Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XIII/Troisième partie/Livre I/Chapitre II

CHAPITRE II.

Nouvelles découvertes et nouveaux crimes.
Vasco Nugnez de Balboa, Las-Casas.

L’île d’Espagnola n’avait pas cessé, depuis plus d’un an, d’être en proie à de nouvelles guerres, qui s’étaient terminées par le massacre d’une infinité d’insulaires, et par le supplice de Cotubama, le dernier de leurs souverains. Il fut pendu à San-Domingo : ses sujets, pressés de toutes parts, furent réduits à de si cruelles extrémités, qu’étant blessés à mort, ils s’enfonçaient de rage leurs flèches dans le corps, les retiraient, les prenaient avec les dents, et les mettaient en morceaux, qu’ils jetaient aux chrétiens. D’autres ayant été faits prisonniers, et se voyant forcés par leurs vainqueurs de courir devant eux pour leur montrer les chemins, se précipitaient volontairement sur les pointes des rochers. Le succès des armes castillanes, et la nouvelle de la mort d’Isabelle, mirent le comble à l’infortune de ces misérables Américains. Le salaire même qu’un ordre de cette princesse leur faisait accorder pour leurs services, et qui était d’une demi-piastre chaque mois, parut une charge trop pesante. Il fut retranché tout-à-fait, et tous ces malheureux furent condamnés au travail, sans distinction d’âge, de sexe ou de rang, et sans autre obligation pour ceux qui les employaient que de les instruire des principes du christianisme. Mais les soins d’Ovando se portaient sur la recherche de l’or. Il en faisait quatre fontes chaque année, deux à Buéna-Ventura, pour les vieilles et les nouvelles mines de Saint-Christophe, et deux à la Conception de Vega, pour les mines de Cibao. Dans la première de ces deux villes, chaque fonte fournissait de cent dix à cent vingt mille marcs. Celles de la Conception donnaient ordinairement cent vingt ou cent trente, et quelquefois cent quarante mille marcs ; prodigieuses sommes dont la renommée fit tant de bruit en Espagne, que bientôt il ne se trouva plus assez de navires, pour le passage de ceux qui s’empressaient d’aller partager tant de trésors. Mais il ne fut pas long-temps nécessaire de passer la mer. La plupart des seigneurs et des ministres demandèrent des départemens dans Espagnola, et n’eurent pas de peine à les obtenir. Ils y établirent des agens qui eurent à pousser tout à la fois leurs intérêts et ceux de leurs maîtres. Les insulaires en devinrent les victimes. On les ménagea d’autant moins, que ceux qui succombaient sous le poids du travail étaient aussitôt remplacés, en vertu des provisions de la cour. Le gouverneur général n’osant rien refuser à ces impitoyables maîtres, et moins encore châtier leur cruauté, on ne peut imaginer sans horreur combien de malheureux furent sacrifiés en peu de mois à l’avidité des grands et de leurs émissaires.

Jusqu’alors on n’avait fait passer dans l’île qu’un fort petit nombre de femmes castillanes, et la plupart des nouveaux habitans s’étaient attachés à des filles du pays, dont les plus qualifiées avaient été le partage des gentilshommes ; mais les unes et les autres n’avaient pas le titre de femmes, et plusieurs même de leurs amans étaient mariés en Castille. Ovando ne trouva pas d’autre expédient, pour remédier à ce désordre, que de chasser de l’île ceux qui, étant mariés, refusèrent de faire venir leurs femmes, et d’obliger les autres, sous la même peine, d’épouser leurs maîtresses ou de s’en défaire. Comme ceux-ci embrassèrent presque tous le premier de ces deux partis, on peut dire que les trois quarts des Espagnols qui composent aujourd’hui cette colonie, sont descendus de ces anciens mariages. En 1507, il n’y restait déjà plus que soixante mille indigènes, c’est-à-dire la vingtième partie de ce qu’on y en avait trouvé dans l’origine de l’établissement. Ce nombre ne suffisant point pour tous les services auxquels ils étaient employés, Ovando résolut d’y transporter les habitans des îles Lucayes, qui avaient été découvertes dans le premier voyage de Christophe Colomb. Il fit goûter cette proposition à la cour, sous prétexte de procurer les lumières de la religion à des peuples auxquels on ne pouvait fournir un assez grand nombre de missionnaires, et Ferdinand donna dans le piége. La permission ne fut pas plus tôt publiée, que plusieurs particuliers, ayant équipé des bâtimens à leurs frais pour aller faire des recrues aux Lucayes, mirent toutes sortes de fourberies pour engager ces insulaires à les suivre. La plupart les assurèrent qu’ils venaient d’une région délicieuse où étaient les âmes des premiers parens des Américains, qui les invitaient à venir partager leur bonheur. Ces artifices en séduisirent plus de quarante mille ; mais, lorsqu’en arrivant à Espagnola, ils reconnurent qu’on les avait trompés, le chagrin en fit périr un grand nombre, et d’autres formèrent des entreprises incroyables pour se dérober à leurs tyrans. Un navire espagnol en rencontra plusieurs à cinquante lieues en mer, sur un tronc d’arbre autour duquel ils avaient attachés des calebasses remplies d’eau douce. Ils touchaient presqu’à leur île, mais on ne manqua pas de les faire rentrer dans l’esclavage. La violence qui fut employée après la ruse rendit en peu d’années les Lucayes absolument désertes.

Jean Ponce, qui commandait à Salvaléon, ville nouvelle d’Espagnola, qu’Ovando avait fait bâtir sur le bord de la mer, à vingt-huit lieues de San-Domingo, ayant appris de quelques Américains qu’il y avait beaucoup d’or dans l’île de Boriquen, que Christophe Colomb avait nommé Saint-Jean, et qui a pris ensuite le nom de Portoric, obtint du gouverneur général la permission de la visiter. Il se mit dans une caravelle, que ses guides firent aborder sur la côte d’une terre dont le seigneur, nommé Agueynaba, était le plus riche et le plus puissant de l’île ; il y fut reçu avec la plus sainte preuve de l’amitié des Américains, qui consistait à prendre le nom de ceux qu’ils voulaient honorer singulièrement. Ainsi le cacique se fit nommer, dès le premier jour, Jean Ponce Agueynaba. Il conduisit son hôte dans toutes les parties de l’île, et sur les bords des deux rivières nommées Manatuabon et Cabuco, dont le sable était mêlé de beaucoup d’or. Ponce en fit faire des épreuves, et se hâta de porter cette heureuse nouvelle au gouverneur. Une partie de ses gens qu’il avait laissée dans l’île y fut si bien traitée dans son absence, qu’également attiré par la richesse du pays et par l’humanité des habitans, il y revint pour former une colonie. L’île est éloignée de douze ou quinze lieues de la pointe occidentale d’Espagnola. Elle a quelques ports d’une bonté médiocre, à l’exception de celui qui fut nommé Puerto Rico, d’où s’est formé Portoric ; sa longueur est d’environ quarante lieues sur quinze ou seize de largeur, et son circuit de cent vingt : elle est située entre le 19e. et le 18e. degré de latitude nord.

La même année apporta des changemens qui rendirent à la réputation de Colomb un éclat qu’elle semblait avoir perdu depuis la mort d’Isabelle. Don Diègue Colomb, l’aîné des deux fils de l’amiral, avait poursuivi avec chaleur les droits qu’il avait hérités de son père. Les plus fortes oppositions étaient venues du roi même ; mais, après avoir long-temps essuyé les lenteurs de ce prince, il avait obtenu enfin la permission de recourir aux voies communes de la justice. Un mémoire composé de quarante-deux articles, qui ne contenaient que les anciennes conventions du roi et de la reine avec l’amiral, avait fait ouvrir les yeux au conseil. Après une exacte discussion, on avait reconnu la justice d’une demande si bien établie, et le jeune Colomb avait gagné son procès d’une seule voix. Cependant il aurait eu peine à vaincre l’irrésolution du roi, s’il n’eût trouvé dans une alliance fort honorable des secours qui lui firent surmonter tous les obstacles. Il épousa Marie de Tolède, fille de Ferdinand de Tolède, grand commandeur de Léon, grand veneur de Castille, frère du duc d’Albe, et cousin-germain du roi catholique, dont le duc d’Albe était d’ailleurs fort aimé. Le premier effet de ce mariage fut de porter les deux frères à solliciter fortement, l’un en faveur de son neveu, et l’autre pour son gendre. Ovando fut révoqué, et don Diègue fut nommé pour le remplacer, mais avec le simple titre de gouverneur général, quoiqu’en faveur d’une alliance qui l’approchait de la maison royale, on le trouve souvent honoré de la qualité de vice-roi, et dona Maria de Tolède, son épouse, de celle de vice-reine.

Il paraît que la disgrâce d’Ovando ne vint pas seulement du crédit de la maison de Tolède, et que la reine Isabelle, pour assurer la punition du massacre de Xaragua, dont elle avait toujours parlé avec horreur, avait prié Ferdinand de rappeler un officier qui avait répondu si mal à sa confiance. Il ne paraît pas pourtant qu’il joignît l’avarice à la cruauté, s’il est vrai, comme on le rapporte, qu’en partant pour l’Espagne, il fut obligé d’emprunter cinq cents écus d’or pour les frais de son voyage.

Le roi, qui avait conçu de trop grandes espérances des nouvelles découvertes de Christophe Colomb pour ne pas s’assurer la possession de tant de riches contrées, résolut d’y établir sa puissance sur des fondemens solides. Alphonse d’Ojéda, dont la hardiesse et le courage étaient célèbres, lui parut propre à cette entreprise, mais les courses et les aventures d’Ojéda ne l’avaient point enrichi. Loin de pouvoir fournir aux frais d’un armement considérable, il luttait alors contre sa mauvaise fortune dans Espagnola, d’où il ne paraît pas qu’il fut sorti depuis le second voyage qu’il avait fait avec Améric Vespuce. Jean de la Cosa, qui estimait son caractère, apprenant l’obstacle qui pouvait faire renoncer à ses services, offrit non-seulement de lui porter les ordres et les instructions de la cour, mais de l’aider de son bien pour une dépense dont le roi ne voulait pas se charger. Le ministre des Indes accepta cette proposition ; mais, dans le même temps, un gentilhomme fort riche, nommé Diégo de Nicuessa, qui s’était fait connaître avantageusement à la cour, arriva d’Espagnola, chargé d’une commission qui regardait cette colonie. Instruit de ce qui se ménageait en faveur d’Ojéda, il demanda que l’entreprise fut partagée entre eux, et son crédit le fit écouter. On forma deux provinces de cette partie du continent où l’on voulait s’établir ; on en régla les limites, et les provisions de deux gouverneurs furent expédiées. Le partage d’Ojéda fut tout l’espace qui est depuis le cap de Veda, auquel il avait donné le nom, jusqu’à la moitié du golfe d’Uraba, et ce pays fut nommé la Nouvelle Andalousie. Nicuessa obtint ce qui est depuis le même golfe jusqu’au cap Gracias à Bios, et cette province reçut le nom de Castille d’Or. Jean de la Cosa fut créé sergent-major et lieutenant-général du gouvernement d’Ojéda, avec droit de survivance pour son fils. On abandonna aussi la Jamaïque en commun aux deux gouvernemens pour en tirer des vivres et d’autres secours.

Don Diègue avait reçu ordre, à son départ d’Espagne, de faire un établissement dans l’île de Cubagua, qu’on appelait communément l’île des Perles. Plusieurs habitans s’offrirent pour cette entreprise, surtout ceux qui avaient à leur service des esclaves lucayes. Ces infortunés avaient une facilité extraordinaire à demeurer long-temps sous l’eau, et l’expérience avait appris qu’ils étaient moins propres au travail des mines. L’amiral profita de cette connaissance ; et, pendant plusieurs années, il se fit dans cette île des fortunes immenses par la pêche des perles. Herréra fait monter le seul quint de la couronne à quinze mille ducats ; mais bientôt les plongeurs, qui furent peu ménagés, périrent presque tous, et les perles disparurent en même temps des côtes de l’île. Elle est éloignée d’Espagnola de plus de trois cents lieues : sa situation est au 10e degré de latitude nord. Comme la terre en est sèche et stérile, sans eau douce et sans autres plantes que quelques gaïacs et des broussailles, elle fut bientôt abandonnée de ses nouveaux habitans, qui passèrent à la Marguerite. Ils ne regrettèrent qu’une jolie ville qu’ils avaient bâtie dans un excellent port sous le nom de Nouvelle-Cadix, et une fontaine odoriférante, dont l’eau passe pour médicinale, et surnage sur celle de la mer. Les insulaires naturels avaient le corps peint, et vivaient des huîtres dont ils tiraient les perles. On remarqua que les pourceaux qu’on avait apportés de Castille, et qui multiplièrent beaucoup, prirent une forme qui les faisait méconnaître : leurs ongles, s’il en faut croire l’historien, s’allongèrent d’un demi-pied en hauteur.

Dans le cours de la même année 1508, l’établissement de Portoric, dont Jean Ponce avait jeté les fondemens sous les auspices de la paix, fut achevé par la violence. Agueynaba était mort ; et son frère, qui lui avait succédé, n’avait pas hérité de son affection pour les Espagnols. Ponce commença par bâtir une bourgade, et voulut faire ensuite des départemens à l’exemple d’Espagnola ; mais il reconnut qu’il s’était trop flatté en croyant pouvoir disposer des insulaires comme d’un peuple conquis. Si la réputation des Espagnols, qu’ils regardaient encore comme autant de dieux descendus du ciel, leur avait d’abord imposé, ils n’eurent pas plus tôt senti la pesanteur du joug, qu’ils cherchèrent les moyens de s’en délivrer : ils s’assemblèrent, et le premier objet de leurs délibérations fut de s’éclaircir sur l’immortalité de ces cruels étrangers. Un cacique, nommé Brayau, fut chargé de cette commission. Les Espagnols étant accoutumés, dans leurs courses, à se loger familièrement chez les insulaires, un jeune homme, nommé Salcedo, passa chez Brayau, qui le reçut avec de grandes apparences d’amitié. Après s’être reposé quelques jours, il prit congé de son hôte, qui, le voyant chargé d’un paquet, l’obligea de prendre quelques habitans pour le porter et pour l’aider lui-même dans quelques passages difficiles. Salcedo arriva au bord d’une rivière qu’il fallait traverser. Un de ses guides, chargé des ordres secrets du cacique, se présenta pour le charger sur ses épaules ; et lorsqu’il fut au milieu de la rivière, il le laissa tomber. Les Américains qui le suivaient se joignirent à lui pour tenir long-temps l’Espagnol au fond de l’eau ; et le voyant enfin sans aucune marque de vie, ils tirèrent le corps sur la rive. Cependant, comme ils ne pouvaient encore se persuader qu’il fût mort, ils lui firent des excuses de lui avoir laissé avaler tant d’eau, en protestant que sa chute les avait beaucoup affligés, et qu’ils n’avaient pu faire plus de diligence pour le secourir. Leurs discours étaient accompagnés des plus grandes marques de douleur, pendant lesquels ils ne cessaient point de retourner le cadavre, et d’observer s’il donnait quelque signes de vie. Cette comédie dura trois jours, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’ils furent rassurés par la puanteur, qui commençait à s’exhaler du corps. Brayau, qu’ils informèrent aussitôt de leur découverte, ne voulut s’en rapporter qu’à ses yeux. Il fit son rapport aux autres caciques ; et, se désabusant tous ensemble de la prétendue immortalité de leurs tyrans, ils prirent la résolution de s’en défaire à quelque prix que ce fut. Leur entreprise fut conduite avec beaucoup de secret ; et les Castillans étant sans défiance, ils en massacrèrent une centaine avant que les autres eussent ouvert les yeux sur le danger. Un officier, nommé Sotomayor, fut enveloppé dans ce nombre. Il avait eu, dans son département, le frère d’Agueynaba ; et, quoique averti par la sœur de ce cacique dont il était aimé, il négligea ses avis et ceux d’un Castillan qui savait assez la langue pour avoir compris que les Américains chantaient déjà sa mort avant qu’il fût assassiné.

Ponce, alarmé pour lui-même, rassembla aussitôt tout ce qui restait de Castillans dans l’île ; et pressant les Américains dans leurs retraites, malgré l’arrivée des Caraïbes qu’ils appelèrent à leur secours, il en tira une vengeance qui leur ôta pour jamais l’espérance de rentrer en liberté. Tous ses gens étaient d’anciens soldats exercés à combattre les sauvages dans les guerres d’Espagnola ; mais aucun d’eux ne contribua plus à la victoire qu’un grand chien dont l’histoire fait un éloge singulier, et dont le nom mérite bien de figurer parmi de tels héros : il s’appelait Bezerrillo[1]. Cependant l’île n’aurait pas été facilement subjuguée, si les habitans, qui virent leurs ennemis se multiplier de jour en jour par les secours qu’ils recevaient d’Espagnola, n’avaient eu la simplicité de se persuader que ces nouveaux Castillans étaient ceux mêmes qu’ils avaient tués, qui ressuscitaient pour combattre. Dans cette idée, qui leur fit regarder la résistance comme une folie, s’étant abandonnés à la discrétion de leurs vainqueurs, ils furent employés au travail des mines, où ils périrent presque tous.

La Jamaïque fut mise la même année sous le joug. L’amiral don Diègue Colomb y envoya Jean d’Esquibel, avec un corps de troupes, et l’ordre d’y faire un établissement en son nom.

Cependant Alphonse d’Ojéda était parti pour la conquête du Darien ; et l’on remarque que le fameux François Pizarre, qui fut depuis le conquérant du Pérou, était de cette expédition, et que Fernand Cortez, qui devait en être, fut retenu par une maladie. L’escadre arriva au port que Rodrigue Bastidas avait découvert en 1501, et qu’il avait nommé Carthagène. Les Espagnols n’y avaient encore aucun établissement : ils savaient que les habitans du pays étaient de haute taille, extrêmement braves ; qu’ils avaient l’usage d’empoisonner leurs flèches, et que les femmes n’y excellaient pas moins que les hommes à tirer de l’arc et à lancer la zagaie. Christophe Guerra et d’autres Espagnols, qui avaient visité cette côte depuis Bastidas, les avaient peu ménagés ; et, pour s’établir dans leur pays, il fallait se préparer à la guerre : la Cosa, qui craignait leurs flèches venimeuses, était d’avis d’abandonner leurs côtes, et de passer dans le golfe d’Uraba, dont les habitans étaient moins féroces ; mais Ojéda, se fiant à son courage et au bonheur qu’il avait eu dans toutes ses expéditions de ne recevoir aucune blessure, rejeta ce conseil timide, et prit le parti d’attaquer les Américains, qui se disposaient à l’investir : il en tua un grand nombre. Quelques prisonniers qu’il força de lui servir de guides le conduisirent à la vue de leurs habitations. Les fugitifs s’étaient ralliés dans un champ voisin, et parurent prêts à soutenir une seconde attaque : leurs armes étaient des boucliers et des épées d’un bois très-dur, des arcs et des flèches garnies de pointes d’os fort aiguës, et des zagaies qu’ils lançaient fort habilement ; mais au signal de l’intrépide Ojéda qui fit retentir le nom de Saint-Jacques avec un cri terrible, les Castillans se firent jour au travers de ces barbares, et couvrirent en un moment la terre de morts ; le reste de leurs ennemis se sauva par la fuite, à la réserve de huit qui, n’ayant pu joindre les autres, se retirèrent dans une de leurs cabanes ; et se défendirent si vivement à coups de flèches, que les Castillans n’en osaient approcher. Ojéda leur reprochant d’être arrêtés par huit hommes nus, un d’entre eux s’élança, tête baissée, au travers des dards et des flèches, et touchait déjà au seuil de la maison, lorsqu’il fut frappé, au milieu du sein, d’un coup de flèche qui le fit tomber mort. Ojéda, furieux de la perte d’un si brave homme, fit mettre le feu de plusieurs côtés à la maison, qui fut consumée en un instant avec les huit guerriers : soixante prisonniers qu’on avait enlevés dans le combat furent envoyés aux vaisseaux ; et, pendant le reste du jour, on continua de faire main-basse sur tous les Américains qu’on put découvrir. Le lendemain, Ojéda s’étant saisi de la bourgade d’Yurbaco, n’y trouva que des maisons nues et désertes ; tous les habitans s’étaient retirés dans les montagnes avec leurs familles et tous leurs biens : ces apparences de consternation portèrent trop facilement les vainqueurs à se disperser ; les habitans, qui les observaient de leur retraite, jugeant que dans cette séparation ils auraient peine à se rassembler, fondirent sur eux de divers côtés avec des cris épouvantables. La Cosa fut un des premiers qui furent surpris dans des cabanes où ils étaient à se reposer : il se défendit vaillamment jusqu’à ce qu’ayant vu tomber la plupart de ses gens, et sentant lui-même la force du venin dans une infinité de blessures qu’il avait reçues des flèches américaines, il dit à un brave Castillan qui se trouvait près de lui, et qui n’avait point encore été blessé : « Sauvez-vous, s’il se peut ; Dieu vous a conservé pour rendre compte de notre malheur au commandant. » Ce soldat fut le seul en effet qui eut le bonheur d’échapper à la fureur des ennemis.

Ojéda ne fut pas moins maltraité. Après avoir perdu tous ses gens dans un enclos où ils avaient été percés de flèches, il ne dut la vie lui-même qu’à son agilité, qui le fit passer comme un éclair au milieu des ennemis ; il se sauva dans l’épaisseur des bois et des montagnes, sans autre guide que le hasard, et courant toujours vers la mer. Les Castillans de l’escadre, surpris de ne pas recevoir de ses nouvelles, visitèrent la côte dans leurs barques, et le trouvèrent à peu de distance du rivage, sous des mangles fort épais, où il s’était retiré l’épée à la main, et son bouclier percé de trois cents coups de flèches. La fatigue, la douleur et la faim l’avaient tellement affaibli, qu’il fut long-temps sans pouvoir prononcer un seul mot : il ne fut rappelé à la vie qu’à force de soins, et par la force naturelle de sa constitution. Cette défaite avait coûté soixante et dix hommes aux Castillans ; c’était pour eux une perte considérable. Pendant qu’Ojéda s’abandonnait au regret d’avoir perdu tant de braves gens, surtout la Cosa, qu’il regardait comme le meilleur de ses amis, et dont il se reprochait amèrement d’avoir négligé les conseils, il aperçut au large plusieurs navires qui cherchaient à s’approcher de la côte ; c’était Nicuessa, dont l’arrivée imprévue lui causa d’autres inquiétudes. Les différens qu’il avait eus avec lui dans Espagnola lui firent appréhender que ce nouvel ennemi ne saisit l’occasion de se venger ; il pria ses gens de le laisser seul, et d’aller au-devant des vaisseaux qui paraissaient. Nicuessa ne fut pas peu surpris des tristes informations qu’il reçut ; mais, jugeant des alarmes d’Ojéda par les précautions avec lesquelles il entendait parler de lui, il protesta fort noblement qu’il s’en croyait offensé, et que, respectant l’infortune de son rival, il voulait oublier leurs anciennes querelles pour l’assister de toutes ses forces, et venger avec lui le sang espagnol indignement répandu par des barbares. Ojéda, qui fut instruit de cette déclaration, y prit confiance avec la même noblesse. On débarqua quatre cents hommes des deux escadres ; les deux gouverneurs se mirent à leur tête ; on marcha vers le village d’Yurbaco, où l’on ne douta point que l’orgueil de la victoire n’eût rassemblé les Américains, et l’ordre fut donné de les traiter sans pitié.

Ils y étaient dans une profonde sécurité, lorsque les cris d’une sorte de perroquets rouges, d’une grosseur extraordinaire, qu’ils appelaient guacamayas, et que nous avons nommés aras, les avertirent que leurs ennemis pensaient à la vengeance ; mais l’attaque fut si brusque, que ceux qui n’avaient pas profité de cet avis pour prendre la fuite, furent passés au fil de l’épée, ou tués à coups d’arquebuses. Les vainqueurs mirent le feu à toutes les parties de l’habitation ; ils attendaient au passage le reste de ces malheureux échappés à leur première furie, et que l’impétuosisé des flammes forçait d’abandonner leurs retraites : le massacre fut si général, qu’on ne fit aucun prisonnier. Lorsqu’on ne vit plus d’ennemis, on se livra au pillage, et le butin fut considérable : Nicuessa eut pour sa part la valeur de vingt mille pistoles. Dans les recherches qu’on fit aux environs de la bourgade, on trouva sous un arbre le corps de la Cosa, monstrueusement enflé par la force du poison. Ce spectacle causa tant d’horreur aux Castillans, qu’ils n’osèrent passer la nuit dans un lieu si redoutable.

Après cette expédition, les deux chefs, unis désormais d’intérêt et d’amitié, se séparèrent pour suivre le cours de leur fortune. Nicuessa prit la route de Véragua, tandis qu’Ojéda, qui voulait prendre celle du golfe d’Uraba, fut arrêté par les vents contraires, dans une petite île voisine de la côte, où il enleva quelques habitans et de l’or. De là étant entré plus heureusement, il chercha inutilement la rivière de Darien ; et s’étant arrêté devant les montagnes qui sont à la pointe orientale dit golfe d’Uraba, il y jeta les fondemens d’une ville qu’il nomma Saint-Sébastien, dans l’espérance que la protection de ce saint le garantirait des flèches empoisonnées. Cette colonie fut la seconde que les Castillans formèrent dans le continent. Celle de Véragua avait été la première.

Les habitans du pays étant des Cannibales auxquels il était difficile de résister avec si peu de forces, Ojéda prit le parti d’envoyer un de ses navires à Espagnola, avec son or et ses prisonniers, sous la conduite d’un officier nommé Enciso, auquel il recommanda de lui amener des hommes, des armes et des provisions. Ensuite il tourna tous ses soins à se retrancher dans un fort de bois contre les attaques des Américains. Mais les vivres lui ayant manqué, ses gens se virent forcés d’en chercher dans les campagnes et les habitations voisines. Ils y trouvèrent de toutes parts un grand nombre d’ennemis si peu traitables et si bien armés, qu’ils furent réduits à se tenir renfermés dans leurs retranchemens, où ils essuyèrent bientôt toutes les horreurs de la famine. Il en était déjà mort un grand nombre, et les autres s’attendaient au même sort, lorsqu’un bâtiment parti d’Espagnola vint mouiller à la vue de Saint-Sébastien. Il était commandé par Bernardin de Talavera, qui, s’étant échappé d’une prison où il était retenu pour ses crimes, avait trouvé le moyen de s’associer soixante-dix hommes, recherchés comme lui par la justice, et s’était saisi, avec leur secours, d’un navire génois qu’il avait rencontré au cap de Tiburon. Cette troupe de fugitifs avait mis à la voile sans aucune vue bien déterminée, et la Providence avait dirigé leur route vers Saint-Sébastien, dont les habitans étaient à la veille de mourir de faim. Le gouverneur acheta toutes les provisions du vaisseau ; et Talavera, qui n’avait pas de meilleur parti à prendre, s’engagea sous ses ordres avec toute sa troupe. Mais la distribution des vivres entre des gens affamés fit quantité de mécontens dont Ojéda eut beaucoup de peine à calmer les plaintes ; d’ailleurs il s’était flatté en vain que les Américains respecteraient ses nouvelles forces, et lui laisseraient quelque repos. Ils n’en parurent pas moins acharnés à la perte des Espagnols. Dans toutes les sorties de la garnison espagnole, ils s’étaient aperçus que le général leur tuait seul plus de monde que tous ses gens ensemble. L’espérance de défaire aisément le reste, s’ils pouvaient vaincre un ennemi si terrible, leur fit mettre quatre de leurs meilleurs archers en embuscade, avec ordre de ne tirer que sur lui. Ojéda sortit le premier du fort, et, dans l’ardeur qui le portait toujours à donner l’exemple, il s’avança vers un gros d’ennemis qui feignaient de fuir pour l’attirer dans le piége. Les quatre archers lui tirèrent plusieurs coups dont l’un lui perça la cuisse. Il retourna au fort avec d’autant plus d’inquiétude pour sa vie, qu’il n’avait jamais vu couler son sang, et que la flèche était empoisonnée. En effet, tous ses gens s’attendaient à le voir mourir dans une espèce de rage, comme il était arrivé à tous ceux qui avaient reçu quelque blessure. Mais son courage lui fit imaginer un remède qui aurait épouvanté tout autre que lui. Il fit rougir au feu deux plaques de cuivre, qu’il donna ordre à son chirurgien de lui appliquer aux deux ouvertures de la plaie. En vain le chirurgien refusa d’obéir, dans la crainte d’avoir la mort de son général à se reprocher : Ojéda jurant qu’il le ferait pendre, s’il tardait à le satisfaire, il se rendit ; et le malade soutint cette cruelle opération avec une constance héroïque. Il avait reconnu que le venin des flèches était froid au dernier degré. La chaleur du feu consuma toute l’humeur froide ; mais elle causa une si violente inflammation dans la masse du sang, qu’il fallut employer un tonneau entier de vinaigre à mouiller des linges pour le rafraîchir.

Sa guérison ne servit qu’à le replonger dans d’autres peines. On avait déjà vu la fin des vivres qu’il avait achetés de Talavera. Enciso ne revenait point. La crainte de nouvelles extrémités, qui paraissaient inévitables porta tous les Castillans, non-seulement à demander leur départ, mais à faire des complots secrets pour se saisir des deux brigantins. Ojéda ne vit pas d’autre remède au désordre que l’offre d’aller lui-même à Espagnola pour hâter le secours qu’il en attendait, et d’ajouter que, s’ils ne paraissaient point dans l’espace de cinquante jours, ils seraient dégagés de l’obéissance qu’ils lui avaient jurée. Cette proposition ayant satisfait les plus mutins, il s’embarqua sur le navire génois, après avoir nommé, pour commander dans son absence, François Pizarre, qui se formait, dans une si rude école, à toutes les grandes entreprises auxquelles il était destiné par la fortune.

Aussitôt que le vaisseau fut en mer, Ojéda se crut en devoir d’agir en maître. Talavera, qui ne lui avait pas vendu son bâtiment, et qui conservait le même empire sur son équipage, commença par le mettre aux fers ; mais sa captivité dura peu. Talavera et tous ses gens sentirent le besoin qu’ils avaient d’un tel chef, lorsque, après avoir été fort maltraités par la tempête, ils eurent échoué sur la côte de Cuba ; la nécessité de résister aux attaques des insulaires qui se présentaient sans cesse lui fit déférer le commandement.

Dans un pays qu’il ne connaissait point, il ne vit pas d’autre ressource que de se rapprocher de la Jamaïque, où il espérait pouvoir se rendre aisément avec quelques canots qu’il comptait enlever aux Américains ; il suivit les côtes pendant l’espace de cent lieues, et le détail de ses peines est incroyable dans le récit des historiens. Un marais fort humide, qu’il rencontra au bout de cette marche, et dont il se flatta de trouver bientôt la fin, n’avait pas moins de trente lieues de longueur. Cependant, comme il s’y trouvait engagé, sans aucune apparence de pouvoir pénétrer dans les terres, au milieu d’une multitude innombrable d’ennemis, il continua cette route, souvent avec de l’eau jusqu’à la ceinture, manquant de vivres, n’ayant pour boire que de l’eau bourbeuse où il marchait, et trop heureux lorsqu’il pouvait rencontrer quelques mangliers pour s’y percher pendant la nuit. Enfin, réduit à trente-cinq hommes de plus du double qu’il avait en arrivant dans l’île, et si faible, qu’il avait peine à se traîner, il entra sur les terres d’un cacique dans lequel il trouva quelques sentimens de pitié : il obtint du temps et du secours pour rétablir ses forces. De là étant passé chez un autre cacique qui ne le reçut pas avec moins d’affection, et qui n’était éloigné que d’environ vingt lieues de la Jamaïque, il fit passer dans cette île un Castillan nommé Pierre d’Ordas pour aller demander du secours à Esquibel, quoique cet Espagnol fût son ennemi.

Ordas présenta au gouverneur de la Jamaïque une lettre de son général, qui le conjurait de ne le pas abandonner dans son infortune. Esquibel heureusement se piqua de générosité, et se hâta d’armer une caravelle qu’il fit partir sous les ordres de Pamphile de Narvaëz. Ce secours arriva heureusement à Cuba : et Narvaëz, qui rendait justice au mérite d’Ojéda, lui tendit la main avec autant de respect que d’amitié. Esquibel le reçut dans sa maison, et le fit servir avec les plus grands honneurs ; après quelques jours de repos, il le fit conduire à Espagnola. Talavera n’eut pas la hardiesse de le suivre dans un lieu où il ne pouvait éviter le châtiment de ses crimes ; mais, ayant demeuré trop long-temps à la Jamaïque, il n’y fut pas moins arrêté par l’ordre de l’amiral, et condamné au dernier supplice.

En arrivant à San-Domingo, Ojéda eut le chagrin d’apprendre qu’Enciso en était parti depuis long-temps pour conduire à Saint-Sébastien un grand convoi d’hommes et de vivres. Comme dans toute sa route il n’en avait appris aucune nouvelle, il ne douta point qu’il n’eût péri dans les flots, ou par les armes des Américains ; et, loin de perdre courage, il se flatta que le secours de ses amis lui ferait bientôt réparer toutes ses pertes ; mais son terme était arrivé : il mourut si pauvre, qu’on ne lui trouva pas de quoi le faire enterrer. Dans le peu de séjour qu’il avait fait à San-Domingo, il avait donné une nouvelle preuve de cette intrépidité qui l’avait rendu célèbre pendant toute sa vie. Il fut attaqué la nuit par plusieurs personnes qui croyaient avoir à lui reprocher la perte de leurs biens, et qui avaient juré d’en tirer vengeance. Loin d’être effrayé du nombre, il se jeta au milieu d’eux, comme il avait toujours fait dans les combats ; et son épée seule, qu’il maniait avec une adresse surprenante, le délivra heureusement de tous ses ennemis. Jamais personne en effet ne fut plus propre pour un coup de main, et pour l’exécution des grandes entreprises qui ne demandent que du courage et de la fermeté. Jamais on n’eut le cœur plus haut ni plus de mépris pour la fortune ; mais il avait besoin d’être conduit : il manqua toujours de prudence et de bonheur.

D’un autre côté, les habitans de Saint-Sébastien avant vu expirer les cinquante jours pendant lesquels ils avaient promis d’attendre leur gouverneur, pressèrent Pizarre de leur faire quitter un pays où il ne leur restait aucune assurance de s’établir ; mais, lorsqu’ils voulurent s’embarquer, les deux brigantins qu’ils avaient conservés se trouvèrent trop petits pour contenir soixante hommes, dont leur troupe était encore composée. Ils convinrent entre eux d’attendre que la misère et les flèches des ennemis eussent diminué ce nombre ; et ce qu’ils désiraient arriva plus tôt encore qu’ils ne l’avaient prévu. Alors ils tuèrent quatre chevaux, qu’ils avaient épargnés dans les plus grandes extrémités, parce que la seule vue de ces animaux épouvantait les Américains ; et les ayant salés pour leur unique provision, ils se partagèrent sur les deux bâtimens. Pizarre monta l’un, et donna le commandement de l’autre à un Flamand qui entendait fort bien la navigation ; mais ils n’étaient pas bien loin de la côte, lorsqu’un furieux coup de mer ouvrit le brigantin du Flamand, et l’ensevelit dans les flots à la vue de l’autre, sans qu’il fût possible d’en sauver un seul homme. Les vents ne cessant point d’être contraires, Pizarre se vit forcé de retourner au continent vers le port qui avait reçu le nom de Carthagène. En approchant du rivage, il découvrit en mer un navire et un brigantin : c’était Enciso qui revenait d’Espagnola avec cent cinquante hommes d’élite, et toutes les provisions nécessaires pour l’établissement d’une colonie. Comme il croyait encore Ojéda dans sa fortune, il ne douta point, à la vue de Pizarre et de sa troupe, qu’ils ne fussent des transfuges qui avaient abandonné leur général ; et Pizarre ne guérit ses soupçons qu’en lui montrant par écrit la commission qu’il avait reçue d’Ojéda : mais ils n’en furent pas plus disposés à s’accorder, lorsque Enciso eut déclaré qu’en vertu de leurs conventions avec le gouverneur, ils devaient retourner tous et l’attendre à Saint-Sébastien. Cette proposition les ayant fait frémir, ils le conjurèrent avec les dernières instances de ne les pas reconduire dans un lieu dont le seul nom devait leur faire horreur après ce qu’ils y avaient souffert ; et s’il ne voulait pas leur permettre de retourner à Espagnola, ils le priaient de consentir du moins qu’ils allassent joindre Nicuessa dans la Castille d’or. Enciso se garda bien de permettre que cette province fut peuplée aux dépens de la Nouvelle-Andalousie ; il employa les promesses et l’autorité pour les engager à le suivre ; mais ils ne furent pas long-temps sans voir toutes leurs craintes vérifiées. En entrant dans le golfe d’Uraba, le navire d’Enciso toucha si rudement contre la pointe orientale, qu’il fut brisé en un instant, et qu’on eut à peine le temps de sauver les hommes avec une fort petite partie des provisions : ainsi la colonie se trouva réduite en peu de jours à vivre de bourgeons de palmiers. Pour comble de disgrâce, les habitans avaient réduit en cendres la forteresse et toutes les maisons. Un assez grand nombre de porcs du pays, qui descendirent des montagnes, furent pendant quelques jours une ressource pour les Castillans ; mais lorsqu’elle fut épuisée, il ne leur resta plus d’espérance que dans la guerre. Enciso partit pour chercher des vivres à la tête de cent hommes bien armés. Il n’alla pas loin : trois Américains l’arrêtèrent avec autant de gloire pour eux que de perte et d’humiliation pour les Espagnols ; ils eurent l’audace de venir à lui l’arc bandé ; et, tirant leurs flèches avec une vitesse étonnante, ils eurent vidé leurs carquois avant que leurs ennemis se fussent reconnus. Enciso, blessé comme la plupart de ses soldats, n’eut pas même la satisfaction d’arrêter ces trois braves qui s’enfuirent après lui avoir ôté le pouvoir d’avancer. Son retour, dans ce triste état, fut le sujet d’un nouveau désespoir pour la colonie : on ne parlait que d’abandonner cette fatale contrée, lorsqu’un jeune homme de ceux qui étaient venus avec Enciso proposa une ouverture qui rendit l’espérance aux plus abattus.

Il se nommait Vasco Nugnez de Balboa, et cette occasion fut la première source du crédit et de la réputation qui le conduisirent dans la suite au plus haut degré de la gloire et de la fortune. Chargé de dettes, et poursuivi par ses créanciers, il avait trouvé le moyen de s’embarquer secrètement avec Enciso, en se faisant porter à bord dans un tonneau ; il avait attendu, pour se faire voir, que le vaisseau fut assez loin en mer ; et Enciso, fort irrité de cette tromperie, l’avait menacé de le dégrader dans la première île déserte, parce que, suivant les lois que le gouverneur d’Espagnola avait portées en faveur des créanciers, il méritait la mort ; mais adouci par ses soumissions et par les instances de ceux qui avaient demandé grâce pour lui, Enciso s’était déterminé à lui pardonner.

Cet aventurier, âgé de trente-cinq ans, et qui joignait à une belle figure beaucoup d’esprit, de vigueur et d’intrépidité, voyant manquer le courage à tous ses compagnons, et cherchant à se distinguer par quelque service important, leur dit que, dans le voyage qu’il avait fait avec Bastidas, il avait pénétré jusqu’au fond du golfe, et qu’il se souvenait d’y avoir visité, à l’ouest d’une belle et grande rivière, une bourgade abondante en vivres, dont les habitans n’empoisonnaient point leurs flèches. Ce récit fit renaître l’espérance des Castillans. Ils se hâtèrent de passer le golfe, dont la largeur n’est que de six lieues, et, trouvant la rivière telle que Balboa l’avait représentée, ils reconnurent que c’était celle du Darien ; mais à leur arrivée ils aperçurent un corps d’environ cinq cents Américains, qui s’étaient rassemblés au pied d’une colline, et qui semblaient résolus de s’opposer à leur descente. Le témoignage de Balboa, qui les avait assurés que ces barbares n’empoisonnaient pas leurs flèches, ne leur ôtait pas un reste de défiance. Enciso leur fit jurer qu’ils mourraient plutôt que de fuir ; après quoi il fit sonner la charge. Les Américains soutinrent le premier choc ; mais, s’étant bientôt ébranlés, ils prirent la fuite avec beaucoup de confusion : les Castillans marchèrent vers la bourgade qu’ils trouvèrent abandonnée, mais remplie de vivres. Ils parcoururent tout le pays sans rencontrer un seul ennemi, et le butin qu’ils enlevèrent en bijoux d’or très-pur ne monta pas à moins de dix mille pesos.

Une si heureuse expédition, et l’abondance où l’on se trouva tout d’un coup, acquirent une nouvelle considération à Balboa. L’on jeta aussitôt les fondemens d’une ville, qui fut nommée Sainte-Marie-l’ancienne de Darien, parce qu’elle fut placée sur le bord de cette rivière. Il y a beaucoup d’apparence qu’Enciso ne fit pas réflexion qu’en transportant sa colonie sur la rive occidentale du Darien, il la tirait de la Nouvelle-Andalousie, qui était séparée de la Castille d’or par ce fleuve. Balboa, après l’avoir adroitement engagé dans cette fausse démarche, eut soin de faire observer à ses partisans que la colonie n’était plus dans le gouvernement d’Ojéda, et que, par conséquent, Enciso, qui tenait son autorité de ce gouverneur, n’avait plus de droit au commandement. Ces insinuations avaient déjà remué les esprits, lorsque Enciso commit une autre faute en défendant la traite de l’or aux particuliers, sous peine de mort. On le soupçonna de vouloir profiter seul d’un si riche commerce, et l’indignation porta tout le monde à lui déclarer que, n’étant plus dans la Nouvelle-Andalousie, on ne reconnaissait plus sa juridiction. Les mécontens formèrent ensuite une nouvelle sorte d’administration, dont la principale autorité fut confiée à Balboa, avec deux autres officiers, qui furent Jean Sarmudio et François Valdivia. Cependant, comme ce changement ne fut pas universellement approuvé, il se forma trois partis, dont la division faillit de ruiner la colonie dans sa naissance. Les uns redemandaient Enciso, du moins jusqu’à ce que la cour leur donnât un gouverneur. D’autres voulaient qu’on fît appeler Nicuessa, et qu’on reconnût ses ordres, parce qu’on était dans son gouvernement. Enfin les amis de Balboa soutenaient leur élection, et ne croyaient digne de leur commander que celui dont ils faisaient profession de tenir la vie.

Pendant que la discorde augmentait de jour en jour, on fut extrêmement surpris d’entendre dans le golfe le bruit de quelques pièces d’artillerie, et toutes les factions se réunirent pour y répondre. Bientôt on aperçut deux navires : ils étaient commandés par Rodrigue-Enriquez de Colmenarez, qui portait des provisions et soixante hommes à Nicuessa. Il avait d’abord été jeté par le vent au port de Sainte-Marie, éloigné d’environ cinquante lieues de celui de Carthagène ; et tandis, qu’il y faisait tranquillement de l’eau, un corps d’Américains qui étaient tombés sur ses gens avec leurs flèches empoisonnées lui en avait tué quarante-six ; il en avait perdu sept autres, qui, s’étant dispersés dans leur fuite, n’avaient pu trouver le moyen de retourner à bord. Le chagrin de son infortune et la nécessité de se radouber l’avaient conduit au côté oriental du golfe, dans l’espérance d’y rencontrer Ojéda ; mais, n’y ayant trouvé que des indices de sa mort, il avait pris la résolution de visiter toutes les parties du golfe, en tirant par intervalles et faisant allumer des feux qui pouvaient servir à rassembler les malheureux Castillans, s’il en était resté quelques-uns sur cette côte.

Son arrivée répandit une joie extrême dans la colonie ; mais bientôt elle y fit succèder de nouveaux troubles. Comme son inquiétude était fort vive pour Nicuessa, qui était son intime ami, dont il n’apprenait aucune nouvelle, il prêta l’oreille aux désirs de ceux qui le demandaient pour gouverneur ; et, se les étant attachés par la facilité qu’il eut à leur donner des vivres, il continua d’employer la même adresse pour faire entrer les deux autres factions dans les intérêts de son ami. Il leur représenta d’ailleurs l’avantage qui reviendrait à la colonie de joindre ses forces à celles de Nicuessa, qu’il supposait heureusement établi ; et ce motif fit tant d’impression sur ceux qui paraissaient encore incertains, qu’ils s’accordèrent tous à le charger de cette commission.

Nicuessa était parti d’Espagnola vers la fin de l’année précédente, avec cinq bâtimens de différentes grandeurs, et chargés de toutes les provisions qui convenaient à son entreprise : une tempête les avait presque aussitôt dispersés. Lope d’Olano, son lieutenant, l’avait quitté pendant la nuit, sous prétexte qu’il lui était impossible de tenir la mer, et s’étant joint au gros de l’escadre qui était entrée dans la rivière de Châgre, il s’en était fait reconnaître le chef, dans la fausse supposition que la caravelle du commandant avait été submergée ; mais n’ayant pu se garantir de la misère qui fit périr quantité de ses gens, il avait formé le dessein de retourner à Espagnola.

Nicuessa, jeté seul sur une côte inconnue, y perdit en effet sa caravelle, et se vit forcé de chercher par terre Véragua, qui était le rendez-vous général. Dans cette marche, un très-grand nombre d’Espagnols périrent de misère ou par les mains des sauvages ; d’autres abandonnèrent leur chef, sans suivre de route certaine, et souffrirent tous les tourmens de la faim, de la soif et de la chaleur. Enfin quatre matelots arrivèrent dans une chaloupe, à l’entrée de la rivière de Belem, où ils rencontrèrent Olano, qui avait différé jusqu’alors à mettre à la voile, et lui donnèrent avis que Nicuessa venait par terre le long du rivage. Olano crut l’occasion favorable pour rentrer en grâce ; il lui envoya sur-le-champ quelques provisions dans un brigantin : on n’alla pas loin sans le rencontrer, mais avec quelque joie qu’il dût recevoir un secours auquel il devait la vie, il demeura long-temps ferme dans la résolution qu’il avait prise de punir du dernier supplice la trahison de son lieutenant, qui avait coûté la vie à plus de quatre cents hommes. Cependant il lui fit grâce à la prière de ses gens, qui se jetèrent tous à ses pieds pour le fléchir ; mais il le retint prisonnier, dans la résolution de le renvoyer en Espagne.

Les Castillans tirèrent peu de fruit de leur réunion. Ils retombèrent bientôt dans tous les maux dont ils s’étaient crus délivrés, et la faim devint le plus pressant. Nicuessa leur permit de se répandre dans le pays, et d’employer la violence pour forcer les habitans à leur fournir des vivres ; mais ces peuples, qui étaient bien armés, se défendirent avec beaucoup de vigueur. Leur résistance ayant ôté toute ressource à leurs ennemis, on vit le besoin et le désespoir produire un effet qui était peut-être sans exemple. Trente Castillans ayant un jour trouvé le corps d’un Américain tué dans quelque rencontre, et déjà presque en pourriture, le mangèrent avidement, et moururent tous de cet horrible festin. Enfin, Nicuessa désespérant de pouvoir s’établir au milieu d’un peuple si peu docile, laissa une partie de ses gens dans la rivière de Belem, sous les ordres d’Alphonse Nugnez, et, conduit par un matelot qui avait été du dernier voyage de Christophe Colomb, il se rendit avec les autres à Porto-Bello. Il y trouva le rivage couvert d’une multitude infinie d’Américains, qui, armés de zagaies, lui tuèrent vingt hommes. Ce cruel accueil le mit dans la nécessité d’avancer six ou sept lieues plus loin, jusqu’au port qui avait reçu de Colomb le nom de Bastimentos. Il y jeta l’ancre, en disant dans sa langue : Arrêtons-nous ici, au nom de Dieu ; et, le trouvant commode pour s’y établir, il y jeta aussitôt les fondemens de la fameuse ville que cette circonstance a fait nommer Nombre de Dios, nom de Dieu.

Les habitans ne s’opposèrent pas au travail ; mais le pays n’offrait point d’alimens. Aussi la famine y redevint-elle extrême, et les maladies, qui s’y joignirent bientôt, enlevèrent les trois quarts de la nouvelle colonie. Les autres étaient si faibles, qu’ils ne pouvaient soutenir leurs armes. Il fallait néanmoins presser l’ouvrage pour se mettre en sûreté contre les sauvages, dont on craignait à tous momens d’être attaqué. Le général s’empressa de donner l’exemple ; mais il ne put éviter les murmures et les malédictions de ses gens, à qui le désespoir avait ôté le courage et la raison. Ceux qui étaient restés sur le bord du Belem n’étaient pas moins à plaindre. La faim les porta jusqu’à manger des animaux venimeux : la plupart moururent empoisonnés, et Nicuessa n’en eût pas revu un seul, s’il ne se fût hâté d’emmener le reste. Ensuite il fit partir une caravelle pour aller demander du secours à Espagnola. Les efforts qu’il fit dans l’intervalle pour se lier avec les Américains, et pour en obtenir des vivres, furent toujours inutiles. On entreprit de leur enlever ce qu’ils refusaient ; mais ils firent une si furieuse défense, qu’ils forcèrent toujours les Castillans de se retirer avec perte.

Telle était la situation de Nicuessa lorsqu’il vit arriver Colmenarez avec des propositions qui pouvaient le dédommager de ses pertes, s’il eût été capable d’en profiter ; mais ses malheurs l’avaient aigri jusqu’à troubler un peu sa raison, et ce qui devait le conduire à la fortune ne servit qu’à précipiter sa ruine. Colmenarez, qui lui portait une sincère affection, l’ayant trouvé avec soixante hommes, tous dans le plus déplorable état du monde, nu-pieds, maigres, décharnés, leurs habits en lambeaux, fut quelque temps sans pouvoir s’expliquer autrement que par ses larmes. Il lui apprit ensuite le sujet de son voyage, qui fut écouté avec des transports de joie ; mais quelle fut la surprise de ce généreux ami lorsque après lui avoir fait une vive peinture des richesses qu’on avait trouvées sur les bords du Darien, il l’entendit répondre, devant tous ceux qui venaient le reconnaître pour leur chef, que cette nouvelle ville ayant été bâtie sur son terrain, les fondateurs méritaient d’être punis, et qu’aussitôt qu’il y serait arrivé il ferait sentir sa colère aux coupables ! Un langage si déplacé fit une égale impression sur tout le monde ; mais, par une seconde imprudence qui mit le comble à la première, Nicuessa fit partir avant lui une caravelle pour le Darien, tandis que, dans l’espérance apparemment de trouver de l’or, il employa plusieurs jours à visiter quelques îles voisines. Ses députés portèrent la nouvelle de ses dispositions avec celle de son départ. Lorsqu’il parut à la vue du port, Balboa se présenta sur le rivage, et lui fit crier qu’il était le maître de retourner à Nombre de Dios, mais qu’on était résolu de ne le pas laisser descendre dans la province du Darien.

Une déclaration si peu attendue le jeta dans un étonnement qui lui ôta d’abord la force de répondre. Après avoir rappelé ses esprits, il représenta aux Castillans qui s’opposaient à sa descente qu’il était venu sur leur invitation, et qu’il ne pensait qu’à se rendre utile à la colonie par un sage gouvernement. Il demanda du moins la liberté de descendre et celle de s’expliquer. Il s’abaissa jusqu’à protester que, s’ils ne le jugeaient pas digne du commandement après l’avoir entendu, il consentait à se voir traité comme ils le jugeraient à propos. On ne répondit à ce discours que par des railleries et des menaces. Comme il était fort tard, il prit le parti de jeter l’ancre, et de passer la nuit dans sa caravelle. Lorsque le jour parut, on lui fit dire qu’il pouvait débarquer ; mais au moment qu’il toucha la terre, il s’aperçut qu’on cherchait à se saisir de sa personne, et c’était en effet le dessein de ses ennemis. Il eut assez de légèreté pour leur échapper par la fuite, d’autant plus que Balboa empêcha qu’on le poursuivît. La crainte de tomber entre les mains des sauvages le fit sortir d’un bois où il s’était retiré, et s’étant approché de la colonie, il fit dire aux habitans que, s’ils ne voulaient pas le recevoir en qualité de gouverneur, il demandait d’être reçu du moins comme leur compagnon, ou d’être enchaîné, s’ils le désiraient, et qu’il aimait mieux mourir près d’eux dans les fers que de retourner à Nombre de Dios pour y périr par des flèches empoisonnées. Cette proposition ne servit qu’à lui attirer du mépris et de nouvelles injures. Cependant Balboa, qui regrettait de s’être opposé à sa réception, entreprit de faire revenir les esprits en sa faveur. Il fit même punir ceux qui l’avaient outragé, et, lui conseillant de rentrer dans sa caravelle, il lui recommanda de n’en point sortir, s’il ne le voyait lui-même au nombre de ceux qui pourraient l’inviter à descendre. De quelque source que fût parti ce conseil, le dernier malheur de Nicuessa vint de ne l’avoir pas suivi. Trois Castillans de la colonie, feignant de la chaleur pour ses intérêts, se rendirent à son bord, rejetèrent ce qui s’était passé sur l’emportement de quelques mutins, et l’assurèrent que tous les honnêtes gens le souhaitaient pour gouverneur. Il donna dans le piége malgré l’avis de Balboa. Ces trois traîtres, auxquels il ne fit pas difficulté de se fier, l’ayant livré à ses ennemis, il fut embarqué peu de jours après sur un méchant brigantin, avec dix-sept hommes, qui s’attachèrent volontairement à sa fortune. En vain prit-il le ciel à témoin de cette cruauté, et cita-t-il ses ennemis au jugement de Dieu et des hommes ; on lui reprocha d’avoir fait périr une infinité de Castillans par son ambition ou sa mauvaise conduite ; et les plus modérés furent ceux qui lui conseillèrent ironiquement d’aller rendre compte en Espagne des services qu’il avait rendus à la nation. Il mit à la voile sans qu’on ait jamais su dans quel lieu du monde sa mauvaise fortune l’avait conduit. Ce ne fut qu’en 1519 qu’on apprit par hasard qu’ayant été jeté par un naufrage dans de petites îles nommées les Caimans, au nord-ouest de la Jamaïque, et voulant passer à la terre-ferme du côté de l’Yucatan, il était tombé entre les mains d’un cacique qui le sacrifia aux idoles du pays, et qui fit un festin de sa chair.

Après son départ, Balboa se mit sans peine en possession de l’autorité. Il fit arrêter Enciso, après lui avoir reproché de vouloir usurper une place dont les provisions devaient venir du roi seul ; il ne lui rendit la liberté, à la prière des principaux habitans de la colonie, qu’à condition qu’il s’embarquerait sur le premier vaisseau qu’on ferait partir pour la Castille ou pour Espagnola. Ensuite, pensant à se procurer des secours d’hommes et de munitions, il fit nommer pour cette commission Valdivia, son collègue et son ami, qui devait presser l’amiral au nom de tous les Castillans de la nouvelle fondation. D’un autre côté, il leur représenta qu’il convenait d’informer la cour de leur situation dans la province de Darien, et des richesses qu’ils se promettaient d’y découvrir ; sur quoi Zamudio, son autre collègue, se laissa persuader de passer lui-même en Castille.

Les négociations dans Espagnola eurent tout le succès qu’il s’en était promis. Valdivia revint non-seulement avec des provisions et des hommes, mais avec des lettres de l’amiral, qui promettaient de plus puissans secours à la colonie. Dans l’intervalle, il était arrivé de nouveaux événemens qui avaient beaucoup relevé les espérances de Balboa ; il se hâta d’en donner avis à l’amiral par le même député. Il s’était mis à la tête de cent cinquante hommes, avec lesquels il avait fait des courses dans tout le pays, jusqu’à Nombre de Dios, répandant la terreur de son nom parmi les Américains, et n’accordant son amitié qu’à ceux qui la recherchaient au prix de l’or. Cette expédition lui avait fait rassembler tant de richesses, que le quint du roi, dont Valdivia fut chargé pour le remettre au trésor royal de San-Domingo, montait à quinze cents pesos, c’est-à-dire trois cents marcs d’or.

La fortune l’avait traité encore avec plus de faveur en lui donnant les premiers indices de la plus grande et la plus heureuse de toutes les découvertes de l’Espagne. Un jour que le fils d’un cacique nommé Comagre, allié de la colonie, lui avait présenté beaucoup d’or, il s’éleva pour la répartition une querelle fort vive entre les Castillans. Le jeune Américain, étonné de cette furieuse passion pour un métal dont il ne faisait pas le même cas, s’approcha de la balance, la secoua d’un air d’indignation, et renversa tout l’or qu’il avait apporté. Ensuite, se tournant vers les Castillans, auxquels il reprocha de se quereller pour une bagatelle, il leur dit que, puisque c’était apparemment ce métal qui leur avait fait abandonner leur patrie, et qui leur faisait essuyer tant de fatigues, courir tant de dangers, et troubler tant de peuples qui avaient toujours vécu dans une paix profonde, il voulait leur faire connaître un pays dans lequel ils trouveraient de quoi remplir tous leurs désirs ; mais que, pour y pénétrer, ils avaient besoin de forces plus nombreuses, parce qu’ils y auraient à combattre de puissans rois et des nations guerrières. On lui demanda de quel côté était le pays qui renfermait de si beaux présens du ciel. Il répondit que du sien il y avait six soleils, c’est-à-dire six journées de marche, en tirant au midi, qu’il montrait du doigt ; qu’on trouverait d’abord un cacique d’une extrême richesse, et plus loin une grande mer, sur laquelle on voyait des vaisseaux un peu moins grands que ceux des Espagnols, mais équipés de voiles et de rames ; et qu’au delà de cette mer, on arriverait dans un royaume où l’or était si commun, que les habitans mangeaient et buvaient dans de grands vases de ce métal, et le faisaient servir aux mêmes usages qu’il voyait faire aux Castillans de ce qu’ils nommaient du fer. Enfin le jeune cacique s’offrit de leur servir de guide avec une partie des sujets de son père. Un avis de cette importance pour tous les habitans de la colonie leur fit pardonner à l’Américain sa hardiesse et ses reproches. Balboa, en faisant partir Valdivia pour Espagnola, le chargea particulièrement de communiquer à l’amiral une nouvelle si capable de lui faire hâter les secours qu’il avait promis. Mais le malheur de l’envoyé retarda pendant plusieurs années l’honneur et l’utilité que Balboa en devait tirer.

Cependant l’humanité foulée aux pieds dans ces malheureuses contrées commençait enfin à élever sa voix, et le respect dû à la vérité oblige d’avouer que les premiers cris se firent entendre par la bouche d’un moine dominicain. Espagnola continuait de perdre ses habitans naturels, sans que les ordonnances du roi fussent capables de réprimer la tyrannie des Castillans. Un prédicateur nommé Antoine Montesino, qui s’était fait une grande réputation d’éloquence et de sainteté, prit un jour solennel pour monter en chaire à San-Domingo, devant l’amiral et tout ce qu’il y avait de personnes distinguées dans la colonie, et s’éleva contre l’injustice et la barbarie avec laquelle il voyait traiter les Américains. Ce reproche si juste, qui touchait les Castillans du côté le plus sensible, excita beaucoup de murmures. Les officiers royaux pressèrent l’amiral de réprimander un indiscret qu’ils accusaient d’avoir manqué de respect pour le roi. Ils reçurent ordre de se rendre au couvent pour s’expliquer d’abord avec le supérieur ; mais leur surprise fut extrême lorsque ce religieux, qui se nommait le père de Cordoue, leur déclara que le père de Montesino n’avait rien dit à quoi son devoir ne l’eût obligé, et ne dût être approuvé de tous ceux qui respectaient Dieu et le roi. Les officiers, dans le premier mouvement de leur colère, déclarèrent à leur tour que le prédicateur se rétracterait en chaire, ou que les dominicains seraient chassés de l’île. Cependant, après quelques explications plus modérées, on convint que le père de Montesino prêcherait du moins dans un autre style, et qu’il satisferait ceux qui se croyaient offensés. Le concours fut extraordinaire à l’église ; mais, loin de tenir un autre langage, le prédicateur soutint avec fermeté ce qu’il avait dit la première fois, en protestant qu’il s’y croyait également obligé par l’intérêt de l’état et de la religion. Les officiers, plus irrités que jamais, prirent le parti d’en écrire au roi. D’un autre côté, les dominicains firent partir le père Montesino pour plaider sa propre cause auprès du souverain. Il trouva la cour fort prévenue contre lui ; mais, quelque répugnance qu’il eût à s’y présenter, après avoir hésité deux ou trois fois, son zèle lui fit traverser la garde du palais, et le conduisit jusqu’aux pieds du roi. Il en fut reçu avec bonté. Il n’eut pas de peine à faire comprendre, à ce prince qu’on lui avait déguisé la vérité. Cependant il n’en put obtenir que des ordres pour l’assemblée d’un conseil extraordinaire, où cette grande affaire fut plaidée de part et d’autre avec beaucoup de chaleur. On peut dire que c’était le procès de l’humanité contre la tyrannie : aussi la première ne gagna pas sa cause. C’est une chose curieuse que les raisons alléguées par ceux qui justifiaient l’esclavage où l’on tenait les Américains. « Ce sont des enfans, disaient-ils, qui, à cinquante ans, ont l’esprit moins avancé que les Européens ne l’ont à dix. » Ce sont des enfans ! instruisez-les. Ils sont faibles ! protégez-les. Depuis quand le sentiment de la supériorité est-il l’excuse de la violence ? Ce n’est qu’une raison pour être généreux : « Mais ils vont nus, et quand on les a vêtus, ils déchirent leurs habits. » (On répète ici littéralement ce qui fut allégué.) Quoi ! la nature ne leur a pas fait un besoin du vêtement, et vous leur en faites un supplice ! et vous vous indignez qu’ils s’y dérobent ! Vous n’ayez pas plus de droit de leur faire porter des habits que de leur donner des fers. « L’oisivété est leur souverain bien. » Pourquoi voulez-vous le leur arracher ? À quel titre leur commandez-vous le travail ? Si l’influence d’un climat brûlant leur fait du repos une nécessité, s’ils sont heureux du plaisir d’être ; tyrans du monde, qui promenez partout une activité funeste aux autres et à vous-mêmes, de quel droit tourmentez-vous leurs jours qui sans vous seraient tranquilles ? L’homme innocent couché sur sa natte serait-il moins agréable aux yeux du grand Être que l’homme ambitieux porté sur des vaisseaux au-delà des mers ? Montesino prouva qu’on exagérait les défauts et les vices des Américains, et qu’on les calomniait après les avoir égorgés. Il parla avec tant de force, que le roi, également pressé par sa conscience et par le testament de la reine Isabelle, voulut qu’on accordât quelque chose à l’équité. On régla, par provision, que les Américains seraient réputés libres, mais que les départemens continueraient de subsister dans la même forme. C’était reconnaître le droit de ces peuples à la liberté, et les retenir en même temps dans l’esclavage. Comme les bêtes de charge s’étaient extrêmement multipliées dans Espagnola, il fut expressément défendu de faire porter aux insulaires aucun fardeau, et de se servir du bâton ou du fouet pour les punir. Il fut ordonné aussi qu’on nommerait des visiteurs ou des intendans, qui seraient comme leurs protecteurs, et sans le consentement desquels il ne serait pas permis de les mettre en prison. Enfin l’on régla qu’outre les dimanches et les fêtes, ils auraient dans la semaine un jour de relâche, et que les femmes enceintes seraient exemptes de toute sorte de travail. Mais en conservant les départemens et les redevances qu’ils payaient au trésor royal, ces règlemens devenaient impraticables ; s’ils eussent pu être suivis, les possesseurs étaient réduits à l’indigence, et ne pouvaient plus payer. Aussi ces lois restèrent sans effet ;

Et le vil intérêt, cet arbitre du sort,
Vend toujours le plus faible aux crimes du plus fort.
Vend toujours le plus faible aVoltaire, Mérope.

L’amiral songeait alors à peupler l’île de Cuba, dans la crainte apparemment que, s’il différait plus long-temps cette entreprise, la cour n’en donnât la commission à quelque autre, et que cette île ne fût encore séparée de son gouvernement. Il choisit Diégo de Vélasquez pour la conquérir et pour y bâtir une ville. Vélasquez était un des anciens habitans d’Espagnola. Il avait occupé les premiers emplois avec honneur sous l’adelantade Barthélemi Colomb ; et sa prudence, accompagnée d’une figure et d’un caractère aimables, lui attirait beaucoup de considération. D’ailleurs il avait tout son bien dans la province de Xaragua, et proche des ports de mer les plus voisins de Cuba. On n’eut pas plus tôt publié qu’il était chargé de l’expédition, que, tout le monde s’empressant d’en partager l’honneur avec lui, on vit arriver à Salvatiare de la Savana, où se faisait l’embarquement, plus de trois cents volontaires de toutes les parties de l’île. Il mit à la voile avec quatre vaisseaux, et la distance n’étant que d’environ dix-huit lieues d’une île à l’autre, il alla débarquer heureusement à l’extrémité orientale de Cuba, vers la pointe de Meyci.

Ce canton avait alors pour maître un cacique nommé Hatuey, qui était né à Espagnola, et qui, en étant sorti avec un grand nombre de ses sujets pour éviter la tyrannie des Européens, avait formé un petit état où il régnait paisiblement. Comme il craignait toujours que ces redoutables ennemis ne le suivissent dans sa retraite, il avait sans cesse des espions qui lui donnaient avis de tous leurs mouvemens. À la première nouvelle du dessein de l’amiral, il assembla les plus braves de ses sujets et de ses alliés pour leur représenter ce qu’ils avaient à redouter de la persécution des Castillans, et pour les animer à la défense de leur liberté. Mais il les assura que tous leurs efforts seraient inutiles, s’ils ne commençaient par se ménager la faveur du dieu de leurs ennemis, qui était un maître fort puissant, et pour lequel ces cruels tyrans étaient capables de tout entreprendre. « Le voilà, leur dit-il en leur montrant de l’or dans un petit panier ; voilà ce dieu pour lequel ils prennent tant de peine, et qu’ils ne se lassent pas de chercher. Ils ne pensent à venir ici que dans l’espérance de l’y trouver. Célébrons une fête à son honneur pour obtenir sa protection. » Aussitôt ils se mirent tous à chanter et à danser autour du panier. Ces fêtes durent une nuit entière, suivant l’ancien usage du pays, et ne finissent ordinairement que lorsque tout le monde est tombé d’ivresse ou de fatigue. On remarque que les chants de Cuba étaient plus doux et plus harmonieux que ceux d’Espagnola. Après cette cérémonie, Hatuey rassembla tous ses Américains pour leur dire qu’ayant beaucoup réfléchi sur le sujet de leurs craintes, il n’avait pas encore l’esprit tranquille, et qu’il ne voyait aucune sûreté pour eux tant que le dieu des Espagnols serait dans leur canton. « Vous le cacheriez en vain, continua-t-il : quand vous l’avaleriez, ils vous éventreraient pour le chercher au fond de vos entrailles. » Il ajouta qu’il ne connaissait qu’un lieu où ils pussent le mettre pour s’en défaire ; c’était le fond de la mer ; et que, lorsqu’ils ne l’auraient plus parmi eux, il se flattait qu’on les laisserait en repos. Cet expédient leur parut infaillible, et tout l’or qu’ils possédaient fut jeté en effet dans les flots.

Ils furent extrêmement surpris lorsqu’ils n’en virent pas moins arriver les Espagnols. Hatuey s’opposa d’abord au débarquement ; mais, aux premières décharges des arquebuses, une multitude d’Américains qui bordaient le rivage prit la fuite vers les bois, et Vélasquez ne jugea point à propos de les poursuivre ; cependant, après quelques jours de repos, voulant se délivrer d’un ennemi qui pouvait l’incommoder à sa retraite, il fit chercher le cacique avec tant de soin, qu’il s’en saisit ; et, pour effrayer ceux qui conservaient encore de l’attachement pour lui, il le condamna au feu. Hatuey était attaché au poteau, lorsqu’un religieux franciscain entreprit de le convertir, et lui parla fortement du paradis et de l’enfer. « Dans le lieu de délices dont vous parlez, lui demanda le cacique, y a-t-il des Espagnols ? Il y en a, répondit le missionnaire. Je n’y veux point aller, » dit le cacique ; et il expira dans les flammes. Tous les caciques vinrent successivement rendre hommage au vainqueur, et la conquête d’une des plus grandes et des plus belles îles du monde ne coûta pas un seul homme aux Espagnols.

La conquête de Cuba fut comme un nouvel aiguillon qui excita plusieurs aventuriers à tenter d’autres entreprises. Ponce de Léon, qui se trouvait sans emploi dans l’île de Portoric, résolut de faire un voyage au nord, où l’on était bien informé qu’il y avait des terres à découvrir. Il aperçut la côte qu’il nomma Floride, à cause de l’aspect agréable qu’elle présentait, et il doubla le cap de Corientes, sans savoir si la terre qu’il avait vue était une île ou tenait au continent. Avant de retourner à Portoric, il chargea un officier et un pilote d’ordres secrets qui, fondés sur des chimères, produisirent des découvertes réelles. Il est assez naturel aux aventuriers d’avoir des idées romanesques. Une ancienne tradition des Antilles avait persuadé à tous les Américains que dans une île nommée Bimini, du nombre des Lucayes, et proche du canal de Bahama, il y avait une fontaine dont les eaux avaient la vertu de rajeunir les vieillards qui s’y baignaient. Personne ne fut plus enchanté de ces douces rêveries que Ponce de Léon. Un autre égarement d’imagination lui avait fait espérer la découverte d’un troisième monde ; et comme c’était trop peu pour une si vaste entreprise que les jours qui lui restaient dans l’ordre de la nature, il voulait commencer par le renouvellement de ceux qui s’étaient écoulés, et s’assurer pour toujours d’une vigoureuse jeunesse. Dans la course dont on vient de parler, il s’était informé continuellement de la merveilleuse fontaine ; il avait goûté de toutes les eaux, même de celles des marais les plus bourbeux. Enfin il ordonna à son lieutenant Ortubia et au pilote Alaminos de continuer les mêmes recherches ; mais ce qui rendit son voyage utile, ce fut la connaissance qu’il donna du canal de Bahama, que les navigateurs commencèrent bientôt à suivre pour retourner en Europe ; de là aussi l’établissement du port de la Havane, à deux petites journées du canal, pour servir d’entrepôt à tous les vaisseaux qui venaient de la Nouvelle-Espagne.

Cependant Balboa, qui n’ignorait pas qu’à la cour d’Espagne on n’approuvait pas ses entreprises et usurpations sur l’autorité des chefs qu’il avait supplantés, cherchait à se faire pardonner ce que sa conduite pouvait avoir de répréhensible, en rendant quelque grand service, ou en faisant passer l’or du Nouveau-Monde dans les mains de son souverain. Il poussait ses recherches dans le Darien.

Cette région était pleine de marais et de lacs, et la terre presque sans cesse mondée ; les maisons y étaient d’une forme dont on ne connaît pas ailleurs d’exemple. Elles étaient bâties sur les plus gros arbres, qui les enveloppaient de leurs branches, et qui les couvraient de leur feuillage. On y trouvait des chambres et des cabinets d’une charpente assez forte, et chaque famille était ainsi logée séparément. Chaque maison avait deux échelles, l’une qui conduisait jusqu’à la moitié de l’arbre, et l’autre depuis la moitié de l’arbre jusqu’à la porte de la première chambre : ces échelles étaient de canne, et si légères, que, les levant facilement le soir, les habitans étaient en sûreté pendant la nuit contre les attaques des tigres et d’autres animaux voraces, qui étaient en grand nombre dans la province. Ils avaient leurs magasins de vivres dans ces maisons aériennes ; mais ils laissaient leurs liqueurs au pied de l’arbre, dans des vaisseaux de terre ; et lorsque les seigneurs étaient à manger, les valets avaient tant d’adresse et de promptitude à descendre et à monter, qu’ils n’y employaient pas plus de temps qu’on n’en met pour aller du buffet à la table. Le cacique Dabayda, seigneur de la contrée qui s’étend au-delà du Rio Negro, était dans son palais, c’est-à-dire sur son arbre, lorsqu’il vit paraître les Castillans ; il se hâta de faire lever les échelles ; ils l’appelèrent à haute voix, et l’exhortèrent à descendre sans crainte ; il répondit qu’il n’avait offensé personne, et que, n’ayant rien à démêler avec des étrangers qu’il ne connaissait pas, il demandait en grâce qu’on le laissât tranquille dans sa maison. On le menaça de couper les arbres par le pied ou d’y mettre le feu, et, sur le refus qu’il fit encore, on mit la hache au pied de l’arbre qu’il habitait. Déjà les morceaux volaient en éclats : il se détermina enfin à descendre avec sa femme et deux de ses fils. On lui demanda s’il avait de l’or ; il répondit qu’il n’en avait point dans ce lieu, parce que ce métal ne lui était d’aucun usage pour vivre ; mais que, si les Castillans en désiraient avec tant d’ardeur, qu’ils se crussent en droit de troubler le repos d’autrui pour en obtenir, il était prêt à leur en faire apporter d’une montagne voisine. Ils prirent d’autant plus de confiance en cette promesse, qu’il leur laissa sa femme et ses deux fils pour gage de son retour ; mais après l’avoir inutilement attendu pendant plusieurs jours, ils reconnurent qu’ils avaient été trompés, et que leurs otages mêmes, qu’ils avaient fait remonter dans leurs maisons, d’où ils ne s’imaginaient pas qu’ils pussent descendre sans échelles, avaient trouvé le moyen de s’évader pendant la nuit. Tous les autres arbres étant abandonnés de même par leurs habitans, l’alarme s’était répandue au loin, et tous les caciques de la province se réunirent bientôt en corps d’armée, dans le dessein de repousser leurs tyrans ; mais quand ces malheureux se réunissaient, que faisaient-ils que rassembler des victimes sous les mains des Espagnols ? Le carnage fut horrible, et ce massacre s’appela la conquête d’une province.

Mais Balboa ne perdait pas de vue une entreprise beaucoup plus importante qu’il n’avait pas cessé de méditer depuis les lumières qu’il avait tirées du jeune Comagre. Après y avoir préparé ses gens par ses exhortations et par les plus hautes espérances, il partit avec soixante hommes, et le jeune cacique pour guide, dans un brigantin, qui le porta par mer jusqu’aux terres d’un cacique nommé Careta, avec lequel il avait fait alliance ; de là il prit le chemin des montagnes pour entrer dans le pays de Ronca, autre cacique, qui se cacha dans des lieux fort secrets à l’approche des Castillans, mais qui, se rassurant ensuite par l’exemple de son voisin, prit le parti d’aller volontairement au-devant d’eux, et d’acheter leur amitié par l’offre de tout ce qu’il avait d’or. Balboa accepta d’autant plus joyeusement la sienne, qu’il était bien aise de s’assurer la liberté du passage pour toutes sortes d’événemens ; ensuite, s’étant engagé dans des montagnes fort hautes, il eut à combattre une nombreuse armée, dont il tua six cents hommes à coups d’arquebuse et par les morsures de ses chiens.

Quoique le jeune Comagre eût assuré avec raison qu’il n’y avait que six jours de chemin depuis les terres de Ronca jusqu’au sommet d’une montagne d’où l’on découvrait la mer, la difficulté des passages et celle d’y trouver des vivres y firent employer vingt-cinq jours ; enfin on arriva fort près de cette élévation, la plus grande de tout le pays qu’on avait traversé : Balboa y voulut monter seul, pour jouir le premier d’un spectacle qu’il désirait depuis si longtemps. À la vue de la mer du Sud, qu’il ne put méconnaître, il se mit à genoux, il étendit les bras vers le ciel, en rendant grâce à Dieu d’un événement si avantageux à sa patrie, et si glorieux pour lui-même. Tous ses gens, appelés par le signal, s’empressèrent de le suivre ; il recommença devant eux la même cérémonie, qu’ils imitèrent tous à la vue des Américains étonnés, qui ne pouvaient s’imaginer le sujet d’une si grande joie ; ils ne savaient pas que leurs oppresseurs se félicitaient d’avoir trouvé un chemin de plus pour pénétrer dans le Nouveau-Monde, qu’on allait investir par les deux mers ; ils ne savaient pas que, par un mélange sacrilége de dévotion et d’avarice, les Espagnols s’applaudissaient de voir s’ouvrir devant eux une nouvelle scène pour de nouveaux brigandages.

Balboa se hâta de prendre possession, pour les rois ses maîtres, du pays qui l’environnait, et de la mer qu’il venait de découvrir. Le même jour, après avoir fait élever de gros murs de pierre, planter des croix, et graver le nom de Ferdinand sur l’écorce des plus grands arbres, il entra dans la mer jusqu’à la ceinture, l’épée dans une main et le bouclier dans l’autre, et adressant la parole aux Castillans et aux Américains qui bordaient le rivage : « Vous êtes témoins, leur dit-il, que je prends possession de cette partie du monde pour la couronne de Castille ; et je saurai bien lui en conserver le domaine avec cette épée. » On est tenté, je l’avoue, de sourire de pitié lorsqu’on entend une aussi faible créature que l’homme dire qu’il prend possession de l’Océan : comme si l’on avait un empire réel sur cet élément à jamais indocile, qui se joue si furieusement de ses prétendus dominateurs ; enfin, comme si l’Océan pouvait avoir d’autre maître que celui qui le fait rouler dans ses limites, et qui lui a dit : Tu t’arrêteras ici.

Balboa, ayant soumis quelques caciques voisins, embarqua tous ses gens sur neuf canots pour s’avancer sur les côtes du golfe où il était, et qu’il avait nommé Saint-Michel ; mais à peine eut-il quitté le rivage, qu’une furieuse tempête le jeta dans le plus grand péril qu’il eût jamais essuyé : les Américains mêmes en parurent épouvantés ; mais, comme ils excellaient à nager, ils eurent l’adresse d’attacher les canots deux à deux avec des cordes, pour les rendre plus capables de résister aux flots, et celle de les conduire entre quantité de petites îles jusqu’à la pointe d’une plus grande, où ils ne les amarrèrent pas moins habilement aux arbres et aux rochers : la nuit, qui survint avant le retour du beau temps, prépara aux Castillans une scène encore plus effrayante : les eaux ayant cru jusqu’au jour, l’île se trouva tout inondée, sans qu’on aperçût aucun reste de terre ; et, comme on avait passé la nuit sur les rochers, ceux qui visitèrent les canots furent consternés d’en trouver une partie en pièces, et d’autres entr’ouverts ou remplis de sable et d’eau : le bagage et les vivres avaient été emportés par la violence des flots : on n’eut pas d’autre ressource, dans un si grand péril, que d’arracher l’écorce des arbres, et de la mâcher avec des herbes pour s’en servir à boucher les fentes des canots qui n’étaient pas absolument brisés, et l’on entreprit de gagner la terre sur de si frêles bâtimens, en suivant les Américains qui les précédaient à la nage. Balboa, aussi pressé de la faim que tous les autres, avait recommandé à ses guides d’aborder dans la terre d’un cacique nommé Tomaco, dont ils lui avaient vanté l’opulence ; mais, voyant les habitans disposés à lui résister, il se mit à la tête de ses plus braves gens, avec ses chiens qui n’étaient pas moins affamés qu’eux, et dans sa descente il fit un carnage effroyable de ses ennemis ; le cacique même y fut blessé ; et, pendant quelques jours, cette disgrâce ne parut servir qu’à redoubler sa fureur. Cependant, ayant appris de ses voisins que les Castillans avaient bien traité ceux qui les avaient reçus civilement, il leur envoya son fils avec des vivres et un présent, dont la seule vue leur fit oublier toutes leurs fatigues ; c’était un amas d’or de six cent quatorze pesos, et deux cent quarante perles d’une grosseur extraordinaire. Les perles n’avaient que le défaut d’être un peu ternies, parce que les Indiens mettaient les huîtres au feu pour les ouvrir ; mais on leur apprit une méthode plus simple ; et Tomaco, voyant l’admiration de ses hôtes pour des biens dont il faisait peu de cas, leur en fit pêcher douze marcs dans l’espace de quatre jours. Il assura Balboa que le cacique d’une île qui n’était éloignée que de cinq lieues en avait de plus grosses encore, et que toute cette côte, qui s’étendait fort loin au sud, produisait quantité d’or et d’autres richesses ; mais, dans l’affection qu’il avait conçue pour lui depuis qu’il avait éprouvé la douceur avec laquelle il traitait ses alliés, il lui conseilla d’attendre une saison où la mer fût plus tranquille ; et les Castillans, rebutés par leur dernière navigation, et la plupart accablés de faiblesse et de maladies, pressèrent leur chef de retourner au Darien. Il prit sa marche par une autre route, pour acquérir une parfaite connaissance du pays. Ce ne fut pas sans peine et sans danger qu’il traversa de nouvelles montagnes parmi des peuples si sauvages, qu’ils n’avaient entre eux aucune communication ; obligé souvent de s’ouvrir un passage par les armes, s’attachant par ses caresses et ses bienfaits ceux qui lui fournissaient volontairement des vivres et de l’or, et faisant dévorer par ses chiens tous les caciques qui entreprenaient de lui résister ; enfin, le 29 janvier de l’année 1514, Balboa rentra glorieux et triomphant dans la colonie, avec plus de quarante mille pesos d’or qu’il rapportait de la dépouille des Américains.

Son premier soin fut d’informer le roi et ses ministres de tant d’importantes découvertes, et des suites qu’on devait s’en promettre. Il chargea de ses lettres Pierre d’Arbolancho, et les accompagna d’une très-grande quantité d’or et de ses plus belles perles. Arbolancho partit au commencement de mars, et son arrivée remplit de joie toute la cour. Le ministre des Indes, qui était passé alors au siége de Burgos, et qui continuait de gouverner les affaires avec une autorité presque souveraine, le reçut avec de grandes marques de faveur, et lui procura le même accueil du roi. Ce prince parut satisfait des services de Balboa, et donna ordre au prélat de ne pas les laisser sans récompense ; mais ce fut un malheur pour ce brave aventurier que son député ne fût point arrivé deux mois plus tôt. Les coups qui devaient entraîner sa ruine étaient déjà portés. Ferdinand, à qui l’on avait fait comprendre que la colonie du Darien méritait beaucoup d’attention, s’était déterminé à lui donner un chef dont le caractère et le rang fussent capables d’y établir l’ordre et d’y faire respecter l’autorité souveraine. On lui proposa don Pédrarias d’Avila, officier de naissance et de mérite, et d’une grande réputation dans les armes et la galanterie, les deux titres de la gloire espagnole. On avait travaillé à ses instructions avec tant de diligence, qu’il était parti peu de jours avant l’arrivée d’Arbolancho.

Pédrarias arriva avant la fin de juillet au golfe d’Uraba, et faisant mouiller à quelque distance de Sainte-Marie, il y envoya donner avis des ordres de la cour. L’officier qu’il chargea de cette commission se fit présenter d’abord au commandant. Il fut surpris de voir un homme si célèbre en simple camisole de coton, en caleçon et en souliers de corde, occupé à faire couvrir de feuilles une assez mauvaise case qui lui servait de demeure. Herréra, qui rapporte cette circonstance, observe que c’était par cette simplicité de mœurs que Balboa était devenu la terreur de tant de nations, et s’était tellement attaché tous les habitans de la colonie, qu’avec quatre cent cinquante hommes qu’on y comptait à peine, il aurait empêché, s’il l’eût entrepris, toutes les forces de la flotte d’Espagne de mettre Pédrarias en possession de son gouvernement. Ce nouveau commandant ne s’était pas même attendu d’y être reçu sans obstacle ; mais il fut agréablement trompé. Son officier ayant déclaré à Balboa que don Pédrarias d’Avila, nommé par le roi au gouvernement de cette province, était dans la rade avec sa flotte, reçut pour réponse que toute la colonie était disposée à respecter les volontés du roi. Cependant il s’éleva dans la ville un assez grand murmure. Il se fit des assemblées, et Balboa se vit le maître de faire soulever tout le monde en sa faveur ; mais, ayant pris de bonne foi le parti de la soumission, il ne voulut pas même qu’aucun de ses gens parût armé devant le gouverneur, et, marchant au-devant de lui avec tous ses braves, après lui avoir fait un compliment respectueux, il le conduisit dans sa cabane, où il lui fit servir un repas de cassave, de fruits et de racines, avec de l’eau du fleuve pour toute liqueur. Dès le jour suivant, Pédrarias vérifia ce qu’on avait publié des grandes entreprises et des conquêtes de Balboa. La mer du Sud était découverte, et tout le pays jusqu’à cette mer avait été soumis ; mais les Espagnols qui venaient pour jouir de ces nouveaux avantages, et qui s’étaient flattés de trouver de l’or en étendant la main, se virent fort éloignés de leurs espérances lorsqu’ils eurent appris ce qu’il en avait coûté aux conquérans pour s’enrichir, et ce qui restait à faire.

Peu de jours après, le gouverneur fit proclamer l’ordre qu’il avait apporté de finir le procès intenté à Balboa sur les mémoires d’Enciso. On commença par l’arrêter : on examina les charges. Un jugement du conseil le condamna d’abord à une grosse amende, mais il fut mis ensuite en liberté. Pédrarias n’en prit pas moins ses instructions pour former de nouvelles peuplades dans des lieux dont on lui faisait connaître les propriétés. La colonie était dans un état très-florissant : tout le monde y jouissait d’un sort heureux ; on n’y voyait que des fêtes ; on n’entendait que des chants de joie au son de toutes sortes d’instrumens ; les terres étaient ensemencées et commençaient à fournir assez de vivres pour la nourriture des habitans. Non-seulement les caciques étaient soumis, mais la plupart portaient tant d’affection à leurs vainqueurs, qu’un Espagnol pouvait aller librement d’une mer à l’autre : tant il eût été facile aux Espagnols de faire oublier par la douceur du gouvernement, les cruautés de la conquête. Le roi, démêlant la vérité au travers des nuages dont on voulait l’obscurcir, écrivit l’année suivante à Pédrarias que, pour reconnaître les services de Balboa, il le créait son adelantade dans la mer du Sud et dans les provinces de Panama et de Coyba. Il ordonnait qu’il fût obéi comme lui-même, et que, tout subordonné qu’il devait être au gouverneur-général, il ne fût gêné en rien sur tout ce qui regarderait le bien public. Ce prince ajoutait qu’il reconnaîtrait le zèle de Pédrarias pour sa personne au traitement qu’il ferait à Balboa, dont il voulait qu’il prit les avis dans toutes les entreprises.

Des ordres si flatteurs ne firent qu’avancer sa perte ; Pédrarias était bien éloigné de cette douceur qui avait fait tant d’amis à l’adelantade : il avait juré la perte d’un homme dont le mérite lui faisait ombrage. Il lui fit un procès criminel dans lequel la mort de Nicuessa, et les violences exercées contre Enciso furent encore rappelées : on y ajouta le crime de félonie, en supposant l’intention d’usurper le domaine du roi. En vain Balboa se récria contre ces accusations, dont les unes étaient déplacées après le jugement du conseil, et les autres absolument fausses. Il eut la tête coupée à Sainte-Marie, à l’âge de quarante-deux ans, et sa mort fit perdre au roi le meilleur officier qu’il eût alors dans les Indes. Ce qu’il avait fait en si peu d’années ne laissa aucun doute qu’il n’eût bientôt découvert et conquis le Pérou, si la cour ne lui eût pas ôté le commandement lorsqu’il se disposait à partir pour cette expédition. L’Amérique fut indignée de cet acte de tyrannie, et la conduite de Pédrarias dans son gouvernement ne répondit que trop à cette première atrocité. Les historiens le représentent comme une bête féroce déchaînée par le ciel en colère : on lui reproche d’avoir désolé, depuis le Darien jusqu’au lac Nicaragua, cinq cents lieues d’un pays très-peuplé, le plus riche et le plus beau qu’on puisse s’imaginer, et d’avoir exercé sur les Américains, sans distinction d’alliés et d’ennemis, des cruautés qui paraîtraient incroyables, si les preuves n’en avaient été déposées au fisc royal, où les historiens renvoient les lecteurs. Comme son pouvoir était balancé par celui du conseil de la province, le désir de secouer un joug dont il se croyait blessé contribua plus que tout autre motif à la destruction de Sainte-Marie du Darien. Il s’imagina qu’en allant s’établir sur la mer du Sud, l’éloignement pourrait le dérober à l’autorité de ceux qui commanderaient dans Espagnola, et le délivrer de l’obligation qu’on lui avait imposée de prendre les avis du conseil. En 1518, il chargea Diégo d’Espinosa, son alcade-major, de se rendre à Panama, avec ordre d’y bâtir une ville : en même temps il écrivit au roi que le pays où la colonie de Sainte-Marie avait été fondée n’était pas propre pour un grand établissement, et qu’il convenait aux intérêls de l’Espagne de transporter le siége épiscopal à Panama. L’année d’après, ayant reçu des réponses favorables, il envoya ordre à Oviédo, qui commandait alors sur le Darien avec la qualité de son lieutenant, de transporter à Panama tout ce qu’il y avait d’habitans à Sainte-Marie.

C’est vers ce temps que commençait à se faire connaître le plus célèbre défenseur des malheureux Américains, un de ces hommes dont la mémoire ne saurait être trop chérie, dont le nom ne saurait être trop honoré, parce qu’il est de l’intérêt de tous les humains qu’il se trouve de temps en temps de ces âmes élevées et courageuses pour qui la défense de l’opprimé soit le devoir le plus cher, la première gloire et le premier bonheur. Barthélemi Las Casas, depuis évêque de Chiapa au Mexique, était passé fort jeune aux Indes occidentales, avant même d’avoir reçu le sacerdoce : il était prêtre et missionnaire lorsqu’il suivit Vélasquez à Cuba ; son unique motif était de convertir les peuples à la foi de l’Évangile, qu’ils auraient peut-être embrassée facilement, si leurs nouveaux dominateurs en avaient suivi les préceptes, qui sont en même temps ceux de l’humanité. Las Casas, rend témoignage de la docilité des Américains : Il m’est bien plus aisé, disait-il aux Espagnols, de les faire croire au christianisme que de vous le faire observer. Il a laissé à la postérité son plaidoyer pour les habitans de l’Amérique, adressé au souverain, portant à la fois tous les caractères de la vérité et de la vertu. C’est la peinture la plus touchante de la plus horrible oppression ; c’est l’histoire de la destruction et des crimes ; c’est une tache éternelle pour le peuple qui mérita cette leçon, et qui même en profita peu. L’espèce de vexation contre laquelle Las Casas s’élève avec le plus de force, c’est la forme des départemens dont nous avons déjà parlé, qui mettaient les Américains à la discrétion de maîtres impitoyables. Herréra nous a conservé cette formule que nous allons rapporter : « Moi, distributeur des caciques et des Américains, pour le roi et la reine nos seigneurs, en vertu des patentes royales que je tiens de leurs mains ; de l’avis et du consentement du seigneur trésorier-général en ces îles et terre-ferme pour leurs majestés, je vous commets tel cacique, avec tant d’Américains, que je vous recommande pour vous en servir dans vos labourages, dans les mines et dans la ménagerie, suivant l’intention de leurs majestés et leurs ordonnances, que vous observerez ponctuellement ; et vous en aurez soin tout le temps de votre vie et de votre héritier, fils ou fille, si vous en avez, parce qu’ils ne vous sont commis qu’à cette condition par leurs majestés, et par moi en leur nom ; vous avertissant que, si vous ne gardez pas les susdites ordonnances, ces Américains vous seront ôtés, et que l’obligation de conscience pour le temps et la manière tombera sur vous, et non sur leurs majestés, outre la peine que vous encourrez, et qui est contenue dans les mêmes ordonnances. »

Ces ordonnances étaient mal exécutées dans des pays où ceux qui devaient les faire observer étaient les premiers contrevenans, où la complicité des crimes et le partage du butin étaient l’intérêt le plus général : la cour d’Espagne fermait les yeux, pourvu qu’on lui envoyât beaucoup d’or ; mais à quel prix l’avait-on ? Il faut entendre Las Casas dans l’Histoire de Saint-Domingue. « Les Espagnols (dit-il en parlant des Américains) les accouplaient pour le travail comme des bêtes de somme ; et, les ayant excessivement chargés, ils les forçaient de marcher à grands coups de fouet. S’ils tombaient sous la pesanteur du fardeau, on redoublait les coups, et l’on ne cessait point de frapper qu’ils ne se fussent relevés. On séparait les femmes de leurs maris ; la plupart des hommes étaient confinés dans les mines, d’où ils ne sortaient point, et les femmes étaient employées à la culture des terres. Dans leurs plus pénibles travaux, les uns et les autres n’étaient nourris que d’herbes et de racines. Rien n’était plus ordinaire que de les voir expirer sous les coups ou de pure fatigue. Les mères dont le lait avait tari ou s’était corrompu faute de nourriture, tombaient mortes de faiblesse ou de désespoir sur le corps de leurs enfans morts ou mourans. Quelques insulaires s’étant réfugiés dans les montagnes pour se dérober à la tyrannie, on créa un officier sous le titre d’alguazil del campo, pour donner la chasse à ces transfuges ; et cet exécuteur de la vengeance publique se mit en campagne avec une meute de chiens qui déchirèrent en pièces un très-grand nombre de ces misérables ; quantité d’autres, pour prévenir une mort si cruelle, avalèrent du jus de manioc, qui est un poison très-violent, ou se pendirent à des arbres, après y avoir pendu leurs femmes et leurs enfans. » Tels étaient ces départemens qu’on représentait à la cour comme nécessaires pour la conversion de ces peuples, et qui étaient approuvés par les docteurs d’Espagne.

Las Casas osa déclarer la guerre aux fauteurs des départemens. Les services qu’il avait rendus dans l’île de Cuba lui avaient acquis de la considération ; il avait applaudi aux efforts des pères dominicains. Il entreprit de faire revivre la même cause, et ce zèle, qui lui fit obtenir dans la suite le titre de protecteur de l’Amérique, ne se ralentit point jusqu’à sa mort. Ne pouvant se persuader que le roi catholique eût été bien informé, il prit la résolution de passer en Espagne pour y porter la vérité.

Il ne put arriver à Séville que vers la fin de l’année 1515. Il en partit pour la cour avec des lettres de recommandation de l’archevêque ; et, dans la première audience qu’elles lui firent obtenir, il déclara librement au roi qu’il n’était venu d’Espagnola que pour lui donner avis qu’on tenait dans les Indes une conduite également nuisible aux intérêts de sa conscience et de sa couronne. Il ajouta qu’il s’expliquerait davantage quand il plairait à sa majesté de l’écouter. Le roi, surpris d’un langage si ferme, lui dit de faire son mémoires et lui promit de le lire. Après cette courte audience, s’adressant au père Matienco, dominicain, confesseur du roi, il lui dit avec la même noblesse qu’il n’ignorait point que Passamonte et d’autres officiers d’Espagnola avaient prévenu la cour contre lui ; que le ministre des Indes et le commandeur Lope de Conchilos lui seraient contraires, parce qu’ils avaient des départemens d’Indiens qui étaient les plus maltraités, et qu’il n’avait de fond à faire que sur la justice de sa cause. Ensuite, lui ayant exposé toutes les cruautés qu’on exerçait sur les malheureux Américains, il l’exhorta, au nom du ciel, à prendre la défense de la religion, de l’équité et de l’innocence.

Matienco rendit compte au roi de ce qu’il venait d’entendre, et n’eut pas de peine à faire promettre une audience particulière. Le temps et le lieu furent nommés. Las Casas, par le conseil de Matienco, ne laissa pas de se présenter à l’évêque de Burgos et au commandeur de Conchilos, auxquels il fallait s’attendre que toutes ces explications seraient communiquées. Il en fut mal reçu, quoique moins durement par le commandeur ; mais il se flattait que la recommandation de l’archevêque de Séville pourrait balancer le crédit de ses adversaires, lorsqu’il apprit la mort de Ferdinand. Un si fâcheux contre-temps n’eut pas la force de refroidir Las Casas. Il résolut aussitôt de faire le voyage de Flandre pour instruire le prince Charles avant qu’on eut pensé à le prévenir. Cependant d’autres considérations ne lui permettant pas de faire cette démarche sans l’agrément du cardinal Ximenès, qui venait d’être déclaré régent du royaume, il prit le parti de l’aller voir à Madrid. Il le trouva fort bien disposé en sa faveur ; mais son voyage de Flandre n’en fut pas approuvé. Le cardinal, après l’avoir entendu, s’occupa d’un nonveau plan d’administration dont il confia le soin aux frères hiéronimites, dans Espagnola. Dans ce nouveau plan, les Américains étaient déclarés libres, et tous les règlemens tendaient à adoucir leur sort. Les esclaves des principaux départemens furent mis en liberté ; mais les départemens ne furent pas formellement abolis, quoique fort restreints par beaucoup de lois favorables aux peuples conquis. Les hiéronimites, quoique revêtus d’une autorité absolue, n’eurent pas le courage de maintenir ces lois dans toute leur vigueur. Elles furent bientôt éludées, et tous les abus continuèrent dès que la nouvelle administration eut déclaré qu’on ne toucherait pas aux départemens. Le zèle de Las Casas se ralluma. Il repassa en Espagne, et, trouvant des obstacles de tous côtés, il proposa de faire exploiter les Antilles par des nègres. Il est assez extraordinaire que Las Casas imaginât qu’on avait plus de droit sur la liberté des nègres que sur celle des Américains. Quoi qu’il en soit, ce sont deux traits également remarquables, que ce plan qu’on observa dans la suite, d’acheter des noirs pour les faire travailler aux colonies d’Amérique, ait été fourni originairement par un des hommes que d’ailleurs l’humanité compte au rang de ses bienfaiteurs, et que les dominicains, ministres et promoteurs de l’inquisition en Europe, aient été dans le Nouveau-Monde les plus ardens protecteurs des Américains. Rien ne mérite plus d’être remarqué dans l’histoire des contradictions de l’esprit humain. L’idée de Las Casas, quoique adoptée dès lors, ne put avoir lieu, parce qu’un seigneur flamand, chargé d’un privilége en vertu duquel il devait faire transporter quatre mille nègres aux Antilles, le vendit aux Génois, qui mirent leurs nègres à un prix trop haut pour la cupidité des possesseurs espagnols, qui avaient des travailleurs américains à si bon marché. Ces difficultés firent évanouir le projet de Las Casas. Il en conçut un autre qui marquait bien quelle confiance il avait au pouvoir de la persuasion et au bon naturel des Américains. Il offrait au roi d’Espagne de lui assurer, dans un terme donné, la domination du continent de l’Amérique, pourvu qu’on n’y laissât passer qui que ce soit sans sa permission. Il voulait arriver avec cent cinquante hommes, habillés de blanc, et sous un autre nom que celui des Espagnols, devenus trop odieux dans le Nouveau-Monde, et avec ce petit nombre, et une conduite opposée à celle des premiers conquérans de l’Amérique, il prétendait qu’en peu d’années il tirerait de ce pays le même tribut que le roi d’Espagne en recevait, et qu’il y ferait fleurir la foi, la paix et le bonheur. Il fallait que ce vertueux prêtre eût le talent de persuader ; car ce projet, quoique peu fait pour réussir, fut goûté de beaucoup de personnes considérables, et même du roi. On permit à Las Casas d’essayer sa mission politique sur la côte de Cumana, pays de plus de deux cent cinquante lieues de long, qui s’étend depuis la province de Paria jusqu’à celle de Sainte-Marthe. On lui en donna le commandement, et il partit avec deux cents laboureurs et quelques religieux ; mais les Espagnols s’étaient déjà fait connaître dans ce pays par des violences et des perfidies ; les habitans d’ailleurs étaient plus féroces que la plupart des autres peuples de l’Amérique ; ils étaient même anthropophages. Las Casas, obligé de se transporter souvent de sa nouvelle colonie à Espagnola, fut mal obéi en son absence, et son petit établissement fut ruiné par les Américains. Pénétré de douleur, il entra dans l’ordre de saint Dominique, et nous le verrons bientôt reparaître sur un plus grand théâtre, toujours avec le même zèle et le même courage. Nous nous contenterons d’observer ici que ses représentations ne furent pas absolument inutiles. Les Américains furent traités avec plus de douceur ; mais nous ne croyons pas devoir dérober au lecteur le détail que nous ont laissé les historiens sur la manière dont cette affaire fut discutée dans le conseil de Charles-Quint, et surtout le discours de Las Casas, dans lequel on distinguera aisément ce qui est de son caractère et ce qui est de son siècle.

Charles parut dans une grande salle du palais, élevé sur un trône, avec tout l’appareil de la royauté. De Chièvres, son gouverneur, l’amiral Colomb, l’évêque du Darien, étaient assis à sa droite. Le chancelier Catinara, l’évêque de Badajos et les autres conseillers d’état étaient à sa gauche. Las Casas et un franciscain, de même avis que lui, se tinrent debout vis-à-vis le roi. Lorsque chacun fut placé, de Chièvres et le chancelier, montant chacun de leur côté les degrés du trône, se mirent à genoux aux pieds du roi, et lui parlèrent quelque temps à voix basse ; ensuite ils reprirent leur place, et le chancelier, se tournant vers l’évêque de Darien, lui dit : « Révérend évêque, sa majesté vous ordonne de parler, si vous avez quelque chose à lui dire. » L’évêque se leva aussitôt, et répondit que les explications qu’il avait à donner ne pouvant être communiquées qu’au roi et à son conseil, il suppliait sa majesté de faire éloigner ceux qui ne devaient pas les entendre. Il insista même après un second ordre, et ce ne fut qu’au troisième, lorsque le chancelier eut ajouté que tout ce qu’il y avait de seigneurs dans la salle avait été appelé pour assister au conseil, qu’il prit le parti d’obéir ; mais, évitant les détails, il se contenta de déclarer que, depuis cinq ans qu’il s’était rendu au continent de l’Amérique avec la dignité épiscopale, il ne s’y était rien fait pour le service de Dieu ni pour celui du prince ; que la colonie se perdait au lieu de s’établir ; que le premier gouverneur qu’il y avait vu était un méchant homme, que le second était encore pire, et que tout allait si mal, qu’il s’était cru obligé de passer en Espagne pour en informer le roi. Cependant, comme il était question de donner son avis sur la conduite qu’on devait tenir à l’égard des Américains, il ajouta que tous ceux qu’il avait vus, soit dans le pays qu’il venait d’habiter, soit dans les autres lieux où il avait passé, lui avaient paru nés pour la servitude ; qu’ils étaient naturellement pervers, et que son sentiment était de ne les pas abandonner à eux-mêmes, mais de les diviser par bandes, et de les mettre sous la discipline des plus vertueux Espagnols, sans quoi l’on n’en ferait jamais des chrétiens, ni même des hommes.

Lorsque l’évêque eut cessé de parler, Las Casas reçut ordre d’expliquer ses idées. Herréra le fait parler en ces termes :

« Très-haut, très-puissant roi et seigneur, je suis un des premiers Castillans qui aient fait le voyage du Nouveau-Monde. J’y ai vécu long-temps, et j’ai vu de mes propres yeux ce que la plupart ne rapportent que sur le témoignage d’autrui. Mon père est mort dans le même pays, après y avoir vécu, comme moi, dès l’origine des découvertes. Sans m’attribuer l’honneur d’être meilleur chrétien qu’un autre, je me suis senti porté, par un mouvement de compassion naturelle, à repasser en Espagne, pour informer le roi votre aïeul des excès qui se commettaient dans les Indes. Je le trouvai à Placentia, il voulut bien m’écouter : et, dans le dessein d’y apporter du remède, il remit l’explication de ses ordres à Séville ; mais la mort l’ayant surpris en chemin, sa volonté royale et toutes mes représentations demeurèrent sans effet. Après son trépas, je fis mon rapport aux régens du royaume, les cardinaux Ximenès et Tortosa, qui entreprirent de réparer le mal par de sages mesures ; mais la plupart furent mal exécutées. Ensuite, votre majesté étant venue prendre possession de ses états, je lui ai représenté la situation de ces malheureuses colonies, à laquelle on aurait alors remédié, si dans le même temps le grand chancelier n’était mort à Saragosse. Aujourd’hui, je recommence mes travaux pour ce grand objet.

» L’ennemi de toute vertu ne manque pas de ministres qui tremblent de voir l’heureux succès de mon zèle ; mais, laissant à part un moment ce qui touche la conscience, l’intérêt de votre majesté est ici d’une si haute importance, que les richesses de tous les états d’Europe ensemble ne peuvent être comparées à la moindre partie de celles du Nouveau-Monde ; et j’ose lui dire qu’en lui donnant cet avis, je lui rends un aussi grand service que jamais prince en ait reçu de son sujet. Non que je prétende aucune espèce de gratification ou de salaire ; ce n’est pas seulement à servir votre majesté que j’aspire : il est certain même que, dans toute autre supposition que celle d’un ordre exprès, le seul motif de son service ne m’aurait pas ramené des Indes en Europe ; mais je crois en rendre beaucoup à Dieu, qui est si jaloux de son honneur, que je ne dois pas faire un pas pour l’avantage de votre majesté auquel il n’ait la première part ; aussi le prends-je à témoin que je renonce à toutes sortes de faveurs et de récompenses temporelles ; et si jamais j’en accepte, ou moi-même, ou par quelqu’un qui les reçoive en mon nom, je veux être regardé comme un imposteur et un faussaire qui aurait trompé son Dieu et son roi. Apprenez donc, sire, que les naturels du Nouveau-Monde sont capables de recevoir la foi, de prendre de bonnes habitudes, et d’exercer les actes de toutes les vertus ; mais c’est par la raison et les bons exemples qu’ils y doivent être excités, et non par la violence ; car ils sont naturellement libres : ils ont leurs rois et leurs seigneurs naturels, qui les gouvernent suivant leurs usages. À l’égard de ce qu’a dit le révérend évêque, qu’il sont nés pour la servitude, suivant l’autorité d’Aristote, sur laquelle il paraît qu’il se fonde, il y a autant de distance de la vérité à cette proposition que du ciel à la terre. Quand le philosophe aurait été de cette opinion, comme le révérend évêque l’affirme, c’était un gentil qui brûle maintenant dans les enfers, et dont la doctrine ne doit être admise qu’autant qu’elle s’accorde avec celle de l’Évangile. Notre sainte religion, sire, ne fait acception de personne ; elle se communique à toutes les nations du monde ; elle les reçoit toutes sans distinction ; elle n’ôte à aucune sa liberté ni ses rois ; elle ne réduit pas un peuple à l’esclavage sous prétexte qu’il y est condamné par la nature, comme le révérend évêque veut le faire entendre. J’en conclus, sire, qu’il est de la dernière importance pour votre majesté d’y mettre ordre au commencement de son règne. »

Après Las Casas, le missionnaire franciscain reçut ordre de parler à son tour. Il le fit dans ces termes : « Sire, je reçus ordre de passer à Espagnola, où je demeurai quelques années : on m’y donna la commission de faire le dénombrement des Indiens. Il y en avait alors quantité de milliers. Quelque temps après, je fus encore chargé du même ordre, et je trouvai ce nombre extrêmement diminué. Si le sang d’Abel, c’est-à-dire celui d’un seul mort injustement répandu, a crié vengeance et l’a obtenue du ciel, Dieu sera-t-il sourd au cri de ce déluge de sang qu’on ne cesse pas de répandre ? Je conjure donc votre majesté, par le sang de Notre-Seigneur et par les plaies du grand saint dont je porte l’habit, d’apporter un prompt remède à des maux, qui ne manqueraient pas d’attirer sur votre couronne l’indignation et les rigoureux châtiment du souverain maître des rois. »

Don Diègue Colomb eut ordre ensuite de donner son avis : il fut le même. Charles fut ému, et l’on ne peut douter que des lois plus humaines portées pour le traitement des Américains n’aient été la suite de ce fameux conseil ; mais alors la question ne fut point résolue. On avait fait naître une nouvelle difficulté ; ceux qui consentaient à traiter les Américains en hommes libres exceptaient de cette faveur les peuples qui seraient déclarés anthropophages. On sent combien cette question devenait obscure et incertaine dans des régions dont les mœurs étaient encore peu connues. On ne s’avisa pas d’examiner si, en supposant même que ces peuples mangeassent leurs prisonniers, on était en droit d’en faire des esclaves. On ne songea qu’à prouver comme l’on put qu’ils avaient tous cette barbare coutume, parce qu’on avait intérêt de les en accuser. Charles-Quint, occupé de ses projets sur l’Italie, et de ses querelles de rivalité et d’ambition, ne pouvait donner à cet examen une attention assez suivie pour résister à tout ce qui était intéressé à le tromper. Bientôt des conquêtes plus brillantes qu’il n’avait pu même l’imaginer, de vastes monarchies ajoutées à ses possessions d’Europe, des richesses immenses envoyées par les vainqueurs du Mexique et du Pérou éblouirent facilement une âme susceptible plus qu’aucune autre de cette espèce de séduction. Le livre suivant nous offrira le tableau de ces grands événemens.


  1. Les historiens assurent qu’il savait distinguer les Américains ennemis et ceux qui vivaient en paix ; aussi redoutaient-ils plus dix Castillans avec ce chien que cent Castillans sans lui ; avant la guerre ils lui donnaient, pour l’apaiser, la même portion qu’à un arbalétrier, non-seulement en vivres, mais en or, en esclaves et autres choses que son maître recevait ; entre plusieurs preuves de discernement de cet animal, on rapporte que les Castillans ayant un jour résolu de faire dévorer une vieille Américaine qui leur déplaisait, ils la chargèrent d’une lettre qu’elle devait porter à quelque distance, et lorsqu’ils la virent sortir, ils lâchèrent Bezerrillo. Cette femme, le voyant accourir avec fureur, prit une posture suppliante, lui montra la lettre, et lui dit : « Seigneur chien, je vais porter cette lettre à des chrétiens ; ne me faites pas de mal. » À ces mots le chien s’adoucit, la flaira, leva la jambe, pissa contre elle, et revint sans lui nuire.