sa tête, et qu’il lui vient des ennemis d’un autre monde pour détruire son empire et sa religion. Sur quoi, le laboureur ayant fait une exhortation fort vive à Montézuma, prit la fuite avec beaucoup de vitesse. On pensait d’abord à le faire arrêter pour le punir de son insolence ; mais une douleur extraordinaire que l’empereur sentit à sa cuisse y ayant fait regarder aussitôt, tous ceux qui étaient présens aperçurent la marque d’une brûlure récente, dont la vue effraya Montézuma. Soit que des prêtres, ennemis de ce prince, eussent répandu contre lui des prédictions sinistres, soit que la haine qu’il inspirait eût aisément accrédité des fables chez un peuple superstitieux, Cortez sut en profiter. Il jugea qu’il ne lui serait pas difficile de former un parti contre un tyran parmi des peuples révoltés contre ses injustices. Il envoya au cacique de Zampoala des présens, et rechercha son amitié. Il crut ce moment favorable pour exécuter le dessein qu’il avait toujours eu de former une colonie dans le lieu où il était campé ; il se hâta de le communiquer aux officiers dont il connaissait l’attachement pour sa personne, et lorsqu’il eut réglé avec eux tout ce qui pouvait en assurer le succès, il tint une assemblée générale pour donner une forme au nouvel établissement. La conférence fut courte ; ses partisans, qui composaient le plus grand nombre, secondèrent toutes ses propositions par leurs suffrages. On nomma pour alcas, ou chefs du conseil souverain, Portocarréro et Montéjo ; et pour conseillers, Avila, Alvarado et Sandoval. Escalante fut créé alguazil-major, ou lieutenant-criminel, et l’office de procureur-général fut confié à Chico. Tous ces officiers, après avoir prêté le serment ordinaire à Dieu et au roi, prirent possession de leurs charges avec les formalités ordinaires en Espagne, et commencèrent à les exercer en donnant à la nouvelle colonie le nom de Villa-Rica de la Vera-Cruz, qu’elle a conservé dans un autre lieu. Ils la nommèrent Ville-Riche, parce qu’ils y avaient commencé à voir beaucoup d’or, et Vraie-Croix, parce qu’ils y étaient descendus le jour du vendredi saint.

Cortez affecta d’assister à leurs premières fonctions, comme un simple habitant qui ne tirait aucun droit de sa qualité de général de la flotte et de commandant des armées. Il voulait autoriser le nouveau tribunal par son respect, et donner au public l’exemple d’une juste soumission ; parce qu’il croyait avoir également besoin et de l’autorité civile, et de la dépendance des sujets pour suppléer à ce qui manquait à sa juridiction militaire. Il ne commandait qu’en vertu de la commission du gouverneur de Cuba ; mais elle avait été révoquée, et, dans le fond, son pouvoir était appuyé sur des fondemens trop faibles. Ce défaut ne l’obligeait que trop souvent de fermer les yeux sur la résistance qu’il trouvait à ses ordres. Il le mettait dans le double embarras de penser à ce qu’il devait commander et aux moyens de se faire obéir : de là son impatience pour l’exécution d’un projet dont toutes ces dispositions n’étaient que les préparatifs.

Le lendemain, pendant que le conseil était assemblé, il demanda modestement la permission d’y entrer. Les juges se levèrent pour le recevoir. Il leur fit une profonde révérence, et se contenta de prendre place après le premier conseiller. Là, dans un discours où l’art était revêtu des apparences du désintéressement et de la simplicité, il leur représenta que, depuis les variations du gouverneur de Cuba, dont il tenait la commission, il ne se croyait plus un pouvoir assez absolu pour commander, et que, les circonstances demandant une pleine autorité dans un capitaine-général, il se désistait de toutes ses prétentions entre les mains du conseil, auquel il appartenait d’en nommer un, jusqu’à ce qu’il plût au roi d’en ordonner autrement. Il n’oublia pas de demander acte de son désistement ; après quoi, jetant sur la table les provisions de Diégo Vélasquez, et baisant le bâton de général, qu’il remit au chef de l’assemblée, il se retira seul dans sa tente.

Le choix du conseil ne fut pas différé long-temps ; la plupart des conseillers y étaient préparés, et les autres n’y pouvaient rien opposer. Toutes les voix s’accordèrent à recevoir la démission de Cortez, mais à condition qu’il reprendrait aussitôt le commandement au nom du roi, et qu’on informerait le peuple de cette élection. Elle n’eut pas été plus tôt publiée, qu’on vit éclater la joie par de vives acclamations. Ceux qui prirent le moins de part à la satisfaction publique se virent forcés de dissimuler leur mécontentement. Ensuite le conseil, accompagné de la plus grande partie des soldats, qui représentaient le peuple, se rendit solennellement à la tente de Cortez, et lui déclara que la ville de la Vera-Cruz, au nom du roi catholique, l’avait élu gouverneur de la nouvelle colonie, et général de l’armée castillane, en plein conseil, avec la connaissance et l’approbation de tous les habitans.

Il reçut les deux charges avec tout le respect qu’il aurait eu pour le roi lui-même, dont on employait le nom et l’autorité ; et dès ce moment il donna ses ordres avec un caractère de grandeur et de confiance qui détermina tout le monde à la soumission. Il fit mettre aux fers, sur les vaisseaux, Ordez, Escudero, et Jean Vélasquez, trois chefs de la faction opposée. Cette fermeté jeta la terreur dans l’esprit des autres, surtout lorsqu’il eut déclaré que son dessein était de faire le procès aux séditieux. Mais pendant qu’il marquait une sévérité feinte, il employait toute son adresse pour les ramener insensiblement à la raison ; et cette conduite lui en fit à la fin des amis fidèles.

Aussitôt qu’il crut son autorité bien affermie, il détacha cent hommes sous le commandement d’Alvarado pour aller reconnaître le pays, et pour chercher des vivres qui commençaient à manquer depuis que les Américains avaient cessé d’en apporter au camp. Alvarado n’alla pas loin sans rencontrer quelques villages dont les habitans avaient laissé l’entrée libre en se retirant dans les bois. Il trouva du maïs, de la volaille et d’autres provisions, qu’il se contenta d’enlever sans causer d’autres désordres ; et ce secours rétablit l’abondance. Alors Cortez donna ses ordres pour la marche de l’armée. Les vaisseaux mirent à la voile vers la côte de Quiabizlan, où l’on avait découvert un nouveau port, et les troupes suivirent par terre le chemin de Zampoala. Elles se trouvèrent en peu d’heures sur les bords d’une profonde rivière, où l’on fut obligé de rassembler quelques canots de pêcheurs pour le passage des hommes, tandis que les chevaux passèrent à la nage. On s’approcha d’une bourgade, qui ne fut reconnue que dans la suite pour la première du pays de Zampoala. Les habitans avaient non-seulement abandonné leurs maisons, mais emporté jusqu’à leurs meubles ; ce qui causa d’autant plus d’inquiétude à Cortez, que leur retraite semblait préméditée. Ils n’avaient même laissé dans leurs temples qu’une partie de leurs idoles, avec des couteaux de bois garnis de pierre, et quelques misérables restes de la peau des victimes humaines qu’ils avaient sacrifiées, et qui causaient autant de pitié que d’horreur. Ce fut dans ce lieu que les Castillans virent pour la première fois la forme des livres mexicains. Ils en trouvèrent quelques-uns qui contenaient, apparemment les cérémonies de la religion de ces peuples. Leur matière était une espèce de parchemin enduit de gomme ou de vernis, et plié de manière à former un grand nombre de feuilles qui composaient chaque volume. Ils paraissaient écrits de tous côtés, ou plutôt chargés de ces images et de ces chiffres dont les peintres de Teutilé avaient donné des exemples beaucoup plus réguliers. L’armée passa la nuit dans cette bourgade avec toutes les précautions qui pouvaient assurer son repos. Le lendemain elle reprit sa marche dans le même ordre et par le chemin le plus frayé, qui descendait vers l’ouest, en s’écartant un peu de la mer. Cortez fut surpris de n’y trouver pendant tout le jour qu’une continuelle solitude, dont le silence lui devint suspect ; mais, vers le soir, à l’entrée d’une belle prairie, on vit paraître douze Américains chargés de rafraîchissemens, qui, s’étant fait conduire au général, lui offrirent ce présent de la part de leur cacique, avec une invitation de se rendre dans le lieu de sa demeure, où il avait fait préparer des logemens et des vivres pour toute l’armée. On apprit d’eux qu’il restait un soleil, c’est-à-dire, dans leur langage, une journée de chemin jusqu’à la cour de Zampoala. Cortez renvoya six de ces Américains au cacique, avec des remercîmens fort nobles, et garda les autres pour lui servir de guides. Une civilité si peu prévue n’avait pas laissé de lui causer quelque défiance ; mais, le soir, il trouva tant d’empressement à le servir dans les habitans d’une bourgade où ses guides lui conseillèrent de s’arrêter, qu’il ne douta plus de la bonne foi du cacique ; et cette opinion fut heureusement confirmée par les avantages qu’il retira de son amitié.

Le jour suivant, en continuant de marcher vers Zampoala, il rencontra, presqu’à la vue de cette place, vingt Américains qui étaient sortis pour le recevoir. Après l’avoir salué avec beaucoup de cérémonies, ils lui firent un compliment civil au nom du cacique, ajoutant « que ses incommodités ne lui avaient pas permis de se mettre à leur tête, mais qu’il attendait avec une extrême impatience de connaître des étrangers dont la valeur avait fait tant de bruit. » La ville était grande et bien peuplée, dans une agréable situation, entre deux ruisseaux qui arrosaient une campagne fertile. Ils venaient d’une montagne peu éloignée, révêtue d’arbres, et d’une pente aisée. Les édifices de la ville étaient de pierre, couverts et crépis d’une sorte de chaux blanche, polie et luisante, dont l’éclat formait un spectacle fort brillant. Un des soldats qui furent détachés revint avec transport en criant de toute sa force que les murailles étaient d’argent, tant l’espèce d’ivresse où les jetaient tant d’objets nouveaux leur montrait partout les métaux que cherchait leur avarice.

Toutes les rues et les places publiques se trouvèrent remplies de peuple, mais sans aucune espèce d’armes qui pussent donner du soupçon, et sans autre bruit que celui qui est inséparable de la multitude. Le cacique s’offrit à la porte de son palais. Il était d’une prodigieuse grosseur, et il s’approcha lentement, appuyé sur les bras de quelques officiers, au secours desquels il semblait devoir tout son mouvement. Sa parure était une mante de coton enrichie de pierres précieuses, comme ses oreilles et ses lèvres. La gravité de sa figure s’accordait avec le poids de son corps. Cortez eut besoin de toute la sienne pour arrêter les éclats de rire des Espagnols, et pour se faire cette violence à lui-même. Le discours du cacique fut simple et précis. Il le félicita de son arrivée ; il se félicita lui-même de l’honneur qu’il avait de le recevoir ; et, sans un mot inutile, il le pria d’aller prendre quelque repos dans son quartier, où il lui promit de conférer avec lui de leurs intérêts communs.

Les logemens qu’il avait fait préparer étaient sous les portiques de plusieurs maisons, dans un assez grand espace, où tous les Espagnols furent placés sans embarras, et trouvèrent abondamment tout ce qui était nécessaire à leurs besoins. Le jour suivant, la visite du cacique fut annoncée par un présent dont la valeur montait à deux mille marcs d’or. Il le suivit de près, sur une espèce de brancard, porté par ses principaux officiers. Cortez, accompagné de tous les siens, alla fort loin au-devant de lui, et le conduisit dans son appartement, où il ne retint que ses interprètes, pour donner à cette première conférence l’air important du secret. Après l’exorde ordinaire sur la grandeur de son roi et sur les erreurs de l’idolâtrie, il ajouta fort habilement qu’une des principales vues des soldats espagnols était de détruire l’injustice, de réprimer la violence, et d’embrasser le parti de la justice et de la raison. C’était ouvrir la carrière au cacique pour apprendre de lui-même ce qu’on pouvait espérer de ses dispositions. En effet, le changement qui parut sur son visage fit connaître au général qu’il l’avait touché par l’endroit sensible. Quelques soupirs servirent de prélude à sa réponse. Enfin, la douleur paraissant l’emporter, il confessa que tous les caciques gémissaient dans un esclavage honteux, sous le poids de la tyrannie et des cruautés de Montézuma, sans avoir la force de le secouer, ni même assez de lumières pour en imaginer les moyens ; que ce cruel maître se faisait adorer de ses vassaux comme un des dieux du pays, et qu’il voulait que ses injustices et ses violences fussent révérées comme des arrêts du ciel ; que la raison néanmoins ne permettait pas de demander du secours à des étrangers pour tant de misérables, non-seulement parce que l’empereur du Mexique était trop puissant, mais plus encore parce que Cortez n’avait pas assez d’obligation aux Mexicains pour se déclarer en leur faveur, et parce que les lois de l’honnêteté ne permettaient pas de lui vendre à si haut prix les petits services qu’ils lui avaient rendus.

Ce langage adroit causa beaucoup de surprise et d’admiration au général espagnol. Il feignit néanmoins de s’y être attendu ; il assura le cacique qu’il craignait peu les forces de Montézuma, parce que les siennes étaient favorisées du ciel ; mais qu’étant appelé par d’autres vues dans le Quiabizlan, il y attendrait ceux qui se croyaient opprimés, et qui auraient quelque confiance à son secours. Il ajouta que, dans l’intervalle, le cacique pouvait communiquer cette proposition à ses amis. Soyez sûr, lui dit-il du même ton, que les insultes de Montézuma cesseront, ou qu’elles tourneront à sa honte lorsque j’entreprendrai de vous protéger. Ils se séparèrent après cette courte explication. Cortez donna aussitôt des ordres pour continuer sa marche. À son départ, quatre cents Américains se présentèrent pour porter le bagage de l’armée, et pour aider à la conduite de l’artillerie.

Le pays qui restait à traverser jusqu’à la province de Quiabizlan offrit un mélange de bois et de plaines fertiles dont la vue parut fort agréable aux Espagnols. Ils se logèrent le soir dans un village abandonné, pour ne se pas présenter la nuit aux portes de la capitale. Le lendemain, ils découvrirent dans l’éloignement les édifices d’une assez grande ville, sur une hauteur environnée de rochers qui semblaient lui servir de murailles : ils y montèrent avec beaucoup de peine, mais sans opposition de la part des habitans, à qui la frayeur avait fait abandonner leurs maisons. Tandis qu’ils s’avançaient vers la place, ils virent sortir de quelques temples qui en faisaient l’ornement douze ou quinze Américains d’un air distingué, qui les prièrent civilement de ne pas s’offenser de la retraite du cacique et de ses sujets, et qui offrirent de les rappeler sur-le-champ, si le général étranger voulait s’engager à les traiter avec amitié : Cortez leur donna toutes les assurances qu’ils désiraient, et ne fut pas peu surpris de voir presque aussitôt la ville repeuplée de tous ses habitans ; le cacique arriva le dernier : il amenait avec lui celui de Zampoala pour lui servir de protecteur, et tous deux étaient portés par quelques-uns de leurs officiers. Après des excuses fort adroites, ils tombèrent sur les violences de Montézuma, en joignant quelquefois des larmes à leurs plaintes. Le Zampoala, qui paraissait le plus irrité, ajouta pour conclusions : « Ce monstre est si fier et si cruel, qu’après nous avoir appauvris par ses impôts, il déclare la guerre à notre honneur, en nous ravissant nos filles et nos femmes. » Cortez s’efforça de le consoler, et lui promit ouvertement d’aider à sa vengeance.

Pendant qu’il s’informait des forces et de la situation des deux caciques, il vit entrer quelques Américains qui leur parlèrent, et les caciques s’étant levés aussitôt d’un air tremblant, sortirent sans prendre congé de lui, et sans avoir achevé leurs discours. On fut bientôt informé du sujet de leur crainte, lorsqu’on vit passer, dans le quartier même des Espagnols, six officiers de Montézuma, du nombre de ceux qu’il envoyait dans les provinces pour y lever des tributs : ils étaient richement vêtus, et suivis d’un grand nombre d’esclaves, dont quelques-uns soutenaient au-dessus d’eux des parasols de plumes. Cortez étant sorti pour les voir, à la tête de ses capitaines, ils passèrent d’un air méprisant : cette fierté irrita les soldats espagnols, qui l’auraient châtiée sur-le-champ, si le général ne les eût retenus. Marina fut envoyé aux informations avec une escorte. On apprit par cette voie que les officiers mexicains avaient établi le siége de leur audience dans une maison de la ville, où ils avaient fait citer les caciques, qu’ils leur avaient reproché publiquement d’avoir reçu dans leurs villes des étrangers ennemis de leur maître, et que, pour l’expiation de leur crime, ils avaient demandé, avec le tribut ordinaire, vingt habitans, qui devaient être sacrifiés. Cortez, indigné de cette audace, fit appeler aussitôt les caciques, et recommanda qu’ils fussent amenés sans bruit : il feignit d’avoir pénétré leurs pensées par une supériorité de lumières ; et, louant le ressentiment qu’il leur supposait d’une violence qu’ils n’avaient pas méritée, il leur dit qu’il n’était plus temps de souffrir un abominable tribut de sang humain ; qu’un ordre si cruel ne serait pas exécuté devant ses yeux ; qu’il voulait au contraire que ses infâmes ministres fussent chargés de chaînes, et qu’il prenait la défense de cette action sur lui-même. Les caciques furent embarrassés : l’habitude de l’esclavage leur avait abattu le cœur et l’esprit ; cependant Cortez ayant répété sa déclaration d’un air d’autorité, auquel ils n’osèrent résister, les officiers de Montézuma furent enlevés à la vue de tout le monde, et on applaudit à cette exécution ; cependant il en fit mettre deux en liberté pendant la nuit, et les renvoya à Montézuma, qu’il était bien aise d’intimider, mais avec qui il ne voulait rompre qu’à l’extrémité.

La douceur affectée des Castillans, et le zèle qu’ils avaient fait éclater pour leurs alliés, s’étant bientôt répandus dans les cantons voisins, plusieurs autres caciques, informés par ceux de Zampoala et de Quiabizlan du bonheur dont ils jouissaient sous la protection d’une nation invincible, qui pénétrait jusqu’à leurs plus secrètes pensées, et qui semblait défier toutes les forces de l’empire du Mexique, s’assemblèrent pour implorer un secours si puissant contre la même oppression. En peu de jours on en vit plus de trente à Quiabizlan, la plupart sortis des montagnes qu’on découvre de cette ville. Leurs peuples, qui se nommaient Totonagues, avaient plusieurs bourgades fort peuplées, dont le langage et les coutumes ressemblaient peu à celles des autres provinces de l’empire ; c’était une nation extrêmement robuste, endurcie à la fatigue, et propre à tous les exercices de la guerre. Non-seulement les caciques offrirent leurs troupes à Cortez, mais s’étant engagés à la fidélité par des sermens, ils y joignirent un hommage formel à la couronne d’Espagne. Après cette espèce de confédération, ils se retirèrent dans leurs états. Ce récit fait voir que les victoires des Espagnols dans cette contrée commencèrent par des menées politiques que favorisaient les circonstances, et qu’indépendamment de l’avantage prodigieux de leurs armes, ils surent diviser leurs ennemis avant de les vaincre, et employèrent une partie du Nouveau-Monde à conquérir l’autre . C’est alors que Cortez, ne voyant plus d’obstacle à redouter, prit la résolution de donner une forme régulière et constante à la colonie de Vera-Cruz, qui était comme errante avec l’armée dont elle était composée. La situation de la ville fut choisie dans une plaine, entre la mer et Quiabizlan, à une demi-lieue de cette place. La fertilité du terroir, l’abondance des eaux, et la beauté des arbres, semblèrent inviter les Castillans à ce choix. On creusa les fondemens de l’enceinte : les officiers se partagèrent pour régler le travail, et pour y contribuer par leur exemple ; le général même ne se crut pas dispensé d’y mettre la main. Les murs furent bientôt élevés, et parurent une défense suffisante contre les armes des Mexicains : on bâtit des maisons, avec moins d’égard aux ornemens qu’à la commodité.

Dans cet intervalle, les deux officiers de Montézuma étaient retournés à la cour, et n’avaient pas manqué, dans le récit de leur disgrâce, de faire valoir l’obligation qu’ils avaient de leur liberté au général des étrangers. Cette nouvelle parut apaiser la fureur de Montézuma, qui n’avait d’abord pensé qu’à lever une armée formidable pour exterminer les rebelles et leurs partisans. Cependant la colère ne pouvant lui faire oublier ses alarmes et les menaces de ses dieux, il prit le parti d’en revenir à la négociation, et de tenter par une nouvelle ambassade et de nouveaux présens d’engager Cortez à s’éloigner de l’empire. Ses ambassadeurs arrivèrent au camp des Espagnols lorsqu’on achevait de fortifier Vera-Cruz : il amenaient avec eux deux jeunes princes, neveux de l’empereur, accompagnés de quatre anciens caciques qui leur servaient de gouverneurs : leur présent était d’une richesse éclatante. Après avoir remercié le général du service qu’il avait rendu aux deux officiers de l’empire, et l’avoir assuré que la punition des caciques rebelles n’avait été suspendue qu’à sa considération, ils renouvelèrent les anciennes instances pour l’engager à partir, de manière à faire voir que c’était le principal objet de leur commission.

Cortez leur fit rendre de grands honneurs, excusa ses alliés et ce qu’il avait fait pour eux ; et, répétant la même réponse qu’il avait déjà faite aux premiers députés, il ajouta qu’aussitôt que l’honneur de voir le grand Montézuma lui serait accordé, il lui ferait connaître les motifs et l’importance de son ambassade, mais qu’aucun obstacle n’aurait le pouvoir de l’arrêter, parce que les guerriers de sa nation, loin de connaître la crainte, sentaient croître leur courage à la vue du danger, et s’accoutumaient dès l’enfance à chercher la gloire dans les plus redoutables entreprises.

Après ce discours, prononcé d’un air majestueux et tranquille, il fit donner avec profusion aux ambassadeurs mexicains toutes les bagatelles qui venaient de Castille ; et, sans marquer la moindre attention pour le chagrin qu’ils firent éclater sur leur visage, il leur déclara qu’ils étaient libres de retourner à la cour. Cette indifférence altière, les démarches de l’orgueilleux Montézuma, qui sollicitait son amitié par des présens, redoublèrent la vénération des peuples pour les Espagnols aux dépens de celle qu’ils avaient eue jusqu’alors pour leur souverain. On ne remarqua plus rien de forcé dans leur soumission. Bientôt un service considérable que le général rendit aux caciques de Zampoala et de Quiabizlan les fit passer de l’admiration à l’attachement. Il humilia par la terreur de ses armes les habitans de Zinpazingo, contrée voisine dont ils lui avaient fait beaucoup de plaintes, et les força de jurer des conditions qu’ils observèrent fidèlement. À la vérité, les caciques l’avaient trompé en lui représentant leurs ennemis comme des Mexicains qui cherchaient à nuire aux Castillans ; et le motif de Cortez, dans cette guerre, fut bien moins d’obliger ses hôtes que de faire prendre à la cour du Mexique une idée de sa valeur ; mais lorsqu’il eut découvert l’artifice des deux caciques, il se fit demander grâce pour eux par tous ses capitaines, et, l’ayant accordée avec des circonstances qui relevèrent sa bonté, il acheva par cette faveur de les lier à ses intérêts.

Le changement qu’il eut occasion d’introduire dans leur culte servit encore à assurer leur fidélité, en leur donnant une plus haute idée de sa puissance. Un jour, qui était celui d’une de leurs plus grandes fêtes, tous les Américains du canton s’étaient assemblés dans le plus célèbre de leurs temples pour y faire le sacrifice de plusieurs hommes par le ministère de leurs prêtres. Quelques Espagnols, que le hasard rendit témoins de cette horrible scène, se hâtèrent d’en informer le général. Sa colère s’alluma jusqu’au transport : il fit prendre aussitôt les armes à toutes ses troupes, et, commençant par se faire amener le cacique et les principaux officiers, il se mit en marche avec eux vers le temple. Les ministres des sacrifices parurent à la porte. La crainte leur fit pousser d’effroyables cris pour appeler le peuple au secours de leurs dieux. On vit paraître sur-le-champ quelques troupes d’hommes armés, que la défiance des prêtres avait fait aposter, et dont le nombre augmenta bientôt jusqu’à causer de l’inquiétude au général. Il fit crier par Marina qu’à la première flèche qui serait tirée, il ferait égorger le cacique, et qu’il permettrait à ses soldats de châtier cette insolence par le fer et par le feu. Cette menace arrêta les plus emportés. Le cacique même leur ordonna d’une voix tremblante de quitter les armes et de se retirer, et ils obéirent.

Cortez, demeuré avec le cacique et ceux de sa suite, se fit amener les sacrificateurs. Il les rassura sur leur sort ; mais il déclara qu’il avait résolu de ruiner toutes leurs idoles, et que, s’ils voulaient employer leurs propres mains à cette exécution, il leur promettait son amitié. Alors il voulut leur persuader démonter les degrés du temple pour abattre tout ce qu’ils avaient adoré ; mais ils ne répondirent que par des cris et des larmes, et, s’étant jetés tous à terre, ils protestèrent qu’ils souffriraient mille fois la mort avant de porter la main sur leurs dieux. Cortez, sans insister sur une proposition qu’il désespéra de leur faire goûter, n’en ordonna pas moins à ses soldats de mettre les idoles en pièces. À l’instant, on vit sauter du haut des degrés le principal de ces monstres et les autres à sa suite, avec les autels mêmes et tous les instrumens d’un exécrable culte. Les Américains ne virent pas ces débris sans frémir de frayeur. Ils se regardaient d’un air interdit, comme s’ils eussent attendu la vengeance du ciel ; mais, lorsqu’ils le virent tranquille, ils jugèrent, comme les insulaires de Cozumel, que des divinités qui n’avaient pas le pouvoir de se venger ne méritaient pas leurs adorations. S’ils avaient regardé jusqu’alors les Espagnols, comme des hommes d’une espèce supérieure, ils commencèrent à les croire au-dessus de leurs dieux mêmes, et cette persuasion les rendit si dociles, que, Cortez ayant profité de son nouvel ascendant pour leur donner ordre de nettoyer le temple, ils s’y employèrent avec une ardeur qui leur fit jeter au feu toutes les pièces dispersées de leurs idoles. Les murailles furent lavées ; on en effaça les taches du sang humain qui en faisaient le principal ornement. On les revêtit d’une couche de gez, espèce de vernis d’une blancheur brillante, dont l’usage était commun dans toutes les maisons du Mexique, et Cortez y fit élever un autel où l’on célébra dès le jour suivant les mystères du christianisme.

Les Espagnols quittèrent Zampoala, qui reçut dans la suite le nom de Nouvelle-Séville, et se retirèrent dans Vera-Cruz. En y arrivant, ils virent paraître dans la rade un petit vaisseau qui venait d’y mouiller. Il était parti de Cuba sous le commandement du capitaine Salcedo ; et, quoiqu’il n’amenât que dix soldats et deux chevaux, ce secours parut considérable dans les circonstances. On ne trouve dans aucun historien le motif qui amenait Salcedo ; mais l’utilité dont il fut pour Cortez, en lui apprenant que le gouverneur de Cuba continuait de le menacer, et que la qualité d’adelantade dont il avait été nouvellement revêtu lui donnait plus que jamais le pouvoir de lui nuire, fait juger qu’il n’était venu que pour s’attacher à sa fortune. La colonie fut alarmée de cette information, et sentit de quelle importance il était pour la sûreté du nouvel établissement de rendre compte au roi de toutes ses opérations. Les principaux officiers, dans une lettre qu’ils se hâtèrent d’écrire au roi d’Espagne, lui firent une exposition fidèle des provinces qui lui étaient déjà soumises, et de l’espoir qu’ils avaient d’étendre son autorité dans une si belle et si riche partie du Nouveau-Monde. Ils lui représentaient l’injustice et les violences du gouverneur de Cuba, les obligations que l’Espagne avait à la conduite de Cortez autant qu’à sa valeur, le parti qu’ils avaient pris, au nom de sa majesté, de le rétablir dans une dignité qu’il était seul capable de remplir, et que sa modestie lui avait fait abandonner ; enfin ils suppliaient le roi de confirmer leur élection, sans aucune dépendance de don Diego de Vélasquez. Le général écrivit de son côté, en rendant à peu près le même compte de sa situation : mais, remettant au roi la disposition de son sort avec une noble indifférence, il ne s’expliquait fortement que sur l’espérance qu’il avait de soumettre l’empire du Mexique à l’obéissance de l’Espagne, et sur le dessein de combattre la puissance de Montézuma par ses sujets mêmes, révoltés contre sa tyrannie. On choisit, pour envoyer ces dépêches à la cour, Porto-Carréro et Montéjo, qui furent chargés aussi d’or et des bijoux rares ou précieux qu’on avait reçus de Montézuma et des caciques. Tous les officiers, et les soldats mêmes, cédèrent volontairement la part qu’ils avaient à cet amas de richesses ; et quelques Américains s’offrirent à faire le voyage, pour être présentés au roi, comme les prémices des nouveaux sujets qu’on acquérait à l’Espagne. On équipa le meilleur vaisseau de la flotte : Alaminos fut nommé pour le commander ; il mit à la voile le 16 juillet, avec l’ordre précis de prendre sa route par le canal de Bahama, sans toucher à l’île de Cuba, où Vélasquez était trop redoutable.

Pendant les préparatifs de cet embarquement, la fortune du général lui ménageait une autre occasion de faire éclater son adresse et sa fermeté. Quelques soldats, avec un petit nombre de matelots, fatigués peut-être de leurs courses, ou tentés par les récompenses qu’ils espéraient de Vélasquez, formèrent le dessein de prendre la fuite sur un vaisseau pour lui porter avis des lettres que la colonie écrivait au roi, et de tout ce qu’elle avait fait en faveur de Cortez. Ils furent trahis par un de leurs complices, qui servit même à les faire arrêter au moment de l’exécution, sans qu’ils pussent désavouer leur projet. Cortez crut devoir un exemple à la sûreté de la colonie : il en condamna deux des plus coupables au dernier supplice ; mais la hardiesse de ces mutins lui laissa beaucoup d’inquiétude, c’était le reste d’un feu qu’il croyait avoir éteint. Il considérait qu’étant résolu de marcher vers le Mexique, il pouvait se trouver dans l’occasion de mesurer ses forces avec celles de Montézuma, et qu’une entreprise de cette nature ne pouvait être tentée par des troupes mécontentes ou d’une fidélité suspecte. Il pensait à subsister encore quelques jours dans un canton qui lui était affectionné, à faire quelques expéditions de peu d’importance pour donner de l’occupation à ses soldats, et à jeter plus loin dans les terres de nouvelles colonies qui pussent se donner la main avec celle de Vera-Cruz. Mais tous ces projets demandaient beaucoup d’union et de correspondance entre le général et l’armée. Dans cette agitation, ne consultant que son courage, il prit la résolution de se défaire de sa flotte, en détruisant ses vaisseaux pour forcer tous ses gens à la fidélité, et les mettre dans la nécessité de vaincre ou de mourir avec lui, sans compter l’avantage d’augmenter ses forces de plus de cent hommes, qui faisaient les fonctions de pilotes et de matelots. Ses confidens, auxquels il communiqua ce dessein, le secondèrent avec beaucoup d’habileté, en disposant les matelots à publier que les navires s’étaient entr’ouverts depuis le séjour qu’ils avaient fait dans le port, et qu’ils étaient menacés de couler à fond. Ce rapport fut suivi d’un ordre pressant du général pour faire débarquer les voiles, les cordages, les planches et tous les ferremens dont il pouvait tirer quelque utilité. On ne vit d’abord dans cette précaution que l’effet d’une prudence ordinaire ; mais aussitôt que les vaisseaux eurent été déchargés, un autre ordre, dont l’explication fut confiée à la plus fidèle partie de l’armée, les fit tous échouer, à l’exception des chaloupes, qui furent réservées pour la pêche. On compte avec raison la conduite et l’exécution d’un dessein si hardi entre les plus grandes actions de Cortez.

Quoique la ruine de la flotte parût affliger quelques soldats, les mécontentemens furent étouffés par la joie et les applaudissemens du plus grand nombre. On ne parla plus que du voyage de Mexico, et Cortez assembla toutes ses troupes pour confirmer le succès de son entreprise par ses promesses et ses exhortations. L’armée se trouva composée de cinq cents hommes de pied, de quinze cavaliers et de six pièces d’artillerie. Il était resté dans la ville une partie du canon, cinquante hommes et deux chevaux, sous la conduite d’Escalante, dont Cortez estimait beaucoup la prudence et la valeur. Les caciques alliés reçurent ordre de respecter ce gouverneur, de lui fournir des vivres, et d’employer un grand nombre de leurs sujets aux fortifications de la ville, moins par défiance du côté des habitans que sur les soupçons de quelque insulte de la part du gouverneur de Cuba : Cortez n’accepta de leurs offres que deux cents tamènes, nom d’une sorte d’artisans qui servent aux transports du bagage, et quatre cents hommes de guerre, entre lesquels on en comptait cinquante de la principale noblesse du pays : c’était autant d’otages pour la garnison de Vera-Cruz, et pour un jeune Espagnol qu’il avait laissé au cacique de Zampoala, dans la vue de lui faire apprendre exactement la langue du Mexique.

Il donna aussitôt ses ordres pour la marche : les Espagnols composèrent l’avant-garde, et les Américains suivirent à peu de distance, sous le commandement de Manégi, Teuche et Taemeli, trois des plus braves caciques de la montagne.

On partit le 16 août ; Jalapa, Socotlima et Techucla, furent les premiers lieux qui s’offrirent successivement. La beauté du chemin et la disposition des peuples, qui étaient du nombre des alliés, firent trouver peu de difficultés dans cette route : mais au delà de ces bourgs, pendant trois jours qu’on mit à traverser les montagnes, on ne trouva que des sentiers étroits et bordés de précipices, où l’artillerie ne put passer qu’à force de bras. Le froid y était cuisant et les pluies continuelles : les soldats, obligés de passer les nuits sans autre couverture que leurs armes, et souvent pressés par la faim, y firent le premier essai des fatigues qui les attendaient. En arrivant au sommet de la montagne, ils y trouvèrent un temple et quantité de bois, qui ne leur cachèrent pas long-temps la vue de la plaine : c’était l’entrée d’une province nommée Zacotla, fort grande et fort peuplée, dont les premières habitations leur offrirent bientôt assez de commodités pour leur faire oublier leurs travaux. Cortez, apprenant que le cacique faisait sa demeure dans une ville du même nom peu éloignée de la montagne, l’informa de son arrivée et de ses desseins par deux Américains qui lui lurent renvoyés avec une réponse civile. Bientôt on eut la vue d’une ville magnifique qui s’étendait dans une grande vallée, et dont les édifices tiraient beaucoup d’éclat de leur blancheur ; elle en reçut le nom de Castel-Blanco.

Le cacique vint au-devant des étrangers avec un nombreux cortége ; mais au travers de ses politesses on crut distinguer que cette démarche était forcée. Cortez n’affecta pas moins de le recevoir avec un mélange de douceur et de majesté ; et, s’imaginant que les marques de chagrin qu’il découvrait sur son visage pouvaient venir de ses ressentimens contre Montézuma, il crut lui donner occasion de s’expliquer en lui demandant s’il était sujet de l’empereur du Mexique. L’Américain répondit brusquement : « Est-il quelqu’un sur la terre qui ne soit esclave ou vassal de Montézuma ? » Un ton si fier révolta Cortez, jusqu’à lui faire répliquer avec un sourire dédaigneux « qu’on connaissait fort peu le monde à Zocotla, puisque les Espagnols étaient sujets d’un empereur si puissant, qu’il comptait entre ses vassaux plusieurs princes plus grands que Montézuma. » Le cacique prit un ton plus grave : « Montézuma, dit-il, était le plus grand prince que les Américains connussent dans les terres qu’ils habitaient ; personne ne pouvait retenir dans sa mémoire le nombre des provinces qui lui étaient soumises. Il tenait sa cour dans une ville inaccessible, fondée au milieu de l’eau, entourée de lacs, et dans laquelle on n’entrait que par des chaussées ou des digues, coupées d’une suite de ponts-levis dont les ouvertures servaient à la communication des eaux. » Il exagéra les immenses richesses de l’empereur, la force de ses armes, et surtout le malheur de ceux qui lui refusaient leur soumission, dont le sort était de servir de victimes dans ses sacrifices. « Tous les ans, plus de vingt mille de ses ennemis ou de ses sujets rebelles étaient immolés sur les autels de ses dieux. »

Cortez n’entreprit point de rabaisser ce qu’il venait d’entendre ; mais feignant, au contraire, de ne pas ignorer les grandeurs de Montézuma, il répondit que, « s’il l’avait cru moins puissant, il ne serait pas venu de l’extrémité du monde pour lui offrir l’amitié d’un monarque encore plus grand que lui ; qu’il venait avec des intentions pacifiques, et que, s’il était armé, c’était uniquement pour donner plus de poids et d’autorité à son ambassade ; mais qu’il voulait bien informer Montézuma et tous les caciques de son empire qu’il désirait la paix sans craindre la guerre ; que le moindre de ses soldats était capable de défaire une armée de Mexicains ; qu’il ne tirait jamais l’épée, s’il n’était attaqué ; mais qu’aussitôt qu’il l’avait tirée, il mettait à feu et à sang tout ce qui se présentait devant lui ; que la nature produisait des monstres en sa faveur, et que le ciel lui prêtait ses foudres, parce qu’étant sous la protection d’un Dieu terrible, dont il soutenait la cause, il en voulait particulièrement aux fausses divinités qu’on adorait au Mexique, et à ces mêmes sacrifices de sang humain dont Montézuma prétendait tirer sa gloire. Ensuite, ne pensant pas moins à rassurer ses gens contre de vaines frayeurs qu’à réprimer l’orgueil du cacique : « Mes amis, leur dit-il, en se levant fièrement et se tournant vers eux, voilà ce que nous cherchons, de grands périls et de grandes richesses. »

Sa conduite eut tant de succès, que, pendant cinq jours qu’il passa dans Zocotla, il ne reçut que des marques extraordinaires de la considération du cacique. Cependant il rejeta le conseil de ce seigneur qui lui proposait de prendre sa route par la province de Cholula, sous prétexte que les habitans, moins portés à la guerre qu’au commerce, n’apporteraient pas d’obstacle à son passage. Il aima mieux s’en rapporter aux Zampoalans, ses alliés, qui le pressèrent de prendre par la province de Tlascala, où les peuples étaient à la vérité plus guerriers et plus féroces, mais unis par d’anciens traités avec les Zampoalans et les Totonagues. Après s’être arrêté à cette résolution, il prit le chemin de Tlascala, dont les frontières touchaient à celles de Zocotla. Sa marche fut tranquille pendant les premiers jours ; mais, en sortant du pays qu’il avait traversé, il entendit quelque bruit de guerre, et bientôt il apprit que la nouvelle province où il était entré avait pris les armes, sans que les coureurs dont il se faisait précéder pussent l’informer encore de la cause de ce mouvement. Il s’arrêta pour se donner le temps de prendre des informations.

Tlascala était alors une province extrêmement peuplée, à laquelle on donnait environ cinquante lieues de circuit. Son terrain est inégal, et s’élève de toutes parts en collines qui semblent naître de cette grande chaîne de montagnes qu’on a nommée depuis la Grande-Cordillère. Les bourgades occupaient le haut de ces collines, par une ancienne politique des habitans, qui trouvaient, dans cette situation le double avantage de se mettre à couvert de leurs ennemis, et de laisser leurs plaines libres pour la culture. Dans l’origine, ils avaient été gouvernés par des rois ; mais une guerre civile leur ayant fait perdre le goût de la soumission, ils avaient secoué le joug de la royauté pour former une espèce de république, dans laquelle ils se maintenaient depuis plusieurs siècles. Leurs bourgades étaient partagées en cantons, dont chacun nommait quelques députés, qui allaient résider dans la capitale, nommée Tlascala, comme la province, et ces députés formaient le corps d’un sénat dont toute la nation reconnaissait l’autorité. Cet exemple du gouvernement aristocratique est assez remarquable dans un monde encore à demi sauvage. Les Tlascalans, s’étant toujours défendus contre la puissance des empereurs du Mexique, se trouvaient alors au plus haut point de leur gloire, parce que les tyrannies de Montézuma avaient augmenté le nombre de leurs alliés, et que depuis peu ils s’étaient ligués pour leur sûreté commune avec les Otomies, peuples fort barbares, mais d’une grande réputation à la guerre, où la férocité leur tenait lieu de valeur.

Cortez, informé de toutes ces circonstances, crut devoir garder quelques ménagemens avec une république si puissante, et ne rien tenter sans avoir fait pressentir les dispositions du sénat. Il chargea de cette commission quatre de ses Zampoalans les plus distingués par leur noblesse et leur habileté. Marina prit soin de les instruire jusqu’à composer avec eux le discours qu’ils devaient faire au sénat, et qu’ils apprirent par cœur. Ils partirent avec toutes les marques de leur dignité. C’étaient une mante de coton, bordée d’une frange tressée avec des nœuds, une flèche fort large, qu’ils devaient porter dans la main droite, les plumes en haut, et sur le bras gauche une grande coquille en forme de bouclier. On jugeait du motif de l’ambassade par la couleur des plumes de la flèche : les rouges annonçaient la guerre, et les blanches marquaient la paix. Ces caractères faisaient connaître et respecter les ambassadeurs zampoalans dans leur route ; mais ils ne pouvaient s’écarter des grands chemins sans perdre le droit de franchise : lois sacrées auxquelles ils donnaient dans leur langue des noms qui revenaient à celui de droit des gens et de foi publique.

Les quatre Zampoalans se rendirent à Tlascala, et furent conduits civilement dans un lieu destiné au logement des ambassadeurs. Dès le jour suivant ils furent introduits dans la salle du conseil ; ils se mirent à genoux, les yeux baissés, pour attendre la permission de parler. Alors le plus ancien des sénateurs leur ayant demandé le sujet de leur ambassade, ils s’assirent sur leurs jambes ; et celui que Cortez avait choisi pour l’orateur prononça le discours dont on avait chargé sa mémoire : il mérite d’être rapporté. « Noble république, braves et puissans peuples, le cacique de Zampoala et les caciques de la Montagne, vos amis et vos alliés, vous saluent. Après vous avoir souhaité une récolte abondante et la mort de vos ennemis, ils vous font savoir qu’ils ont vu arriver dans leur pays, du côté de l’orient, des hommes extraordinaires qui semblent être des dieux, qui ont passé la mer sur de grands palais, et qui portent dans leurs mains le tonnerre et la foudre, armes dont le ciel s’est réservé l’usage. Ils se disent les ministres d’un Dieu supérieur aux nôtres, qui ne peut souffrir la tyrannie ni les sacrifices du sang des hommes ; leur capitaine est un ambassadeur d’un prince très-puissant, qui, étant poussé par le devoir de sa religion, veut remédier aux abus qui règnent parmi nous et aux violences de Montézuma. Cet homme, après nous avoir délivrés de l’oppression qui nous accablait, se trouve obligé de suivre le chemin de Mexico par les terres de votre état, et souhaite de savoir en quoi ce tyran vous a offensés, pour prendre la défense de votre droit comme du sien, et la mettre entre les motifs de son voyage. La connaissance que nous avons de ses intentions, et l’expérience que nous avons faite de sa bonté, nous ont portés à le prévenir pour vous exhorter de la part de nos caciques à recevoir ces étrangers comme les bienfaiteurs et les amis de vos alliés ; et nous vous déclarons de la part de leur capitaine qu’il vient avec un esprit de paix, et qu’il ne demande que la liberté du passage sur vos terres. Soyez persuadés qu’il ne désire que votre avantage ; que ses armes sont les instrumens de la justice et de la raison ; qu’elles soutiennent la cause du ciel ; que ceux qui les portent recherchent la paix et la douceur, naturellement et par inclination, et n’emploient la rigueur que contre ceux qui les attaquent ou qui les offensent par leurs crimes. »

Les délibérations durèrent quelques momens. Ensuite un sénateur répondit au nom de l’assemblée qu’elle recevait avec reconnaissance la proposition des Zampoalans et des Totonagues, dont elle estimait l’alliance ; mais qu’elle avait besoin de quelques jours pour délibérer sur une affaire de cette importance. Les ambassadeurs se retirèrent : on ferma les portes de la salle. Dans un fort long conseil, Magiscatzin, vieillard respecté de toute la nation, fit prévaloir d’abord le goût de la paix, par cette seule raison que les étrangers paraissaient envoyés du ciel, et que, ne demandant que la liberté du passage, ils avaient pour eux la raison et la volonté des dieux. Mais le général des armées, nommé Xicotencatl, jeune homme plein de courage et de feu, représenta si vivement le danger qu’il y avait pour la religion et pour l’état à recevoir des inconnus dont on ignorait les intentions, qu’il excita tout le monde à la guerre. Cependant un troisième sénateur, nommé Témilotécatl, ouvrit une opinion plus modérée, qui semblait concilier les deux autres, ou du moins qui favorisait le parti de la guerre sans ôter le pouvoir de revenir à la paix : c’était de faire partir sur-le-champ Xicotencatl, avec les troupes qui étaient prêtes à marcher pour mettre à l’épreuve ces inconnus qu’on faisait passer pour des dieux. S’ils étaient battus dans leur première rencontre, leur ruine faisait évanouir toutes les craintes, et la nation demeurait glorieuse et tranquille. Si la victoire se déclarait pour eux, on aurait une voie toujours ouverte pour traiter, en rejetant cette insulte sur la férocité des Otomies, dont on se plaindrait de n’avoir pu réprimer l’emportement. Cette proposition ayant réuni tous les suffrages, on trouva le moyen d’amuser les ambassadeurs par des sacrifices et des fêtes, sous prétexte de consulter les idoles, et Xicotencatl se mit secrètement en campagne avec toutes les troupes qu’il put rassembler.

Cortez, qui vit passer huit jours sans recevoir aucune information de ses députés, commençait à se livrer aux soupçons. Les Zampoalans lui conseillèrent de continuer sa marche, et de s’approcher de Tlascala pour observer du moins la conduite d’une nation dont ils commençaient eux-mêmes à se défier. S’il ne pouvait éviter la guerre, il était résolu d’ôter à ses ennemis le temps de s’y préparer et de les attaquer dans leur ville même, avant qu’ils eussent assemblé toutes leurs forces. Il leva aussitôt son camp avec toutes les précautions que la prudence exigeait dans un pays suspect. Sa marche fut libre pendant quelques lieues, entre deux montagnes séparées par une vallée fort agréable ; mais il fut surpris de se voir tout d’un coup arrêté par une muraille fort haute, qui, prenant d’une montagne à l’autre, fermait entièrement le chemin. Cet ouvrage, dont il admira la force, était de pierres de taille liées avec une espèce de ciment : son épaisseur était d’environ trente pieds, sa hauteur de neuf. Il se terminait en parapet, comme dans les fortifications de l’Europe : l’entrée en était oblique et fort étroite, entre deux autres murs qui avançaient l’un sur l’autre. On apprit des Zocotlans que cette espèce de rempart faisait la séparation de leur province et de celle de Tlascala, qui l’avait fait élever pour sa défense depuis qu’elle s’était formée en république. Cortez regarda comme un bonheur que ses ennemis n’eussent pas songé à lui disputer ce passage, soit que le temps leur eût manqué pour s’y rendre, soit que, se fiant à leur nombre, ils eussent résolu de tenir la campagne pour employer librement toutes leurs troupes. Les Espagnols passèrent sans obstacles ; et, s’étant arrêtés pour rétablir leurs bataillons, ils s’avancèrent en bon ordre dans un terrain plus étendu, où ils découvrirent bientôt les panaches de vingt ou trente Américains. Cortez détacha quelques cavaliers pour les inviter à s’approcher par des cris et des signes de paix. Dans le même instant, on aperçut une seconde troupe, qui, s’étant jointe à l’autre, tint ferme avec une apparence assez guerrière. Les cavaliers, n’en ayant pas moins continué de s’avancer, se virent aussitôt couverts d’une nuée de flèches qui leur blessèrent deux hommes et cinq chevaux. Un gros de cinq mille hommes, qui s’étaient embusqués à peu de distance se découvrit alors et vint au secours des premiers. L’infanterie espagnole arrivait de l’autre côté ; elle se mit en bataille pour soutenir l’effort des ennemis qui venaient à la charge avec une ardeur extrême. Mais, au premier bruit de l’artillerie qui en fit tomber un très-grand nombre, ils tournèrent le dos ; et les Espagnols, profitant de leur désordre, les pressèrent avec tant de vigueur, qu’ils leur firent prendre ouvertement la fuite. On trouva soixante morts sur le champ de bataille, et quelques blessés qui demeurèrent prisonniers. Cortez, arrêté par la fin du jour, fit passer la nuit à ses soldats dans quelques maisons voisines, où ils trouvèrent des vivres et des rafraîchissemens.

Après la retraite des Américains, on vit arriver deux des ambassadeurs zampoalans, accompagnés de quelques députés de la république, qui firent des excuses à Cortez de la témérité que les Otomies avaient eue de les attaquer. Ils s’emportèrent vivement contre cette nation ; et, l’accusant de ne connaître aucun frein, ils ajoutèrent que le sénat se réjouissait qu’elle eût été punie par la perte d’un grand nombre de ses chefs qui avaient été tués dans le combat. Ils offrirent, au nom des sénateurs, de payer en or le dommage qu’elle avait pu causer aux Espagnols ; mais, ne s’expliquant pas avec plus de clarté sur les dispositions de la république, ils se retirèrent après avoir fini leur compliment.

Cortez ne balança point à continuer sa marche ; il rencontra deux autres ambassadeurs, qui, dans la crainte qui leur restait encore, avaient à peine la force de respirer. Ils se jetèrent à terre, ils embrassèrent ses pieds. Les perfides Tlascalans, lui dirent-ils, violant le droit sacré des ambassades, les avaient chargés de chaînes pour les sacrifier au dieu de la victoire ; mais, ayant trouvé le moyen de se détacher mutuellement, ils s’étaient échappés pendant la nuit : ils avaient entendu dire que leur dessein était de sacrifier tous les Espagnols. Il paraît que le mauvais succès de leur première attaque ne les avait pas abattus, et c’est une preuve que ces peuples étaient naturellement braves. Ce récit ne laissa plus de doute à Cortez que la république de Tlascala ne fût ouvertement déclarée contre lui. Il en eut d’autres preuves un quart de lieue plus loin, dans un détroit fort difficile, que son seul courage lui fit heureusement traverser au milieu d’une foule d’ennemis. Ce n’était plus la fortune qu’il proposait pour motif à ses soldats : il les exhortait à combattre pour leur vie, et les Zampoalans mêmes, effrayés de la grandeur du péril, dirent secrètement à Marina que la perte de l’armée leur paraissait inévitable. Elle leur répondit, d’un air inspiré, que le Dieu des chrétiens avait une particulière affection pour les Castillans, et qu’il les sauverait de ce danger. Cette réponse fit une égale impression sur les soldats de Cortez et sur leurs alliés. Ils se crurent tous sous la protection déclarée du ciel ; et, s’étant dégagés du détroit dont on leur avait disputé le passage, ils arrivèrent dans la plaine, où s’engagea bientôt une action générale, qui doit être regardée comme la plus importante des victoires de Cortez, puisqu’elle servit à lui ouvrir l’entrée du Mexique.

On découvrit d’une hauteur qui dominait sur la plaine une multitude que plusieurs écrivains ont fait monter à quarante mille hommes. Ces troupes étaient composées de diverses nations, distinguées par les couleurs de leurs enseignes et de leurs plumes. La noblesse de Tlascala tenait le premier rang autour de Xicotencatl, qui avait le commandement général, et tous les caciques auxiliaires étaient à la tête de leurs propres troupes. Comme le terrain était inégal et rude, surtout pour les chevaux, on eut d’abord beaucoup de peine à se mettre en bataille : il fallut faire du haut en bas une décharge de toute l’artillerie pour écarter quelques bataillons qui semblaient avoir entrepris de disputer la descente : mais, aussitôt que les cavaliers espagnols eurent trouvé le terrain plus commode, et qu’une partie de l’infanterie eut mis le pied dans la plaine, on gagna bientôt assez de champ pour mettre le canon en batterie : le gros des ennemis avait eu le temps de s’avancer à la portée du mousquet ; ils ne combattirent encore que par des cris et des menaces. Cortez fit faire un mouvement à son armée pour les charger ; mais ils se retirèrent alors par une espèce de fuite, qui n’était en effet qu’une ruse pour faire avancer les Espagnols, et pour trouver le moyen de les envelopper : on ne fut pas longtemps à le reconnaître. À peine eût-on quitté la hauteur qu’on laissait à dos, par laquelle on avait espéré de demeurer couvert, qu’une partie de l’armée ennemie s’ouvrit en deux ailes, et, s’étendant des deux côtés, enferma Cortez et tous ses gens dans un grand cercle ; l’autre partie s’étant avancée avec la même diligence, doubla les rangs de cette enceinte, qui commença aussitôt à se resserrer. Le péril parut si pressant, que Cortez, songeant à se défendre avant d’attaquer, prit le parti de donner quatre faces à sa troupe. L’air, déjà troublé par d’effroyables cris, fut alors obscurci par une nuée de flèches, de dards et de pierres ; mais les Américains, remarquant que ces armes faisaient peu d’effet, se disposèrent à faire usage de leurs épées et de leurs massues. Cortez attendait ce moment pour faire jouer l’artillerie, qui en fit un grand carnage ; les arquebuses ne causèrent pas moins de désordre dans leurs rangs. Comme leur point d’honneur était de dérober la connaissance du nombre de leurs morts et de leurs blessés, ce soin, qui ne cessait pas de les occuper, contribua beaucoup à les jeter dans la confusion. Cortez n’avait pensé jusqu’alors qu’à courir, avec ses cavaliers, aux endroits où le péril était pressant, pour rompre à coups de lances et dissiper ceux qui s’approchaient le plus. Mais, reconnaissant leur trouble, il résolut de saisir ce moment pour les charger, dans l’espérance de s’ouvrir un passage, et de prendre quelque poste où toutes les troupes pussent combattre de front : il communiqua son dessein à ses officiers ; les cavaliers furent placés sur les ailes ; et, tout d’un coup, invoquant saint Pierre à haute voix, le bataillon espagnol s’avança contre les Tlascalans. Ils soutinrent assez vigoureusement le premier effort ; mais la furie des chevaux, qu’ils prenaient pour des êtres surnaturels, leur causa tant de frayeur, qu’ils s’ouvrirent enfin avec toutes les marques d’une affreuse consternation. Dans le temps qu’ils se heurtaient entre eux, et que, se renversant les uns sur les autres, ils se faisaient plus de mal qu’ils n’en voulaient éviter, il arriva un incident qui ranima leur courage, et qui faillit entraîner la ruine des Espagnols. Un cavalier, nommé Pierre de Moron, qui montait un cheval très-léger, mais peu docile, s’engagea si loin dans la mêlée, que plusieurs officiers tlascalans, qui s’étaient ralliés, et qui le virent séparé de ses compagnons, l’attaquèrent de concert : les uns saisirent sa lance et les rênes de la bride, tandis que les autres percèrent le cheval de tant de coups, qu’il tomba mort au milieu d’eux ; aussitôt ils lui coupèrent la tête, et, l’élevant au bout d’une lance, ils exhortèrent les plus timides à redouter moins des monstres qui ne résistaient pas à la pointe de leurs armes. Moron reçut plusieurs blessures, et demeura quelques momens prisonnier ; mais il fut secouru par d’autres cavaliers qui l’enlevèrent à ses vainqueurs. Cependant une partie des Tlascalans, encouragée par la mort du monstre, reprit ses rangs, et parut se disposer au combat ; mais, lorsque les Espagnols se croyaient menacés d’une nouvelle attaque, ils furent surpris de voir succéder tout d’un coup un profond silence aux cris des ennemis, et de ne plus entendre que le bruit de leurs timbales et de leurs cors : c’était la retraite qu’ils sonnaient à leur manière. Un mouvement qu’ils firent aussitôt vers Tlascala ne permit pas de douter qu’ils ne fussent près d’abandonner le champ de bataille. En effet, ils s’éloignèrent insensiblement jusqu’à ce qu’une colline les déroba tout-à-fait aux yeux des Espagnols. L’armée avait perdu ses principaux chefs ; et Xicotencatl, voyant la plupart de ses bataillons sans commandans, avait craint de ne pouvoir suffire seul pour faire agir ce grand corps ; cependant il n’en prit pas moins un air de triomphe ; et la tête du cheval, qu’il portait lui-même, et qu’il envoya bientôt au sénat, lui tint lieu de tous les avantages de la victoire.

Ils étaient demeurés à Cortez, puisqu’il se trouvait maître du champ de bataille, après avoir repoussé tant d’ennemis ; mais il se voyait forcé d’accorder quelques repos à ses troupes qui étaient accablées de fatigue. D’ailleurs, informé par les prisonniers que l’animosité des Tlascalans venait de l’opinion qu’ils avaient conçue de son voyage à la capitale du Mexique, où ils s’imaginaient qu’il allait rechercher l’amitié de Montézuma, pour lequel ils avaient une haine mortelle, il se flattait de pouvoir les détromper sur ses intentions, et de leur inspirer du goût pour la paix. Ces deux raisons le déterminèrent à se saisir d’un petit bourg, qu’on découvrait à peu de distance sur une hauteur qui commandait toute la plaine. Les habitans s’étant retirés à son approche, laissèrent assez de vivres pour renouveler ses provisions. Un lieu naturellement capable de défense ne fut pas difficile à fortifier par quelques ouvrages ; et les Zampoalans, irrités du mépris avec lequel ils voyaient traiter leur alliance, apportèrent une ardeur infatigable au travail. Aussitôt que le général espagnol se crut en sûreté dans ce posté, il se mit à la tête de deux cents hommes, moitié des troupes zampoalanes, et moitié des siennes, pour aller lui-même observer la disposition des ennemis aux environs de Tlascala. Il y fit quelques prisonniers, qui lui apprirent que Xicotencatl était campé assez proche de la ville, et qu’il y assemblait une nouvelle armée. Cette nouvelle l’obligea de retourner à son quartier, mais ce ne fut pas sans avoir brûlé quelques villages, pour faire connaître à ses ennemis qu’il ne craignait point la guerre ; et, revenant néanmoins à l’espérance de leur donner une meilleure idée de ses intentions, il rendit la liberté à deux de ses prisonniers, avec ordre de déclarer à Xicotencatl « qu’il était affligé de la mort d’un si grand nombre de braves Tlascalans qui avaient péri dans le dernier combat ; mais que ce malheur ne devait être attribué qu’à ceux qui l’attiraient à leur patrie en recevant à main armée des étrangers qui venaient leur demander la paix : qu’il la demandait encore malgré les outrages qu’il avait reçus, et qu’il promettait de les oublier ; mais que, s’il ne recevait cette grâce à l’heure même, il jurait de détruire la ville de Tlascala pour en faire un exemple dont tous les peuples voisins seraient effrayés. » Après la perte que les Tlascalans avaient réellement essuyée, cette déclaration aurait pu faire quelque impression sur le sénat, si toutes les voies n’eussent été fermées, pour la faire passer dans la ville ; mais elle était adressée à Xicotencatl, qui en fut irrité jusqu’à couvrir de blessures ceux qui avaient eu l’audace de s’en charger ; et, les renvoyant dans cet état à Cortez, il lui fit dire « qu’il n’avait pas voulu leur donner la mort, afin que les Espagnols apprissent d’eux quelles étaient ses dernières résolutions ; que le lendemain, au lever du soleil, ils le verraient en campagne avec une armée innombrable ; que son dessein était de les prendre tous en vie, et de les porter sur les autels de ses dieux pour leur faire un sacrifice du sang et des cœurs de leurs ennemis. » Ensuite, joignant la raillerie à cette réponse, il fit porter au camp espagnol trois cents poulets d’Inde et autres provisions, afin que les ennemis de ses dieux, faisait-il dire à Cortez, ne s’imaginassent point qu’il aimait mieux les prendre par la faim que par les armes, et qu’après avoir bien mangé, leur chair dont il voulait faire un grand festin, fût d’un goût plus savoureux. Cette raillerie accompagnée d’un présent de vivres ne dut pas déplaire aux Espagnols ; et Cortez profita de l’avis qu’il avait reçu pour se disposer à tous les événemens. Il prit avantage de la nature du terrain pour former plusieurs batteries, et ses bataillons furent distribués suivant l’expérience qu’il avait de la méthode des Tlascalans. À la pointe du jour, on vit en effet la campagne inondée d’ennemis, qui devaient avoir fait beaucoup de diligence pour s’être approchés du camp dans l’espace d’une nuit. Cette armée montait à plus de cinquante mille hommes : c’était le dernier effort de la république et de tous ses alliés. On découvrait au centre un aigle d’or fort élevé, qui n’avait point encore paru dans les autres combats, et que les Tlascalans ne portaient pour enseigne que dans les plus pressantes occasions : ils semblaient courir plutôt que marcher. Cortez, les voyant à la portée du canon, fit faire une décharge générale qui ralentit beaucoup cette ardeur. Cependant, après avoir paru quelque temps arrêtés par la crainte, ils reprirent courage pour s’avancer jusqu’à la portée des frondes et des arcs ; mais ils furent arrêtés une seconde fois par de nouvelles décharges de l’artillerie et des arquebuses, dont chaque coup faisait de larges ouvertures dans leurs rangs. Le combat dura long-temps sous cette forme, avec peu de dommage pour les Espagnols, qui voyaient tomber à leurs pieds les flèches et les pierres, tandis que leurs boulets et leurs balles portaient le désordre et la mort dans tous les bataillons ennemis. Cependant un gros de soldats, comme transporté de fureur, s’approcha jusqu’au pied des batteries, et commençait à causer de l’inquiétude à Cortez, lorsque, la confusion se répandant plus que jamais dans le corps de leur armée, on y remarqua divers mouvemens opposés les uns aux autres, qui aboutirent à une retraite sans désordre pour ceux qui composaient l’arrière-garde, et qui se tournèrent bientôt en fuite pour ceux qui combattaient dans les postes avancés. Alors Cortez les fit charger avec l’épée et la lance, mais sans permettre à ses gens de s’écarter trop, dans la crainte de quelques ruses, qui pouvaient les exposer au danger d’être enveloppés.

Cette étrange révolution passa d’abord aux yeux des Espagnols pour un miracle du ciel en faveur des armes chrétiennes : mais on sut bientôt que Xicotencatl, jeune homme fort emporté, avait outragé un des caciques auxiliaires, parce qu’il avait différé d’obéir à ses ordres, et que le cacique s’était ressenti de ses injures jusqu’à lui proposer un combat singulier. Tous les alliés de la république s’étaient soulevés à cette occasion ; ils avaient résolu brusquement de quitter une armée où l’on marquait si peu de reconnaissance pour leur zèle et leur valeur. Ce dessein s’était exécuté avec une précipitation qui avait jeté le désordre dans les autres troupes, et Xicotencatl, troublé par un incident si funeste, avait pris le parti d’abandonner la victoire et le champ de bataille aux Espagnols.

Malgré tant de marques d’un bonheur privilégié, le péril dont ils se voyaient délivrés, mais qui pouvait se renouveler à tout moment, les jeta dans une vive inquiétude qui produisit de nouveaux murmures. Cortez retomba dans la nécessité d’employer son éloquence et son adresse pour les apaiser ; il ordonna une assemblée générale sous prétexte de délibérer en commun sur une situation dont il reconnaissait le danger : il avait recommandé à ses confidens de placer sans affectation les plus mutins près de sa personne, autant pour s’assurer d’en être entendu que pour se les concilier par cette apparence de distinction et de faveur. Le discours qu’il leur tint fut à peine achevé, qu’un factieux des plus emportés éleva la voix, et dit à ses partisans : « Mes amis, le général nous consulte ; mais, en nous demandant le parti qui nous reste à prendre, il nous l’enseigne : je crois, comme lui, qu’il est impossible de nous retirer sans nous perdre. » Tous les autres entrèrent dans le même sentiment, et reconnurent l’injustice de leurs plaintes.

D’un autre côté, la nouvelle déroute des Tlascalans avait jeté tant de consternation dans la ville, que le peuple y demandait la paix à grands cris. Les plus timides proposaient de se retirer dans les montagnes avec leurs familles ; mais la plupart, persuadés que les Espagnols étaient des dieux , voulaient qu’on se hâtât de les apaiser par des adorations. Le sénat, s’étant assemblé pour chercher quelque remède aux malheurs publics, conclut que les merveilleux exploits des étrangers devaient être l’effet de quelque enchantement, et cette idée le fit recourir aux magiciens du pays pour détruire un charme par un autre. Ces imposteurs furent appelés ; ils déclarèrent qu’ayant déjà raisonné sur les circonstances, ce qui paraissait obscur aux sénateurs était d’une extrême clarté pour eux ; que, par la force de leur art, ils avaient découvert que les Espagnols étaient des enfans du soleil, produits par l’activité de ses influences sur la terre des régions orientales ; que leur plus grand enchantement était la présence de leur père, dont la puissante ardeur leur communiquait une force supérieure à celle de la nature, qui les faisait approcher de celle des immortels ; mais que, l’influence cessant lorsque le soleil déclinait vers le couchant, ils s’affaiblissaient alors et se flétrissaient comme l’herbe des prairies ; d’où les magiciens inféraient qu’il fallait les attaquer pendant la nuit, avant que le retour du soleil les rendît invincibles. Le sénat donna de grands éloges à cette découverte, et se flatta d’une victoire certaine. Quoique les combats nocturnes fussent opposés aux usages de la nation, l’ordre fut donné à Xicotencatl d’attaquer le camp espagnol après le coucher du soleil. Heureusement que la vigilance de Cortez n’était jamais en défaut. Il avait des postes avancés et des sentinelles dans l’éloignement : il faisait faire exactement les rondes ; les chevaux étaient sellés pendant toute la nuit, et les soldats dormaient armés. Le soir, avant la nuit qu’on avait marquée pour l’attaque, les sentinelles découvrirent un gros d’ennemis qui s’avançaient à petits pas vers le camp, dans un silence qui ne leur était pas ordinaire. Cortez en fut averti ; quoiqu’il ignorât encore leur dessein, non-seulement il donna ses ordres pour la défense, mais il recommanda qu’à leur exemple le silence fût observé à tous les postes. La confiance de Xicotencatl augmenta, lorsqu’à peu de distance du camp, il se crut assuré par ces apparences de langueur que les Espagnole se ressentaient de l’absence de leur père. Il s’approcha jusqu’au pied des remparts, où il forma trois attaques qui furent exécutées avec beaucoup de hardiesse et de diligence : mais les premiers qui entreprirent de monter furent reçus avec une vigueur à laquelle ils ne s’attendaient pas ; et ceux qui les suivaient prirent l’épouvante en voyant tomber les plus avancés, dont les corps roulaient jusqu’à eux. Xicotencatl reconnut l’imposture des magiciens : cependant sa colère et son courage le firent retourner à l’assaut ; ses gens donnèrent des témoignages extraordinaires de valeur ; ils s’aidaient des épaules de leurs compagnons pour monter sur le rempart, où ils recevaient sans étonnement de mortelles blessures qui continuaient de les faire tomber sans que les autres parussent rebutés de ce spectacle. Le combat dura long-temps dans cette situation, où les Espagnols n’avaient que la peine d’allonger le bras pour les tuer à coups de lance. Enfin Xicotencatl, désespérant de son entreprise, prit le parti de faire sonner la retraite. Cortez, qui savait que la méthode des ennemis était de se retirer en pelotons et sans ordre, sortit alors avec une partie de son infanterie, tandis que les cavaliers, qui avaient garni de sonnettes le poitrail de leurs chevaux, descendirent aussi dans la campagne pour augmenter la terreur par la nouveauté de ce bruit. Une charge à laquelle les Tlascalans s’attendaient si peu acheva de les mettre en fuite, et le jour ne revint que pour montrer le nombre des morts et des blessés qu’ils avaient laissés, contre leur usage, au pied du rempart. Les Espagnols perdirent un Zampoalan, et n’eurent que deux ou trois soldats blessés ; ce qu’ils regardèrent comme un miracle à la vue de l’effroyable quantité de flèches, de dards et de pierres qui était tombée dans l’enceinte de leur quartier.

Leur joie n’eut d’abord pour objet qu’une victoire qui leur avait si peu coûté ; mais elle augmenta beaucoup en apprenant des prisonniers quelle avait été l’espérance de leurs ennemis. Cortez ne douta point que la réputation qu’il devait se promettre d’un événement de cette nature ne servit plus que la force des armes au succès de ses desseins. En effet, tous les sénateurs de Tlascala, croyant reconnaître dans ces invincibles étrangers les hommes célestes qui étaient annoncés par leurs prophéties, craignirent de s’attirer les derniers malheurs en rejetant plus long-temps leur amitié. Ils commencèrent par sacrifier à leurs dieux une partie des magiciens qui les avaient trompés, comme des victimes de propitiation pour apaiser le courroux du ciel. Ensuite, pensant à nommer des ambassadeurs qui devaient être chargés de négocier la paix, ils envoyèrent d’avance un ordre exprès à Xicotencatl de faire cesser toutes sortes d’hostilités. Ce fier Américain, loin d’approuver la délibération de ses maîtres, répondit à leur envoyé que son armée était le véritable sénat, et qu’il aurait soin de soutenir la gloire de sa nation, puisqu’elle était abandonnée par les pères de la patrie. Quoiqu’il fût désabusé de la folle opinion qu’il avait conçue du raisonnement des magiciens, il n’avait point encore perdu l’espérance de forcer pendant la nuit les étrangers dans leurs murs. Il attribuait sa dernière disgrâce à l’imprudence qu’il avait eue de les attaquer sans avoir fait reconnaître la disposition de leur camp ; et, dans cette idée, il résolut d’y envoyer quelques espions, avec ordre d’en examiner toutes les parties. Les habitans des villages voisins, attirés par les présens des Espagnols, ne faisaient nulle difficulté d’y porter des vivres. Il choisit quarante soldats qu’il fit déguiser en paysans, avec des fruits, de la volaille et du maïs. Il leur recommanda d’observer les endroits par lesquels on pouvait attaquer la place avec plus de facilité. Les espions travestis entrèrent dans le camp, et y passèrent quelques heures ; ce fut un Zampoalan qui remarqua le premier la curiosité avec laquelle ils observaient la hauteur du mur. Cortez, qui en fut averti, se hâta de les faire arrêter. La force des tourmens en fit parler quelques-uns : il forma là-dessus un dessein qui lui réussit au-delà de ses espérances ; ce fut celui de feindre qu’il avait pénétré celui de Xicotencatl par des lumières supérieures aux connaissances humaines, et de lui renvoyer la plus grande partie de ses espions pour lui déclarer de sa part que les Espagnols craignaient aussi peu la ruse et la trahison que la force des armes ; qu’ils l’attendaient sans crainte, et qu’ils avaient laissé la vie à la plupart de ses gens, afin que leurs observations ne fussent pas perdues pour lui ; mais en même temps, pour répandre la terreur dans l’armée ennemie, il fit mutiler diversement les malheureux qu’il renvoyait. Ce spectacle sanglant causa tant d’horreur aux troupes qui marchaient déjà pour l’attaque, qu’elles parurent balancer sur l’obéissance qu’elles devaient à leur chef Xicotencatl, frappé lui-même de voir son projet éventé, se figura que les étrangers n’avaient pu connaître ses espions, et pénétrer jusqu’au fond de leurs pensées sans avoir quelque chose de divin. Il était dans cette agitation lorsque deux ministres, envoyés par le sénat, qui avait été choqué de l’insolence de sa réponse, vinrent lui ôter le commandement ; et ses troupes, peu disposées à le soutenir dans sa désobéissance, ne tardèrent point à se dissiper. Il rentra néanmoins dans Tlascala, sous la protection de ses parens et de ses amis, qui le présentèrent aux sénateurs, avec lesquels ils firent sa paix.

Les Espagnols avaient passé la nuit sous les armes et dans une vive inquiétude. Le jour suivant ne fut pas plus tranquille ; et quoiqu’ils apprissent de ceux qui leur apportaient des vivres que l’armée des Tlascalans était rompue, leur incertitude dura jusqu’au lendemain. Mais les sentinelles découvrirent au point du jour une troupe d’Américains qui s’avançaient vers le camp, et Cortez donna l’ordre qu’on leur laissât la liberté d’approcher. C’était l’ambassade du sénat, composée de quatre vénérables personnages, dont l’habit et les plumes blanches annonçaient ouvertement la paix. Ils étaient environnés de leur cortége, après lequel marchaient quantité de tamènes, chargés de toutes sortes de provisions. Ils s’arrêtaient par intervalles, avec de profondes inclinations de corps vers le camp des Espagnols ; et, baissant les mains jusqu’à terre, ils les portaient ensuite à leurs lèvres. À quelques pas des murs, ils rendirent leurs derniers hommages par des encensemens qu’ils firent au fort. Marina parut sur le bord du rempart, et leur demanda dans leur langue de quelle part et dans quelles vues ils se présentaient. Ils répondirent qu’ils étaient envoyés par le sénat et la république de Tlascala pour traiter de la paix. On ne leur refusa point l’entrée ; mais Cortez les reçut avec un appareil de grandeur et un air de sévérité qu’il jugea nécessaire pour leur inspirer du respect et de la crainte. Après avoir recommencé leurs révérences et leur encensement, ils exposèrent le sujet de leur députation, qui se réduisit à des excuses frivoles, tirées de l’emportement brutal des Otomies, que toute l’autorité du sénat n’avait pu réprimer, et à l’offre de recevoir des Espagnols dans leur ville, où ils promettaient de les traiter comme les frères de leurs dieux. Cortez, dissimulant la joie qu’il ressentait de ce langage, affecta de les laisser dans le doute de ses intentions. Il leur fit valoir la bonté qu’il avait de les écouter lorsqu’ils avaient mérité sa colère, et le penchant qu’il conservait encore pour la paix après une guerre injuste qui lui donnait sur eux tous les droits de la victoire. Cependant il promit de ne pas reprendre les armes, s’il n’y était forcé par de nouvelles offenses, et de laisser le temps à la république de réparer le passé par une prompte satisfaction. Il avait deux vues dans cette réponse : l’une de s’assurer en effet de la bonne foi des Tlascalans, et l’autre de prendre quelques jours pour rétablir sa santé.

À peine les ambassadeurs étaient sortis du fort, qu’on y vit entrer cinq Mexicains, qui se firent annoncer au nom de l’empereur Montézuma. Ils avaient pris des chemins détournés pour entrer sur les terres des Tlascalans ; et c’était à force de précautions qu’ils les avaient traversées sans obstacle. Montézuma, informé par la diligence de ses courriers de tout ce qui se passait à Tlascala, sentit redoubler ses alarmes en voyant une nation belliqueuse qui avait résisté tant de fois à toutes ses forces vaincue dans plusieurs batailles par un petit nombre d’étrangers. Il commençait à craindre qu’après avoir soumis ces rebelles, Cortez ne formât de plus grandes entreprises, et n’employât leurs armes à la conquête de l’empire. Il paraît étonnant qu’avec de si justes soupçons il n’assemblât point une armée pour sa défense. Mais on observe dans toute sa conduite qu’il se fiait beaucoup aux artifices de sa politique, et que son espérance était encore de rompre l’union qui pouvait se former entre les Espagnols et les Tlascalans. C’était dans cette vue qu’il envoyait une ambassade à Cortez, sous prétexte de le féliciter de l’heureux succès des ses armes, et de l’exhorter à traiter sans ménagement leurs ennemis communs, pour lesquels il se flattait de lui inspirer de la défiance et de la haine par les plus odieuses peintures de leur mauvaise foi. D’ailleurs ses ambassadeurs avaient ordre de faire de nouvelles instances au général étranger, pour lui faire abandonner le dessein de se rendre à sa cour, en lui expliquant avec des apparences d’amitié les raisons qui ne permettaient pas à leur maître de lui accorder cette liberté. Leurs instructions portaient aussi de reconnaître la situation des Tlascalans ; et, s’ils les voyaient portés à la paix, de faire naître assez d’obstacles au traité pour se donner le temps de s’informer du succès de leur négociation.

Cortez les reçut avec d’autant plus de joie et de civilité, que le silence de ce monarque commençait à lui causer de l’inquiétude. Il marqua une extrême reconnaissance pour leurs présens, qui montaient à la valeur de deux mille marcs d’or ; mais il trouva des prétextes pour différer sa réponse, parce qu’il voulait qu’avant leur départ ils vissent avec quelle soumission les Tlascalans lui demandaient la paix ; et, de leur côté, ils ne demandèrent point d’être dépêchés, parce que ce délai semblait favorable à leur commission. Cependant ils ne furent pas long-temps sans la faire pénétrer par des questions indiscrètes, qui firent connaître toutes les frayeurs de Montézuma, et de quelle importance il était, pour le déterminer, de conclure avec les Tlascalans.

La république, qui voulait persuader les Espagnols de la sincérité de ses intentions, envoya ordre à toutes les bourgades voisines du camp d’y porter des vivres sans paiement et sans écbange. L’abondance y régna aussitôt, et les paysans du canton poussèrent la fidélité jusqu’à refuser les moindres récompenses. Deux jours après, on découvrit sur le chemin de la ville un gros d’Américains qui s’approchaient avec toutes les marques de la paix. Cortez ordonna que le fort leur fût ouvert, sans aucune apparence de soupçon. Il se fit accompagner, pour les recevoir, de cinq ambassadeurs mexicains, après leur avoir fait entendre avec noblesse qu’il ne voulait rien avoir de réservé pour ses amis. Les chefs des Tlascalans était Xicotencatl même, qui avait brigué cette commission pour achever de se rétablir dans l’esprit des sénateurs, ou peutêtre, suivant la conjoncture de Solis, parce qu’ayant reconnu la nécessité de la paix, son ambition lui faisait désirer que la république n’en eût l’obligation qu’à lui. Il avait pour cortége cinquante seigneurs des plus distingués, tous dans une magnifique parure. Sa taille était au-dessus de la médiocre, assez dégagée, mais droite et robuste ; il était vêtu d’une robe blanche ornée de quantité de plumes et de quelques pierreries. Les traits de son visage, quoique sans proportion, formaient une physionomie majestueuse et guerrière. Après quelques révérences, il s’assit sans attendre l’invitation de Cortez, et, le regardant d’un œil ferme, il lui dit qu’il se reconnaissait seul coupable de toutes les hostilités qui s’étaient commises, qu’il s’était imaginé que les Espagnols étaient dans les intérêts de Montézuma, dont il avait le nom en horreur ; mais qu’étant mieux informé, il venait se rendre entre les mains de ses vainqueurs, et qu’il souhaitait de mériter par cette soumission le pardon de la république, au nom de laquelle il se présentait pour demander la paix et pour la recevoir aux conditions qu’il leur plairait de l’accorder ; qu’il la demandait une, deux et trois fois, au nom du sénat, de la noblesse et du peuple, et qu’il suppliait le général d’honorer leur ville de sa présence ; qu’il y trouverait des logemens pour toute son armée ; que jamais les Tlascalans n’avaient été forcés d’en ouvrir les portes ; qu’ils menaient dans ces montagnes une vie pauvre et laborieuse, uniquement jaloux de leur liberté ; mais que, l’expérience leur ayant fait connaître la valeur des Espagnols, ils ne voulaient pas tenter plus long-temps la fortune, et qu’ils leur demandaient seulement en grâce d’épargner leurs dieux, leurs femmes et leurs enfans.

Cortez, porté naturellement à estimer la grandeur d’âme, fut touché de la noblesse de ce discours, et de l’air libre et guerrier de Xicotencatl, et il lui témoigna d’abord tout le cas qu’il faisait de lui. Ensuite, reprenant un air sévère, il lui fit des reproches fort vifs de l’obstination avec laquelle il avait entrepris de résister à ses armes ; il exagéra la grandeur du crime pour faire valoir le mérite du pardon ; et, promettant enfin la paix sans aucune réserve, il ajouta que, lorsqu’il jugerait à propos d’aller à Tlascala, il en donnerait avis aux sénateurs. Ce retardement parut affliger Xicotencatl, qui le regarda comme un reste de défiance, ou comme un prétexte pour mettre la bonne foi des Tlascalans à l’épreuve. Il se hâta de répondre que lui, qui était le général, et la principale noblesse de la nation dont il était accompagné, s’offraient à demeurer prisonniers entre les mains des Espagnols pendant tout le temps qu’il voudrait passer dans la ville. Cortez, quoique fort satisfait de cette offre, affecta de la rejeter par une générosité supérieure. Il fit dire au général que les Espagnols n’avaient pas plus besoin d’otages pour entrer dans la ville qu’ils n’en avaient eu pour se maintenir dans le pays des Tlascalans au milieu de leurs nombreuses armées ; qu’on pouvait s’assurer de la paix sur sa parole, et qu’il irait à la ville aussitôt qu’il aurait dépêché des ambassadeurs que Montézuma lui avait envoyés. Ce discours, que son habileté lui fit jeter comme sans dessein, eut également son effet sur les ministres des deux nations. Xicotencatl se hâta de retourner à Tlascala, où la paix fut aussitôt publiée avec des réjouissances fort éclatantes. Les Mexicains, qui demeurèrent dans le camp, firent d’abord quelques railleries sur le traité et sur le caractère de ceux qui le proposaient. Ensuite, feignant d’admirer la facilité des Espagnols, ils poussèrent l’artifice jusqu’à dire à Cortez qu’ils le plaignaient de ne pas mieux connaître les Tlascalans, nation perfide, qui se maintenait moins par la force des armes que par la ruse, et qui ne pensait qu’à tromper par de fausses apparences pour le perdre avec tous ses soldats ; mais, lorsqu’il leur eut répondu qu’il ne craignait pas plus la trahison que la violence, que sa parole était une loi sacrée, et que d’ailleurs, la paix étant l’objet de ses armes, il ne pouvait la refuser à ceux qui la demandaient, ils tombèrent dans une profonde rêverie, dont ils ne sortirent que pour le supplier de différer de six jours son entrée dans Tlascala. Cortez paraissant surpris de cette demande, ils lui avouèrent que, dans la supposition de la paix, ils avaient ordre d’en donner avis à l’empereur avant qu’elle fut conclue, et d’attendre ses ordres pour s’expliquer davantage. L’habile Espagnol leur accorda volontiers cette grâce, non-seulement parce qu’il voulait conserver des égards pour Montézuma, mais parce qu’il demeura persuadé qu’elle pourrait servir à lever les difficultés que ce prince faisait de se laisser voir.

Les députés revinrent le sixième jour, accompagnés de six autres seigneurs de la cour impériale, qui apportaient de nouveaux présens à Cortez ; ils lui dirent que l’empereur du Mexique désirait avec passion d’obtenir l’alliance et l’amitié du grand monarque des Espagnols, dont la majesté paraissait avec tant d’éclat dans la valeur de ses sujets, et que ce dessein le portait à partager avec lui ses immenses richesses ; qu’il s’engageait à lui payer un tribut annuel, parce qu’il le révérait comme le fils du soleil, ou du moins comme le seigneur des heureuses régions où les Mexicains voyaient naître la lumière ; mais que ce traité devait être précédé de deux conditions : la première, que les Espagnols ne formassent aucune alliance avec la république de Tlascala, puisqu’il n’était pas raisonnable qu’ayant tant d’obligations à la générosité de l’empereur, ils prissent parti pour ses ennemis ; la seconde, qu’ils achevassent de se persuader que le dessein qu’ils avaient d’aller à Mexico était contraire aux lois de sa religion, qui ne permettaient pas au souverain de se laisser voir à des étrangers ; qu’ils devaient considérer les périls dans lesquels l’une ou l’autre de ces entreprises ne manquerait pas de les engager ; que les Tlascalans, nourris dans l’habitude de la trahison et du brigandage, ne cherchaient qu’à leur inspirer une fausse confiance pour trouver l’occasion de se venger, et pour se saisir des riches présens qu’il avaient faits à Cortez ; et que les Mexicains étaient si jaloux de l’observation de leurs lois, et d’ailleurs si farouches, que toute l’autorité de l’empereur ne serait pas capable d’arrêter leurs emportemens ; que par conséquent les Espagnols, après avoir été tant de fois avertis du danger, ne pourraient se plaindre avec justice de ce qu’ils auraient à souffrir.

Cortez se trouva fort loin de ses espérances ; il comprit plus que jamais que Montézuma le regardait avec toute l’horreur que ses funestes présages lui avaient inspirée pour les étrangers, et qu’en feignant d’obéir à ses dieux, il se faisait une religion de sa crainte. Cependant il dissimula son chagrin pour répondre froidement aux nouveaux ambassadeurs qu’après les fatigues de leur voyage, il voulait leur laisser prendre un peu de repos, et qu’il ne tarderait point à les congédier. Son dessein était de les rendre témoins de son traité avec les Tlascalans, et de suspendre ses dernières explications, pour ôter à Montézuma le temps d’assembler une armée. On était bien informé qu’il n’avait point encore fait de préparatifs pour la guerre.

Cependant les délais affectés de Cortez causaient beaucoup d’inquiétude au sénat tlascalan, qui croyait ne les pouvoir attribuer qu’aux intrigues des ambassadeurs mexicains. Les sénateurs prirent la résolution de se rendre au camp des Espagnols pour les convaincre de leur affection, et de ne pas retourner dans leur ville sans avoir déconcerté toutes les négociations de Montézuma. Ils partirent avec une nombreuse suite, et des ornemens dont la couleur annonçait la paix : chacun était porté dans une sorte de litière sur les épaules des ministres inférieurs. Magiscatzin, qui avait toujours opiné en faveur des étrangers, était à la tête, avec le père de Xicotencatl, vénérable vieillard que son grand âge avait privé de l’usage des yeux sans avoir affaibli son esprit, qui faisait encore respecter son sentiment dans les délibérations. Ils s’arrêtèrent à quelques pas du logement de Cortez ; et le vieil aveugle, étant entré le premier, se fit placer proche de lui, et l’embrassa avec une familiarité noble et décente ; ensuite il lui passa la main sur le visage et sur différentes parties du corps, comme s’il eût cherché à connaître sa figure par le sens du toucher au défaut de ses yeux, qui ne pouvaient lui rendre cet office. Cortez fit asseoir autour de lui tous les sénateurs, et reçut dans cette situation un nouvel hommage de la république par la bouche de ses chefs. Si leur discours fut tel qu’on le rapporte, il prouve que la véritable éloquence, celle de l’âme, est de tous les pays : il y a même des traits sublimes. Solis, plus équitable que les autres écrivains, est bien loin de regarder les Mexicains avec mépris ; ses réflexions à ce sujet sont fort justes : À la vérité, dit-il, ils admiraient des hommes qui leur paraissaient d’une autre espèce ; ils regardaient leur barbe comme une singularité merveilleuse, parce qu’ils n’en avaient pas eux-mêmes ; ils prenaient les armes à feu pour des foudres, et les chevaux pour des monstres ; ils donnaient de l’or pour du verre : mais leur étonnement ne venait que de la nouveauté de ces spectacles, et ne doit pas faire juger plus mal de leur raison : l’admiration ne suppose que l’ignorance, et non pas l’imbécillité. Voici le discours du vieillard :

« Généreux capitaine, que tu sois ou non de la race des immortels, tu as maintenant dans ton pouvoir le sénat de Tlascala, qui vient te rendre ce dernier témoignage de son obéissance. Nous ne venons point excuser les fautes de notre nation, mais seulement nous en charger, avec l’espérance d’apaiser ta colère par notre sincérité. C’est nous qui avions résolu de te faire la guerre ; mais c’est nous aussi qui avons conclu à te demander la paix. Nous n’ignorons point que Montézuma s’efforce de te détourner de notre alliance : écoute-le comme notre ennemi, si tu ne le considères pas comme un tyran tel qu’il doit déjà te le paraître, puisqu’il te recherche dans le dessein de te persuader une injustice. Nous ne demandons pas que tu nous assistes contre lui ; nos seules forces nous suffisent contre tout ce qui ne sera pas toi : mais nous verrons avec chagrin que tu prennes confiance à ses promesses, parce que nous connaissons ses artifices. Au moment que je te parle, il s’offre à moi, malgré mon aveuglement, certaines lumières qui me découvrent de loin le péril où tu t’engages. Tu nous as offert la paix, si Montézuma ne te retient. Pourquoi te retient-il ? Pourquoi te refuses-tu à nos prières ? Pourquoi ne veux-tu pas honorer notre ville de ta présence ? Nous venons, résolus d’obtenir ton amitié et ta confiance, ou de mettre entre tes mains notre liberté. Choisis de ces deux partis celui qui te sera le plus agréable : il n’y a point de milieu pour nous entre la nécessité d’être tes amis ou tes esclaves. »

Cortez ne put résister à des soumissions qui portaient un caractère de bonne foi si peu suspect. Après avoir fait une réponse favorable aux sénateurs, il exigea seulement qu’ils lui envoyassent des hommes pour la conduite de l’artillerie et le transport du bagage. Dès le jour suivant on vit arriver à la porte du fort cinq cents Tamènes qui se disputèrent entre eux l’honneur de porter les plus pesans fardeaux. Aussitôt Cortez fit disposer tout pour la marche. On forma des bataillons, et l’armée prit le chemin de TIascala, avec l’ordre et les précautions qu’elle observait dans les plus grands dangers. La meilleure partie des prospérités de Cortez était due à l’exactitude de la discipline, dont il ne se relâcha jamais. La campagne se trouva couverte d’une multitude innombrable d’Américains. Leurs cris et leurs applaudissemens différaient peu des menaces qu’ils employaient dans les combats ; mais les Espagnols avaient été prévenus sur ces témoignages de joie, qui étaient en usage dans les plus grandes fêtes du pays. Le sénat vint au-devant d’eux escorté de toute la noblesse. À l’entrée de la ville, les acclamations redoublèrent avec un nouveau bruit d’instrumens barbares, qui se mêlèrent à la voix du peuple. Les femmes jetaient des fleurs sur leurs hôtes ; et les sacrificateurs, revêtus des habits de leur ministère, les attendaient au passage avec des brasiers de copal, dont ils dirigeaient vers eux la fumée. Il faut avouer que cinq cents Espagnols, dont l’alliance est disputée entre deux états puissans, et que leurs ennemis reçoivent l’encens à la main, jouaient peut-être le plus grand rôle dont jamais des hommes puissent se glorifier. Cependant, à tout prendre, quel avantage avaient-ils sur les Tlascalans, qui avaient montré, en les combattant, une bravoure au moins égale à la leur ? des chevaux et de la poudre à canon.

Toute l’armée fut logée commodément dans un spacieux édifice, où l’on entrait par trois grands portiques. Cortez avait amené les ambassadeurs mexicains malgré leur résistance. Il leur fit donner un appartement près du sien, pour les mettre à couvert sous sa protection. Tlascala était alors une ville fort peuplée, bâtie sur quatre éminences, qui s’étendaient de l’est au couchant, et qui avaient l’apparence de quatre citadelles, avec des rues de communication, bordées de murs fort épais, qui formaient l’enceinte de la place. Ces quatre parties étaient gouvernées par autant de caciques, descendus des premiers fondateurs, mais soumis néanmoins à l’assemblée du sénat, où ils avaient droit d’assister, et dont ils recevaient les ordres pour tout ce qui concernait le bien public. Les maisons étaient d’une hauteur médiocre, et d’un seul étage. Elles étaient de pierre et de brique, avec des terrasses et des corridors au lieu de toit. La plupart des rues étaient étroites et tortueuses, suivant les différentes formes des montagnes. Enfin l’architecture paraissait aussi bizarre que la situation.

La province entière, dans une circonférence de cinquante lieues, qui en avait dix de longueur de l’est à l’ouest, sur quatre de largeur du nord au sud, n’offrait qu’un pays inégal et montueux, mais fertile néanmoins et soigneusement cultivé. Il était borné de tous côtés par des provinces de l’empire du Mexique, à l’exception du nord, où ses limites étaient resserrées par la grande Cordillère, dont les montagnes presque inaccessibles lui donnaient communication avec les Otomies, les Totonaques et d’autres nations barbares. Il s’y trouvait quantité de bourgs et de villages fort peuplés. Le pays abondait en maïs, d’où la province tirait le nom de Tlascala, qui signifie Terre de pain. On n’admirait pas moins l’excellence et la variété de ses fruits, et l’abondance de ses animaux sauvages et domestiques. Elle produisait aussi quantité de cochenille, qui est encore une de ses plus grandes richesses, et dont Solis assure que ces peuples ne connaissaient pas l’usage avant l’arrivée des Espagnols. Mais ces avantages de la nature étaient balancés par de grandes incommodités. Le voisinage des montagnes exposait la province à de furieuses tempêtes, à des ouragans terribles, et souvent aux inondations d’une rivière nommée Zahual, dont les eaux s’élevaient jusqu’au sommet des collines. On leur attribue la propriété de causer la gale à ceux qui en boivent et qui s’y baignent. Le défaut de sel était un autre inconvénient pour les Tlascalans, non qu’ils n’en pussent tirer des provinces de l’empire en échange pour leurs grains ; mais, dans leurs idées d’indépendance, ils aimaient mieux se priver de ce secours que d’entretenir le moindre commerce avec leurs ennemis. Une politique de cette nature, et d’autres remarques qui firent connaître à Cortez le caractère extraordinaire de cette nation ne lui causèrent pas moins d’inquiétude que de surprise. Il dissimula ses soupçons, mais il faisait faire une garde exacte autour de son logement ; et jamais il n’en sortait sans être escorté d’une partie de ses gens avec leurs armes à feu. Il ne leur permettait d’aller à la ville qu’en troupes nombreuses, toujours avec les mêmes précautions. Les habitans s’affligèrent de cette défiance, et le sénat en fit des plaintes. Il répondit qu’il connaissait la bonne foi des Tlascalans, et qu’ils devaient avoir la même opinion de la sienne ; mais que l’exactitude des gardes était un usage de l’Europe, où les soldats faisaient les exercices de la guerre au milieu de la paix pour conserver l’habitude de la vigilance et de la soumission ; et que les armes qu’ils portaient sans cesse étaient une marque honorable qui distinguait leur profession. Les sénateurs parurent satisfaits de cette raison ; et Xicotencatl, naturellement guerrier, prit tant de goût pour la méthode espagnole, qu’il entreprit d’introduire les mêmes usages parmi les troupes de la république. Cet éclaircissement ayant fait cesser les alarmes des Tlascalans, Cortez, qui sentit ce qu’il avait à se promettre d’une nation si prudente et si guerrière, n’épargna rien pour se les attacher par l’estime et l’affection. Il fit entrer tous ses soldats dans les mêmes vues, et le succès de cette conduite répondit bientôt à ses espérances. Chaque jour lui en donnait des preuves par les civilités et les présens qu’il recevait de toutes les villes et des autres places de la république. Le sénat ne parut point mécontent que la plus belle salle du logement des Espagnols eût été destinée à servir d’église. Ils y élevèrent un autel où les saints mystères étaient célébrés à la vue des principaux de la république, qui observaient respectueusement les cérémonies. Un des plus vieux sénateurs demanda un jour à Cortex s’il était mortel. « Vos actions, lui dit-il, paraissent surnaturelles ; elles ont ce caractère de grandeur et de bonté que nous attribuons à nos dieux : mais nous ne comprenons pas ces cérémonies par lesquelles il semble que vous rendiez hommage à une divinité supérieure. L’appareil est d’un sacrifice ; cependant nous ne voyons pas de victimes ni d’offrandes. » Cortez avoua que lui et ses soldats étaient des hommes mortels ; mais il ajouta qu’étant nés sous un meilleur climat, ils avaient beaucoup plus d’esprit et de force que les autres hommes ; et, prenant occasion de cette ouverture pour sonder les dispositions des Tlascalans par celles du sénateur, il lui dit adroitement que non-seulement les Espagnols reconnaissaient un supérieur au ciel, mais qu’ils faisaient gloire aussi d’être les sujets du plus grand prince de la terre, à qui les peuples de Tlascala obéissaient maintenant, puisque, étant les frères des Espagnols, ils étaient obligés de reconnaître le même souverain. Le sénateur et ceux qui l’accompagnaient ne marquèrent point d’éloignement pour devenir vassaux de l’Espagne, à condition d’être protégés contre les violences de Montézuma ; mais ils parurent peu disposés à renoncer à leurs erreurs. Ils répondirent que le dieu des Espagnols était très-grand, et peut-être au-dessus des leurs, mais que chaque pays devait avoir les siens ; que leur république avait besoin d’un dieu contre les tempêtes, d’un autre contre les déluges qui ravageaient leurs moissons, d’un autre pour les assister à la guerre, et de même pour les autres nécessités, parce qu’il était impossible qu’un seul dieu fût capable de suffire à tant de soins. Là-dessus Cortez ayant chargé un de ses deux aumôniers de combattre ces erreurs, ils l’écouterent avec assez de complaisance ; mais, lorsqu’il eut cessé de parler, ils prièrent le général, avec beaucoup d’empressement, de ne pas permettre que cet entretien se répandît hors de son quartier, parce que, si leurs dieux en étaient informés, ils appelleraient les tempêtes pour ruiner entièrement la province. Cortez, dans le transport de son zèle, méditait déjà de faire briser les idoles. Il semblait se fier au succès que la même entreprise avait eu dans Zampoala ; mais l’aumônier lui représenta que la ville où il se trouvait était incomparablement plus peuplée, et la nation plus guerrière ; que la violence d’ailleurs ne s’accordait pas avec les maximes de l’Évangile, et qu’avant d’introduire le vrai culte, il fallait penser à le rendre aimable par des instructions et des exemples. Cependant les représentations du général convainquirent le sénat que les sacrifices du sang humain étaient contraires aux lois de la nature. Cortez eut le crédit de les faire cesser. On délivra quantité de misérables captifs qui étaient destinés à servir de victimes aux jours des plus grandes fêtes. Les prisons, ou plutôt les cages où ils étaient engraissés, furent brisées en plein jour, sans aucun ménagement pour les prêtres, qui se virent forcés d’étouffer leurs murmures. Si jamais les Espagnols n’avaient commis d’autre violence, ils auraient été les vrais héros de l’humanité.

Après avoir donné ses premiers soins à ces importantes occupations, Cortez se crut obligé de congédier les ambassadeurs mexicains, qu’il n’avait retenus que pour les rendre témoins de son triomphe. Sa réponse avait été différée jusqu’alors. Il leur fit déclarer en sa présence, par la bouche de Marina, qu’il pouvaient rapporter à l’empereur ce qui s’était passé devant leurs yeux, c’est-à-dire l’empressement des Tlascalans à demander la paix, qu’ils avaient méritée par leurs soumissions et la bonne foi continuelle avec laquelle elle était observée ; que ces peuples étaient maintenant dans sa dépendance, et qu’avec le pouvoir qu’il avait sur eux il espérait les faire rentrer sous l’obéissance de l’empire ; que c’était un des motifs de son voyage, entre quelques autres d’une plus haute importance, qui l’obligeaient de continuer sa route et d’aller solliciter de plus près la bonté de Montézuma pour mériter ensuite son alliance et ses faveurs. Les ambassadeurs comprirent le sens de ce discours, et partirent, avec les marques d’un vif chagrin, sous l’escorte de quelques Espagnols, qui les conduisirent jusqu’aux terres de l’empire. Leur départ fut suivi de l’arrivée d’un grand nombre de députés des principales places de la province. Ils venaient rendre leurs soumissions à l’Espagne, entre les mains de Cortez, qui en fit dresser des actes formels au nom du roi Charles.

Il arriva, dans le même temps, un accident qui surprit les Espagnols, et qui causa beaucoup d’épouvante aux Américains, mais que l’habileté de Cortez fit tourner à l’avantage de ses entreprises. De l’éminence où la ville de Tlascala est située on découvre à la distance de huit lieues, le sommet d’une montagne qui s’élève beaucoup au-dessus de toutes les autres. Il en sortit tout d’un coup des tourbillons de fumée qui montaient en l’air avec beaucoup de rapidité, sans céder à l’impétuosité des vents, jusqu’à ce qu’ayant perdu leur force, ils se divisassent pour former des nuées plus ou moins obscures, suivant la quantité de cendre et de vapeurs qu’elles avaient entraînée. Bientôt ces tourbillons parurent mêlés de flammes ou de globes de feu, qui se séparaient, dans leur agitation, en une infinité d’étincelles. Les Américains n’avaient pas marqué de crainte à la vue de la fumée. Ce spectacle n’était pas nouveau pour eux ; mais les flammes répandirent une horrible frayeur dans la nation. Elle se crut menacée de quelque redoutable événement. Les principaux sénateurs parurent persuadés que c’étaient les âmes des méchans qui sortaient pour châtier les habitans de la terre ; et cette opinion, qui renfermait du moins quelque idée de l’immortalité de l’âme, fut une occasion pour Cortez de leur inspirer les espérances et les craintes qui convenaient à ses grandes vues. Pendant que toute la nation était consternée, Diego d’Ordaz demanda la permission d’aller reconnaître de plus près ce volcan. Une proposition si hardie fit trembler les Américains. Ils s’efforcèrent de le faire renoncer à un dessein dont ils lui représentèrent tous les dangers. Jamais les plus braves Tlascalans n’avaient osé s’approcher du sommet de la montagne. On y entendait quelquefois des mugissemens effroyables ; mais, les difficultés ne faisant qu’animer Ordaz, il obtint facilement la permission de Cortez, qui s’applaudit de pouvoir faire connaître à ses nouveaux alliés qu’il n’y avait point d’obstacles insurmontables pour la valeur des Espagnols.

Ordaz partit avec deux soldats de sa compagnie et quelques Américains, qui ne refusèrent pas de le conduire jusqu’au pied de la montagne, après lui avoir déclaré qu’ils s’affligeaient d’avoir été choisis pour être les témoins de sa mort. La première partie de la côte est un pays charmant, revêtu des plus beaux arbres du monde, qui forment un délicieux ombrage ; mais on ne trouve au-delà qu’un terrain stérile et couvert de cendre, que l’opposition de la fumée faisait paraître aussi blanche que la neige. Les Américains s’étant arrêtés dans ce lieu, Ordaz continua de monter courageusement avec ses deux Espagnols ; ils eurent besoin de s’aider autant des mains que des pieds jusqu’au sommet de la montagne. En approchant de l’ouverture, ils sentirent que la terre tremblait sous eux par de violentes secousses : bientôt ils entendirent les mugissemens qu’on leur avait annoncés, et qui furent suivis immédiatement d’un tourbillon, accompagné d’un bruit encore plus horrible, et de flammes enveloppées de cendre et d’une affreuse fumée. Quoique le tourbillon fût sorti si rapidement, qu’il n’avait pu échauffer l’air, il s’étendit en parvenant à sa hauteur, et répandit sur les trois aventuriers une pluie de cendre si épaisse et si chaude, qu’ils furent obligés de se mettre à couvert sous un rocher, où ils perdirent quelque temps la respiration. Cependant, lorsque le tremblement eut cessé, et que la fumée fut devenue moins épaisse, Ordaz, animant ses compagnons, acheva de monter jusqu’à la bouche du volcan. Il remarqua au fond de cette ouverture une grande masse de feu qui lui parut s’élever en bouillons comme une matière liquide et fort brillante ; la circonférence de cette horrible bouche, qui occupait presque tout le sommet de la montagne, n’avait pas moins d’un quart de lieue. Ordaz revint tranquillement après ces observations, et sa hardiesse fit l’étonnement de tous les Américains. Elle n’avait passé d’abord aux yeux de Cortez que pour une curiosité bizarre et téméraire ; mais il en reçut dans la suite un fruit plus considérable que l’admiration des Tlascalans. Quelque temps après, manquant de poudre dans une des plus importantes circonstances de son expédition, il se ressouvint de ces bouillons de matière liquide et enflammée qu’Ordaz avait observés au fond du volcan, et ses gens en tirèrent assez d’excellent souffre pour la munition de toute l’armée.

Les Espagnols passèrent vingt jours à Tlascala, qui furent autant de fêtes pendant lesquelles ils ne reçurent que de nouveaux témoignages de la fidélité des habitans. Enfin, Cortez ayant marqué le jour de son départ, on lui fit naître quelques difficultés sur le chemin qu’il devait tenir. Son inclination le portait à prendre celui de Cholula, grande ville fort peuplée, qui n’était qu’à cinq lieues de Tlascala, et capitale d’une autre république avec laquelle Montézuma vivait en si bonne intelligence, qu’il y avait ordinairement ses vieilles troupes en quartier ; mais cette raison qui causait le penchant du général espagnol était celle, au contraire, que les Tlascalans faisaient valoir pour lui conseiller de prendre une autre route. Ils lui représentaient les Cholulans comme une nation perfide et rusée, servilement soumise à l’empereur, qui n’avait pas de sujets plus dévoués à ses ordres ; ils ajoutaient que toutes les provinces voisines de cette ville la regardaient comme une terre sacrée, parce qu’elle renfermait dans l’enceinte de ses murs plus de quatre cents temples et des divinités si bizarres, qu’il était dangereux de s’approcher, sans leur approbation, des lieux qu’elles protégeaient. Pendant cette irrésolution, de nouveaux ambassadeurs arrivèrent avec des présens de la part de Montézuma. Leurs instructions ne portaient plus de détourner Cortez du voyage du Mexique ; mais, paraissant supposer qu’il y était déterminé, ils lui témoignèrent que l’empereur, ayant jugé qu’il prendrait le chemin de Cholula, lui avait fait préparer un logement dans cette ville. Les sénateurs tlascalans ne doutèrent plus alors qu’on n’y eût dressé quelques embûches. Cortez, surpris lui-même d’un changement si peu prévu, ne put se défendre de quelques soupçons : cependant comme il croyait important de les déguiser aux Mexicains, il conclut avec son conseil qu’il ne pouvait refuser le logement qu’ils lui offraient sans marquer une défiance à laquelle ils n’avaient encore donné aucun fondement ; et qu’en la supposant juste, loin de s’engager dans de plus grandes entreprises, en laissant derrière lui des traîtres qui pouvaient l’incommoder beaucoup, il devait, au contraire, aller droit Cholula pour y découvrir leurs desseins, et pour donner une nouvelle réputation à ses armes par le châtiment de leur perfidie. Les Tlascalans, qu’il fit entrer dans ses vues, lui offrirent le secours de leurs troupes, et plusieurs écrivains les font monter à cent mille hommes ; mais il leur déclara qu’il n’avait pas besoin d’une escorte si nombreuse ; et, pour marquer néanmoins la confiance qu’il avait à leur amitié, il accepta un corps de six mille hommes.